mercredi 20 janvier 2016

Résilience


« Résilience » est un terme que Boris Cyrulnik a popularisé au travers de ses écrits. Le concept vient de la physique, où il s’agit de la capacité d’un matériau à absorber l’énergie venant d’un choc. Quand le choc est violent, le matériau est déformé au moins momentanément, mais s’il ne rompt pas, c’est qu’il a de la résilience. S’il est élastique, il reprendra plus ou moins sa forme initiale, sinon il conservera une trace du choc, comme une cicatrice ou une mémoire qui fera désormais partie de son histoire. Éventuellement, l’objet percuteur rebondira sous l’effet de l’énergie que lui restitue la résilience du matériau percuté. Dans tous les cas, la résilience caractérise la capacité d’une structure à maintenir son intégrité dans des conditions extrêmes où elle est mise à rude épreuve. Dans l’expérience humaine, la résilience est la capacité à se relever d’une catastrophe, ou comme on le dit couramment, à « rebondir ».

Boris Cyrulnik sait intimement de quoi il parle : enfant, il a traversé la guerre et la persécution nazie qui a tué ses parents, et il est devenu un psychiatre et psychanalyste de renom, travaillant donc aux premières loges avec la souffrance humaine pour la soulager. Quel beau rebond !

Un des privilèges de l’analyste ou interprète de rêves, c’est qu’on est régulièrement en contact avec l’extraordinaire résilience de la psyché. En effet, on peut voir dans les rêves comment la psyché symbolise les grands bouleversements et anticipe déjà un avenir alors qu’on est dans le passage. Il n’est pas rare que la fin du monde en rêve annonce ou accompagne un choc violent qui tient de la fin d’un monde pour la personne en train de rêver. Ce qui est intéressant alors, c’est comment le moi du rêve survit, ou non ; ce sont des moments de seuils de transformation sous le sceau de l’archétype mort / renaissance et il ne faut pas s’effrayer de mourir ou de voir mourir tout le monde autour de soi dans de tels rêves. Car en continuant à observer les rêves, on verra tôt ou tard surgir des signes de renaissance, comme le printemps suit l’hiver et comme l’herbe repousse après avoir été tondue. C’est la nature en nous qui se montre alors résiliente et qui poursuit son patient travail de croissance en conscience…

J’ai entendu récemment un rêve qui illustre magnifiquement ce type de seuil. Le rêveur est un homme dans la jeune quarantaine qui est venu me voir à la suite d’un désastre amoureux et d’un rêve, un cauchemar qui l’a marqué. Il en ressentait encore les sensations quelques jours après, et ce rêve l’intriguait d’autant plus qu’il ne se souvenait jamais, d’habitude, de ses rêves. En introduction, il m’a expliqué que sa conjointe l’avait quitté du jour au lendemain, qu’il n’avait rien vu venir… et qu’il était encore en train d’essayer de réaliser ce qui se passait quand il avait eu ce rêve :

