jeudi 12 septembre 2024

Le rêve kézako ?


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Dans mon article précédent, j’ai présenté la vision de l’inconscient qui sous-tend l’écoute intérieure des rêves, vision qui tend à mettre en évidence que ce sacré inconscient – que l’Orient désigne aussi comme étant la Conscience des profondeurs – recèle une dimension que l’on peut dire transcendante, sacrée. Je vais amener maintenant l’autre volet de cette réflexion en vous proposant une approche de ce phénomène mystérieux qu’est le rêve. Il ne sert à rien en effet de parler de l’inconscient, qui n’est jamais que ce dont nous ne sommes pas conscient, si nous n’envisageons pas comment explorer ce continent inconnu, ou plus précisément comment, avec l’aide du rêve, l’inconscient devient conscient. Il est à noter que ces deux notions – l’inconscient et le rêve – sont précisément les sujets des deux premiers cours introductifs de la formation en écoute intérieure des rêves que ma compagne et moi-même proposons aux amoureux du rêve. Avec les études que j’ai proposées sur l’accompagnement psycho-spirituel, vous avez ainsi la base essentielle du cadre théorique entourant cette approche spécifique du rêve.

Alors, qu’est-ce que le rêve ?

Quand je pose cette question à nos étudiant.e.s, je recueille généralement un ensemble de définitions fort intéressantes qui tournent généralement autour de l’idée que le rêve est un mystère, dont la source est l’inconscient, et qui amène des informations au conscient à condition d’être bien compris. Je m’intéresse tout particulièrement à ces propositions car au fond, la définition que nous donnons du rêve induit la qualité de la relation que nous serons capables d’avoir avec ce phénomène. Par exemple, quand, il n’y a pas si longtemps, des scientifiques prétendaient pouvoir expliquer le rêve par le désordre électrochimique provoqué par les décharges de tension des neurones pendant le sommeil, ils écartaient d’avance toute possibilité que le rêve ait quelque valeur. Quand, à l’inverse, on dit du rêve qu’il est une expression, fut-elle déguisée, de l’inconscient, on propose de lui accorder une attention au moins dans le cadre psychothérapeutique où il s’agit de déceler les sources inconscientes de certains symptômes. Cependant, aucune de ces façons de présenter le rêve ne rend compte de la dimension prémonitoire de certains rêves, ni du fait que plusieurs découvertes scientifiques majeures – comme par exemple la structure moléculaire du benzène et le tableau de classification périodique des éléments – viennent directement de rêves, ainsi que nombre de créations littéraires, musicales, etc. Il nous faut sans doute commencer par admettre que le rêve est un phénomène multidimensionnel, qu’aucune définition ne permet de cerner entièrement. C’est ce qui fait l’intérêt de la multiplicité des approches du rêve, qu’elles soient neurologiques, psychologiques, ou encore, nous le verrons, spirituelles… puisque le rêve est un sujet étudié depuis très longtemps, dont nombre de traditions ont quelque chose à dire.


Avant d’aller plus loin, il peut être intéressant de souligner que des chercheurs ont mis en 1949 en évidence le centre cérébral du rêve et de l’éveil, une formation réticulée activatrice du bulbe rachidien au sommet de la colonne vertébrale. Le centre du rêve paraît être un point de son renflement d’une curieuse couleur bleu azur, que l’on avait nommé le Locus coeruleus (un « endroit bleu ») alors qu’on connaissait pas la fonction. ll a beaucoup de relations avec l'amygdale mais aussi avec le noyau sensitif du nerf trijumeau et les noyaux limbiques. C’est lui qui envoie le neurotransmetteur associé à l’éveil, la noradrénaline. Cependant, dès le début du rêve, une substance paralysante se répand dans tout le corps, qui inhibe tout mouvement sauf ceux des yeux (à moins que l’on ne soit somnambule). Dans les années 1950, d’autres chercheurs ont mis en évidence les cinq stades du sommeil, repérables par des tracés caractéristiques de l’électroencéphalogramme. La plupart des rêves se produisent dans le cinquième et dernier stade, dit du sommeil paradoxal car le cerveau est alors dans un état d’excitation comparable à l’état de veille. On sait désormais qu’au cours d’une nuit de huit heures de sommeil, nous rêvons quatre à cinq fois, pour un total d’une heure environ de vie onirique. Les rêves surviennent semble-t-il à la fin d’un cycle de sommeil d’environ 90 minutes. On a pu prouver que les rêves sont indispensables à la vie, autant pour les humains que pour les animaux, qui sont souvent de grands rêveurs. Le rêve participe à l’évidence de la construction psychique des jeunes enfants, qui ont besoin de beaucoup rêver, tandis que la durée du temps de rêve semble décroître progressivement avec l’âge. Il y a désormais de nombreux laboratoires du sommeil qui explorent différents d’aspects du rêve sans parvenir à expliquer entièrement le phénomène. Un consensus se dégage cependant pour dire que le rêve est une fonction corporelle essentielle comme la vision ou l’audition.

Je ne m’étendrai pas ici outre mesure sur la façon dont Freud et Jung voyaient le rêve. Il y a quantité d’ouvrages sur la question et je ne crois pas utile de jouer les perroquets répétant les paroles du maître, comme nombre de "jungiens" se complaisent à le faire, alors que la pensée de Jung, s’il avait vécu jusqu’aujourd’hui, aurait certainement évolué depuis longtemps vers de nouveaux horizons. De ces deux pionniers, nous pouvons certainement retenir que le rêve est une expression de l’inconscient, ce à quoi Jung ajoute que le rêve est nature, expression de la nature en nous, et qu’il ne ment pas, ne déguise pas, mais dit au mieux ce qu’il a à dire – c’est sur ce dernier point qu’il se différencie fondamentalement de Freud. De Jung, je ne retiendrai donc ici que deux citations que j’aime particulièrement :

« En chacun de nous existe un autre être que nous ne connaissons pas. Il nous parle à travers le rêve et nous fait savoir qu’il nous voit bien différent de ce que nous croyons être. Donc, quand nous nous trouvons dans une situation difficile et insoluble, cet autre, étranger, peut parfois nous éclairer d’une lumière plus propre que tout autre à modifier l’attitude qui nous a mis dans la situation difficile. »

Et :

« Le rêve est une porte étroite, dissimulée dans ce que l’âme a de plus obscur et de plus intime; elle ouvre sur cette nuit originelle cosmique qui préformait l’âme bien avant l’existence de la conscience du moi. »

Dores et déjà, ces deux citations nous amènent des indications importantes. Il est question d’un autre être, inconnu – dont nous ne sommes pas conscients – en nous et avec qui nous pouvons entrer en relation au travers du rêve. Et Jung nous propose d’envisager le rêve comme une porte dissimulée dans  l’intimité de l’âme – je n’élaborerai pas pour l’instant sur ce terme « âme » cependant essentiel quand on parle du rêve – porte qui débouche donc sur une dimension cosmique, antérieure à la conscience relative du moi. Nous avons là une évocation de l’Inconscient dans toute son ampleur universelle, d’où a émergé la conscience, à mille lieux de l’inconscient vu comme une poubelle du conscient, où se retrouverait seulement des contenus refoulés. Ainsi, voilà donc le rêve posé comme un fait d’âme avec une dimension cosmique, et ouvrant cependant une voie à la connaissance de soi, c’est-à-dire non seulement à la connaissance de "moi", de qui je suis, mais aussi à celle de cet Autre en moi, qui m’est étranger et me parle, me renvoie un miroir. Jung nous disait encore que le rêve était l’expression de la psyché objective, dans laquelle nous pouvions nous rencontrer. Il expliquait aussi que « la fonction générale des rêves est d'essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l'aide d'un matériel onirique qui, d'une façon subtile, reconstitue l'équilibre total de notre psychisme tout entier. »

Si vous voulez plus d’informations sur les fonctions du rêve, je vous invite à lire cet article : pourquoi travailler ses rêves ?


Comme je le disais plus haut, nous ne pouvons pas en rester simplement à ce qu’a dit Jung ou qui que ce soit d’ailleurs sur les rêves. A tout le moins, il nous faut tenter de le reformuler pour ouvrir de nouvelles perspectives. Pour ma part, je m’intéresse tout particulièrement au processus créatif et c’est ce qui m’a amené à proposer une approche du rêve qui est essentiellement centrée sur la dimension créative de l’activité onirique. Il y a un quasi-consensus encore sur ce point, tel que le formule par exemple Alain Deschamps, ancien président de l’association française du Transpersonnel : 

« Le plus grand mérite du rêve est qu’il est créatif. Les techniques modernes des groupes de créativité montrent que la plus grande source de créativité, individuelle ou collective, se trouve dans le rêve ».

