samedi 21 décembre 2019

Sous les étoiles

Je ne trouve pas le temps d'écrire pour le blogue ces temps-ci car je me consacre de plus en plus à l'écriture de fiction, ce qui tient d'une autre forme de travail avec l'inconscient et le rêve. Pour le solstice d'hiver, je vous offre ci-dessous une nouvelle inspirée par la lecture de la Bhagavad Gita dans la traduction remarquable qu'en a donné Stephen Mitchell, et vous souhaite une très heureuse remontée dans la lumière.

Si vous préférez lire cette nouvelle  en PDF, vous la trouverez : ici.


Le Seigneur Bienheureux dit :

Comme le vent toujours mouvant
Qui va partout mais toujours reste
Dans les limites de l’espace,
Tous les êtres restent en moi.

Ils retournent dans ma matrice
Au terme du cycle cosmique –
Ce qui fait cent cinquante mille
milliards de tes années terrestres.
Bhagavad Gita, Chant IX- 7


Ilya est heureuse. Son cœur se dilate au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer. En regardant silencieusement le soleil se coucher à l’ouest en compagnie de son cher et tendre, elle récapitule cette journée qui restera dans les annales, au moins dans les siennes mais aussi certainement celles du Peuple. Elle se félicite intérieurement de la chance qui est la sienne, de pouvoir exercer sa passion pour la science et les étoiles. Elle ne sait qui elle pourrait remercier pour cela car elle n’est pas comme ces prêtresses qui croient pouvoir tutoyer la Créatrice des mondes mais un grand souffle de gratitude gonfle sa poitrine. Elle se félicite elle-même pour le travail accompli. Là, elle sait à qui peut aller sa gratitude – à elle-même au premier chef, pour vingt-cinq années de recherches patientes, pour sa ténacité devant les obstacles et l’absence de résultats. Et puis à ses collaboratrices, sans qui rien n’eut été possible, pour leur fidélité, leur diligence, le travail invisible qu’elles ont fourni tout au long de ces années et dont elle, Ilya, allait tirer gloire. Car bien sûr on ne se souviendra que de son nom. C’est ce dernier qui sera inscrit sur la stèle commémorant sa découverte. Et pourtant, elle n’aurait jamais pu y arriver sans les efforts combinés d’une dizaine des chercheuses les plus brillantes que compte sa génération, ni sans toutes les générations de chercheuses qui les avaient précédées. Le résultat qu’elle avait obtenu aujourd’hui était simplement l’apogée provisoire d’une immense vague portée par des millénaires d’efforts pour savoir, comprendre, envisager l’incroyable mystère d’être dans cet univers.
La vie est merveilleusement faite, se dit-elle, encore une fois avec la vague impression qu’elle aurait dû éprouver de la gratitude, mais pour qui donc ? Il fallait qu’elle naisse dans un monde où les femmes sont vouées essentiellement aux arts et aux sciences, toutes activités qui demandent une profonde intériorité. Les plus douées d’entre elles, celles qui ont accompli quelque chose qui peut être dédié à la Déesse, peuvent devenir des prêtresses de Ça, la divine Présence qui unit en Elle le Féminin et le Masculin de l’Univers, enlacés dans une étreinte éternelle et dont la jouissance absolue créait les mondes à l’infini. Justement, elle détient désormais la preuve que cet infini est fini, se dit-elle. En tout cas a-t-il eu un commencement dans le temps. Non, pas dans le temps, corrige-t-elle en secouant la tête. Un commencement du temps. Mais qu’y-a-t-il eu avant le commencement du temps ? Bien sûr, cette question n’a aucun sens, décide-t-elle, puisque « avant » fait partie du temps. Un autre univers, et encore un autre univers. Une infinité d’autres univers. Comme une respiration d’univers. Curieusement, cette pensée déclenche une chaleur dans son ventre tandis qu’elle sent une humidité brûlante entre ses cuisses. Elle en mouillerait presque sa culotte, alors elle s’attarde sur cette pensée qui la conduit au bord d’un désir brûlant qu’elle ne s’explique pas : notre univers n’est qu’une expiration de quelque chose. Voilà une idée qui remet en perspective les textes sacrés qu’elle a lu enfant sans rien y comprendre. Elle se remémore :
Au commencement est la Parole Créatrice
La Parole Créatrice est tournée vers la Matrice originelle
La Parole Créatrice est la Matrice originelle.
