jeudi 2 mai 2024

Onirosophie

Hommage à la Sagesse des Rêves


Toutes les illustrations de cet article sont des tableaux du peintre surréaliste Octavio Ocampo dont vous trouverez des oeuvres en différents endroits sur Internet : je vous invite à visiter sa page page wikiArt.

Vous pouvez télécharger une version PDF de cet article sans illustrations : ici


J’ai envie de vous parler aujourd’hui aussi simplement que possible de la sagesse des rêves, et de la façon d’entrer en relation avec elle. Je sais, cette simplicité n’est pas mon fort (lol) : j’ai tendance à partir dans la stratosphère des grandes idées et à écrire des articles de trois kilomètres de long. J’assume tout à fait cette habitude car il y a des sujets qui réclament d’aller au fond des choses, ce qu’on ne fait pas en quelques mots. Mais en ce qui concerne les rêves, c’est justement de la simplicité avec laquelle on peut les approcher pour les écouter dont je voudrais vous entretenir maintenant. Bien sûr, ils sont souvent assez difficiles au prime abord à comprendre, à entendre dans ce qu’ils cherchent à nous dire… et cependant, ce n’est pas avec des théories compliquées qu’on arrivera à les faire parler. D’emblée, je poserai deux propositions ici :

- Contrairement à ce que l’on est porté à penser en Occident de nos jours, l’écoute des rêves n’est pas réservée à des spécialistes et ne requiert pas de longues études pour assimiler des connaissances approfondies en physique nucléaire. Rappelons-nous toujours que nos ancêtres avaient une excellente intelligence de ce que les rêves cherchaient à leur dire. Encore aujourd’hui les représentants des peuples premiers ont beaucoup à nous apprendre sur ce point. Pourtant, ils n’avaient et n’ont pas d’universités où apprendre la psychologie, etc.

- Toutes les méthodes, toutes les approches, en autant qu’elles évitent de plaquer un discours pré-formaté sur le rêve, de tenter de le forcer à entrer dans un système, sont bonnes. Elles emmènent plus ou moins loin, permettent d’accéder à plus ou moins de profondeur... mais en autant qu’elles permettent d’établir une relation avec la dimension vivante du rêve, de dialoguer avec lui, elles sont excellentes.

Je proposerai deux images pour illustrer ce que je dis là. La première pose que lorsqu’on veut parvenir au sommet d’une montagne, toutes les voies sont bonnes, pourvu que l’on ne s’arrête pas en chemin en déclarant que là où l’on bivouaque, c’est LE sommet que nous avons conquis. La seconde, c’est que quand un bébé veut naître, la nature aide, et qu’en autant que les méthodes employées ne blessent ni l’enfant, ni la mère, elles sont bonnes. J’oserai dire que le sens du rêve vient au monde malgré nos méthodes et tous les forceps intellectuels que nous sommes tentés d’utiliser pour l’accoucher.

Un corollaire de ma seconde affirmation, c’est qu’il n’y a pas de théorie et de méthode ultimes pour comprendre et interpréter les rêves. Il n’y a aucun moyen de prendre un rêve, de le décortiquer en ses éléments de base en analysant sa structure et en le catégorisant dans un type défini pour le passer par une moulinette qui poserait des questions au rêveur et recracherait une interprétation à la sortie. Si cela se pouvait, il y aurait un informaticien (comme je l’ai été dans une autre vie) pour élaborer un algorithme et voilà que nous serions à la veille de confier nos rêves à une IA. Je vous ferai rire une autre fois avec les tests que nous sommes quelques-uns à avoir fait avec l’interprétation des rêves par chatGPT – ouf, l’humanité a encore quelques années-lumières d’avance sur la soit-disant intelligence artificielle. Et donc, avec tout le respect que j’ai pour le travail de Jung et de tous ceux qui ont éclairé le monde du rêve, je dois mettre en garde contre toutes les théories totalisantes du rêve : on peut s’enfler facilement le mental en maniant les concepts de l’ombre et de l’anima, parler de l’interpellation du Soi sans se laver la bouche… et passer à côté de la réalité vivante de ce dont il est question.

Il vaut bien mieux revenir à une simplicité de cœur.

Car finalement, c’est la relation avec le rêve qui va lui permettre de nous amener quelque chose de nouveau à la conscience. La relation, rien que la relation, quelle que soit le truchement par lequel on passe, le vocabulaire que l’on emploie, la théorie avec laquelle on essaie de le saisir…

Pourquoi ?

Parce que le rêve vient de la sagesse vivante dans notre profondeur. 


On dit volontiers que le rêve est issu de notre inconscient. D’autres cependant discutent l’existence de ce fameux inconscient en déclarant que rien n’est inconscient en nous. Les deux ont raison. La pire erreur que l’on puisse faire à propos de l’inconscient, ce n’est pas de déclarer qu’il n’existe pas (on avoue alors simplement que l’on n’a pas compris de quoi il est question), mais de penser que l’inconscient est inconscient. Au contraire, il semble bien qu’il y ait en nous une conscience bien plus vaste, plus profonde et informée sur notre réalité que nous ne le sommes nous-mêmes. Et c’est nous qui n’en sommes pas conscients. En Orient, on désigne volontiers cette intelligence subtile dont les rêves émergent comme étant la « conscience des profondeurs » tandis que nous, à moins que nous soyons des êtres réalisés dans la pleine conscience, nous tenons à la surface de celle-ci. Et quand un rêve émerge des profondeurs, c’est que quelque chose veut devenir conscient. La sagesse qui nous est entièrement naturelle – la nature en nous, dans son infinie sagesse – nous adresse un message, cherche à éclairer notre lanterne.

Une première difficulté dans l’accès à la sagesse des rêves est souvent que nous avons de la difficulté à nous en souvenir. Il y a plein de trucs pour nous y aider mais surtout, quant à cela, deux choses importantes à savoir. La première, c’est que bien souvent, nous passons à côté des toutes petites images de rêve. Nous voudrions avoir de grands rêves plein de symboles, et nous négligeons la toute petite image, qui nous semble peut-être tout à fait banale, avec laquelle nous nous réveillons. Et même s’il n’y a pas d’image qui nous reste, l’important est de prêter attention au ressenti avec lequel nous nous réveillons, qui est un peu comme l’écume qui reste du rêve. Il est bien possible que la simple écoute de ce ressenti nous reconnecte au rêve, et sinon, nous restons simplement avec le sentiment indéfinissable que nous laisse le rêve en fuite. Et ce ressenti, déjà, nous met en lien avec notre vie intérieure. 

Il n’est pas rare qu’à partir du moment où nous prêtons attention à ces toutes petites images et au ressenti qui émerge de la nuit, nous commencions à nous souvenir de plus en plus de nos rêves. Pour cela, il faut s’en donner le temps, bien sûr, et les noter, les fixer. Mais l’autre point qui est important, c’est que nous nous souvenons toujours de ce dont nous avons besoin de nous souvenir, rien de plus. Il ne sert à rien de se crisper pour essayer d’attraper des rêves : de toutes façons, notre psyché est active la nuit, et si nous ne nous souvenons pas de ce qui s’est passé, c’est que nous ne pouvons rien faire avec ça. Les rêves dont nous nous souvenons s’offrent à une intégration consciente. C’est bien, cela suffit. Relaxons, si la source des rêves veut nous dire quelque chose, elle nous le dira en son temps, quand elle voudra.


Nous pouvons donc partir d’une prémisse très simple : quand nous nous souvenons d’un rêve, c’est que quelque chose cherche à devenir conscient. Un bébé de conscience cherche à venir au monde dans notre psyché. Pourquoi est-il si difficile à interpréter, à comprendre ? 

D’abord parce que nous sommes éloignés de notre véritable nature, et ce dont il nous parle, le langage qu’il emploie, nous semblent étrangers. Il y a là une invitation à nous rapprocher de nous-mêmes, de qui nous sommes vraiment. Le rêve ne ment pas, ne déguise pas. Jung disait qu’il est nature qui s’exprime en nous – notre nature, la nature dans ce qu’elle a de sauvage, de non-domestiquable. Or nous sommes domestiqués pour la plupart, civilisés, bien loin de cette nature qui nous invite, dans le rêve, à reprendre contact avec elle...

Ensuite parce que bien souvent, nous ne cherchons pas à entendre ce que le rêve dit mais nous croyons qu’interpréter le rêve, c’est l’expliquer. Nous cherchons à le comprendre avec la tête en passant par des moyens qui nous sont extérieurs – ce que le dictionnaire de symboles ou l’Internet dit de telle image symbolique… – au lieu de nous rapprocher toujours plus près de notre fond intérieur, d’où vient le rêve.

Là où, en Occident, nous nous fourrons le doigt dans l’œil au point de nous aveugler à propos du rêve, c’est de croire qu’il faut discourir mentalement sur ce dernier. Nous restons enfermés dans une métaphore limitée qui veut que le rêve soit un message envoyé par un être qui nous est dans une grande mesure étranger, comme un extra-terrestre qui parlerait un langage abscons. Il nous semble nécessaire de déchiffrer un code, de faire de la cryptographie psychologique pour comprendre le sens du message. Or le rêve, c’est d’abord du ressenti. 

Bien souvent, le rêve nous restitue les ressentis liés à notre vie diurne que nous n’avons pas accueillis consciemment. C’est pour cela que les méditants, qui ont l’habitude de nettoyer leur fond émotionnel en laissant se déposer la poussière soulevée dans la journée, reçoive souvent des rêves venant de couches plus profondes. Cependant, cela peut arriver à tour le monde de recevoir des rêves venant de grandes profondeurs de notre psyché. Et même quand le rêve nous donne par exemple une direction de vie, ou nous révèle une vérité philosophique, c’est d’abord un mouvement intérieur sensible. C’est ce mouvement intérieur que nous cherchons à rendre conscient dans le travail avec le rêve, et que ressentons par exemple quand une interprétation touche juste. Il se produit comme une vague de contentement, un petit déclic intérieur qui signale que la conscience vient d’être irriguée, élargie.

Bref, le rêve, ce n’est pas de la tête – même si cela ne nous empêche pas d’y penser, d’en parler – c’est d’abord du corps et du cœur vivants. J’insisterai sur ces mots dont on mesure rarement la portée : c’est le corps qui rêve, et non seulement le cerveau, et c’est le corps qui comprend le rêve. Car le rêve est une énergie qui informe notre être global, non seulement notre (petite) tête. Quand je dis que le rêve est une énergie, je ne vous parle pas d’une énergie mystérieuse ou de physique des trous noirs. C’est de l’énergie psychique, de la conscience… et encore une fois, le rêve signale que quelque chose cherche à devenir conscient, à parvenir à notre conscience. Le rêve est un mouvement intérieur que nous pouvons aider à devenir conscient en lui donnant de l’attention…


Le rêve nous invite à ressentir en profondeur ce qui se passe au contact des images intérieures qu’il nous propose, à tisser des liens avec notre vécu diurne pour jeter des ponts entre les mondes, et c’est ainsi qu’il nous fait voyager à l’intérieur de nous-même, dans nos mémoires et au-delà de tout ce que nous pouvons consciemment imaginer. Le décodage symbolique du rêve peut être enrichi par l’analyse intellectuelle partant d’une connaissance de l’alchimie ou des processus de la psychologie des profondeurs, mais il sera d’autant plus efficace que nous parviendrons à connecter les ressentis associés aux images du rêve à ceux de la vie diurne, présente ou passée. Cette connexion, quand elle s’opère, se passe de toute explication. On constate alors comment le rêve n’est pas lui-même un intellectuel, mais est lié fondamentalement au corps. Cependant, cela implique bien souvent d’accepter de rencontrer des ressentis désagréables, de les rendre conscients, de respirer dans ces derniers.