Il y a là une idée clé pour tous ceux qui s’intéressent au domaine du rêve. Cependant, comme je le disais au début de mon article sur l’inconscient, nous allons rarement au bout des implications d’une telle affirmation, pas plus que nous ne tirons les conclusions qui s’imposent de celle qui veut que le rêve vient de l’inconscient, ou encore de ce lieu commun qui dit que tous les éléments du rêve font partie de nous. Si l’on assemble ces trois idées, on obtient un mélange (d)étonnant qui tient de la matière fissile. Mais à l’inverse du plutonium, celle-ci n’est pas destructrice et ne sert pas à fabriquer des bombes; au contraire, elle est intensément créative et permet de proposer une approche pragmatique du rêve qui, sans être entièrement nouvelle, est profondément renouvelée. Pour cela, il nous faut cependant sortir d’une vision objectalisée de l’inconscient pour envisager celui-ci comme une phase, ou un moment, dans un processus dont le rêve est partie prenante. Quand l’inconscient est conçu, comme souvent, comme un objet, il est vu comme quelque chose de statique avec des frontières bien définies qui le différencie du conscient. Sur ces frontières, il y a des gardiens comme le préconscient soumis à la censure du Surmoi, qui veillent à ce que la conscience ne soit pas envahie par des éléments indésirables venant de l’inconscient. On est là devant une vision essentiellement conflictuelle des rapports entre inconscient et conscient, qui confère une sorte de solidité objectale à ces derniers – mais rien de tout cela n’existe vraiment. Ce ne sont que des représentations de la psyché dans différents états. Et si l’on reprend la perspective de Jung, on peut poser que le conscient émerge en permanence de l’inconscient, qui en est la source et la racine, au travers d’un processus de création de conscience qui est la nature même de la psyché. En d’autres termes, notre conscience est sans arrêt alimentée, nourrie au sens propre, par l’inconscient qui lui amène de nouveaux éléments.

Nous avons donc une relation dynamique : inconscient => conscient

Il est à noter que cette relation est réciproque : ce que vit le conscient est ramené en retour à l’inconscient, et vient, pourrait-on dire, l’ensemencer. Ainsi, les événements de notre vie sèment-ils, dans la façon dont ils sont perçus, des graines dans le terreau de notre inconscient, graines qui pourraient bien germer et fleurir un autre jour. Ou une autre nuit. Mais alors, qu’en est-il du rêve dans tout cela ?


On peut traduire la phrase sibylline qui veut que « le rêve vient de l’inconscient » comme indiquant que le rêve fait partie, au moins dans certains cas, du processus de création de conscience. En d’autres termes, quand quelque chose veut devenir conscient dans notre psyché, il n’est pas rare qu’il prenne forme du rêve avant d’apparaître dans le champ de notre conscience. On pourrait élargir ce que je dis là à différentes manifestations non rationnelles de la psyché : ce qui veut devenir conscient peut aussi prendre forme d’une intuition, d’un ressenti profond, d’une image intérieure, d’une imagination… mais dans le cas qui nous intéresse, je restreindrai la discussion au rêve pour poser la relation :

Inconscient => rêve => Conscient

Cela vaut la peine de mentionner ici que dans la relation réciproque qui va du conscient à l’inconscient, que j’évoquais plus haut, ce sont des images intérieures et des émotions qui impressionnent l’inconscient, non des pensées ou des raisonnements intellectuels – ce que savent toutes les personnes qui se sont intéressées aux ressorts de la suggestion et par exemple de l’hypnose. Ce sont les images, associées à un ressenti émotionnel, qui servent de véhicules à la communication entre l’inconscient et le conscient.

Je soulignerai aussi tout de suite, pour en tirer des conséquences en conclusion de l’article, une idée importante que toute personne qui travaille avec les rêves peut valider : certains éléments de la psyché, qui sont encore inconscients au moment du rêve, veulent devenir conscients. Je veux souligner qu’il y a là une dynamique que l’on peut qualifier de « volontaire », à savoir que c’est vivant et que cela poursuit un but. Si le rêve n’est pas compris, cela reviendra, éventuellement dans un rêve récurrent ou sous une autre forme. Il y a là quelque chose qui cherche à devenir conscient malgré les résistances que nous lui opposons éventuellement, ou malgré le fait que nous regardons ailleurs. Cela participe d’un processus de croissance naturelle de notre conscience qui élargit son champ de perception et de compréhension. Cette affirmation a d’importantes conséquences méthodologiques dans le travail avec le rêve car au lieu de le torturer avec une méthode ou une autre, qui s’apparente parfois à un forceps, pour en extraire le sens à toute force, nous pouvons compter sur sa coopération, c’est-à-dire la coopération de l’inconscient – de la nature – pour que le sens du rêve vienne au monde. Dès lors, le cadre implicite de notre travail est moins celui de l’extractivisme minier ou de l’enquêteur qui fera avouer au suspect ce qu’il veut dissimuler que celui de la sage-femme (ou de l’obstétricien) qui aide un bébé à naître avec la coopération de l’organisme naturel de la mère. 

Je vous prie de noter que je ne prétends pas ici inventer l’eau chaude. Je ne fais que reformuler dans une approche dynamique de la création de conscience ce qui a, depuis longtemps, été formulé par d’autres et avéré par de nombreuses expériences. D’ailleurs, c’est la lecture et l’étude d’un texte millénaire de l’Inde qui m’a amené la perspective la plus signifiante selon moi sur la place du rêve dans le processus de création de conscience. J’ai déjà parlé de cette découverte dans mon article OM sweet home où je détaillais la signification de l’Omkar, c’est-à-dire de la représentation de la syllabe OM (ou AUM), selon la Mandukya Upanishad.

Il s’avère que les anciens rishi – voyants hindous à l’origine des Véda et des Upanishads -  ont encapsulé dans ce symbole bien connu, et souvent associé au yoga et au tantra, une carte de la conscience décrite en 4 états. Dans la vision hindouiste, le OM représente Brahman, l’Absolu impersonnel, la source de toute existence, qui est par nature incompréhensible, indescriptible sinon de façon symbolique. Cette syllabe est aussi selon eux le son primordial qui a créé la réalité matérielle. Nous pouvons interpréter ces affirmations métaphysiques de façon psychologique en y voyant une affirmation de la précédence de la conscience sur tout autre ordre de réalité. Il n’est pas besoin de s’enferrer dans une philosophie idéaliste pour admettre la portée d’une telle affirmation : hors de la conscience, il n’est rien pour poser l’existence d’une réalité et la question de son existence ou de son inexistence ne se pose même pas. La première réalité constatable est donc celle de la conscience, et la Mandukya Upanishad décrit celle-ci comme se déployant en quatre états, ou pourrait-on dire plus précisément, en 3+1 états.

En effet, du point de vue du Vedanta, la conscience et la réalité sont par nature Une, et une « Une sans second » – c’est-à-dire qu’il n’est en essence qu’une Unité sans aucune séparation ou distinction interne. Il est à noter que les explorateurs de la conscience que sont les grands mystiques comme Shankara, Maître Eckhart, Ibn Arabi – pour ne citer que ceux-ci en insistant cependant sur leur unanimité malgré la diversité des sources – disent exactement la même chose sur ce point qui nous renvoie à la discussion de la nature de l’Inconscient (wu-nien) à la fin de mon article sur ce sujet. Mais donc, selon la tradition hindouiste, cette Unité fondamentale – dont le symbole est un soleil uni à une lune, image même de la non-dualité – s’est, dans le champ de la conscience relative qui est la nôtre, divisée et déployée en trois états que nous connaissons bien puisqu’il s’agit de l’état de veille, du rêve et du sommeil profond. En fait, pour la plupart d’entre nous, nous ne connaissons que ces trois états et il est insoupçonnable qu’en arrière-plan de ceux-ci, il y ait un fonds commun qui est ce que l’Orient appelle « le quatrième » (turya), et que Jung aurait sans doute désigné comme étant le Soi.

Voici donc comment le Omkar présente cette carte de la conscience :


où :

Dans cette représentation symbolique, on pourrait dire que le Soi (
turya) est l’équivalent d’un soleil de Conscience totale dont la conscience relative du moi a besoin d’être protégé par le voile du sommeil profond, c’est-à-dire de l’inconscience. En effet, la conscience relative est, en regard de ce soleil de Conscience – dont la Bhagavad Gita nous dit par ailleurs qu’il est brillant comme mille soleils – comme la flamme d’une bougie. S’il n’y avait pas l’obscurité du voile de l’Inconscient, la lumière de la conscience relative n’aurait rien à éclairer. Cependant, les commentateurs de l’Upanishad ajoutent que le voile du sommeil profond est souvent transpercé par la Lumière du Soi qui parvient alors à la conscience ordinaire sous la forme d’images généralement incompréhensibles, c’est-à-dire de rêves. Ceux-ci réclament cependant d’être assimilés, compris et intégrés, car c’est ainsi, par ces images messagères, que la Conscience Une nourrit la petite conscience.

Le rêve s’avère aussi être un des moyens par lesquels la conscience peut retourner au Soi : il y a un yoga du rêve – en particulier le nidra yoga en Inde, et ses variantes tibétaines – qui s’intéresse moins au contenu du rêve qu’aux états de conscience dans lesquels le rêveur peut entrer en maintenant sa conscience en éveil dans les espaces du rêve. Il ne faut pas confondre cette forme de méditation avec ce que nous appelons en Occident le rêve lucide, même si elle en est très proche : dans les deux cas, le rêveur est conscient de rêver pendant le rêve. Il maintient une présence active dans ce dernier. Cependant, dans la perspective du yoga du rêve, il ne s’agit pas de diriger le rêve mais de revenir par là, en méditant dans le rêve, à la source de la conscience. Selon les enseignements traditionnels, il y a là une façon de se préparer à ce que nous traverserons après la mort du corps physique : « examinez votre manière de rêver, vous saurez ce qu’il adviendra de vous à la mort » nous dit ainsi Tenzin Wangyal Rinpoché.