D’Elle, tout. Sans Elle, rien.
Elle se moquait enfant, avec ces camarades, de ces mots qu’on les obligeait à répéter pour qu’ils se gravent dans leurs esprits. Curieuse déjà, et logique comme sont toutes les petites filles, elle interrogeait la contradiction apparente entre le fait que ce texte était censé parler du commencement du monde, et le présent éternel dans lequel il était énoncé. Sa mère, qui n’était pas encore devenue alors une des prêtresses émérites de Ça suite à l’immense fresque qu’elle avait peinte pour raconter l’histoire du Peuple, souriait tendrement en hochant la tête. Son père, un des plus éloquents philosophes de son temps, clignait de l’œil devant ses questions avec un air malicieux. Il lui disait souvent :
- Va au bout de tes questions, Ilya. Personne d’autre ne peut y aller, que toi…
Elle a longtemps pris ces mots pour un encouragement à penser par elle-même, et à aller au bout d’elle-même, de ce qui l’animait, l’interrogeait, la passionnait. Une injonction à être elle-même et à devenir la chercheuse qu’elle pressentait être. Puis plus tard, elle avait compris qu’il refusait ainsi d’amener la moindre réponse qui eut pu faire obstacle au cheminement de ses questions, et qu’il la prévenait contre tout avis extérieur qu’elle recevrait en réponse à ses interrogations. Non que ces avis généreusement offerts soient nécessairement faux ; ils étaient même certainement vrais, au moins pour celles et ceux qui les lui offraient, si du moins ielles étaient allés les lire au fond de leur être. Car s’ielles ne faisaient que répéter ce qu’on leur avait dit, ielles ne propageaient que l’ignorance dans laquelle ielles se complaisaient. Finalement, le message de son père, longuement médité avec le soin qu’il accordait à l’éducation de la génération suivante, et particulièrement de sa fille unique, était qu’elle ne trouverait la vérité qu’au fond d’elle-même. Elle en était encore loin, se dit-elle, mais elle avait fait un pas décisif vers celle-ci et la réponse lui était venue des étoiles, ou plus exactement, d’au-delà des étoiles. Une onde de tristesse la traverse quand elle pense au plaisir qu’elle aurait eu d’en parler avec lui, et du vide que son décès a laissé dans sa vie et dans celle de sa mère.
Son regard revient à Arthuyr, qui se tient devant elle tandis que le soleil jette ses derniers feux par-delà l’horizon. C’est l’heure bénie, qui voit l’immensité de la nuit s’ouvrir et invite la conscience curieuse, enivrée d’imagination et de questions sans réponse, à la pénétrer. Elle a toujours préféré la nuit au jour, le rêve à la réalité brute qui n’en est qu’une version dégradée, limitée et limitante. Et dans l’écrin de cette nuit, il y a un joyau, pour elle, rien que pour elle, dans la personne d’Arthuyr dont les yeux patients indiquent qu’il attend qu’elle sorte de sa rêverie et reprenne la discussion où ielles l’ont laissé. Il est superbe dans sa tunique mauve avec les bras ornés de bracelets de pierres phosphorescentes qui relâchent la lumière solaire accumulée tout le jour. Elles éclairent son beau visage dans la pénombre qui s’installe, en accentuant le relief et faisant ressortir les ombres dans le pourtour de ses yeux et dans le creux que dessinent ses lèvres. Elle aurait aimé être capable de le sculpter pour garder ce corps intact dans sa beauté pour l’éternité, ou du moins jusqu’à la fin de son existence. Au milieu de son front luit une pierre rouge, le rubis qu’elle lui a offert pour célébrer leur union. Sur sa poitrine, un poisson d’or signale son appartenance à l’ordre des Bardes, des poètes amants de la Beauté, au service de laquelle il a juré fidélité. Il est voué à chanter la merveille de vivre, les louanges de la Créatrice qui, dans son infinie bonté et sa prodigieuse intelligence, a accouché de cet univers, leur prêtant existence commune. Elle se rengorge en pensant que son homme est vraiment beau, et qu’elles sont nombreuses à l’envier d’avoir son attention. Bien sûr, il est libre, comme le sont tous les adultes du Peuple, et elle est fière de voir que jour après jour, il se détourne de tous les appâts odorants et colorés, pour le moins excitants – elle-même y goûterait volontiers, elle le reconnaît – pour lui revenir, à elle seule. Elle est magnifique, elle le sait, et tout particulièrement ce soir, elle s’est faite belle dans sa robe orange, à l’échancrure ouverte jusqu’au-dessus du bas-ventre, sans bijoux comme il convient à une scientifique vouée à la pureté de la vérité, sauf un collier de pierres de lune scintillantes qu’il lui a offert un an après qu’ielles se soient rencontrées.