Une des voies d’accès les plus directes au mouvement intérieur du rêve est d’utiliser simplement l’énergie de ce dernier dans la créativité. Vous pouvez peindre ou dessiner les images du rêve en prêtant attention à ce qui se passe en vous en le faisant – ce n’est pas alors l’esthétique du résultat qui importe ou la technique employée. Vous pouvez sculpter le rêve. Vous pouvez laisser le rêve vous emmener dans une expression musicale, un chant ou une danse. Vous pouvez laisser votre plume courir librement sur le papier en invitant votre rêve à se déployer, parler avec les personnages, explorer des fins alternatives. Comme dit l’expression bien connue : le ciel seul est la limite !…

Vous pouvez aussi, si vous avez l’habitude de méditer, simplement vous asseoir avec le rêve et revisiter les images du rêve en observant ce qu’il vous donne à ressentir en profondeur. Vous pouvez aussi marcher avec le rêve, ou vous allonger dans l’herbe en contemplant les nuages et leur raconter votre rêve. Les arbres aussi adorent écouter les rêves, et vous pourriez être surpris.e, si vous écoutez bien vos petites voix intérieures, de comment ils répondent.  Si vous avez l’habitude de voyager en imagination ou dans un voyage chamanique, vous pouvez utiliser le rêve comme une porte... 

Enfin, ce qui nous rend l’accès au sens vivant du rêve souvent difficile, c’est que nous ne prenons pas le temps, tout simplement, de tourner autour en lui ouvrant un espace en nous pour qu’il amène quelque chose de nouveau. Nous refermons généralement l’interstice ouvert par le rêve en l’ensevelissant sous des mots. Si nous lui accordons quelque attention, ce qui est déjà bien beau, c’est souvent pour le réduire à quelque chose que nous connaissons déjà : « c’est encore un rêve qui me parle de... »

Or nous avons une règle d’or dans l’écoute des rêves : le rêve amène, par définition donnée plus haut, toujours quelque chose de nouveau à la conscience. Si c’est encore un rêve qui parle de ma belle-mère, c’est qu’il y a quelque chose de plus à entendre que tout ce que je crois déjà savoir à propos de ma belle-mère. 

Quand un rêve, ce n’est que… c’est que ce n’est pas ça. Même si cela nous est assené du haut d’une grande théorie : ah, ton rêve, ce n’est que ton désir inavouable d’aller voir la voisine… ou ce n’est que ton Anima qui te fait des clins d’œil. Réduire un rêve à un « ce n’est que », c’est le pire que l’on puisse faire au rêve, et, nous disait Jung, « ce qu’on fait à un rêve, on le fait à notre propre âme. »


Aïe ! Je viens de lâcher un gros mot : « âme ». Je n’expliquerai pas ce que c’est. Vous pourrez trouvez des considérations sur l’âme, qui n’est pas synonyme de psyché pour moi, dans d’autres de mes articles. Mais disons que j’écris surtout pour des gens qui, même s’ils ne savent pas ce que c’est, sentent qu’il y a une âme qui vit en eux. 

Une âme qui parle, qui vibre, qui chante et qui danse quand elle peut s’exprimer.

Ce qui m’amène au point central de ce que je veux vous partager aujourd’hui. Je souhaite évoquer la dimension sacrée du travail avec le rêve. Quand je dis « sacré », je ne veux pas introduire là quoi que ce soit de compassé ou de pompeux, rien qui rappelle l’ennui que l’on peut éprouver quand on est enfant et obligé d’aller à la messe… Il n’y a rien là qui puisse ressusciter les curés. Non, je veux simplement parler de l’attitude de respect et de révérence à laquelle appelle le mystère du rêve quand il se révèle.

Entendons ce mot « sacré » avec la langue des oiseaux : « ça crée » !

Cela crée (de la conscience). A chaque fois que nous entrons en relation avec un rêve, nous sommes devant quelque chose d’infiniment mystérieux, qui ne se laisse pas réduire à une absurdité manipulable, qui nous in-forme (forme de l’intérieur), et qui tient du processus créateur de notre existence et notre conscience. Les anciens n’hésitaient pas à dire qu’il y a là quelque chose de divin…

Ce quelque chose, les anciens grecs l’appelaient la Sophia (Σοφíα), la Sagesse vivante. Dans la Bible hébraïque, puisque notre culture a tété aux mamelles de ces deux cultures en particulier, la grecque et la juive, Elle est appelée Hokhmah, translittération de חכמה, la sagesse qui se tenait aux pieds de Dieu et le faisait rire avant même la Création...

C’est ce qui m’amène à réclamer qu’au-delà de la nécessaire onirologie – ce que devrait être une science indépendante du rêve – nous revenions à une onirosophie, c’est-à-dire à honorer la sagesse du rêve. Il y a là une voie qui pourrait s’avérer vitale pour retrouver le contact avec notre nature essentielle.

Des discussions au sein de la communauté de pratiques qui s’est formée autour de l’écoute intérieure des rêves m’ont aidé à préciser un point important à propos de la direction et de l’intention de notre travail avec le rêve. La question de départ qui nous donnait à penser était : s’agit-il de psychothérapie, ou du moins d’un outil de psychothérapie ? En contrepoint, on peut aussi se demander si nos pratiques sont chamaniques. C’est une interrogation importante car le rêve a été, en Occident, instrumentalisé par la psychothérapie. Cette intrumentalisation a eu lieu pour de bonnes raisons : le rêve est un outil remarquable pour mettre en lumière les conflits intérieurs d’une personne et prendre le conseil de sa sagesse innée sur la façon de les résoudre. C’était aussi sans doute le seul moyen pour que nous prenions le rêve au sérieux dans notre monde utilitaire : il fallait qu’il puisse servir à notre santé, et que des médecins, des psychologues en affirment la valeur…

Nous sommes cependant maintenant au point où nous pouvons affranchir le rêve de cette inféodation pour lui reconnaître sa valeur propre, l’honorer en tant que tel pour ce qu’il est. Le rêve est un sujet trop sérieux pour être laissé entre les mains des seuls psychologues et de leurs copains les neurologues qui veulent y voir un phénomène hasardeux découlant de l'interaction électrochimique entre les neurones. Il est l'expression d'une dimension toujours créative au sein de la psyché, qui amène toujours du nouveau, et il nous met en lien avec le processus créateur de l'existence et de la conscience. Les anciens soulignaient ainsi à bon droit que le rêve est un moyen pour la Source Créatrice de se manifester dans nos vies, un vecteur de communication avec le Divin. Il requiert une approche empreinte de révérence et de respect pour la dimension transpersonnelle du rêve, car même apparemment trivial et personnel, ce dernier a toujours une profondeur numineuse à laquelle il nous faut nous relier.


Il faut donc un cadre au travail avec le rêve, mais le cadre psychothérapeutique ne suffit pas car le rêve en déborde, touche à des questions existentielles, ontologiques et spirituelles que le cadre défini par le psychologue blesse et mutile bien souvent en prétendant les rationaliser. Or il nous faut intégrer quelque chose qui va au-delà du rationnel pour entretenir une relation saine avec le rêve. Nous avons besoin de ce que Ken Wilber appelle une perspective trans-rationnelle, qui ne rejette pas le rationnel mais le dépasse en en reconnaissant les limites. Il nous faut donc un cadre qui intègre non seulement la dimension thérapeutique, mais aussi les dimensions éthiques et spirituelles. Et le cadre n’est rien sans l’attitude intérieure, la posture de présence, d’ancrage, d’ouverture et d’écoute, de pleine conscience dans l’instant présent. Il s'agit d'être capable d'accueillir ce qui relève à la fois du plus intime et sensible qui se dit dans le rêve, et cependant aussi de l'infiniment mystérieux qui s'y manifeste.

J’ai tenté de définir un cadre que je qualifie de psycho-spirituel pour ce travail avec le rêve, mais cela ne suffit pas à en indiquer la finalité. Alors j’en arrive à dire que notre travail relève fondamentalement de la connaissance de soi, ce qui peut avoir évidemment une incidence thérapeutique – résoudre des problèmes, améliorer la vie, apporter du bien-être – mais ce n’est pas la visée principale. Cela s’inscrit donc dans une perspective qui est celle du « soin de l’âme », aux racines mêmes étymologiquement de la psychothérapie. Mais la connaissance de soi est beaucoup plus que cela. C’est une connaissance intérieure, ou pourrait-on dire une gnose, par contraste avec les savoirs acquis par accumulation d’information ou raisonnement. Il ne s’agit pas tant de connaître les contours de notre personnalité (moi) et de notre histoire personnelle, que de re-connaître notre véritable nature (Soi), et d’accéder par-là peut-être à une nouvelle liberté, hors de toute histoire déterminée par le collectif de de tous conditionnements, de permettre la révélation de nos talents et leur déploiement dans nos vies. Le rêve nous ramène à l’unique que chacun de nous est, et à l’Unique qui Est.

Dans cette visée, la psychologie est indispensable, mais aussi une perspective qui va bien au-delà de la psychologie puisque nous accueillons aussi les ancêtres, les esprits de la nature, les âmes des morts et des enfants à naître, les visiteurs des étoiles, etc. Nous savons que le rêve peut nous permettre d’entrer aussi bien en contact avec un passé caché qu’avec un avenir en création, ou d’aller chercher des connaissances qui sont au-delà de notre entendement, d’entrer en relation avec d’autres univers. Nous pouvons en rêve voir le monde par les yeux d’un chat ou d’une libellule, ou visiter une autre planète, le monde des démons comme celui des Anges. Nous ne pouvons mettre aucune limite pré-établie au rêve, qui semble nous reconduire au cœur même du mystère d’être et de la merveille de la Conscience. Notre travail s’inscrit ainsi dans la continuité de la façon des peuples premiers d’être en relation avec les mondes intérieurs et extérieurs, et endosse une perspective que l’on dira chamanique et spirituelle parce qu’elle reconnaît la réalité de dimensions invisibles participant à notre existence, perspective dans laquelle le rêve est guide, enseignant et guérisseur. 

On peut dire aussi que ce travail est une méditation avec le rêve, qui nous emmène au-delà de celui-ci, dans un espace sans limites. On pourrait dire alors qu’il s’agit d’une méditation avec le Soi, dans toutes ses manifestations, incluant par exemple les synchronicités. Pour ma part, je me satisfais de la notion de connaissance de Soi, qui a toujours été centrale dans ma recherche, et j’endosse aujourd’hui l’appellation non contrôlée d’onirosophie – par contraste donc avec l’onirologie (science du rêve). OniroSophia réfère à la sagesse (Sophia) du rêve qui nous abreuve. 