Je n’entrerai pas ici dans la discussion métaphysique de ces idées, qui relèvent moins dans l’esprit des Upanishads de concepts philosophiques que de réalités expérientielles que peuvent vérifier celles et ceux qui suivront scrupuleusement les instructions dont il est question dans ces textes. Je suis plus intéressé ici par leur traduction psychologique dans des termes qui permettent de les réintégrer dans le modèle du processus de création de conscience. Ainsi peut-on reformuler la carte présentée par le Omkar ainsi :


Pour être complet, ce schéma devrait être circulaire (excusez mes faibles capacités graphiques). Il met cependant en évidence, dans les deux sens, le processus dont je parlais plus haut. Ainsi y-a-t-il un flux qui va du Soi, la Conscience des profondeurs, et qui traversant le voile du sommeil profond, de l’Inconscient, parvient à la conscience ordinaire sous forme de rêve, d’images intérieures auxquelles – il faut le préciser encore, et insister sur ce point – sont associés des ressentis émotionnels et corporels. Et puis il y a en retour un autre flux, qui va de la conscience ordinaire qui est impressionnée par ses expériences diurnes, et qui transmet ses impressions, sous forme d’images intérieures, à nouveau associées à des ressentis émotionnels et corporels, au Soi au travers du voile de l’inconscience. Nous avons là une figuration dynamique du processus de création de conscience qui est compatible avec les données de la psychologie transpersonnelle ainsi que celle de Jung, tout en explicitant le modèle au cœur de la spiritualité orientale.

C’est cependant en m’intéressant à un autre angle d’approche des rêves que j’ai pu enfin tirer des conséquences pratiques de ce modèle. J’ai déjà mentionné dans mon article sur les Loges de rêves l’importance qu’a eu dans ma recherche la rencontre de Connie Cockrell-Kaplan, l’auteure du livre Les femmes et la pratique spirituelle du rêve

Je m’intéressais déjà, bien avant de la rencontrer, aux approches dites chamaniques des rêves et en particulier, vivant au Québec, à ce que les autochtones amérindiens pouvaient nous enseigner à ce sujet. Malheureusement, les témoignages directs sont rares même si les peuples du Québec étaient justement des peuples du rêve, au point que les Jésuites colonisateurs avouaient à leur hiérarchie leur impuissance à convertir ces « sauvages », car ils ne parvenaient pas à faire parler Jésus-Christ comme leur parlaient les rêves. J’avais cependant retenu de mes échanges avec plusieurs chamans sud-américains qu’ils considéraient la conscience un peu comme un oignon dont la surface serait notre conscience ordinaire tandis qu’au centre de l’oignon, il y aurait un noyau de conscience pure, l’équivalent – m’a dit un jour un chaman équatorien – d’un diamant de conscience. Mais le point important était que pour eux, toutes les couches intermédiaires de l’oignon étaient faites de rêve plus ou moins conscients selon qu’ils étaient proches du noyau. Cette image, mis à part qu’il n’était pas question dans leur description d’une gangue d’inconscience totale entourant le diamant de conscience, correspondait fort bien avec le modèle du yoga décrit par le Omkar. 

Mais les chamans ajoutaient deux points importants : le premier, c’est que rien ne devient réel sans que l’intention initiale soit émise par le noyau de conscience, et que cela traverse toutes les couches de rêve pour parvenir à la conscience ordinaire. En bref, rien ne devient réel sans avoir été rêvé. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé que si l’on équivaut réalité et conscience, comme nous l’avons déjà fait à propos du OM, cette affirmation se traduit comme « rien ne devient conscient sans avoir été rêvé » – ce qui serait une formulation assez radicale du processus de création de conscience impliquant le rêve. Le second point, c’est que pour les chamans, ce que nous appelons « conscience ordinaire » n’est qu’un rêve partagé entre tous les humains, un rêve solidifié par un consensus – le « point d’assemblage » évoqué par Carlos Castaneda. Outre que cela implique de pouvoir visiter d’autres dimensions de la conscience / réalité au moyen du rêve, l’analogie avec une des affirmations centrales du yoga du rêve s’avérait frappante. En effet, pour ce dernier, du point de vue du Soi, la conscience ordinaire n’est rien d’autre qu’un rêve fugitif. Ce que l’Orient appelle l’Éveil, c’est précisément la sortie de l’illusion qui voudrait que ce rêve soit la réalité alors qu’il n’est qu’une construction mentale…

Je ne développerai pas plus ces idées ici, dont les chercheurs spirituels intéressés à la nature du rêve pourront tirer des conséquences pratiques. Il suffira de dire que dans l’esprit de la voie du rêve qui parcoure ce blogue, il s’agit moins de tirer de ce dernier des informations au profit du conscient que de parcourir cette voie pour « traverser le rêve » et accéder par là à la Réalité nue. Je vous invite à lire sur ce thème mon article sur l’onirosophie ainsi que la présentation de la voie du rêve que j’ai écrite à l’occasion de la publication du 100ème article de ce blogue. Et j’ajouterai simplement à l’usage de mes ami.e.s jungien.ne.s qui réduisent la psychologie de Jung à une psychanalyse utilitaire qu’il y a bien des éléments montrant que Jung ne cherchait pas autre chose qu’un accès à la transcendance du Soi.


Connie Cockrell-Kaplan m’a donc fourni la dernière pièce du puzzle amenant à l’Écoute Intérieure des Rêves en m’expliquant la façon dont elle, dans la suite de la tradition des peuples autochtones du Sud-Ouest des États-Unis, voyait le rêve. Elle rejoignait curieusement le point de vue d’un chaman pygmée que m’avait partagé peu auparavant une amie interprète de rêve. Pour ce dernier, notre façon psychologique d’approcher le rêve mutile celui-ci en le faisant entrer dans un carcan conceptuel, alors qu’il s’agit d’une réalité sensible. Connie ne disait pas autre chose dans les échanges que nous avons eu. Elle riait en disant que nous réduisions le rêve à un discours dont nous pouvions parler sans fin alors qu’il s’agissait d’une énergie vivante, qui cherchait à participer à la vie, à notre existence. Pour les amérindiens, comme pour nombre de peuples racines, notre âme retourne à la Source quand nous dormons. Elle y ramène nos impressions du jour, ainsi que les questions qui nous préoccupent. Et quand la Source renvoie l’âme dans le monde, c’est avec une nouvelle énergie, une nouvelle impulsion de vie. C’est cette énergie qui, lorsqu’elle traverse les plans émotionnel et mental de notre existence, qui suscite des images, une histoire, bref ce que nous appelons un rêve. Dès lors, me disait Connie, c’est en fait l’intégration de cette énergie que véhicule le rêve qui importe, et non la discussion des symboles qui en constitue l’emballage. Elle riait encore en disant : votre façon d’appréhender le rêve est un peu comme si vous receviez une lettre, et que vous passiez votre temps à discuter de ce qu’il y d’écrit et de dessiné sur l’enveloppe. Mais pour lire la lettre, recevoir le message, il va falloir ouvrir l’enveloppe !

Le parallèle avec le modèle de la création de conscience qui ressort de l’étude du Omkar, et plus largement de la psychologie transpersonnelle, m’a bien sûr frappé. Dans la vision des peuples premiers, il s’agit au fond d’une respiration de l’âme (étymologiquement : ce qui nous anime) qui va se régénérer à la Source et revient au réveil avec une nouvelle énergie de vie. Cette perspective permet de comprendre pourquoi les animaux rêvent comme nous, et quels bénéfices ils tirent de leurs rêves sans consulter d’interprètes. Tout comme les humains qui sont restés proche de la nature – j’aime rappeler que nos ancêtres n’avaient pas besoin de psychologues pour comprendre leurs rêves –, les animaux intègrent directement cette nouvelle énergie de vie que leur apporte le rêve. Dès lors ressort aussi la dimension infiniment créatrice du rêve, capable par exemple de résoudre des équations complexes ou de composer un poème. En effet, le rêve met en forme une impulsion créatrice provenant directement de la Source de la conscience. On peut comprendre par là aussi que le rêve ait parfois été l’occasion de révélations ou d’illuminations transcendantes – les prophètes de l’Ancien Testament par exemple ont reçu nombre de leurs visions en rêve, et le Coran atteste que le voyage du Prophète à Jérusalem s’est déroulé en rêve – et qu’il puisse être le théâtre de guérisons dites miraculeuses, ou encore d’un éveil radical de conscience. Enfin, on peut comprendre la difficulté à interpréter les rêves, en particulier dans la mesure où ils comprennent des éléments de futur – ce qui a été mis en évidence par différentes études. Le rêve est en lien direct avec une source créatrice en nous qui amène toujours du nouveau, et utilise justement le rêve pour créer le futur...