Sa bouche fait une légère moue tandis qu’il se penche pour servir leurs verres d’un excellent vin qu’elle a débouché pour l’occasion, unique, de célébrer l’aboutissement de sa patiente recherche. Elle songe qu’elle a de la chance qu’il se soit incarné en même temps qu’elle, à moins que cela n’ait rien à voir avec la chance, lui murmure une petite voix intérieure qu’elle se promet d’aller interroger. Elle n’aurait pas pu en aimer un autre que lui. C’est une évidence et elle en sourit, car elle sait bien que c’est le genre de vérité qui caractérise justement l’amour, c’est-à-dire que lui dictent ses hormones déchaînées, et qu’un examen scientifique démentirait. Mais elle veut bien, en cette matière, ne pas être une scientifique et s’abandonner au vent lunaire qui souffle en elle. Elle a de la chance tout de même car ils sont rares dans le Peuple les hommes qui abandonnent les armes et renoncent à se battre pour le pouvoir, la domination sur leurs congénères mâles. Ils entretiennent la légende de lézards primitifs qui vivaient dans les forêts du Nord voilà quelques millénaires, et qui pourraient resurgir, pour conserver leurs équipements guerriers et organiser des joutes, soit-disant au motif de l’entraînement. C’est un archaïsme qui vient de l’époque où les meilleurs guerriers prétendaient au trône et s’arrogeaient les plus belles femmes. Heureusement, les reines guerrières aidées des magiciennes y avaient mis un terme car alors, c’était moins l’ennemi déjà illusoire qui violait les femmes que les brutes enivrées par leur propre puissance sans maîtrise. Depuis lors, ce sont les Mères, le conseil des anciennes assistées par les prêtresses, qui désignent ceux parmi les hommes qui exercent le pouvoir, sous le contrôle des Gardiennes de la terre et de la vie. Mais rares encore sont les hommes qui, ayant renoncé aux armes et au pouvoir, deviennent poètes ou philosophes, et plus tard éventuellement mages et guérisseurs. Ceux-là se montraient dignes de rejoindre les rangs des femmes, c’est-à-dire en fait des êtres conscients sans distinction de sexe, au service de la vie. Arthuyr est un de ceux-ci, et parmi les plus brillants. Elle est décidément flattée qu’il s’intéresse à elle, à ses recherches et plus encore, tout simplement à elle-même, sa lune radieuse, comme il aime à l’appeler. Il est bien son soleil, quoiqu’en fait, se dit-elle tandis que l’astrophysicienne reprend le dessus en elle un moment, il y a là une inversion car astronomiquement partant, la lune reflète la lumière du soleil. Mais dans l’ordre du cœur, tout est inversé, lui a-t-il déjà expliqué, et c’est la lune qui rayonne, le soleil qui sert.
Il lui tend un verre et quand elle le saisit, il lève silencieusement le sien. Elle sait ce qu’il attend, avec la douceur et la patience qui le caractérise. A la gauche d’Ilya, c’est-à-dire à l’Est, calcule-t-elle rapidement, une lueur bleue commence à teinter le ciel. Les deux verres s’entrechoquent dans un tintement, et il dit :
- A ton succès, ma chérie !
Elle opine de la tête et ielles boivent chacune une gorgée de cet excellent vin, récolté et mis en bouteille lors de l’année même où elle a entrepris sa recherche, vingt-cinq ans auparavant. Une année exceptionnelle. A son tour, elle lève son verre et elle dit :
- A l’horizon incommensurable que nous ouvre le petit pas que je viens de faire. A celles qui poursuivront la recherche après moi !...