J’ajouterai enfin que si le travail avec le rêve a une forte dimension individuelle, il se déploie aussi tout particulièrement dans une dimension communautaire – il tisse des communautés d’esprit et de cœur. Outre le dialogue dans lequel s’inscrit un espace permettant l’intimité, le cercle est le contenant idéal pour accueillir les rêves. C’est en effet une structure dans laquelle il n’y a pas de précédence, pas de hiérarchie pyramidale au sommet de laquelle trônerait celui qui prétend détenir la science du rêve – ce n’est pas la personne qui facilite qui se trouve au centre du cercle mais le rêve lui-même, qui se déploie, rayonne et ce faisant, éclaire chacune des personnes présentes...

Le rêve est individuel en ce qu’il est un ingrédient essentiel de la fameuse individuation jungienne, c’est-à-dire de ce mouvement de vie qui nous porte à devenir entièrement l’être unique que nous sommes, indépendamment du collectif, et à embrasser la plénitude, la totalité de notre être. En cela, nul ne peut prétendre savoir pour un autre ce que son rêve lui dit. Il est un garant de notre indépendance spirituelle, en ce qu’il nous donne accès à une source de Sagesse qui nous est propre. Il s’agit, nous rappelait Jung, de respecter entièrement la singularité du rêve et celle du rêveur. Il nous invitait en effet à étudier toutes les méthodes, tous les livres, mais aussi à les écarter à l’écoute d’un rêve, « car le rêve est unique comme le rêveur est unique. » 

Dans le rêve, nous honorons cette unicité, la singularité de chaque vivant !

Cependant cette Sagesse se partage et se communique volontiers. Quand on entend un rêve, il devient d’une certaine façon notre rêve en ce qu’il suscite des images en nous, qui nous conduisent à le re-rêver. Plus profondément, on ne sait pas bien quelles sont les frontières du fameux inconscient – il semble être beaucoup moins personnel que nous ne le croyons, et les rêves semblent issus d’un espace psychique dans lequel nous baignons tous ensemble – le fameux inconscient collectif. J’ai pris conscience de ce que ce dernier était une réalité tangible, et non une hypothèse théorique, quand j’ai remarqué qu’à la fin des cercles de rêves que j’animais à Montréal, il y avait souvent quelqu’un pour me dire qu’il avait trouvé la réponse qu’il cherchait à un problème qu’il se posait dans le rêve d’une autre personnes. Puis j’ai entendu des rêves parlant de la nature vivante de cet inconscient collectif, parmi lesquels le fameux rêve de l’iceberg m’a tout particulièrement éclairé. Et je dirais simplement que nos recherches actuelles permettent de penser que le rêve émerge du Champ Informationnel à l’œuvre par exemple dans les Constellations systémiques, et se déploie merveilleusement dans des Constellations de rêve.

Dès lors, nous avons eu l’occasion de vérifier d’innombrables fois dans des Loges de Rêves qu’il suffit, pour aider un rêve à se déployer (ce qui est différent de l’interpréter), de lui donner des résonances à partir de notre ressenti et notre intuition. La notion de résonance vient de la physique des matériaux : quand une plaque de métal par exemple vibre à une certaine fréquence, on observe qu’une autre plaque de métal placée dans sa proximité va se mettre à vibrer à la même fréquence. Elles vibrent ensemble. C’est ce que nous faisons avec les rêves : nous les faisons vibrer en nous… et nous communiquons ainsi de l’énergie au rêve qui est exposé. Il reçoit des résonances variées, venant d’autant de point de vue qu’il y a de personnes dans le cercle qui l’accueille, et – sans qu’il y ait la moindre prétention à extraire la « vérité du rêve » – il se déploie dans un mouvement intérieur perceptible chez le rêveur. Il amène quelque chose de nouveau à la conscience.

Au moment de donner une résonance à un rêve, dans ce cadre des Loges de Rêves, nous utilisons généralement le subterfuge du « si c’était mon rêve... », ou « dans mon rêve... », pour toujours parler au « je » en s'abstenant du « tu qui tue » quand nous disons nos ressentis et intuitions, ou encore ce que le rêve a amené à notre imagination, les questions qu’il nous ferait nous poser si nous l’avions rêvé. Il s'agit d'éviter à tous prix de parler sur le rêve, de se complaire dans le typique "ton rêve veut dire..." pour laisser le rêve parler à travers nous, en nous faisant résonner...

Le principe du « si c’était mon rêve... » (on peut se passer de la formule si on respecte l’intention) est d’offrir une parole absolument non intrusive, dont le rêveur fera ce qu’il veut. Si ce qui est dit le touche d’une façon ou d’une autre, la vérité vivante du rêve bougera en lui et le lui fera sentir. Si cela ne le touche pas, il pourra toujours penser que la résonance est une pure projection de la personne qui vient de parler, sans aucun lien avec la vérité du rêve en lui – en réalité, c’est encore la vérité du rêve qui aura bougé en lui pour dire « non », et il s’en sera rapproché. C’est pourquoi je considère les Loges de Rêves comme un accélérateur de rêves : comme dans les accélérateurs de particules, nous donnons de l’énergie au rêve jusqu’à ce qu’il atteigne la vitesse de la conscience (lumière).

On dira peut-être qu’il s’agit de pures projections non fondées. Elles pourraient être dommageables en effet si elles étaient assenées comme des vérités. Cependant, la dimension projective de ce travail est en effet tout à fait consciente, assumée, et chaque personne qui donne une résonance est invitée à regarder celle-ci comme parlant au premier chef d’elle. C’est là que la dimension éthique du travail ressort car personne, dans cette perspective, ne peut prétendre à une autorité sur le rêve, et prendre le pouvoir sur autrui en prétendant pouvoir seul l’éclairer. A l’inverse, comme le rêve nous emmène dans une dimension au-delà du personnel, dans lequel il se met à parler à chaque personne à sa façon, il s’avère qu’opère là une alchimie mystérieuse qui amène à chacun dans le cercle ce qu’il a besoin de rendre conscient. 

Nous pouvons dès lors répondre aux prétendants à l’exclusivité de l’interprétation soi-disant objective du rêve que leurs interprétations sont aussi des projections… et que nous pouvons seulement souhaiter qu’ils en soient conscients eux aussi, ainsi que les personnes à qui ils les offrent du haut de leur autorité. Nous sommes désolés pour eux que la sagesse native des rêves menace ainsi leur business mais il semble que la Sophia des rêves soit libertaire, en ce qu’elle vise à l’émancipation de chacun de toute forme d’autorité sur sa vie intérieure.


Ce qui ne cesse de nous étonner dans les cercles qui écoutent les rêves, c’est comment ils se répondent les uns aux autres, avec souvent un thème qui est déployé au cours de la session. Quelque chose de plus grand que nous est à l’œuvre dans le cercle, qui nous bénit tous. En bons jungiens, nous pouvons y voir le Mercurius, l’Esprit qui joue avec nous jusqu’à nous faire « gai rire » (guérir) de nos aveuglements et inconsciences. Quoiqu’il en soit, dans la perspective de l’onirosophie, je propose que nous gardions simplement à l’esprit qu’il s’agit là d’un Mystère que nous célébrons ensemble et qui nous relie au Vivant en nous, autour de nous et au-delà de nous.

Pour illustrer mon propos, je vous propose d’observer un magnifique travail qui a pris place dans un groupe habitué à se livrer au jeu consistant en offrir des résonances à un rêve. Il se trouve que ce rêve aurait dû être présenté lors d’une session en ligne d’interprétation des rêves mais nous n’en avons pas eu le temps. Cependant, le rêveur n’éprouvait pas le besoin d’avoir une interprétation au sens strict mais seulement de recevoir quelques résonances à son rêve pour le faire cheminer, en approfondir encore sa compréhension. Nous sommes donc convenus qu’il l’expose dans le groupe WhatsApp dédié à ce groupe de travail, ce qu’il a fait en en proposant d’abord le rêve dans un fichier PDF, puis dans un enregistrement audio. Nous gagnons toujours à entendre la voix du rêveur, à vibrer avec celle-ci dans l’écoute des images du rêve. 

C’était la première fois que nous nous livrions à une telle expérience : d’habitude, nous donnons des résonances à un rêve au cours d’une rencontre où nous sommes en présence les un.e.s avec les autres, même si cette présence est généralement virtuelle. En virtualisant la Loge de Rêves, ce que je n’aurais jamais cru possible avant le confinement mais qui s’avère très efficace, nous nous sommes débarrassés des contraintes d’espace. Et voici qu’avec cette expérimentation, nous échappons aux contraintes de temps. Mais le rêve, lui, est toujours bien vivant, et se déploie...

Voici donc le rêve que notre rêveur nous a proposé, auquel il avait donné le titre de Piscine spirituelle :

Nous sommes en rond, à flotter dans une vaste piscine, une bouée ridicule autour de la taille. On barbote dans une eau pas très propre. Un homme parle, parle de spiritualité. C’est sans fin. A un moment, je lâche la bouée. Je m’enfonce dans l’eau trouble, profonde. C’est une expérience dans laquelle l’engagement est total. Je vois clair et l’eau se révèle très belle, très pure vue sous la surface. Il y a comme une lumière propre à la substance. Je nage au fond, longtemps et j’émerge à l’autre bout du bassin, avec la peur de ne pas avoir assez d’air. Enthousiaste, je crie alors « c’est cela la spiritualité ».

Le rêveur précise qu’il comprend bien le sens de son rêve en regard d’un vécu récent mais qu’il est intéressé à entendre les résonances du groupe qui lui permettront d’entendre, au-delà d’une interprétation peut-être trop évidente, comment il parle non d’une situation passée mais plutôt d’un futur à créer. Je souligne ici la justesse de cette attitude : même quand un rêve nous parle d’un passé, réveille une ancienne mémoire, nous devrions toujours le considérer dans le sens de la création d’un futur, d’une nouvelle conscience…

A la demande du rêveur, nous lui avons donc offert des résonances, sans avoir connaissance pour la plupart du contexte, au travers d’enregistrements vocaux. Là aussi, l’écho donné au rêve gagne à la richesse des voix, de leurs tons. Voici un florilège de ces résonances dont je vous propose une transcription partielle :

* * *

Je lâche les béquilles qui sont constituées de ce pseudo-enseignant spirituel, sur lesquelles je me suis appuyées longtemps… et là, je n’ai même pas peur de m’enfoncer dans les profondeurs, où il y a la vraie spiritualité, le Graal. Je me demande quand même quelle est cette peur qui émerge l’air de rien : de quoi ai-je l’air ? 