Nous voici donc ramenés devant la dimension infiniment mystérieuse et sacrée (« ça crée ! ») du rêve, où nos ancêtres voyaient un moyen de communication avec les dieux. « Somnia a deo missa », disaient les anciens, c’est-à-dire : les rêves sont envoyés par Dieu. On retrouve des traces de cette façon d’appréhender le rêve dans de nombreux textes dits sacrés, et dans toutes les traditions spirituelles. Celle-ci, quand elle est bien comprise, nous dicte une attitude fondamentale devant le rêve, qui tient dans la révérence devant le mystère sacré auquel il nous introduit : le rêve nous met en contact avec quelque chose de plus grand que nous (que "moi") qui donne un sens, une direction, à nos existences. Dès lors, nous devons abandonner toute volonté de puissance devant le rêve, qu’il s’agisse de l’ambition de l’expliquer ou de le mettre au service des objectifs du conscient. La position juste est précisément inverse : c’est le conscient qui doit se mettre au service du rêve, ou plus précisément de la Source créatrice qui s’exprime au travers du rêve, de l’âme qui s’y déploie, car c’est une façon de se mettre au service de la Vie en nous. Et finalement, le point crucial est que nous pouvons faire confiance au rêve, c’est-à-dire au processus de création de conscience, pour amener à cette dernière ce dont elle a besoin, en autant que nous lui accordons notre attention dans une ouverture au nouveau, à ce qui était inconscient jusque-là. Comme le suggérait une de mes amies interprète de rêves, l’attitude requise est celle du jardinier de l’âme, qui prend soin des fleurs de conscience en gardant à l’esprit que les fleurs poussent d’elles-mêmes, avec l’aide du jardinier mais surtout de la nature dans laquelle elles sont enracinées.


L’apport déterminant de Connie Cokrell-Kaplan à ce modèle de la création de conscience par le rêve a été de souligner que ce dernier amène une énergie qui veut participer à notre existence. Le terme « énergie » est souvent galvaudé par des gens qui n’ont que de faibles notions de physique et croient avoir tout dit quand ils ont prononcé ce mot magique, mais il a des implications précises. « Énergie » signifie « potentiel d’un travail », ou encore d’un mouvement : quand une énergie est appliquée à un matériau, celui-ci va soit entrer en mouvement s’il s’agit d’une énergie cinétique, soit se réchauffer – c’est-à-dire que les molécules qui le composent vont entrer en mouvement. Dans le cas du rêve, cette idée nous amène à une idée très simple et efficace : le but du rêve est de provoquer un mouvement intérieur. On le constate fort bien quand on interprète un rêve : ce qui fait qu’une interprétation est valable, ce n’est pas sa conformité avec le système explicatif ou la méthode qu’on applique, fussent-ils ceux de Jung ou de Freud. C’est le mouvement intérieur qui est suscité par l’interprétation, le déclic en forme de « haha ! », qui fait que le message existentiel du rêve apparaît soudainement comme une évidence. Ce dernier est quelque chose que l’on ne savait pas (qui était inconscient) que l’on savait, et que maintenant, grâce à l’écoute du rêve, on sait qu’on le sait. Mais dès lors, c’est moins l’interprétation et les méthodes pour parvenir à celles-ci qui importent que ce mouvement intérieur, où se manifeste la dynamique du rêve qui veut amener quelque chose à la conscience. Encore une fois, nous avons essentiellement à coopérer avec le rêve, comme la sage-femme avec la nature, pour aider le bébé de conscience à venir au monde. 

C’est ce constat qui me permet d’avoir le front de dire que toutes les méthodes de travail avec les rêves sont valables, à conditions qu’elles n’enferment pas le rêve dans un système clos : de même que le bébé se débrouillera pour naître, le sens du rêve trouvera le moyen de parvenir à la conscience si celle-ci est accueillante, c’est-à-dire ouverte et attentive. Cependant, nous pouvons faciliter ce mouvement intérieur en allant à la rencontre de celui-ci dans le rêve lui-même. Pour cela, il s’agit moins d’interroger le rêve pour essayer d’y reconnaître l’ombre, l’anima ou l’animus, et les autres objets que nous supposons peupler notre inconscient... que d’aller toucher, et nous faire toucher par, les ressentis suscités par le rêve. En effet, l’énergie apparaît dans la psyché sous forme d’émotions et de sensations corporelles. Bien sûr, il est souvent difficile de retrouver les émotions et ressentis précis du moment du rêve, qui sont souvent encore plus fugaces que les images elles-mêmes. Mais il s’avère que ces images ont la capacité de susciter des ressentis quand on les revisite en imagination avec un certain degré de présence à ce qu’elles nous donnent à vivre. Ces ressentis ne sont peut-être pas ceux éprouvés dans le rêve lui-même mais nous avons alors là une information sur la façon dont les images touchent la psyché dans l’instant présent – cela peut avoir évolué depuis le moment du rêve, mais l’image reste active dans la mesure où elle suscite ce ressenti. Mieux encore, nous pouvons dès lors aller ressentir ce que c’est d’être, de l’intérieur, les différents éléments du rêve, que ce soient des personnages ou même des éléments inanimés – nous tirons alors partie de ce lieu commun qui veut que tout ce qui est dans le rêve fait parti de nous, c’est-à-dire est une subjectivité qui a quelque chose à dire. Et dès lors, en écoutant les images dans leurs résonances émotionnelles et corporelles et en explorant toutes les facettes du rêve par l’imagination, nous vivons un voyage dans le rêve qui débouche la plupart du temps, sinon toujours, sur un mouvement intérieur transformant.

C’est cette approche à la fois douce et sensible, attentive à ce qui cherche à prendre voix dans le rêve, que j’appelle l’écoute intérieure du rêve. Elle rejoint par bien des aspects différentes démarches comme celles de la gestalt ou du focusing qui s’intéressent moins à l’interprétation du rêve qu’à sa mise en mouvement interne. Cependant, l’expérience montre qu’elle n’est en rien contradictoire avec l’interprétation, en autant que celle-ci ne soit pas un discours sur le rêve, mais plutôt la complète. Il en ressort aussi que le rêve n’est pas simplement quelque chose à comprendre avec notre tête, mais qu’il nous met en jeu dans tout notre être, incluant notre corps et nos émotions, et jusque dans notre créativité ainsi que dans ce que nous avons de plus intime...

Encore une fois, je ne prétends pas avoir inventé quoi que ce soit en formalisant cette approche du travail avec les rêves. Elle découle directement de l’application de l’imagination active telle que l’a redécouverte Carl Jung, des travaux de nombreux analystes jungiens ainsi que des pionniers d’autres écoles comme Fritz Perl et Eugène Gendlin. Mais surtout, elle s’inscrit dans la continuité de la sagesse des peuples racines qui, encore une fois, n’avaient pas besoin d’université pour entendre leurs rêves. Je n’ai pas la prétention non plus d’affirmer que ce modèle de la création de conscience par le rêve soit l’explication définitive de la nature de ce dernier. J’insiste sur le fait, avéré pour n’importe quel esprit scientifique, qu’un modèle n’est jamais qu’une façon provisoire et limitée d’aborder la réalité vivante, qui le dépasse infiniment. Nous pouvons compter sur le rêve, et sur le processus de création de conscience, pour nous emmener toujours plus loin !

Je tiens seulement à souligner en conclusion que ce que nous pensons du rêve, la façon dont nous le définissons, conditionnera fondamentalement la relation que nous pouvons avoir avec ce mystère. Ainsi, je ne puis que m’insurger quand je lis sous la plume d’un éminent psychologue qu’il « existe trois catégories de rêves : les mauvais, les nuls et les bons » – où les mauvais sont les cauchemars tandis que les nuls sont les rêves « ordinaires » tandis que seuls les bons seraient dignes de notre attention. Passons sur les cauchemars, qui sont en fait de précieux cadeaux (vous pouvez me lire là-dessus si cela vous intéresse : précieux cauchemar  ) qu’il faut apprendre à déballer, mais je dois dire que je n’ai jamais rencontré de rêve qui n’ait rien à dire, à amener de nouveau à la conscience. Il n’y a pas de rêve nul ! Jung nous le disait bien : 

« Il faut aimer le rêve ! Il n’y a pas de rêves stupides, il n’y a que des gens insensés qui ne comprennent pas leurs rêves. » 

Voilà sans doute le point clé, le plus important : il faut aimer le rêve, et il nous le rendra bien. Et il faut donc se garder de projeter notre propre nullité sur le rêve, qui pourrait bien se moquer de nous en retour...



samedi 3 août 2024

Sacré inconscient


Une réflexion sur la nature de l'inconscient, que l'on peut désigner aussi comme étant la Conscience des profondeurs, qui s'inscrit dans ma série d'études sur l'accompagnement psycho-spirituel. Elle est illustrée par des images surréalistes que j'aime particulièrement car elles nous emmènent dans des univers oniriques. A moins que ce ne soit le texte, finalement, qui illustre les images...