Il sourit en penchant la tête, visiblement ému, et les verres s’entrechoquent à nouveau tandis qu’à l’Est commence à apparaître une petite lune bleue qui monte rapidement au-dessus de l’horizon. Ielles boivent à nouveau une gorgée et il lève son verre sans mot dire en le présentant à la lune pour qu’elle le bénisse. Elle en fait autant. Il se tourne alors vers elle et, souriant, demande :
- Bon, explique-moi. Je n’ai encore rien compris…
Elle acquiesce de la tête et réfléchit. Où en étaient-ils avant qu’il ne l’interrompe en attirant son attention sur le ciel rougeoyant à l’ouest et l’invite à contempler avec lui ce moment unique qu’est le coucher du soleil ? Ah oui, elle en était à récapituler un peu l’histoire de l’astronomie pour qu’il puisse situer sa découverte. Il savait, comme la plupart des adultes du peuple, que leur planète était la troisième, en comptant à partir du soleil, du système solaire. On lui avait expliqué que bien que petite, cette planète était tout à fait unique de par son atmosphère et les conditions propices qu’elle présentait pour l’apparition de la vie, phénomène apparemment unique dans l’univers. Il n’avait pas de difficulté à la suivre quand elle lui expliquait que leur système solaire était somme toute un système tout à fait banal, organisé autour d’une étoile moyenne et relativement jeune, dans la banlieue de la galaxie, c’est-à-dire assez loin, heureusement, d’un centre qui semblait absorber les étoiles tourbillonnant autour de ce point aveugle que leurs instruments ne parvenaient pas à observer. Jusque-là, il la comprenait bien et il était même capable d’envisager, ce qui était plus rare chez les hommes, que la mesure du temps dépendait de la vitesse de la lumière.
Ils avaient longuement discuté de cette idée une autre fois et elle enthousiasmait Arthuyr, qui se l’était figurée en imaginant qu’il chevauchait un rayon de lumière qui croisait un autre rayon de lumière qu’elle aurait chevauché, et qu’ielles se seraient fait alors alors signes. Son imagination et sa façon de penser la déroutait. Les hiérarques bien avant elle étaient parvenues à cette conclusion de la relativité du temps et de l’espace en fonction du seul invariant de la vitesse de la lumière au prix de savants calculs qui lui avaient réclamé plusieurs années d‘étude pour les assimiler entièrement. Et voilà que le poète, en un éclair d’intuition, avait embrassé tout le problème, ce qu’elle avait vérifié en deux jours intensifs de calcul. Elle étudiait la possibilité de présenter cette démonstration au Collège des Aînées de la Science, mais il restait à surmonter la difficulté de faire valoir que c’était un homme qui avait amené cette approche inédite de la question, ce qui serait discuté plus encore que la démonstration en elle-même. Mais elle ne pouvait passer la contribution d’Arthuyr sous silence et en prendre le crédit pour elle. Elle s’attellerait à ce problème un autre jour. Pour l’instant, il attend, souriant. Le mieux est de repartir de là, se dit-elle. La lune bleue est maintenant toute ronde au-dessus de l’horizon. Elle parle enfin :
- Tu te souviens de ce que je t’ai expliqué à propos de la constance de la vitesse de la lumière dans toutes les directions et dans tous les milieux, et des conséquences que cela a sur notre perception relative de l’espace et du temps ?
Il hoche la tête.
- Bien sûr. C’est prodigieux. D’ailleurs, ne m’as-tu pas dit qu’il est dès lors impropre de séparer le temps des trois dimensions de l’espace, et que nous devrions parler plutôt d’espace-temps, comme un continuum quadridimensionnel ?
Elle sourit d’aise. C’est vraiment un bonheur pour elle d’avoir un interlocuteur de ce niveau pour discuter et réfléchir à haute voix, ce qui ne les empêchait pas d’ailleurs d’arrêter de penser à d’autres moments. A nouveau, cette chaleur dans le bas-ventre et comme une poussée dans ses reins. Il lui faut se concentrer pour garder le fil de son idée :
- En effet. Et te souviens que notre doyenne, la grande Ludyana, a établi que nous sommes dans un univers courbé par la gravitation, un peu comme si nous étions des fourmis à la surface d’une sphère ?