Dans mon rêve, j’ai très froid quand je descends dans les profondeurs de cette piscine. Ce froid est saisissant, pourtant je continue à descendre. J’ai la sensation que quelque chose continue à me suivre. Je ne veux pas me retourner. J’ai la sensation que quelque chose pourrait m’aspirer, alors je continue à avancer dans cette eau claire mais froide. Je me rends compte que la piscine est sans fond, et là aussi j’ai peur. C’est sombre tout au fond, et je préfère me diriger vers l’avant. Je continue à nager, puis je me rends compte que je dois bientôt remonter, prendre de l’air.

Si c’était mon rêve, je me verrais dans un groupe que je connais bien. J’ai l’habitude de barboter avec eux en cercle. Je vois tout le monde et tout le monde me voit. C’est sécurisant. L’eau est trouble. Je me dis qu’il y en a qui ont dû faire pipi dans l’eau, moi-même je l’ai fait. Et puis il y a cet homme qui sait… et qui parle, qui parle… qui s’écoute parler. C’est l’énergie de la colère qui me donne l’audace d’enlever cette bouée ridicule. Je gonfle mes poumons pour pouvoir passer de l’air à l’eau, changer d’état, traverser l’eau trouble. Je ne sais pas ce que je vais trouver en-dessous. Ce moment où je me gonfle les poumons est important, j’ai à la fois peur et je suis excité. Je fais quelque chose que les autres ne font pas – ils écoutent sagement. Et le cadeau, c’est que quand je plonge, je me rends compte que cette piscine est reliée à toutes les mers du monde. Ce n’est plus la mosaïque de la piscine qui est en-dessous, c’est la mer, les poissons… La magie du rêve fait que des branchies apparaissent et je peux rester sous l’eau, goûter ce sentiment de liberté, d’audace, de découverte. C’est la joie.

Au cœur de mon rêve est la phrase, le cadeau. Ce qui est avant, ce qui est après, a peu d’importance. Le cadeau, c’est juste cette petite phrase qui me parle de ce qu’est la spiritualité…

Ce rêve est l’occasion pour moi de me demander ce qu’est la spiritualité au sens large, quelle place ça a ou ça va avoir dans ma vie, en quoi la spiritualité est importante pour moi. Et cela pose la question du gourou : il me semble que la personne qui parle au milieu du cercle pourrait être un gourou. Le vrai gourou est celui qui va libérer, qui empêche de tourner en rond. Et l’on dit que ceux qui parlent le plus sont ceux qui en font le moins. Ce gourou là me semble un peu trop bavard. Le vrai gourou, il est à l’intérieur. Dans ce rêve, j’ai suivi mon propre maître. Il y a l’élément eau, que l’on assimile volontiers aux émotions. Le rêve m’invite à descendre en profondeur dans mes émotions, mais au-delà de cela, les éléments sont des ponts entre notre conscience ordinaire et une conscience plus vaste. On peut prendre la porte d’un éléments pour aller dans une conscience plus vaste… et donc je lâche la bouée, ce qui me retient en surface, pour accepter de plonger dans les profondeurs, de mes émotions, de mon yin, de ma sensibilité. A ce point, tout est clair, lumineux, comme dans un éveil spirituel, et je mettrai cette clarté en lien avec l’engagement total. Dans l’engagement total, on a une vision claire et c’est reposant. Dans cet état, j’ai tendance à laisser de côté mes fonctions vitales, comme le boire et le manger, et à un moment, j’ai donc besoin de remonter à la surface car je suis un être incarné. Et je remonte donc, ce qui me ramène au corps. Ce qui compte donc, c’est ma propre expérience de la spiritualité. Et si je donne une suite au rêve, je reviens dans le cercle. Je remets ma bouée, riche de ce que j’ai pu vivre, en pleine gratitude.

L’image de la fleur du lotus, qui symbolise le chemin spirituel, m’est venue à l’esprit en entendant le rêve. Mais c’est en fait l’image inverse qui m’est venue : la fleur qui est à la surface ouverte dans la réalisation se ferme et descend dans la profondeur, dans la boue. Ce chemin, je le parcoure dans un sens et dans l’autre. Je me dis que ce rêve pourrait m’inviter à l’exploration par le tantra. Et je me pose une question : de quoi est faite cette bouée ? Quand j’aurai compris de quoi elle est faite, je pourrai la lâcher et aller dans les profondeurs avant de revenir à la surface et d’enrichir, de nourrir le cercle.  Je vois cette bouée un peu comme un donut bourré de sucre, ridicule – c’est une façon de faire somnoler nos sens par une fausse excitation amenée par le sucre. 

Si c’était mon rêve, la première chose qui m’est venue c’est pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué. C’est-à-dire que je ne chercherai pas le sens caché mais je m’intéressai au message qui est clair comme l’eau de la piscine. Je plongerai dans cette eau pure, qui est belle. Je serai heureux de me défaire de cette bouée qui me coupe en deux, une partie dans l’eau trouble, une partie dehors, à la surface, à écouter celui qui parle, parle, parle... de spiritualité sans plonger lui-même. Si c’était mon rêve, j’aurais envie de plonger davantage dans cet état de félicité que j’expérimente dans un engagement total. Je prendrai ce rêve comme un cadeau, une invitation à trouver le courage de lâcher les autres, l’homme qui parle et même l’élément air qui est notre élément naturel. Et quand je reviens à la surface, c’est pour partager aux autres que la spiritualité, c’est ça. C’est un rêve d’enthousiasme, de communication avec le divin… Un message qui est clair comme l’eau, transparent, qui ne concerne pas le passé, pas le futur, mais le présent. C’est un cadeau d’enthousiasme !

Si c’était mon rêve, j’y verrai un rêve d’enseignement, une expression de ma compréhension profonde de la spiritualité. Au départ, il y a cette représentation de la piscine : une eau pas très propre dans laquelle on barbote collectivement, avec des croyances ridicules autour de la taille pour se maintenir à la surface en tournant en rond. J’ose lâcher la bouée, lâcher tout cela et laisser ces discours sans fin sur la spiritualité pour plonger. J’ose donc plonger ! Ce qui me touche beaucoup, c’est qu’alors l’engagement est total et du coup, l’eau se révèle claire, pure, très belle sous la surface. J’y vois clair !  Il y a une lumière propre à cette substance, cette conscience qui est sous la surface. Ce qui m’interrogerait, c’est ma peur de manquer d’air… et puis c’est bien normal d’avoir besoin de remonter à la surface. Et surtout, je crie, je chante : « c’est cela la spiritualité ! » Je le chante sur tous les tons...

Ce rêve me communique une grande joie, le sentiment d’être privilégié. Même si l’on barbote à la surface des choses, il y a un lien. Mais cela n’empêche pas d’avoir envie d’aller voir ailleurs, de lâcher et de plonger. Je suis dans une recherche d’équilibre. Quand je suis à la surface, j’ai envie de plonger, et quand je suis dans la profondeur, j’ai envie de remonter. Le rêve m’appelle à un jeu d’équilibriste, à un ancrage. En plongeant dans la piscine, je retourne à la source et je ressort de l’autre côté. Je vis ce rêve comme un point de départ vers un chemin plus lumineux, à la rencontre de cette lumière qui irradie de la transparence, de la matière elle-même. Cette lumière m’invite à regarder les choses à la surface avec une nouvelle exigence, une forme d’exigence à veiller à mon équilibre.

Ce rêve m’interpelle beaucoup. Je dirais simplement qu’il me percute sans que j’ai besoin de mettre de mots dessus…

Ce rêve fait émerger en moi le contraste entre le savoir et la connaissance. Cela peut être ennuyeux d’écouter le savoir venant de quelqu’un d’autre, ce qui m’invite à plonger à la rencontre de la connaissance que l’on va, chacun, pouvoir tirer de notre propre expérience. Peur et enthousiasme sont là tous les deux. 

Parler de spiritualité dans une piscine pas très propre, cela m’interpelle un peu : je me serais attendu à ce qu’on en parle dans un océan, un endroit profond. Cela m’intrigue que l’on parle de quelque chose d’aussi essentiel dans un lieu aussi limité.

* * *

En conclusion de ce tour de résonances où vous pouvez voir la diversité des points de vue, et comment tout est possible, même de changer la fin du rêve, de le prolonger... le rêveur nous a enfin dit où il en était avec ce rêve. C’est le moment, dans les Loges de Rêves, où la personne qui a proposé un rêve fait un peu le point sur le mouvement intérieur qu’a suscité le travail. Ici, notre rêveur a vu s'ouvrir des perspectives qu'il n'avait pas envisagés, en particulier dans la possibilité d'un retour dans le cercle. Il nous a donné alors aussi un peu de contexte pour nous dire à quoi ce rêve le renvoyait, mais je souligne que nous n’avions donc pas besoin de connaître ce contexte pour donner nos résonances intuitives. Elles sont encore plus puissantes sans avoir d’idées précises sur la situation du rêveur – c’est dans le cadre de l’interprétation que l’on cherchera à établir un lien entre vie diurne et rêve. Il est à noter en passant que le rêveur a aussi donné sa résonance au rêve, parmi celles qui sont livrées plus haut : c’est toujours amusant de jouer à « si c’était mon rêve... » avec notre propre rêve. Cela le met un peu à distance… comme si tout à coup, il prenait une dimension impersonnelle. Et c’est ce qui est particulièrement intéressant dans cet exercice de la Loge de Rêves, de toucher à la dimension transpersonnelle du rêve. 

D’ailleurs, la Sophia du Rêve a donné son propre écho à notre travail. En effet, le lendemain de la fin de ce tour de résonances, le rêveur nous a partagé un autre rêve, qui lui est a été donné pendant la nuit, intitulé Vision infinie :

Avec un groupe d’amis, nous longeons une rivière puissante. Nous avançons dans le sens du courant. Le chemin est étroit et nous marchons sur une terre douce et noire, sans doute les limons de la rivière. Au bout d’un moment, je me retrouve allongé à coté d’une superbe femme, nue. Sa peau est blanche. Elle est allongée sur la terre noire, je suis ébloui par la lumière qui émane de son corps. Je pose ma main sur son ventre. C’est une invitation silencieuse à l’amour. Elle le comprend. Silencieusement, elle repousse délicatement ma main. Je m’allonge à coté d’elle sur le dos. Dans le ciel apparaissent alors d’immense colonnes, des disques de lumière. C’est doré et vert. Des mondes entiers apparaissent sous nos yeux. Ils sont immenses et pourtant proches, accessibles dans leur moindre détail. Une vision de l’infini…

Est-il besoin d’ajouter quoi que ce soit à un tel rêve, d’expliquer comment la femme pourrait représenter l’Anima du rêveur, ce groupe d’amis notre cercle de rêveuses et rêveurs… ou quoi que ce soit d’autre ? Je dirais seulement, pour faire un lien avec la psychologie des profondeurs de ce cher Jung, que la terre noire évoque l’alchimie (al-khemia, la terre noire). Le rêve serait-il cette terre douce et noire sur laquelle, en résonance avec le rêveur, nous sommes invités à nous allonger pour contempler l’immensité ? Je suis porté à le croire. Mais surtout, que ces pauvres mots ne voilent pas la vision des mondes infinis qui s’ouvre ainsi à nous...