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La notion d’inconscient est entrée dans notre vocabulaire courant, tout comme c’est devenu un lieu commun de parler d’archétypes, sans bien savoir au fond à quoi l’on réfère là. La nature de l’inconscient, la question de savoir comment nous pouvons entrer en relation avec ce dernier, nous intéresse particulièrement quand on explore le monde du rêve car il est admis, depuis Freud, que l’inconscient est la source du rêve. Cependant, nous ne tirons généralement pas toutes les conséquences de cette affirmation, tout comme nous n’allons pas au bout des implications de cette idée qui veut que tous les éléments du rêve font partie de nous, vivent en nous. Pourtant, si nous prenions donc le temps d’ouvrir les portes que sont ces idées, nous pourrions bien déboucher sur un espace illimité, dans une vision profondément renouvelée de l’existence – dans quelque chose que j’ose pour ma part appeler la Liberté, mais qui n’est pas sans rappeler la vision spirituelle que les Anciens avaient de la vie, des dieux, de l’origine des choses ainsi que de la conscience, et du sens que nous pouvons donner au fait d’être.

Il faut tenter, pour y voir clair, d’écarter un certain nombre de conceptions erronées à propos de l’inconscient. C’est relativement facile une fois que l’on a compris de quoi il est question. On verra que ces erreurs ont toutes en commun d’être réductrices, c’est-à-dire de chercher "inconsciemment" 😉 à réduire le mystère vivant qu’est l’inconscient à une explication ou une chose morte. Il y a au moins une vingtaine de définitions différentes de la notion d’inconscient dans la littérature psychologique, chaque école en proposant une acception spécifique. Admettons d’emblée qu’elles sont toutes valables dans leur champ d’application, selon l’usage qu’il est fait de ce concept. Par exemple, Milton Erikson voyait dans l’inconscient un sujet agissant différent de la personne consciente et dépositaire d’un ensemble de ressources et d’apprentissages dans lequel le conscient peut apprendre à puiser. C’est une définition qui, quoique différente de celle des psychanalystes mais non contradictoire avec celle-ci, s’avère très utile et efficace. Admettons d’emblée qu’il n’y a pas de vérité définitive à propos de l’inconscient, mais que chaque définition qui en est proposée ouvre la possibilité d’un usage de, ou d’une possibilité de relation avec, l’inconscient – une dimension mystérieuse et cependant essentielle de nos existences. 


Le fond commun entre toutes les définitions de l’inconscient nous ramène à l’énoncé sur lequel Freud et Jung sont tombés d’accord lors de leur rencontre en 1906. Ils avaient chacun de leur côté observé chez leurs patients que différents symptômes irréductibles disparaissaient à partir du moment où les personnes qu’ils traitaient retrouvaient certains souvenirs oubliés, qui avaient disparu du champ de leur conscience jusqu’à ce que la mémoire leur revienne. Cherchant à cerner quelle pouvait être la source de ces symptômes, ils en étaient arrivés à une définition négative d’un facteur cependant tout à fait identifiable : l’inconscient est simplement ce dont nous ne sommes pas conscients, mais qui participe tout de même de notre vie psychique. 

Jusque là, et pour chacun de nous jusqu’au moment de la rencontre avec l’inconscient, notre psyché et notre conscience sont identifiées : notre psyché semble être constituée simplement de ce dont nous sommes conscients. Et puis il apparaît un jour que ce n’est pas si simple et qu’il y a en nous d’autres instances qui sont tout à fait capables d’intervenir dans notre vie. Par exemple, nous disons soudainement le contraire de ce que nous voulions dire ou nous posons un acte qui ne nous ressemble pas du tout, comme si nous avions été « pris par quelque chose ». Et en effet, quelque chose dont nous ne sommes pas conscients, mais qui vit en nous, est intervenu. Dans les rêves, nous voyons évoluer toutes sortes de personnages. Certains sont connus, mais se révèlent parfois sous des aspects que nous ne leur connaissions pas; d’autres sont inconnus. Il s’avère dans une étude poussée des rêves que ces personnages font partie de nous, et constituent souvent des sous-personnalités qui agissent à couvert dans notre existence. La littérature a toujours bien connu l’existence de ces instances intérieures qui pourraient soudainement apparaître, par exemple dans le cas du bon Dr Jekyll et de son ombre, le tueur en série Mr Hyde (phonétiquement : celui qui « se cache »). Et même quand il s’agit de personnages connus qui apparaissent dans nos rêves, comme par exemple notre mère, ce n’est généralement pas vraiment d’elle dont nous rêvons mais de l’image que nous en avons, qui vit en nous – ce qu’on appelle en terme technique notre « complexe maternel ». Ainsi, dans un premier temps, nous pouvons simplement poser que :

L’inconscient psychologique est ce dont nous ne sommes pas conscients.


Quand on a posé cette définition de base, on doit immédiatement considérer comment l’inconscient échappe au champ de notre conscience. Il est comme ce qui est au-delà de l’horizon, la réalité hors de notre bulle de perception. Nous sommes habitués à l’idée qui veut que nos sens soient limités : nous ne voyons pas à l’infini, nous n’entendons pas tous les sons qui parviennent à nos oreilles – la plus grande partie du spectre des fréquences lumineuses nous est invisible, et il en va de même avec les fréquences sonores, dont la majeure partie nous sont inaudibles. Il est cependant beaucoup plus inconfortable de se rendre compte qu’une très grande partie de ce qui se produit dans notre psyché échappe à notre vigilance consciente. L’inconscient est inconnaissable directement. Mais les premiers psychologues qui se sont intéressés à l’idée d’inconscient, qui a été philosophiquement élaborée bien avant Freud (ce dernier a eu le génie d’envisager cette idée non plus comme une abstraction mais comme une réalité pratique), ont relevé qu’il se produit un ensemble de phénomènes sur la frontière entre conscient et inconscient. 

Le rêve est un de ces phénomènes, et même une clé pour accéder à l’inconscient. 


Tout d’abord, il s’avère fréquent que l’inconscient veuille devenir conscient, ou pour être plus précis, que des contenus jusque-là inconscients cherchent à parvenir à la conscience. La difficulté, qu’il faut souligner et sur laquelle il faut sans cesse revenir, c’est que l’inconscient étant en dehors du champ de la conscience, il n’est aucun moyen d’y accéder directement. Ce n’est pas comme les microbes ou les atomes, qui échappent à notre conscience parce qu’ils sont trop petits, et qui réclament simplement des appareils agissant comme des prothèses oculaires à fort grossissement pour que nous les percevions. Là, il n’est aucun instrument qui permette une vision directe de l’inconscient, nous ne pourrons en avoir qu’une vision indirecte. Mais heureusement, il y a dans l’inconscient une dynamique qui montre que ce dernier, ou plutôt certains éléments dans ce dernier, cherchent à devenir conscients. Pour parvenir à communiquer quelque chose à la conscience, l’inconscient utilise la symbolisation, c’est-à-dire qu’il détourne quelque chose que le conscient connaît pour parler de quelque chose que le conscient ne connaît pas. Le symbole est un pont entre inconscient et conscient, et permet d’appréhender ce qui est au-delà du champ du connu…

Un serpent dans un rêve va éventuellement symboliser une capacité de transformation radicale, figurée par la mue du serpent, ou encore quelque chose qui remonte de très loin dans les profondeurs – qui peut être dangereux si le serpent est venimeux, mais qui peut aussi être envisagé comme sacré, par exemple quand il est question d’un serpent vert et lumineux. Tout, même l’objet le plus banal, peut être envisagé dans une dimension symbolique à partir du moment où un sens inconscient lui est attaché. Un lapsus, un acte manqué, une omission ou par exemple l’oubli à un moment crucial d’une information, d’un nom… peuvent être considérés comme signifiant, et donc symboliques. Le rêve nous intéresse tout particulièrement car il est précisément une production de l’inconscient cherchant à amener quelque chose à la conscience. C’est la possibilité de travailler avec cette dynamique de création de conscience qui est au cœur de ce que j’appelle l’écoute intérieure du rêve, qui consiste dans le fond en aider l’inconscient à accoucher de ce qu’il cherche à mettre au monde de la conscience. Mais on rencontre aussi des symbolisations dans les différentes formes d’imagination, en particulier active et créatrice, dans les fantasmes, dans les productions artistiques, et surtout, dans les projections que nous faisons sans arrêt sur les gens que nous rencontrons, sur les situations, etc.

Les symptômes, non seulement dans le cas de troubles névrotiques, c’est-à-dire traduisant un conflit entre conscient et inconscient, mais aussi dans le cas de maladies psycho-somatiques, peuvent être envisagés comme des symboles. Et lorsque l’on a renoncé à une séparation cartésienne stricte entre psyché et corps pour voir leur unité et leur inter-relation, tous les symptômes de toutes les maladies peuvent être envisagés comme des symptômes de ce que le mal cherche à dire dans la « mal-a-dit ». Ce ne sont pas nécessairement des éléments strictement personnels qui sont symbolisés : il n’est pas rare que les dysfonctions d’un système familial s’expriment dans les symptômes vécus par l’un de ses membres. On peut même considérer certains événements de la vie, dans le cas de synchronicités, comme étant symboliques. Cependant, c’est comme avec tout : il convient d’éviter de mettre l’inconscient à toutes les sauces et de le voir partout car c’est alors comme de le le voir nulle part !