Je suis avec des gens à une sorte de festival qui s'organise, dans une vallée avec des montagnes autour. On est nombreux, je connais juste la femme qui est avec moi sans savoir qui c'est. Je lui montre la toute petite scène de concert qui se monte juste devant nos yeux et lui dis que c'est une scène que je connais pour y avoir déjà joué avec mon groupe de musique ; je lui montre du doigt comment on se disposait. On discute quand il y a un mouvement de panique sur l'arrière scène. Quelqu'un hurle, un autre saute sur la scène, la contourne et attrape un type pétrifié et l'allonge. Une grosse tension, un autre homme lève son doigt et le pointe vers le ciel, il est livide et panique. Des nuages noirs de fumées, du feu, une tempête approchent à grande vitesse. On va tous se faire engloutir dans une sorte d'apocalypse, il faut agir vite. Je savais que cette tempête de feu allait s'abattre sur terre mais je ne m'en rappelais plus. Je prends la femme par la main et j'aménage un abri de fortune bien trop léger et fragile au vu de ce qui arrive, nous nous allongeons sous une simple planche de bois (la scène, partie amovible, 2 m²). La tempête qui s'abat sur nous est extrêmement violente. Je dois garder les yeux clos pour les protéger de la lumière très forte, des fumées âcres, et des bourrasques très puissantes chargées de poussière. La chaleur est insupportable, il y a des bruits énormes de tremblements, grondements, impacts, éruptions. Tous mes sens sont soumis à l'extrême. Des gens hurlent et meurent autours de nous sans que je puisse savoir qui ni leur porter secours. J'attends ma mort, moi aussi je vais brûler bientôt, la tempête dure des heures, des jours ? J'ai perdu la notion du temps, mon corps est épuisé, je dois ménager mes respirations, ralentir mon rythme cardiaque et me mettre dans un demi-sommeil pour ne pas trop respirer de fumées toxiques, pour tenir. La tempête passée, je constate que le monde autour est détruit, méconnaissable, post apocalyptique, désolant, irréversible, beaucoup de morts, le relief du lieu n'est plus le même, l'air est chaud et poussiéreux, il n'y a plus de végétation, tout a été modifié. Je cherche l'amie avec qui j'étais mais je ne la trouve pas. Je ne trouve personne de vivant, je me réveille.

Le rêve donne des indications précieuses sur la façon de traverser la crise, et même s’il se termine dans une ambiance de désert apocalyptique, il laisse entendre qu’il y aura une suite, une nouvelle vie. Deux suggestions ressortent en particulier :

Il est recommandé au rêveur de prendre soin du féminin en lui, symbolisé par cette amie avec qui il s’abrite. Il s’agit, dans le désastre qu’il traverse, de prendre soin de ses sentiments, de sa sensibilité – il lui est suggéré de la prendre par la main et de l’emmener à l’abri. Il importe aussi, sans doute, qu’il reste en relation avec des femmes, mais plus à ce point sur le mode amical qu’amoureux.

Le rêveur est aussi prévenu que la crise sera longue et le poussera dans ses limites, à l’extrême de sa capacité d’endurance. Il lui est suggéré de prendre soin de cette capacité en s’économisant, et pour cela d’entrer en demi-sommeil, c’est-à-dire de tout mettre en veilleuse. Ce n’est pas le temps de faire des projets ou de s’extérioriser ; au contraire, le rêveur doit se protéger. Il s’agit donc de s’ancrer dans l’instant présent pour traverser la fin du monde pas à pas...

Mais surtout, le rêve invite le rêveur à se responsabiliser dans ce qui arrive, c’est-à-dire à éviter de s’enfermer dans le rôle de la victime. Il savait ce qui allait arriver, qu’une tempête approchait, mais il l’avait oublié c’est-à-dire que les indices qui auraient pu lui mettre la puce à l’oreille étaient retombés dans l’inconscient. Il le savait inconsciemment, ou si l’on veut ergoter : l’inconscient le savait pour lui. On ne trompe pas l’inconscient. Il y avait eu des indices, ne serait-ce bien souvent dans le non-verbal, et cela ne lui avait pas échappé à un certain niveau de perception, cependant il n’avait pas considéré l’information, elle n’était pas parvenue à sa conscience et il n’avait donc pas pris de mesures de protection adéquates.

Il y a là toute une leçon de vie, et de conscience. On a établi que le système nerveux traite 4 millions de bit d’information par seconde, mais la conscience en traite 2 mille bit dans la même seconde. C’est une métaphore informatique pour dire que le rapport entre ce que la psyché capte de l’extérieur et ce dont nous tirons parti consciemment est de l’ordre du carré. Le cerveau agit essentiellement, semble-t-il, comme un filtre qui écarte ce qui n’entre pas dans les histoires qu’il se raconte, tant que cela n’atteint pas un seuil où il doit intégrer le fait nouveau. Si on veut se prémunir de ce genre de mésaventure, il faut prêter attention aux moindres ressentis, aux tout petits malaises et sentiments d’inadéquation. Mais surtout, il faut être conscient qu’on peut se raconter des histoires, vivre dans une illusion ; pour moi, dans la suite de Richard Moss, la méditation est l’art d’écarter les histoires pour être entièrement présent à toutes les impressions, tout ce qui, venant de l’extérieur ou de l’intérieur, veut devenir conscient.