En conclusion, je vous invite simplement à entrer en contact avec la Sophia du rêve si ce n’est déjà fait. 

Vous pouvez le faire dans la solitude en prenant simplement le temps de laisser monter les ressentis sollicités par les images de rêve en prenant le temps de cheminer avec elles. La voie la plus directe est alors souvent de les rencontrer dans la créativité, par exemple en dessinant ou en peignant les images, en les laissant jouer de la musique en vous ou en les chantant, en les dansant...

Il est cependant souvent plus facile d’entrer en relation avec le rêve au travers du dialogue avec une personne. Ce n’est pas nécessairement un.e thérapeute ou un.e spécialiste. Ce peut être un.e ami.e, quelqu’un qui vous offre son écoute en toute simplicité, en qui vous avez confiance. Il suffit que ce soit une personne qui vous accueille avec cœur et honnêteté pour vous offrir un reflet, vous donner une résonance à partir de son ressenti, son intuition. C’est encore mieux, si c’est un.e ami.e, que vous lui offriez la réciproque et écoutiez vous aussi ses rêves. Gardez-vous simplement des gens qui cherchent à prendre un pouvoir quel qu’il soit en parlant sur vos rêves. Un bon guide dans le travail avec un rêve vous amènera toujours au plus près de ce que vous ressentez, et s’il vous propose une interprétation, ce sera toujours à vous de voir si elle provoque un mouvement intérieur en vous. C’est ce mouvement du vivant en vous qui importe.

Enfin, vous pouvez rejoindre ou créer un cercle de rêves, par exemple avec vos ami.e.s, et jouer à « si c’était mon rêve ». Vous avez plus haut un exemple de comment on peut y jouer via une application de communication, et vous trouverez sur ce blogue des ressources (article, vidéo) pour vous aider à mettre en place un espace d’écoute des rêves en cercle). C’est un jeu facile, très amusant, toujours nouveau et surprenant : toutes les personnes qui y jouent en ressortent enrichies sans que cela n’appauvrisse personne. 😎

Tout ce que je dis ici n'empêche pas qu'il puisse y avoir un grand bénéfice à entrer dans un dialogue avec un.e analyste de rêves ou un.e thérapeute expérimenté.e pour écouter la sagesse des rêves, dans une finalité psychothérapeutique ou simplement de connaissance de soi. C'est alors la qualité de la relation entre analysant.e et analyste, relation incluant consciemment la présence de ce Tiers mystérieux qui s'exprime dans le rêve et pas seulement, qui favorisera le mouvement du vivant. Je ne dénigre pas non plus l'interprétation des rêves, qui est un art passionnant dans la mesure où il est pratiqué avec respect pour le rêve et le rêveur. Si le sujet vous intéresse, je vous invite à lire cet article sur "le pipeau du rêve" où je parle des subtilités de cet art. Vous y trouverez aussi une liste de ressources pour approfondir les questions abordées ici.

Soyez certain.e d’une seule chose : si vous ouvrez la porte à la Sophia du rêve, si vous l’invitez à vous visiter, elle vous amènera des cadeaux. Tous ceux qui l’ont rencontrée peuvent en témoigner.



vendredi 5 avril 2024

Aimer et travailler


Toutes les images qui illustrent cet article, sauf la photo de Freud à son bureau de travail, sont des peintures de Rob Gonsalves, un artiste (1959 - 2017) dont l'oeuvre est toute entière dédiée au Réalisme Magique. Vous pouvez les retrouver sur le site qui lui est dédié : Rob Gonsalves Live.

* * *

Une amie, un peu désorientée par les propos que je tiens dans mon dernier article, m’a écrit pour m’interroger sur différents points qui l’ont travaillée à la suite de la lecture de ce dernier. Nous avons parlé longuement de ce qui la préoccupait là et nous sommes convenus que cela vaudrait la peine que je retranscrive notre conversation car ses questions, et les réponses qui ont émergé de notre dialogue, pourraient intéresser beaucoup de personnes.

Il faut dire pour la présenter que cette amie a mis beaucoup d’espoir dans la thérapie, avec le désir profond de se comprendre et de se libérer de violentes angoisses qui l’entravent dans sa vie quotidienne. Après des années de travail sur soi, elle désespère un peu, m’a-t-elle avoué dans son courriel, de constater qu’elle est toujours aux prises avec les mêmes mécanismes qui la font se fermer dans les situations d’intimité avec un homme alors qu’elle ne désire rien tant, au fond, que de vivre une belle relation amoureuse. C’est ce mot « mécanisme », dont je parle dans mon article, qui l’a interpelée. Elle a l’impression depuis longtemps, justement, d’être pétrie de mécanismes qui lui échappent, et qu’elle a cherché à comprendre. Elle ne cachait pas qu’elle m’en voulait aussi un peu d’attaquer ainsi, avec les mots de Frankl, la psychanalyse car elle avait trouvé dans cette dernière un socle lui permettant d’affronter la vie, un système d’explications qui la satisfaisait et la réconfortait. Elle avait fait une analyse freudienne d’abord, puis jungienne pendant des années, sans que cela règle tous ses problèmes mais cela l’avait bien aidée. Elle s’était formée ensuite en psychologie analytique jungienne, et même si elle n’exerçait pas, elle se considérait elle-même comme une « psychanalyste jungienne ». Ma dénonciation du fait que l’on puisse accoler ces deux mots au mépris de tout ce que Jung en avait dit l’offensait un peu car cela égratignait quelque chose qui tenait à son identité. Mais surtout, elle éprouvait le besoin de m’interroger sur le fond : 

- Je me demande vraiment, Jean, si cela sert à quelque chose, tout ce travail sur soi. J’ai l’impression de tourner en rond. A quoi bon ?

Je connais Hanna (c’est le nom qu’elle a choisi de prendre dans ce récit de notre échange) depuis quelques années mais cela faisait longtemps que nous n’avions pas discuté. Le fait qu’elle parle de désespoir m’a alerté, même si elle le diminuait, ce qui m’a donné à penser qu’il y avait une pudeur dans son « je désespère un peu ». Cela ne lui ressemblait pas car quand je l’ai rencontrée chez des amis communs, elle affichait toujours un optimisme à toute épreuve. J’ai donc pris mon téléphone et je l’ai appelée. Je l’ai d’abord priée de ne pas prendre personnel ce que je disais de la psychanalyse, et elle m’a répondu qu’elle me savait gré d’avoir mentionné Françoise Dolto. Il y a beaucoup de psychanalystes, freudiens ou jungiens, qui sont d’abord dans l’humain, a-t-elle eu besoin de réaffirmer avec un peu de colère, elle en avait rencontré. Je lui ai dit que j’étais d’accord, que j’en avais rencontré moi aussi, et que je cherchais surtout à mettre en lumière en quoi le travail d’accompagnement psycho-spirituel diffère de la psychothérapie telle qu’elle est comprise par beaucoup de gens, en souhaitant n’ouvrir de polémique avec personne. Je lui ai rappelé que mon article s’adressait prioritairement à mes étudiant(e)s en écoute intérieure des rêves, et que je leur dis régulièrement que le travail avec les rêves va au-delà de la psychothérapie, ne s’insère pas nécessairement dans ce modèle, sans rien ôter cependant d’ailleurs à la valeur de la psychothérapie. Disons que le travail avec les rêves et les images intérieures est trans-thérapeutique, ce qui implique qu’il puisse avoir une incidence psychothérapeutique mais ne doit pas être réduit à cette visée. Quant à la psychanalyse freudienne, elle s’intéresse surtout à l’exploration du refoulé infantile, c’est-à-dire de l’ombre personnelle en termes jungiens, avec un modèle qui réduit l’humain à ses pulsions. Au mieux peut-elle être donc considérée comme un sous-ensemble de la psychologie analytique de Jung – on ne peut décemment réduire l’une à l’autre. Hanna pouvait accepter mon point de vue sans se sentir insultée. A partir de là, nous avons pu commencer à descendre dans ce qui la préoccupait vraiment…


Nous avons donc commencé par échanger des nouvelles. C’est toujours très plaisant de discuter avec Hanna. Elle a fait des études brillantes en philosophie et enseigne au Lycée près de chez elle. Elle est connue dans son entourage pour être un bourreau de travail – « cela m’évite de sombrer », m’avait-elle dit à l’époque où nous avons fait connaissance, ce qui contrastait fortement avec son optimisme affiché d’alors. Elle a exploré beaucoup d’approches thérapeutiques, sans arriver à se débarrasser de l’angoisse qui pollue son existence. J’ai eu l’occasion de parfois entendre quelques-uns ses rêves et les interprétations qu’elle en faisait. Elle sait fort bien interpréter les interpréter, sans qu’ils ne lui ai jamais fourni la réponse qu’elle espérait. Cela l’étonnait mais nous avions déjà discuté du fait que les rêves adressent rarement le cœur du problème qui nous intéresse – c’est comme s’ils tournaient autour du pot aux roses et étayaient le psychisme jusqu’à ce que ce fameux pot émerge tout seul. Souvent, ce n’est pas beau, ce qui ressort alors, comme un trou de bombe au centre de l’être, avec encore des traces tangibles d’une vie disparue, comme une poupée désarticulée dans la boue… et l’on comprend alors qu’il y avait toute une sagesse aimante dans le fait de ne pas aller tout droit au cœur de l’insupportable souffrance qui gisait là, de tourner doucement autour.

Hanna m’a dit qu’elle était motivée à me contacter aussi parce qu’elle avait écouté l’interview que j’ai réalisée de mon amie Fleur-Lise Monastesse à propos de son livre Sortir du sillon de l’abus, sous-titré « un chemin d’amour et de respect de soi ». Elle a pleuré en écoutant notre échange sur Youtube. Cela ne lui était pas arrivé depuis des lustres. Hanna a longtemps soupçonné avoir été victime d’un abus sexuel, avec des symptômes caractéristiques comme une incapacité à dire clairement « non » à un homme qui s’approche d’elle, sans jamais en retrouver le clair souvenir. Elle a cependant identifié un ensemble d’abus psychologiques qui ont marqué son enfance, lui donnant le sentiment de ne pas exister en tant que sujet. Elle s’est interrogée aussi en profondeur sur la dimension transgénérationnelle de ses angoisses, avec peu d’informations sur ce que ses ancêtres ont vécu. Cependant, une constellation familiale a ramené à la mémoire l’histoire d’une arrière-grand-mère qui a été violée et a du épouser son violeur. Elle a fait des rituels pour se délivrer de la malédiction pesant sur sa lignée de femmes malheureuses en amour. Il y a quelques années, elle a bifurqué et s’est lancée à corps perdu dans la méditation de pleine conscience, le yoga, et est allée se promener dans des stages de tantra dont elle ressortie assez effrayée. Elle a pris des plantes médecine, fait des voyages chamaniques, etc. Elle se comprend bien, elle voit les mécanismes à l’œuvre. Faisant donc le point sur sa situation existentielle, elle m’a dit en rigolant qu’elle serait capable d’écrire une thèse sur son propre cas mais que cela ne change rien au « désert de sa vie ». Nous sommes d’abord restés avec cette image qui tout à coup venait de surgir : 

- Un désert, vraiment ? Comment est-il, ce désert ? Que ressens-tu quand tu es dans ce désert ?