Le travail avec l’inconscient nous confronte à une autre difficulté : autant l’inconscient veut parfois devenir conscient, autant il est double et bien souvent fait tout ce qu’il peut pour échapper à la conscience. On identifie ainsi un certain nombre de systèmes de défense de l’inconscient, parmi lesquels la répression, le refoulement, le déni, le déplacement… Et là, il nous faut envisager que l’inconscient a ses raisons de préférer l’obscurité. L’expérience montre qu’il ne sert à rien de forcer les défenses, bien au contraire. Celles-ci servent généralement à protéger un point de vulnérabilité, une fragilité. Notre relation avec l’inconscient, si nous ne voulons pas l’inscrire dans une logique conflictuelle, doit être une relation de coopération et de tentative de compréhension mutuelle. Au fond, c’est avec nous-mêmes que nous sommes en relation là : un nous-mêmes dont nous ne sommes pas conscients, qui nous est inconscient, mais s’il souffre, c’est nous qui souffrons…

Ce qui nous amène à une autre définition de l’inconscient. L’inconscient, c’est ce que nous ne savons pas que nous savons. Nous le savons. Quelque chose en nous le sait, et agit en conséquence. Mais nous, consciemment, nous ne le savons pas (encore). Cependant, cela pourrait bien parvenir à notre conscience un jour. Ajoutons que dans l’inconscient, il y a aussi tout ce que nous ne savons pas que nous ne savons pas, et que nous ne saurons peut-être jamais. Mais de me dire que l’inconscient est ce que je ne sais pas que je sais m’offre une prise pratique sur la nature de ce fameux inconscient : il faut bien que j’accepte de ne pas savoir, pour ouvrir la porte à ce qui en moi sait. Par là, nous dépassons largement le champ de la seule psychologie : les praticiens du chamanisme et d’autres approches de travail avec l’Invisible, mais aussi les méditants et les personnes en contact avec le Mystère vivant au cœur de l’existence, comprendront sans doute très bien de quoi je veux parler sans plus d’explications. Les peuples premiers connaissaient fort bien la notion d’inconscient, mais l’appelaient autrement : c’était le lieu du Mystère, le Temps du Rêve, le royaume des morts. L’Orient connaît l’inconscient depuis bien longtemps aussi. J’aime proposer à la réflexion de mes étudiant.e.s cette citation de Daniel Odier, tirée de son livre Tantra, où son enseignante Devi lui déclare :

« Ce que vous appelez inconscient, nous l’appelons Conscience des profondeurs et c’est le champ que nous ne cessons d’ensemencer par nos actes qui n’ont pas atteint à la spontanéité. Lorsque nous méditons, nous laissons reposer toute la jarre qui contient la Conscience, inconscient ou Conscience des profondeurs compris. Dans la vie impulsive, cette jarre est sans arrêt secouée et obscurcie. La boue et l’eau claire sont parfaitement mélangées, ce qui rend tout examen du contenu impossible. Lorsque nous méditons, nous cessons d’agiter la jarre et nous la déposons devant nous. Peu à peu, l’eau s’éclaircit et les semences profondes affleurent à la surface. C’est ce qui rend parfois le processus méditatif si douloureux. Il remonte des semences que nous ne voulons pas voir en nous ou dont nous ne soupçonnons pas l’existence. Peu à peu, le contenu de la Conscience de tréfonds apparaît à la surface du conscient et le contenu s’épure. En méditant, nous acceptons d’ouvrir la jarre et d’écumer tout ce qui apparaît à la surface de l’eau. Si parallèlement, nous accédons à la spontanéité, nous n’ensemençons plus la Conscience des profondeurs et peu à peu, le cycle est rompu. »

Pour celles et ceux qui comprennent la nature du Travail, tout est là.


Mais pour la plupart, il faut encore ajouter que l’inconscient, comme j’ai commencé à le mettre en évidence en parlant de la symbolisation, parle par images et non en concepts. Ce n’est pas un intellectuel, même s’il est capable cependant d’élaborations philosophiques remarquables, et il adore aussi jouer avec les mots, en faire ressortir phonétiquement des sens seconds – ce qu’on appelle la langue des oiseaux. Ainsi, le symbole s’avère-t-il être un « saint bol » recueillant l’eau lumineuse de l’inconscient. Mais ce dernier parle donc surtout par symboles et métaphores – les images sont un langage premier, accessible même aux enfants, et universel, même s’il ne faut surtout pas négliger le contexte culturel en arrière-plan d’une image. Le serpent n’aura ainsi pas la même signification dans une culture africaine où il fait partie de la vie que dans le contexte judéo-chrétien où il apparaît comme le Tentateur qui a conduit à la Chute. Cependant, plus on étudie les symboles, plus on se rend compte qu’ils ont à la fois une dimension intimement personnelle et cependant, qu’ils connectent à l’universel. Si bien qu’une personne qui n’a jamais entendu parler de la kundalini pourra rêver, à son grand effroi, qu’elle a un serpent lovée dans son bassin qui parfois se dresse et vient regarder par ses yeux, et prononcer par sa bouche comme dans une incantation étrange des mots tels que « conscience, existence, essence… » en insistant sur le « ce » final jusqu’à en faire un sifflement…

On peut encore poser à partir de là que non seulement l’inconscient parle essentiellement par images et métaphores, de façon symbolique, mais nous-mêmes ne pouvons en parler que par images, au travers de symboles. Toute tentative de saisie rationnelle est vaine, limitée, et tend à mettre l’inconscient dans une boîte. Car la nature même de l’inconscient échappe à la conscience. C’est le fondement de notre conscience, sa source – la conscience en émerge en chaque instant. C’est son fonds, son « ground » vivant, et cependant cela lui échappe totalement. Une difficulté tient à ce que l’on peut appeler la nature énergétique de l’inconscient : ce que nous désignons par là est dynamique, sans cesse en mouvement comme de l’eau courante, et tenter de s’en saisir est vain : cela nous coule entre les mains. Dans cette notion d’énergie psychique, il entre l’idée qu’on ne connaît l’inconscient que par ses effets, c’est-à-dire par son travail, par la façon dont il sculpte la conscience. Et l’énergie est polarisée : l’inconscient est fait d’opposés en constante réorganisation dynamique. On y trouve tout et son contraire ! Les opposés sont indifférenciés dans l’inconscient et la conscience les différencie dans la dualité qui oppose le clair et le sombre, le haut et le bas, le bien et le mal, etc. Et cependant, au cœur même de l’inconscient, quelque chose d’immuable, comme le centre d’une sphère qui est partout et dont la circonférence n’est nulle part, est à l’œuvre qui tend à l’unification des contraires, au dépassement de la dualité, dans un dépassement inconcevable. 

On peut dire encore que l’inconscient est l’eau dans laquelle vit le poisson de la conscience : nous y sommes tellement habitués, et il n’y a rien pour faire contraste avec cette eau, que nous ne la percevons pas. Mieux, nous lisons plein de gros livres à la recherche de la nature de cette eau qui nous donne vie ! La conscience vit dans sa bulle de perceptions, d’idées sur l’existence, la plupart du temps inconsciente de ce qu’il ne s’agit que d’une bulle. On peut penser cependant qu’un jour, cette bulle éclatera et alors se présentera la vision de l’Illimité que nous sommes… mais si ce moment est la mort physique, alors il sera trop tard pour incarner cet Illimité, pour le vivre dans un corps. 

Quand on explore le monde des rêves, on en arrive tôt ou tard avec Jung à l’idée que l’Inconscient recèle un savoir absolu. Il sait des choses que nous ignorons absolument, par exemple à propos du passé lointain de l’humanité. On peut lui attribuer la résolution de certains problèmes scientifiques et mathématiques, des créations poétiques et musicales, des visions prophétiques et des textes dits sacrés. Il s’avère être hors-temps, hors toutes les limites que nous pouvons tenter de lui fixer. C’est pourquoi il est relativement ridicule de parler de « mon » inconscient, « ton » inconscient. Plus fondamentalement encore, on constate qu’il y a dans l’Inconscient une mémoire de tout ce qui est arrivé, non seulement à nous-mêmes mais aussi aux générations qui nous ont précédé – et une voie d’accès vers des mémoires qui sont bien au-delà de nous – mais aussi et surtout une source créative toujours neuve, libre de tous conditionnements, qui ne cesse de créer. On touche alors au « ça crée », à la dimension sacrée qui est au cœur de l’Inconscient. 