On peut se demander comment le rêveur a pu négliger une telle information dans le rêve, et cela signale qu’en fait, l’inconscient voyant arriver la tempête avait accepté que la conscience y soit exposée. Il n’a pas jugé bon de l’alerter par un cauchemar significatif à un moment décisif. On pourra donc dire que cette catastrophe entrait dans les plans du Soi comme on aurait dit en un autre temps que c’était la volonté divine. Mais qu’est-ce que le Soi peut rechercher dans de tels cataclysmes ? On retrouve cette image dans nombre de traditions, qui veut que pour devenir pleinement adulte (psychologiquement), il faut à un moment passer par le feu, tout perdre... et il était clair que le rêveur était dans ce passage. Mieux, cela confère une force, et c’est justement la capacité de résilience : « Ce qui ne tue pas rend plus fort », disait Nietzsche. Ayant tout perdu, on peut se permettre de tout risquer et de tout perdre à nouveau, car on sait qu’il y a une vie après la mort, une possibilité de renaissance.

Mais, finalement, le plus important est que cet étrange oubli dans le rêve suggère paradoxalement une attitude de responsabilité face à ce qui arrive : quelque chose en lui savait ce qui aller arriver ; il pouvait donc considérer qu’à un certain niveau, fut-ce inconscient, cela a été l’objet d’un choix, ne serait-ce que d’ignorer le danger. Un amour peut valoir le risque de s’y brûler les ailes. Plutôt que de se traiter d’idiot qui n’a rien vu venir ou de se morfondre en victime, ce peut être l’occasion d’honorer la beauté et la force de cette passion qui a jeté au milieu du feu de la transformation, et d’assumer, de ne surtout pas regretter d’avoir aimé. On reconnait bien là les jeux de l’anima, de la femme intérieure de l’homme qui se projette sur la femme réelle au point de la masquer – c’est un démon. Mais ses jeux, dit Jung, entrainent l’homme dans l’aventure de la vie.

La plus belle façon de conclure un jour une telle histoire, aurais-je aimé dire à mon rêveur avant qu’il ne reparte, c’est de faire un travail de pardon jusqu’à remercier la femme de lui avoir donné tant à aimer – on peut mesurer à l’ampleur de la catastrophe la grandeur et la force de l’amour. Il s’agit aussi dans ce cas de se demander pardon à soi-même de s’être mis dans un tel pétrin et de se remercier de se donner une telle occasion d’apprendre à différencier la femme rêvée, l’anima, de la femme réelle.

Il reste qu’à la fin du rêve, le rêveur est seul. Il cherche en vain l’amie qui l’accompagnait : il a perdu contact avec ses sentiments, sa sensibilité. Il ne trouve personne de vivant : il doit passer par une phase de mortification radicale, diraient les alchimistes. Il n’y a plus de végétation : les plantes symbolisent ce qui croit en nous – le rêveur doit passer par un temps d’arrêt où tout semble stérile. Mais surtout, il doit repartir seul dans la vie, assumer ce sentiment inévitable qui fait de la vie un désert.