Un long silence a suivi mes interrogations, comme si je l’avais un peu déstabilisée en questionnant son ressenti. Elle a commencé par essayer d’évacuer l’image :

- Non, ce n’est pas vraiment un désert. Il y a ma mère…

Elle vit dans un village à proximité de la maison familiale où habite sa mère, qu’elle assiste dans ses tâches quotidiennes. Elle dit elle-même avoir d’une certaine façon sacrifié sa carrière, qui aurait pu être universitaire, pour rester auprès de cette mère abandonnée par son mari alors que leur fille unique était au début de l’adolescence. Elle a, avec l’analyse et le temps, scruté dans tous les sens ses complexes maternel et paternel, et n’y a jamais trouvé la délivrance qu’elle cherchait. J’ai évité de la ramener là, dans ce qui semblait une impasse déjà maintes fois visitée, et je l’ai ramenée gentiment à l’image :

- Ferme les yeux, s’il-te-plaît. Imagine… il est comment ce désert ?

Après un moment, elle a répondu d’une voix un peu tremblante :

- C’est un désert de pierres noires. Sous le soleil brûlant. Il n’y a pas d’ombre, pas d’abri. Pas de vie, où alors elle est cachée...

- OK, et tu te sens comment, dans ce désert ?

Sa voix s’est étranglée :

- Complètement perdue. J’ai soif, je n’en peux plus...

Elle a pleuré un peu, et nous sommes convenus que c’était bon que les larmes coulent, un peu comme si de l’eau venait irriguer un peu ce désert. Je n’ai pas insisté. Quelque chose avait bougé avec cette image, l’expression du ressenti, mais ce n’était pas le temps d’en parler plus que ça. Et puis elle m’a ramené à la question brûlante qui ressortait donc de son courriel : c’est quoi, finalement, le but du travail sur soi ? S’agit-il simplement d’accepter son sort, de faire la paix avec sa destinée, puisqu’elle semblait ne rien pouvoir y changer ? Faisant les questions et les réponses, elle a risqué un gros mot : « l’Éveil ». C’était, m’a-t-elle dit encore, son « lot de consolation » – si elle ne pouvait pas être heureuse dans cette vie, ce qui impliquait pour elle d’être avec un homme, dans une relation détendue et heureuse, alors au moins s’éveillerait-elle ! C’était son vœu le plus cher, auquel elle consacrait beaucoup d’énergie, de temps et d’argent. Elle voulait avoir mon avis, car elle savait que le sujet m’intéresse beaucoup. 


Avant d’aller plus loin dans la discussion, nous nous sommes arrêtés un instant sur le fait que je ne suis pas son thérapeute et que je n’avais l’intention de le devenir, et que je ne me prends pas pour un enseignant spirituel. Je suis simplement un chercheur avec la manie d’écrire, le stylo qui me démange... c’est-à-dire qu’il m’intéresse de partager, parce que ma recherche est nourrie en retour par ces partages. Puis je ne lui ai pas caché que je faisais la moue quand elle me parlait d’Éveil. Ce n’était pas que je ne croyais pas à la possibilité d’un éveil de conscience, bien au contraire. Mon enseignant spirituel, Richard Moss, a vécu un tel éveil dont il parle dans son livre le Papillon noir, et il l’incarne fort bien à mes yeux. Hanna et moi avions déjà eu l’occasion de discuter du fait que la métaphore de l’éveil invite à la prise de conscience de ce que nous vivons dans un état pour ainsi dire hypnotique. Nous dormons, et nous rêvons, et nous avons besoin de sortir de nos rêves pour arriver enfin dans une conscience nue de la réalité. C’est pour cela que le rêve m’intéresse. Non pas seulement le rêve nocturne, mais le rêve qui nous prend les yeux quand nous approchons les choses et les êtres au travers de nos projections...

Mais s’il y a donc bien une chose que la fréquentation de Richard Moss m’a appris, c’est que l’éveil, avec ou sans E majuscule, ne saurait être un but, un projet, un futur. C’est absolument contradictoire car si l’éveil se produit, c’est dans le présent, maintenant. Le simple fait de vouloir l’éveil, de se faire une idée de ce que cela est, de s’accrocher à ce futur… nous sort du moment présent, le seul « lieu » où l’éveil peut advenir. Et surtout, l’éveil ne saurait être « un lot de consolation ». A ce point de notre conversation, Hanna était franchement irritée. Elle savait tout cela, m’a-t-elle dit. « Et puis quoi ? » C’était un lot de consolation parce qu’elle ne pouvait se départir de son désir d’être avec un homme. Mais la plupart des hommes qu’elle avait rencontrés jusque maintenant lui donnaient juste envie de fuir à toutes jambes. Ils étaient arrogants, s’imposaient. Elle était donc prise entre ces deux. J’ai cherché à la ramener au contact de son ressenti. Que se passait-il donc quand elle était avec un homme ? C’était simple, facile à expliquer. Si un homme s’intéressait à elle, elle n’existait plus. « Je ne suis plus là », m’a-t-elle dit. L’homme prend toute la place. Et là où cela se complique, m’a-t-elle expliqué, c’est que même quand elle est amoureuse, elle se glace et se ferme quand l’heureux élu l’approche dans l’intimité. Et cependant, elle ne peut pas dire « non », même quand à l’inverse, l’homme ne lui inspire aucun désir. Alors, elle est toute emmêlée car, quelque soit l’homme, s’il va au bout de son propre désir, elle a le sentiment d’une intrusion, d’un viol qui lui inspire du dégoût et l’amène à le rejeter. Elle entre, m’a-t-elle dit, « en résistance » dès qu’elle est en situation d’intimité physique, et même relationnelle. Elle résiste, ou plutôt quelque chose résiste en elle. C’est un mécanisme sur lequel elle n’a aucun contrôle conscient. Du coup, elle ne sait pas si elle a jamais aimé un homme. Elle se demande si elle est capable d’aimer…


J’étais bien embêté. Des histoires comme celle-ci, on en entend souvent quand on écoute les personnes en souffrance et bien sûr, cela fait penser aux dommages consécutifs à des abus qui ont blessé l’intégrité. Ces personnes, surtout des femmes – mais 85% des abus sexuels sont subis par des filles et des femmes – se caractérisent souvent volontiers elles-mêmes comme des « mendiantes de l’amour », juste capables de récupérer des miettes. Elle paye un prix très lourd pour être aimées. Elles acceptent des comportements qui blessent encore leur intégrité, ou alors, elles endurent le dégoût dont parlait mon amie, parce que cela vaut mieux que d’être seule. Hanna avait fait cela aussi, pendant 15 ans avec un compagnon qui l’avait quittée au motif qu’elle était « frigide ». Je raconte tous ces détails parce qu’elle m’y a invité avec une certaine colère dans la voix : elle était convaincue qu’elle n’était pas seule, que cela concernait beaucoup d’autres femmes. Il fallait que cela se sache, que l’on mette des mots sur cette souffrance consécutive, très certainement, à des abus. « Mais alors on fait quoi ? », m’a-t-elle encore demandé.

Je ne sais pas.

Il y a d’excellent(e)s thérapeutes qui peuvent aider à sortir de cet enfer, mais elle ne me demandait pas d’ouvrir mon carnet d’adresses. C’eut été l’envoyer promener...

Pour ma part, au cœur de l’accompagnement psycho-spirituel que je propose, il y a cette conviction qu’il y a, tout au fond de la blessure, une part toujours intacte, inaltérable, inviolée, et que c’est en elle qu’il faut mettre sa confiance. Dès lors, ce ne sont pas tellement « les problèmes », les symptômes, qui m’intéressent mais ce qui va bien, où la vie coule. Pour Hanna, c’était facile encore à identifier : la nature, son jardin, les animaux. Curieusement, elle avait fait une expérience désagréable récemment sur ce plan là : un chien qu’elle nourrissait l’avait mordue et il avait fallu l’euthanasier, ce qui lui avait fendu le cœur. Nous avons discuté un moment du fait que parfois, il faut que cela aille plus mal pour que cela aille mieux. J’avais, à une certaine époque, une thérapeute qui, une fois qu’on lui avait exposé notre problématique, s’intéressait à ce qui allait bien dans notre vie pour le démolir. C’est-à-dire pour faire ressortir ce qu’il y a de compensatoire dans nos mécanismes d’adaptation. C’était dur, presque violent comme approche thérapeutique – pas du tout mon style – mais il fallait démanteler les mécanismes compensatoires pour que la blessure ressorte en pleine lumière. Hanna comprenait cela très bien, avait exploré ce point à fond pendant ses années d’analyse : quand on a été blessé(e), on développe des stratégies d’adaptation pour survivre. Cependant ces stratégies sont compensatoires, c’est-à-dire qu’elles ne règlent rien – elles répondent simplement au déséquilibre induit par la blessure. En fait, elles maintiennent le couvercle sur la blessure. On paraît très fort(e), en contrôle de la situation. Cela cache la blessure et l’empêche de respirer. Hanna a rigolé sur le fait que sa principale stratégie d’adaptation avait été d’être une étudiante brillante, qu’on admirait. Elle avait décidé d’en sortir quand elle avait choisi de venir s’enterrer dans un trou en province. A l’époque, cela allait avec le projet de vivre près de sa mère avec son compagnon, qui venait de la même région, et là, cela avait été le huis-clos avec le-dit compagnon. La blessure était ressortie, brûlante.