C’est là, dans cette appréhension du Mystère vivant et créateur, que Freud et Jung se séparent radicalement. Pour Freud, l’inconscient est essentiellement la poubelle de la conscience où elle refoule ses désirs inavouables, ou les choses qui lui trop désagréables. On y trouve surtout des pulsions inabouties, des mémoires enfantines, des traits infantiles de personnalité – en bref, l’inconscient est surtout pré-rationnel. Jung ne nie pas cette dimension de l’inconscient mais considère qu’elle ne constitue qu’une couche superficielle qui est englobée dans ce qu’il appelle l’ombre personnelle. Pour Jung, l’Inconscient est la source créatrice dont jaillit, historiquement et en chaque instant, la conscience. Il lui reconnaît une dimension personnelle et pré-rationnelle, mais il en envisage la dimension collective. La psychologie moderne admet cette dimension collective en considérant la dimension transgénérationnelle de l’inconscient mais Jung va beaucoup plus loin en ouvrant la possibilité que l’Inconscient collectif soit au fond la dimension psychique commune, non seulement à toute l’humanité, mais aussi aux animaux, aux plantes, aux roches et aux étoiles, bref à l’univers entier. L’étude des expressions de l’Inconscient collectif, que ce soit dans les rêves, dans l’Alchimie, dans les mythes, montre la possibilité d’une Conscience cosmique, où mieux encore d’un lien « par l’Intérieur » entre tous les êtres, toutes les choses, même apparemment inanimées. Comme si la Conscience était la substance même de tout ce qui est, et comme si tous les êtres de tous les Univers étaient en fait Un seul Être, reliés par le Un, dans l’Amour qui est un autre nom pour cette Unité absolue qui serait le revers de la trame de la multiplicité apparente.

Avec Jung (mais non seulement lui, fort heureusement), nous touchons à ce que nous pouvons désigner comme la dimension trans-rationnelle de l’Inconscient. Nous retrouvons ici les trois strates qu’a fort bien distingué Ken Wilber dans l’évolution de la conscience, qui commence par un stade pré-rationnel dans lequel on croit au Père Noël. Mais tôt ou tard, si tout va bien, on sort de cette enfance pour élaborer une compréhension rationnelle de la réalité : le Père Noël n’est plus le Père Noël… et on se moque un peu de ceux qui continuent d’y croire – une façon de se défendre contre la nostalgie de cette enfance où tout était simple. Cependant, si tout va vraiment bien, on se heurtera aux limites de cette appréhension rationnelle du réel, qui tend à le dessécher, et on réintroduira de la magie en admettant la dimension trans-rationnelle du réel. Le Père Noël alors se révélera être un symbole de l’abondance et de la générosité de la vie, qui n’arrête pas de s’offrir en cadeau dans le présent. Il apparaîtra que, sous couvert d’inconscient (qui ne dit jamais que nous ne sommes pas conscient de ce que c’est), l’âme agit. Et nous reconduit à la nature transcendante (au sens de Kant : qui transcende nos catégories mentales, nos concepts, ce que nous pouvons en penser) de la Réalité. Or c’est précisément ce que nous pointent clairement les « philosophies » non-duelles, que l’on considère le Vedanta de Shankara, le Soufisme de Ibn Arabi, la mystique de Maître Eckhart, le taoïsme, le bouddhisme zen, etc. 

Il semble bien que Jung, qui se traitait volontiers lui-même de « fou mystique », a redécouvert un chemin vers cette Transcendance. Il disait clairement que :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la « longue route », seul un chevalier risquera la « queste et l’aventure ». »


La définition qui veut que l’inconscient est ce dont nous ne sommes pas conscient, pour utile qu’elle soit dans le champ psychologique, nous conduit au devant d’une certaine limite à partir du moment où l’on se risque à l’investigation fondamentale « qui suis-je ? ». La question se pose en effet : qui est ce « nous » qui est ou n’est pas conscient ? D’où vient-il ? Quelle est sa forme, sa couleur, sa texture ? Que mange-t-il en hiver ? Mais  nous entrons là dans un champ qui est au-delà du psychologique même s’il y a partie liée puisque nous interrogeons alors la nature de la conscience. C’est le domaine que l’on peut dire « métaphysique » ou « spirituel » qu’explorent les voies comme le Vedanta, le Zen, la Gnose, le Soufisme, etc. Ces questions que je soulevais peuvent tenir lieu de kôan, c’est-à-dire d’interrogations qui ne peuvent avoir de réponse rationnelle mais débouchent éventuellement sur une percée existentielle. 

Un kôan psychologique de base consiste en se poser, après avoir par exemple oublié sa carte de crédit dans un distributeur : qui a fait cela ? Quelle est la différence entre « l’inconscient a fait cela » et « j’ai fait cela inconsciemment » ?

Bien sûr, une telle interrogation pose toute la question de la responsabilité de nos actes, qui peut avoir toute sa valeur devant le tribunal de notre conscience morale quand nous constatons que nous avons fait quelque chose que nous n’aurions jamais, dans notre état normal, voulu faire.  Avec la notion d’inconscient, nous sommes conduits à examiner sur le fond l’origine de nos motivations et de nos convictions, et par là-même à interroger si elles sont vraiment nôtres, ou héritées, dues à des circonstances plus ou moins inconnues, ou encore influencées par des facteurs complètement inconnus. Une vision non dépourvue d’intérêt propose que nous pourrions être influencés par des éléments d’un futur non encore réalisé, mais qui cherche à s’actualiser en créant la possibilité d’exister dans notre présent, un chemin vers sa propre réalisation. Voilà qui nous fait sortir par le haut d’une vision déterministe régie seulement par la cause et l’effet, et nous oblige à envisager le pouvoir créateur de l’esprit. Cependant,  avant d’aller plus loin dans l’exploration de cette notion clé qu’est l’inconscient, il nous faut tenter de dissiper encore quelques erreurs courantes à son sujet, ce qui nous ouvrira de nouvelles perspectives  :

La première erreur commune tient dans l’affirmation que l’inconscient n’existe pas parce que personne n’a pu l’observer sous la lentille d’un microscope ou avec un télescope. C’est aussi stupide que de prétendre que la face sombre de la lune n’existe pas sous le prétexte que personne n’a pu l’observer directement. La physique contemporaine nous offre une autre analogie pertinente avec la matière noire, qui représente 27% de la matière totale de l’Univers mais que nous sommes incapables d’observer directement : nous ne pouvons qu’en déduire l’existence. De la même façon, nous ne pouvons pas accéder directement à l’inconscient car il est hors du champ de notre conscience, et aucune appareil ne nous permet d’en vérifier l’existence. Encore une fois, nous ne pouvons connaître l’inconscient que par ses effets sur la conscience,  dans nos vies – ou encore par ce qu’on appelle ses « rejetons » : rêves, lapsus, actes manqués, omissions, oublis, projections, etc. 


Cependant, il est inutile de discuter à propos de mots, qui n’ont que le sens que l’on veut bien leur donner – ce qui est intéressant est toujours d’essayer de savoir ce que les gens mettent sous les noms de ce qu’ils nient. On peut penser que les gens qui refusent ainsi catégoriquement l’existence de l’inconscient ont généralement très peur de ce qu’il pourrait y avoir en eux s’ils ouvraient la porte à ce qui, en eux, vit sous le seuil de la conscience. Leur personnage pourrait bien s’effondrer pour laisser apparaître quelque chose qu’ils abhorrent ou qu’ils redoutent. Il faut considérer cette négation de l’inconscient comme une défense et au fond, ne surtout pas chercher à la forcer car elle a sa fonction dans la psyché de la personne. Il n’est pas rare aussi que les personnes qui rejettent le concept d’inconscient considèrent que la conscience est simplement le produit secondaire d’interactions chimiques et physiques dans le cerveau. Ils se targuent d’être de purs matérialistes en refusant toute réalité propre à la psyché et toute valeur à l’intériorité : en niant l’inconscient, ils nient aussi la réalité de la conscience. Du coup, en fait, tout est inconscient et on bascule dans un paradoxe : qui parle ? Un inconscient. 😆  

Avec ces gens qui veulent s’en tenir à un modèle neurologique, et plus fondamentalement physico-chimique, pour appréhender la psyché, on peut proposer simplement d’envisager le ratio suivant : on a pu mesurer que lorsque les zones cérébrales associées à la conscience traitent 2000 bits d’information par seconde, l’ensemble du corps et du système nerveux en reçoivent 4 millions de bits par seconde. C’est un rapport au carré. Ce que nous appelons « inconscient » est simplement un concept utile pour parler de l’intelligence globale de l’organisme, comparée à celle, neurologiquement restreinte, du néo-cortex et du système limbique associé. Dès lors, ils se satisfont aussi généralement de la métaphore du système d’exploitation d’un ordinateur dont les programmes agissent en arrière-plan pour nous permettre d’utiliser les applications visibles en avant-plan, sur notre écran – qui symboliserait volontiers notre conscience, c’est-à-dire le domaine des apparences, des phénomènes, tandis que l’essentiel se déroule  dans le Fonds de l’Être.

Mais quand on rencontre des personnes qui se refusent à croire à l’existence de l’inconscient, il n’est guère utile d’essayer de convaincre de la réalité de celui-ci. On peut compter sur la réalité vivante de l’inconscient pour venir tôt ou tard ébranler les certitudes de ces esprits forts qui, à la manière de certains athées niant simplement l’idée qu’ils se font de Dieu et se bouchant ainsi l’esprit, croient qu’ils peuvent écarter ce qu’ils ne comprennent pas. Au fond, la relation à l’inconscient dit beaucoup de la relation à l’inconnu et à l’invisible, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de nous.