- Absolument. Quelle idée ! Aucun poète, aucun philosophe n’aurait pu arriver à une telle conclusion…
- D’autant que nous savons que cette sphère se contracte. Les étoiles se rapprochent les unes des autres, et les galaxies en font autant…
- Mais ne m’as-tu pas dit que vous soupçonnez, sans pouvoir le prouver entièrement, qu’en un autre temps, un autre âge de notre univers, la sphère se dilatait ?
Elle frétille d’excitation. Il la devance, comme souvent, dans son raisonnement, par cette merveille de l’intuition pure.
- Oui, précisément. Et c’est là que ma découverte intervient justement, en amenant un élément décisif en faveur de cette hypothèse. Car tu comprends bien qu’il ne s’agit là que d’hypothèses validées par des expériences, pas des certitudes mystiques révélées par Ça ou qui que ce soit d’autre ?
Il sourit.
- Oui, j’ai bien compris cela et c’est là que je vous admire, vous autres scientifiques, de pouvoir regarder les vérités que vous avez sous les yeux comme des modèles provisoires, des lunettes au travers desquelles vous regardez la réalité… sans jamais vous arrêter.
Elle le regarde avec indulgence. Elle sait de quoi il veut parler, ils en ont déjà discuté. Lui, tout émotionnel qu’il est en tant que mâle, ne peut qu’aller d’une vérité à l’autre en la prenant à chaque fois pour un absolu. C’est un peu comme avec les femmes, l’avait-elle blagué : quand il est amoureux de l’une d’elles, elle éclipse toutes les autres et voilà qu’elle est l’unique amour de sa vie. Alors qu’elle peut accueillir plusieurs amants, et jouir de chacun d’eux, conservant de chacun quelque chose d’unique. Ainsi en va-t-il des théories scientifiques, qui sont autant de vêtements posés sur l’incroyable mystère qu’est la réalité. Il avait accepté, en même temps que la relativité de l’espace-temps, la relativité des vérités scientifiques, ce en quoi il rejoignait les plus brillants philosophes, dont le père d’Ilya était. Ils étaient tombés d’accord que le poète et la scientifique qu’ils étaient se rejoignaient dans l’émerveillement devant la beauté et l’immensité du mystère. Il l’avait ému, lui laissant pressentir qu’il entrevoyait quelque chose qu’elle ne saisissait pas encore, quand il lui avait dit que seul un amant éperdu d’amour pouvait contempler la Réalité dans sa nudité, sans vêtement, sans théorie. Alors, avait-il ajouté, c’est la Créatrice Elle-même, la Divine, la Radieuse, que contemplerait l’amant. Mais dès lors, il n’y avait plus d’amant car il était consumé par ce feu d’amour, comme le papillon s’offrant à la flamme. Que l’amour puisse être un moyen de connaissance, cela continuait à échapper à Illya. Et cela l’émouvait profondément de penser qu’il avait peut-être là quelque chose à lui enseigner, à lui montrer, qui pourrait la combler au-delà de toute mesure. Car si la vérité et l’amour pouvait s’unir dans son expérience et sa compréhension comme elle et lui s’unissaient parfois dans leurs corps, elle le sentait obscurément : tout en elle et dans l’univers, serait réuni. Un.
- Pour en finir avec les préliminaires, tu te souviens de la conséquence remarquable de la courbure de l’espace, à savoir que si tu partais dans l’univers en suivant une ligne droite, au bout d’un temps très long mais non infini, tu reviendrais à ton point de départ ?
- Oui, c’est clair. Et cela introduit une étrange question, n’est-ce pas ? Dans quel espace sur-jacent se déploie cette sphère à la surface tridimensionnelle dans laquelle nous, petites consciences prises dans les rets de la relativité, vivons si brièvement ?
- Exactement.