Nous sommes tombés d’accord sur le fait que son amour des animaux pouvait avoir quelque chose de compensatoire de sa difficulté à entrer en relation d’intimité avec les humains. Elle était à l’aise aussi avec les enfants, les adolescents. C’était comme s’ils n’avaient pas été encore abîmés. Nous sommes restés un moment avec cette expression : qu’est-ce que cela lui inspirait, de penser que les gens étaient abîmés ? De la tristesse, beaucoup de tristesse. Et elle, était-elle abîmée ? Oui. Qu’est-ce que cette pensée lui donnait à ressentir ? De la colère. D’où venait cette colère ? D’où avait-elle conscience de ce qu’il avait quelque chose d’abîmée en elle ? Après un silence, elle m’a dit que la conscience, et la colère, venaient de cette partie en elle qui n’était pas abîmée, qu’elle reconnaissait chez les animaux et les enfants. Cette partie spontanée qui avait envie de vivre sans entrave. J’ai proposé d’envisager que cette partie intacte, c’était sa véritable nature, la nature en elle, et que c’était aussi de là que venaient les rêves – on était là dans la vulgate de la psychologie jungienne, qui considère l’inconscient comme recelant notre véritable nature, la nature en nous. Elle était bien d’accord avec moi. J’ai ajouté l’idée que c’était aussi de cet endroit que venait son désir d’aimer, mais aussi son besoin de se protéger dans l’intimité, et finalement ce désir de liberté qu’elle appelle l’Éveil. Cela l’a troublée que je puisse mettre sur le même plan son désir de relation d’amour, son incapacité à s’ouvrir dans l’intimité, son aspiration à l’Éveil…


Mais elle avait capté le principal, à savoir que je venais de lui suggérer que son incapacité à s’ouvrir dans l’intimité, sa « résistance » comme elle l’appelait, venait du besoin de se protéger, de protéger quelque chose. Nous étions arrivés, lui ai-je fait remarquer, sur le point qui l’intéressait à propos des mécanismes. Ah bon ? Elle était surprise, ne voyait pas le lien. Je lui ai proposé alors que nous repartions du simple fait d’expérience que, là où il y a mécanisme dans notre psyché, c’est qu’il y a de l’inconscient, quelque chose d’inconscient. Jusque là, tout allait bien. Dès lors, déjà, on pouvait dire que là où il y avait de la conscience, il n’y avait justement plus de mécanisme, plus d’automatisme, mais du ressenti, un choix, une possibilité de création très différente de la simple « réaction ». D’accord avec ça. Nous avons failli partir dans une digression sur le grand et profond mystère de la nature de la conscience mais je l’ai ramenée à son mécanisme de fermeture dans l’intimité. Je lui ai proposé de considérer l’idée que ce réflexe pourrait avoir un sens, exprimer quelque chose. « Oui, m’a-t-elle dit comme si elle avait fait le tour de la question, c’est la mémoire de l’abus ». Du coup, je l’ai invitée à considérer qu’autant l’abus est dans le passé, autant la mémoire est dans le présent. Et que fait donc la mémoire ? Elle active un mécanisme de protection. Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque chose à protéger. 

On appelle ça une vulnérabilité. Elle comprenait bien ce que je voulais dire là. Ce mot « vulnérabilité » est très à la mode dans les milieux s’intéressant à la psychothérapie mais on n’en tire pas nécessairement les conséquences. C’est comme quand on parle à tous bouts de champ du « féminin », qui nous renvoie à la sensibilité et à cette sacrée (je pèse mes mots) vulnérabilité, à l’inverse de son pote le masculin qui est bien souvent à l’honneur avec son besoin de comprendre, de maîtriser, de solutionner. J’ai ajouté que j’ai pour ma part banni le mot « résistance » de mon vocabulaire, pour lui substituer le mot « protection ». Quand un thérapeute parle de résistance, il induit un bras-de-fer, un rapport de force dans lequel on (le thérapeute) va triompher tôt ou tard en montrant que ce réflexe infantile n’avait pas lieu d’être. Alors que si l’on entend qu’il y a un mécanisme de protection – un gardien, comme le dénomme joliment Issa Padovani – on lui redonne ses lettres de noblesse, et surtout un sens. Mais alors on fait quoi ? Et bien il va falloir assumer la vulnérabilité, et la prendre en charge consciemment, ce qui permettra au gardien de prendre (enfin) des vacances. Mais comment on fait cela ? Il n’y a qu’une voie : il va falloir aller ressentir consciemment la vulnérabilité, et pour commencer, l’angoisse qui signale qu’on est en terrain miné, et au lieu de la fuir, de vouloir s’en débarrasser à tous prix, l’écouter… 

La vivre, la ressentir pleinement, entièrement.

- Mais ça fait mal, a-t-elle dit. Ça fait peur…

Oui. Mais peut-être peut-on éviter d’avoir peur de la peur. Approcher la peur, la vulnérabilité, avec curiosité. Qu’est-ce qu’il y a, là ? Et puis on ne peut pas éviter de souffrir. Jung disait même que ce dont nous avons besoin, c’est d’apprendre à souffrir consciemment. J’ai cité de mémoire :

« L’homme doit gérer le problème de la souffrance. L’oriental cherche à supprimer la souffrance en s’en débarrassant. L’homme occidental essaie de supprimer la souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule façon de la surmonter est de l’endurer. »

Elle connaissait l’idée mais n’en avait pas tiré de conséquences pratiques pour elle-même. Comment faire ? « Et bien la prochaine fois que tu seras en situation d’intimité, tu auras une occasion en or », lui ai-je proposé. « Et sans attendre même ce moment, il suffit de revenir en imagination au contact de ce dégoût que tu disais ressentir quand un homme s’approche dans l’intimité. » La force de l’imagination, c’est que le cerveau ne distingue pas entre les différents niveaux de réalité : que cela se passe sur le plan physique ou non, cela a toujours une réalité psychique et c’est celle-ci qui nous fait ressentir des émotions, et des sensations dans le corps. L’imagination active, l’hypnose, sont des voies royales pour accéder à ces ressentis et entendre ce qu’ils cherchent à nous dire…


- Mais alors, c’est de la psychothérapie, ce que tu proposes ! Il vaut mieux faire cela dans un cadre thérapeutique, avec un thérapeute expérimenté… – a-t-elle interjeté, encore un peu outrée que j’ai mis en question ce bon vieux cadre.

Oui, et pas seulement. On est d’accord, lui ai-je répondu : il faut un cadre. Et pas seulement un cadre psychothérapeutique mais surtout un cadre éthique, et un cadre symbolique pour contenir l’inconscient. Et puis il faut des concepts, un modèle pour comprendre ce qui se passe. Et même plusieurs modèles, puisqu’ils sont tous limités. Il faut des techniques, des méthodes, des trucs efficaces. Mais il ne faut pas rester enfermé dans le cadre, les concepts, les techniques. La vie déborde de la psychothérapie. L’humain ne tient pas dans le cadre. Les modèles conceptuels ne sont valables que si on en est libres, qu’on en connaît les limites. Les techniques, c’est bien, à condition d’être capables de s’en passer, parce qu’au fond, c’est de relation vraie dont il est question. J’ai cité mon amie Fleur-Lise : « ce qui a été blessé dans le lien est guéri dans le lien ». C’est bien qu’il y ait un cadre pour sécuriser la relation, mais le thérapeute ne doit pas être dupe : dans le fond, ce qui guérit, si guérison il y a… c’est la relation, pas le cadre, ni les théories, les méthodes, les outils et les techniques. D’ailleurs, ce que je dis là est impropre : ce n’est pas "ce" qui guérit… c’est ce qui aide la personne à faire elle-même le chemin de sa propre guérison. Restituons-lui son pouvoir de sujet qui guérit. Avec notre support, éventuellement. Et ce sur quoi elle s’appuie, c’est sur la relation, et sur notre présence, notre être. Jung le disait à Robert Johnson : « rappelez-vous, ce qui guérit, ce n’est pas ce que vous savez, ce que vous dîtes, ce que vous faîtes, c’est ce que vous êtes. » Et si j’ai donc attaqué la psychanalyse dans mon article, c’est parce que c’est une théorie totalisante qui prétend définir le fait humain, le réduire à un système d’explication. Au fond, ce n’est pas tellement la théorie à laquelle on adhère, sur laquelle on s’appuie, qui importe – elles ont toutes leur valeur. C’est la façon dont on les utilise. Est-ce qu’on a une pensée ouverte ou fermée ? De même avec les outils. Le Yi Jing nous dit que le bon outil dans les mains du mauvais homme produira de mauvais résultats. Et j’ai cité encore à l’appui de mes dires ce cher Irvin Yalom, auquel je savais qu’elle voue une admiration sans limite : 

« la thérapie ne doit pas être conduite par la théorie mais par la relation. » 

Elle comprenait bien, m’a-t-elle dit, ce que je disais là. Au fond, ai-je ajouté, il faut une conjonction des contraires : un cadre, des concepts pour pouvoir parler, des outils pour pouvoir agir… et une entière liberté vis-à-vis de ceux-ci.

- Au fond, tu es toujours un foutu anarchiste… a-t-elle rigolé.

Nous avons rigolé ensemble. « Oui, plus que jamais. » Nous avions une référence commune sur ce point, dont nous avons discuté quelques instants quand cela lui est revenu : Contre la méthode, de Paul Feyerabend - une vraie petite bombe intellectuelle pour scientifiques à l’esprit en manque d’ouverture sur l’immensité de l’espace. Nous sommes donc tombés d’accord que les outils de la psychothérapie, les concepts et les techniques, entre de bonnes mains, pouvaient être d’une grande aide, en particulier pour défaire ces mécanismes qui empoisonnent la vie. Mais qu’au fond, de même que la philosophie gagnait à être ramenée à ses origines d’amour de la sagesse, la psychothérapie réclamait d’être dépassée dans le soin de l’âme. Et nous voilà donc, avons-nous rigolé encore, avec un ovni entre les mains, cette notion d’âme… qui appelle à dépasser tous les réductionnismes, psychologiques, théologiques, etc. Hanna, qui ne perd pas le Nord quand elle a une idée en tête, est alors revenue avec sa question :

- Mais cela sert à quoi alors, ce travail ? A quoi bon ?


D’abord, cela doit-il « servir à quelque chose », lui ai-je rétorqué ? Il faut peut-être que nous sortions de la dictature du bien-être, la fameuse happycratie, qui est surtout un argument commercial pour thérapeutes en mal de marketing. Puis j’ai pris un détour en lui racontant une histoire, un « mythe personnel » qu’une analysante m’avait récemment partagé – il se trouvait que j’avais justement demandé la veille à cette dernière si je pourrais parler de son mythe à mes étudiant(e)s ou dans un article, et elle m’avait donné cette permission. Voici l’histoire :

C’est l’histoire d’une petite fourmi qui travaillait très fort, tellement fort qu’elle ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Elle ne goûtait pas au fruit de son travail, et se sentait très seule. Elle portait un lourd fardeau, le poids de l’existence. Un jour, elle croisa le chemin d’une guêpe qui avait faim et qui repéra la petite fourmi qui ne prêtait pas attention à ce qui se passait autour d’elle, et qui était un peu isolée. La guêpe a attendu le moment propice pour attaquer et planter son dard dans la poitrine de la fourmi. Celle-ci s’est retrouvée immobilisée et a commencé à sentir la vie qui s’enfuyait, en même temps que le sang coulait de sa blessure. Elle n’avait pas envie de retenir cette vie, à quoi bon la vivre ? Cependant, elle a ouvert une dernière fois les yeux. Et là, elle a contemplé un spectacle extraordinaire. Elle a vu la lumière qui passait au travers des ailes d’un papillon. Cela a été un moment magique. Le papillon était libre, majestueux, et le voir a été comme « un second coup de couteau » (les mots même de mon analysante) pour la petite fourmi mourante : elle n’avait jamais ouvert les yeux sur la beauté du monde, de la vie. Dans un dernier sursaut, un élan de vie, elle a crié « non » et elle a coupé les pattes de la guêpe avec ses mandibules, puis elle a trouvé la force de se traîner jusqu’à l’entrée de la fourmilière. Là, elle a été prise en charge par les autres fourmis qui l’ont soignée. Elle a découvert ce jour-là qu’elle n’était pas seule, qu’elle faisait partie d’une communauté. Quand elle a été guérie, qu’elle a pu enfin se déplacer toute seule, elle est allée dans un endroit très beau, baigné de rosée et de lumière, et elle y a enterré son fardeau.