Étienne Perrot décrivait fort bien cette réalité en l’élargissant à notre situation collective : « Les psychologues le savent bien, rejoignant en cela les alchimistes et mystiques, toute naissance doit être précédée d'une mort, le grain de blé doit pourrir pour donner du fruit. Les convulsions de notre époque préparent l'instauration d'un ordre renouvelé. Dans l'univers intérieur la nature a horreur du vide. Accepter le tableau sans fard de sa misère est déjà une démarche créatrice : dès ce moment le désert s'apprête à refleurir. »[1]

Une autre notion appartenant à la physique décrit finalement très bien ce qui se passe dans de tels moments. Ilya Prigogine a reçu le prix Nobel pour sa découverte des structures dissipatives. Celles-ci sont des structures ouvertes qui échangent de l’énergie avec leur environnement et maintiennent un équilibre interne. A la différence des autres structures qui s’effondrent sans rémission quand elles reçoivent trop d’énergie, par exemple au moment d’un choc, les structures dissipatives ont une capacité de réorganisation surprenante. Elles aussi s’effondrent en chaos quand l’apport d’énergie dépasse leur capacité d’absorption, mais c’est pour se réorganiser à un niveau supérieur de complexité qui leur permet d’intégrer encore plus d’énergie que précédemment. Elles évoluent par « transition de phase », c’est-à-dire qu’il y a une discontinuité chaotique entre deux niveaux d’organisation, et la structure résultante est alors capable d’absorber beaucoup plus d’énergie que la précédente.

La biologie et la psychologie se sont emparées de cette idée. Les organismes vivants et la psyché sont des structures dissipatives. La conscience manifeste cette capacité de réorganisation à des niveaux supérieurs après avoir absorbé un choc. Les transitions de phase se traduisent chez les êtres humains par leur maturation, qui les amène à envisager une perspective plus large et plus consciente que précédemment. Et finalement, il semble que le fameux éveil ne soit rien d’autre qu’une transition de phase[2] entre un niveau d’organisation primitif qu’on appelle « ego » et un autre niveau de conscience caractérisé par une plus grande quantité d’énergie. Mais pour y parvenir, il faut donc accepter de passer par le chaos et faire confiance à notre capacité de résilience, c’est-à-dire à la capacité qu’a la nature en nous de se régénérer. Il n’y a pas de meilleur guide que les rêves pour traverser de tels moments…



[1] In Etienne Perrot, "La voie jungienne et le temps présent", in Bulletin archive n°19, Groupe d'études CG Jung, Paris. Merci à Michèle Le Clech pour m’avoir fait connaître cette citation.
[2] Je dois cette idée à Richard Moss, qui en parle d’expérience…

dimanche 3 janvier 2016

Silence



En ce début d’année, je suis happé par le silence. 

Cela va avec la saison, l’hiver et son manteau blanc qui, ici à Montréal, recouvre tout. Les bruits extérieurs sont amortis, comme feutrés. Tout incite à rester en dedans, au chaud, dans un état proche de l’hibernation, favorable à la rêverie.

Le silence s’impose.

Comme un arrêt méditatif. Une interrogation ouverte.

Le tumulte de l’année écoulée s’éloigne. Il en reste quelque chose de douloureux. Des images terribles. La guerre dans Paris, et un peu partout sur notre belle planète. Notre maison commune est en feu. Et voilà qu’au pôle Nord, un 31 décembre, on aura eu une température supérieure au point de congélation. J’en reste sans voix.

Trop de maux. Trop de mots, peut-être...

Tout le monde semble avoir son avis à donner sur ce qui se passe, ce qu’il convient de faire. Les opinions s’entrechoquent. Loin d’apporter une solution, elles font partie du problème : chacun, moi y compris bien sûr, y va de son analyse avec ses peurs et ses convictions, sa certitude d’avoir raison. Et pourtant, l’honnêteté ne commanderait-elle pas de se taire et de revenir en soi plutôt que d’ajouter à la cacophonie ambiante ? 

C'est le temps d'incuber un rêve, de méditer.

Je vous souhaite une excellente année 2016, et pour vous dire mon vœu, je laisse le dernier mot au poète (Christian Bobin) :

« Il n'y a rien à trouver dans cette vie que le « oui » qui définitivement l'enflamme. »