C’était mieux formulé qu’elle n’aurait pu le faire. Avec la touche poétique renvoyant à la brièveté toute relative de leurs existences. Ils avaient déjà discuté du fait que, même s’ils avaient été voués à vivre aussi longtemps que le soleil, cela leur aurait paru bref. Que c’était la nature du temps et de la conscience. Bon, elle peut maintenant tout lui dire car elle sait qu’il aura tous les éléments pour comprendre la portée de ce qu’elle va lui annoncer. Elle commence donc par le commencement :
- Bon, alors voilà. Comme tu sais, je suis en charge, avec beaucoup d’autres, de l’analyse des résultats obtenus par l’Œil, qui est en fait une immense oreille car il nous permet d’écouter le rayonnement de l’univers en captant sa lumière dans toutes les directions et toutes les fréquences accessibles, et d’observer les galaxies lointaines...
Il acquiesce de la tête en resservant le verre qu’elle tient encore en main, presque vide, et il lève la bouteille vers le ciel en disant avec emphase :
- Oui. Gloire aux deux générations de physiciennes qui t’ont précédée et se sont attelées à la tâche prodigieuse de construire l’Œil par lequel nous pouvons percer les secrets de l’univers lointain ! Gloire à elles, et à toi qui recueille les fruits de leurs efforts !…
Elle est touchée. Elle lève son verre. Il a raison. L’Œil est un prodige de technologie, la plus avancée du Peuple, et ce projet n’a été rendu possible que par la collaboration de milliers de chercheuses anonymes, et aussi par l’établissement de la paix sur l’ensemble de la planète, permettant la multiplication des observatoires tout autour du globe et le partage de l’ensemble des résultats, au bénéfice de toutes les académies de recherche. Il se ressert à son tour. Elle continue :
- Plus précisément, ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que je suis chargée, avec beaucoup d’autres, de travailler à la correction des erreurs et l’élimination des interférences qui peuvent venir de différentes sources. Par exemple…
Elle montre de la main les lumières dans la vallée qui sont maintenant allumées. Elle jouit de vivre dans les hauteurs, dans la pureté de la nuit qui les enveloppe désormais, avec les étoiles toutes proches qui commencent à poindre. Elle apprécie qu’il n’éprouve pas plus qu’elle le besoin d’allumer les feux éclairants et qu’il goûte la douceur de l’obscurité bleutée dans laquelle ils parlent.
- Par exemple, la pollution lumineuse des villes peut être une source d’interférence, et quantité d’autres facteurs. Or Thuryana, qui m’a formée et dont j’ai pris la relève, et son équipe, étaient parvenues en leur temps à une conclusion étonnante, que nous prenions cependant encore alors pour résultant d’une anomalie : il y a un bruit de fond dans l’univers. Ou plutôt, devrais-je dire, il y a un rayonnement de fond.
Elle se tait quelques instants, le laissant apprécier ce qu’elle avance. Il a le front plissé, ce qui l’amuse. Il interroge :
- Tu veux dire que vous vous attendiez à ce que le rayonnement que vous observez soit seulement celui des étoiles que vous voyez avec votre Œil ?
Elle est surprise de la rapidité avec laquelle il va au cœur du problème, encore une fois.
- Oui, c’est cela. Nous nous serions attendu à ce que la lumière observée le soit sur un fond entièrement neutre, comme une note de musique se détachant sur le silence...
Il poussa un léger grognement appréciateur, l’invitant à poursuivre.
- J’ai passé quinze ans à me battre contre cette anomalie en cherchant toujours à améliorer la technologie, que je soupçonnais d’être la cause de ce bruit de fond. Je suis devenue la spécialiste incontestée du problème. Et puis j’ai dû me rendre… à l’évidence. Une évidence que j’ai mis encore dix ans à établir sans aucune contestation possible.
Elle marque une pause. Ce qu’elle va dire fera date dans l’histoire de la science, elle le sait. Il est le premier, hors de son équipe avec qui elle a validé et revalidé tous les résultats, les observations et les calculs, à entendre ce qui va suivre :
- Les filles et moi avons tout tenté, et nous sommes arrivés à la conclusion que quelle que soit la technologie employée, quelles que soient les conditions, et quelle que soit la direction dans laquelle nous écoutons – sa voix s’étrangle – il y a un bruit de fond dans l’univers. C’est-à-dire qu’il y a un rayonnement fossile, qui nous vient des temps les plus lointains qu’ait connu l’univers…
Il s’agite tout à coup, semblant tout aussi remué qu’elle par ce qu’elle vient d’énoncer :
- Un rayonnement fossile, dis-tu ? Comme ces fossiles que nous retrouvons dans le sol, et qui nous parlent du passé lointain de notre terre, des espèces végétales et animales qui nous ont précédé, qui ont disparu depuis longtemps ?