Un long silence a suivi le récit de cette histoire, assez long pour que je demande « Hanna, tu es encore là ? ». Dans sa voix quand elle m’a répondu, il y avait de l’émotion, des larmes. Elle a bafouillé un peu et m’a demandé ce qu’est un mythe personnel. Cela vient d’un travail de mythologisation de la blessure que proposait Paule Lebrun dans l’atelier introductif à la formation Ho Rites de Passage, comme une façon de passer de la petite histoire à la grande histoire. Je l’ai fait à plusieurs reprises et j’ai accompagné des personnes dans l’exploration de leurs mythes personnels, qui sont comme de grands rêves que l’on peut entendre symboliquement. La proposition de Paule était très simple : dans un binôme, on raconte à une personne un événement de notre vie et on est guidé par quelques questions pour évaluer les conséquences de cet événement dans notre vie. Puis on élabore une histoire que l’on raconte sans trop la préméditer. En fait, à partir d’un personnage qui nous vient à l’esprit et d’une trame avec laquelle on part, l’histoire nous vient, nous traverse. C’est comme un rêve qui prend forme dans l’imagination et permet de passer du plan personnel, aussi appelé le plan du « c’est moi » dans la psychologie sacrée de Jean Houston dont s’inspirait Paule, au plan du « nous sommes ». Et la magie de ce travail, c’est qu’il ressort non seulement une dimension symbolique de l’histoire qui connecte à l’inconscient sans qu’on y pense – on ne sait littéralement pas ce qu’on dit – mais aussi, qu’on touche au fait que ce qui nous est arrivé a aussi une dimension collective, ou pourrait-on dire archétypale – qui appartient à toute l’humanité. Et comme la petite fourmi de l’histoire, on revient ainsi psychiquement dans la communauté…


Hanna m’a demandé de remercier l’analysante d’avoir permis ce partage car en effet, elle se reconnaissait dans l’histoire. Elle pouvait identifier plusieurs moments où le dard de la guêpe lui avait percé le cœur, l’obligeant à ouvrir les yeux. Nous avons discuté un moment de la dimension initiatique de cette histoire : il fallait que la fourmi passe par la mort, le contact de la mort, pour s’ouvrir à la vie. C’était cela, l’éveil, d’ouvrir les yeux sur la beauté du monde. Nous sommes convenus qu’il valait mieux que nous évitions de commencer à disséquer l’histoire sur le plan symbolique – je savais Hanna tout à fait capable de faire tous les liens utiles, et cette réserve m’a donné à sourire : tiens, elle sortait du besoin de tout analyser. Je le lui ai fait remarquer et elle a acquiescé. Cela ne servait à rien de mettre du mental dans une histoire qui parle au cœur, et sa difficulté existentielle, a-t-elle ajouté, tenait peut-être au fait de vouloir tout comprendre, maîtriser et contrôler par le mental. Nous avons ri ensemble du fait que ce pourrait bien être une stratégie compensatoire, cela, de vouloir tout comprendre, tout maîtriser. Je lui ai rappelé que ce que je dénonçais dans le réductionnisme de la psychanalyse et de toutes les théories érigées en dogmes, c’était justement la volonté de puissance qui anime la dogmatique. Elle comprenait. Alors, je suis allé un cran plus loin. 

Elle m’avait dit s’intéresser particulièrement au christianisme ces derniers temps, comme dans un retour interrogatif à la foi de ses ancêtres. Rebondissant sur cela, je lui ai suggéré de lire Aimez à l’infini, un très beau livre de Denis Marquet où il détaille ce qu’il croit comprendre de la philosophie du Christ. Il explique dans ce livre que le but du travail avec Soi – et j’attirais en le disant son attention que ce n’était plus du travail sur soi, pour se changer, se corriger… mais du travail existentiel avec Soi, avec une majuscule s’il-vous-plaît – n’est autre que de démanteler tous nos systèmes de défense qui nous empêchent d’aimer et de vivre au contact de la vérité vivante de la vie. Je l’ai ramenée ainsi à ce que nous disions auparavant : il s’agit donc d’aller explorer avec curiosité, douceur et bienveillance, chacune de nos « résistances » à la vie pour déceler la sensibilité et la vulnérabilité qui se cache sous une protection inconsciente, qui nous fait nous rétracter, être agressif, etc. Ce n’est pas facile, bien sûr, car cela réveille les blessures mais alors on y met le baume de la conscience au lieu de les couvrir de l’emplâtre du mental, de l’explication. Il s’agit s’oser aller ressentir dans toutes ses parties l’être vibrant que nous sommes. En termes jungiens,  il s’agit d’opérer un retrait des projections, c’est-à-dire de s’éveiller de tous les rêves que nous rêvons les yeux ouverts et qui nous coupent de la réalité nue. C’est encore le travail du rêve, le travail avec les rêves, qui ne se limite pas aux rêves nocturnes. Un travail de conscience, une méditation au sens noble...

Nous avons des occasions tous les jours, à chaque fois que nous nous sentons en conflit, inconfortables, aux prises avec un mécanisme inconscient, d’aller voir, par le ressenti et les images intérieures, ce qui est là… et de défaire la carapace des défenses dans lesquelles nous nous sommes enfermé(e)s. Bien sûr, cela ne s’improvise pas. Il faut pratiquer l’écoute silencieuse, respirer, mais en même temps, c’est entièrement naturel comme chemin et n’a besoin que d’un minimum de théorie. La question clé est toujours : « qu’est-ce que je sens là ? ». C’est une question à poser dans le corps, au corps, pas à la tête qui va proposer des histoires, des explications. 

Je lui ai proposé d’envisager à partir de là que chacun de nos conflits indique qu’il y a là un archétype qui cherche à nous rencontrer, et nous offre donc une opportunité de conscience. J’ai pris pour exemple mon fameux anarchisme, qui m’a dressé contre l’autorité depuis l’enfance. Je réagissais en particulier aux cravates comme un chien aux uniformes, en aboyant. Jusqu’à ce que j’explore plus en profondeur ce qu’il y avait là. Et je me suis rendu compte que j’avais une sensibilité aiguë à l’autorité mal placée que je pouvais repérer parce que j’avais une image intérieure de l’autorité juste qui cherchait à devenir consciente. Bref, j’avais depuis toujours, au-delà de mes démêlés avec mon complexe paternel qui portait la cravate, l’occasion de rencontrer l’archétype du Roi en moi. Cela ne me faisait pas me prendre pour un King mais je n’étais plus obligé non plus de m’enferrer dans une opposition stérile à des moulins à vent – mon amour de la liberté s’en était encore approfondi, et mon anarchisme s’était aiguisé jusqu’à devenir tranchant comme une lame de rasoir…

Freud à Londres en 1938

Elle comprenait fort bien ce que je lui disais là. Elle m’a dit alors qu’elle pensait en fait depuis quelques temps qu’elle n’avait plus besoin de thérapie et que je lui en apportais la confirmation. Elle a encore demandé ce que l’on pouvait espérer voir ressortir de ce travail avec Soi. Je l’ai alors surprise en lui rappelant le but que proposait Freud : travailler et aimer. Elle a sursauté de ce que je puisse invoquer Freud après avoir démoli sa psychanalyse mais je lui ai dit que je ne suis pas rancunier et que je peux reconnaître aussi la valeur du travail du vieux Sigmund. Et puis nous nous sommes attardés sur sa proposition : être capable de travailler, de produire, de créer, de contribuer… et d’aimer, de voir la beauté du monde, de la vie. C’est bien suffisant comme tâche existentielle. Pas besoin de sauver le monde ni même de prétendre se réparer. Elle a répondu tristement :

- Travailler, ça je sais. Je sais trop bien. Comme la fourmi… mais aimer, je ne sais pas.

- Tu as oublié, parce que c’est naturel d’aimer. Mais cela s’apprend aussi... et tu peux apprendre, c’est un exercice de conscience. Cependant, tu ne peux apprendre qu’en commençant par toi-même, sinon ce n’est pas de l’amour. Aller dans ton ressenti, l’écouter en profondeur sans chercher à le changer, c’est t’aimer…

Nous sommes convenus qu’elle avait une autoroute ouverte devant elle à simplement écouter ce qui se passait en elle quand elle éprouvait de l’angoisse, sans chercher à la repousser au loin ou la calmer. En entrant en relation avec elle. Je lui ai suggéré d’essayer de lui faire prendre forme d’une image, de parler avec elle. « Mais qu’est-ce que je fais avec les images qui me viennent ? » – a-t-elle encore demandé. Les images ont une logique interne, il suffit de la suivre. Je lui ai proposé un exemple :

- On fait quoi avec un désert ?

Elle n’a pas hésité une seconde :

- On le traverse !...


Je n’ai pas cherché à élaborer autour de ce qu’il pourrait y avoir de l’autre côté du désert. J’ai simplement dit que cette aventure implique donc d’assumer la solitude existentielle qui est inévitable, même quand on est en couple, et que pour traverser le désert, il fallait ménager ses forces, y aller avec douceur, en faisant des provisions d’eau. Elle a rigolé. Cette fois, son rire était clair. Elle a dit qu’elle aimait la solitude, que c’était son trésor et qu’elle avait peur par-dessus tout de se perdre dans une relation, c’est-à-dire de perdre sa solitude, son contact intime avec elle-même. J’ai plaisanté : 

- Alors, cette traversée du désert, elle est volontaire dans le fond ? Elle a un sens ?

Elle n’a rien dit. Puis elle a ajouté d’elle-même qu’elle aurait certainement aussi des occasions d’observer ce qui se passe avec cette solitude dans l’intimité avec un homme. D’ailleurs, elle avait rencontré quelqu’un récemment, qui était probablement aussi blessé qu’elle. Il l’attendrissait car elle voyait qu’il avait peur lui aussi d’entrer dans la relation. Elle a conclu notre échange en disant qu’elle saurait peut-être aimer sa propre blessure à elle en aimant la blessure de l’autre, en la reconnaissant en miroir. Je lui ai proposé qu’on se trouve une autre occasion pour parler de la loi du miroir, qui fait que l’on voit en l’autre ce qu’on a besoin de voir en soi. Toujours ce jeu des projections. Elle était d’accord. « Il y aurait tellement de choses à dire autour de tout cela... », a-t-elle soupiré. Et nous avons fini la discussion sur le fait qu’elle trouverait intéressant que je partage dans un autre article ce qui en ressortait. Je lui ai dit qu’alors, si elle le voulait bien, je ferai le récit de notre dialogue car ce serait plus vivant qu’un exposé théorique. Elle voulait bien, à condition que je l’appelle « Hanna »…

- Pourquoi Hanna ?

- Parce que c’est le nom de la porte-parole des Anges dans les Dialogues avec l’Ange que tu cites régulièrement dans tes écrits !

Ah ! J’aurais dû m’en douter car je savais bien que mon amie était une mystique dans l’âme. Peut-être même était-elle elle-même un Ange qui m’avait questionné sans merci pour que j’aille un peu au fond de mon sujet… me suis-je dit en raccrochant.