Une autre erreur à propos de l’inconscient consiste en proclamer « il n’y a pas d’inconscient, tout est conscience ». Ce n’est pas faux en soi : tout est en effet conscience... mais l’erreur ici est de croire que l’inconscient est inconscient ! Or l’étude approfondie des rêves nous met au contact d’un mystère remarquable : la source des rêves est beaucoup plus consciente que nous. La citation de Daniel Odier proposée plus haut nous dit que, dans la tradition tantrique, on la désigne comme étant la Conscience des profondeurs. On en revient donc encore une fois au fait que c’est nous qui sommes inconscients : quand nous parlons de l’inconscient, nous objectivons notre propre inconscience – nous admettons qu’il y a en nous quelque chose dont nous ne sommes pas conscients. Plus nous y prêtons attention, et plus nous sommes amenés à y reconnaître un ordre de conscience qui nous dépasse entièrement. 

Au début en effet, nous trouvons dans l’inconscient tout ce que nous avons oublié et tout ce que, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, nous ne voulons pas voir de nous-mêmes, de notre famille, etc. On y trouve par exemple des mémoires traumatiques qui ont été occultées parce qu’elles étaient impossibles à assimiler à l’époque où un événement est arrivé, et qui ressortent quand la psyché est assez forte, assez mûre, pour digérer l’événement. Ce qu’il y a dans l’inconscient n’est pas toujours beau, et on n’y rencontre pas que de gentils personnages, loin de là. On y trouve des animaux sauvages, des prédateurs, des serpents venimeux… mais aussi, curieusement, des licornes et des dragons, des héros mythologiques, des dieux et des déesses. Tôt ou tard, on se rend compte que notre inconscient n’est pas simplement « nôtre », mais qu’il contient l’inconscient de toute l’humanité. On peut y rencontrer un prophète biblique ou Salomé dansant avec la tête du Baptiste sur un plateau, ou encore des êtres venant d’autres planètes, qui nous emmènent visiter d’autres mondes. C’est là, au-delà du personnel, ce domaine que Jung appelait l’Inconscient collectif, ou pourrait-on peut-être dire, l’Inconscient universel. Et cependant, si on ne se laisse pas arrêter à quelque étape de ce voyage par la peur ou la fascination, tôt ou tard, on entrevoit que sous le voile de l’Inconscient, il y a quelque chose qui va même au-delà de cet Inconscient collectif. La seule façon d’en parler serait peut-être de l’évoquer comme un soleil de Conscience totale qui pourrait bien être la source de notre propre conscience, et même de cette drôle d’idée que nous entretenons qu’il y aurait quelqu’un, un « moi » pour dire sienne la conscience…

Sous le voile de l’Inconscient, il y a le soleil du Soi – concept que Jung a emprunté à l’Orient (Atman). Les Upanishad ne disent rient d’autre quand ils décrivent les quatre états de Conscience : la conscience, le rêve… et le sommeil profond qui voile l’éclat de Turya, le quatrième. Le concept d’inconscient nous est utile pour commencer à soulever le voile. Mais ne faisons par du « Soi » un autre concept dans lequel nous penserions pouvoir enfermer le mystère au cœur de l’Être et de la Conscience. Comme nous le recommande la sagesse zen, lavons-nous la bouche à chaque fois que nous prononçons des mots trop gros pour nous comme « Dieu », « le Soi », etc.


La dernière erreur sur laquelle je veux attirer l’attention ici consiste en personnaliser l’inconscient, en faire une entité séparée de nous. Nous lui prêtons des actions : l‘inconscient a dit, l’inconscient a fait… et cela peut être une façon d’échapper à  notre responsabilité, qui tient dans le fait d’être conscients, le devoir de conscience. Mais surtout, nous entérinons ainsi l’idée fausse d’une séparation d’avec la source de notre conscience. Plus précisément, nous projetons ainsi sur l’inconnu qu’est l’inconscient la réalité de notre séparation psychologique, celle qui nous fait croire que ce que nous appelons « moi » a quelque substance propre. C’est une croyance essentielle pour la plupart d’entre nous, sans laquelle nous ne saurions sans doute fonctionner, mais une étude attentive de la question montre que ce sentiment de séparation, et toute l’identité qui en découle, sont une construction mentale. En personnalisant l’inconscient, nous continuons à jouer à cache-cache avec nous-mêmes. Nous échappons à la question fondamentale : qui suis-je ? D’où vient cette conscience que je suis ?

La conscience peut poindre à partir d’un certain moment que de telles idées, comme l’existence d’un « moi » solide et qui pourrait être séparé de l’inconscient, sont tout simplement erronées et nous voilent une dimension fondamentalement ouverte du Réel, de ce qui est, au-delà de toute dé-finition. Elles constituent un enfermement, et cependant la nature même de la conscience est, entre autres facettes de ce Mystère lumineux, d’être entière et totale Liberté. Mais la Conscience n’a jamais cessé d’être libre, et elle est même libre de rêver qu’elle n’est pas libre aussi longtemps qu’elle voudra, de s’identifier à tel ou tel personnage dans son petit théâtre. Simplement, il peut aussi lui arriver de s’éveiller de son rêve et d’en rire joyeusement, car elle est Joie pure d’Être, et Conscience de cette Joie (Sat-Chit-Ananda). Mais il est inutile d’en parler car c’est simplement une réalité que l’on peut expérimenter, mais jamais saisir conceptuellement. 

On pourrait dire que c’est le sens et l’objectif fondamental de tout notre travail du rêve que de chercher à « traverser le rêve », c’est-à-dire de rencontrer le Réel tout nu, sans aucune illusion pour l’habiller, le déguiser. Cependant, si le travail du rêve ne sert qu’à essayer d’avoir des informations de l’inconscient pour résoudre nos problèmes conscients, il est vain de ce point de vue. En fait, le travail avec le rêve nous permet surtout d’interroger la nature fondamentale de la réalité dans laquelle nous vivons. C’est ce que font les différents yogas du rêve élaborés depuis des millénaires en Orient. Le kôan essentiel devient alors, non plus « qui suis-je ? » mais :

Qui me rêve ? Qui rêve ma vie ?


C’est pour soulever cet autre voile, qui tient à la façon dont nous vivons nos existences comme des somnambules en nous prenant pour quelqu’un que nous ne sommes pas, que la méditation est le complément nécessaire, avec d’autres éléments essentiels comme l’éveil de la conscience corporelle et le service, du travail avec le Soi au travers du rêve. La méditation conduit à une autre étape de dés-identification : après que l’on ait différentié la psyché de la conscience en reconnaissant l’existence de l’inconscient, on en vient à différentier la pensée de la conscience. Nous sommes alors en mesure de prendre conscience de comment nos pensées définissent la réalité dans laquelle nous vivons au travers des histoires que nous nous racontons et colorent notre expérience de l’existence. Nous devenons alors capables d’interroger les croyances et les concepts que nous utilisons pour appréhender le réel, et enfin d’user alors consciemment du pouvoir créateur de la pensée. Il devient alors évident, comme le souligne Eckhart Tollé, que « la prochaine étape de l'évolution humaine consistera à transcender la pensée. »

Mais on est dès lors largement au-delà du champ de la psychologie, pour toucher donc à la dimension psycho-spirituelle du Travail. Celle-ci implique d’aller au-delà de la dimension historique de la psyché et de la personnalité, pour ainsi dire horizontale, pour envisager la présence d’une dimension verticale, ancrée dans l’éternité du moment présent, que nos anciennes traditions désignent comme celle de l’Esprit, source de tout et en particulier de la Conscience. Si vous voulez prendre le beau risque d’envisager l’Inconscient sous un angle radicalement différent de celui que nous propose la psychologie, je vous suggère de lire le chef d’œuvre de D.T Suzuki intitulé Le non-mental selon la pensée zen. On y découvre une acception de l’Inconscient qui n’a plus rien de psychologique, qui constitue un des fondements du bouddhisme zen et peut conduire à un renversement radical de perspective. Jung lui-même, quand Ira Progoff l’a interrogé sur le sens profond de ce qu’il cherchait à transmettre, s’il pouvait parler sans risquer d’être mal compris, interprété de travers, a éclaté d’un bon rire en disant :

- Ach ! Ce serait du pur zen…


Mais pour nous, qui vivons encore dans les petites boites constituées par nos moi séparés avec des murs de concepts que nous entretenons sur l’existence, le monde, etc... il suffit sans doute à ce point d’entretenir une relation vivante avec ce mystère vivant qu’est en nous l’Inconscient. Pour cela, je ne connais pas mieux que de travailler avec les rêves, car le rêve est à chaque fois une émergence de quelque chose d’inconscient qui veut devenir conscient, qui me fait grandir en Conscience. Et dès lors, je peux tirer une conclusion pratique infiniment riche de l’idée qui veut que tout ce qui fait partie de mes rêves est en moi, dans mon inconscient. Si cela fait partie de ma vie psychique, c’est alors que c’est vivant. Si c’est vivant, je peux alors entrer en relation avec cela, dans un dia-logue. Cela fait partie de « moi », c’est-à-dire que je peux le connaître de l’intérieur, savoir ce que cela ressent, quel est son point de vue sur les questions qui me préoccupent. Et dès lors, cela pourrait me parler, m’apprendre quelque chose sur qui je suis, ce que je suis et pourquoi il m’arrive ceci ou cela. Peut-être même cela pourrait-il m’enseigner quelque chose sur le Mystère incommensurable d’Être...