- Oui.
- Mais alors… ?
Elle ne peut que hocher la tête devant l’énormité de ce qu’il est en train de comprendre, comme elle a fini par le comprendre. Il interroge encore :
- D’où vient ce rayonnement fossile ? De quel événement universel, en avez-vous une idée ? Le début d’une idée, une hypothèse ?
Elle sourit. Il ferait un parfait petit scientifique si les hommes étaient admis dans ces domaines de la pensée pure. Elle boit une gorgée avant de répondre avec une voix qui tremble un peu :
- Oh, nous avons mieux qu’une hypothèse. Une certitude, pour une fois. Il n’y a qu’une explication possible…
Elle ménage son effet, le suspense, en songeant quelques instants à l’ironie de la chose. Il fallait que ce soit elle, qui agaçait son père en lui disant que toutes ces histoires de création de l’univers et de commencement du temps n’étaient que des fariboles bonnes pour des hommes en proie à leurs rêveries émotives, s’accrochant à des croyances dépassées depuis longtemps par la science, qui assène au Peuple cette vérité :
- Ce rayonnement fossile vient du commencement de l’univers, d’une gigantesque explosion de lumière dont tout est né…
La réaction d’Arthuyr ne la déçoit pas. Il saisit immédiatement les implications les plus profondes de ce qu’elle vient d’énoncer. Il porte la main à son cœur en s’exclamant :
- Oh ! Ça…
- C’est cela. Ça, dans toute sa magnificence !…
Un moment de silence ému les réunit tous les deux. Elle en profite pour finir son verre tandis que lui boit à petite lampée, la tête penchée et le regard perdu dans le vide. La lune bleue, maintenant haute dans le ciel, éclaire son visage empreint de gravité. Il relève la tête et la regarde intensément :
- Mais alors, tu viens donc de prouver que l’univers a été créé un jour ?
Elle réplique immédiatement :
- Non, j’ai seulement prouvé que l’univers a commencé un jour, ou peut-être plutôt une nuit d’ailleurs – elle rit – car il n’y avait pas grande lumière avant que l’univers n’apparaisse… dans une explosion de lumière.
Il s’esclaffe avec elle avant de lever un sourcil interrogateur :
- Avant ?
Il a saisi le paradoxe au vol, avec la légèreté de celui qui attrape un papillon en veillant à ne pas le blesser. A la différence de tous ceux qui veulent clouer le papillon sur un tablette, il supporte de rester avec une interrogation insoluble.
- On ne peut pas dire « avant » puisqu’il n’y a pas de temps mesurable, la mesure du temps dépendant de la lumière…
- Je vois…
- Voir dépend aussi de la lumière…
Elle plaisante, car ils ont tous deux besoin de détendre l’atmosphère. Il reste sérieux :
- Au commencement, quoi alors ?
- Une concentration prodigieuse d’énergie en un seul point infinitésimal, sans aucun espace-temps. Et puis boom ! Ou plutôt bang. Un bang tellement grand et tellement fort que nous l’entendons encore… en prêtant l’oreille, en écartant tout le reste.
- Oh mon Ça !…
A nouveau, il a la main sur le cœur. A quoi pense-t-il, lui, le poète ? Peut-être à ces mots qui viennent des voyants des âges les plus anciens :
Si mille soleils se levaient
Et resplendissaient dans l’azur, 
Leur éclat aurait la féroce
Splendeur de ce tout-puissant Soi.
Splendeur. C’est le mot. Elle a médité ces paroles, se demandant comment les anciens avaient pu entrevoir la vérité, l’évoquer poétiquement. C’était à une époque légendaire où les hommes étaient tous poètes et les femmes toutes prêtresses du Mystère d’Être. Alors, pour le rejoindre dans sa rêverie, elle récite les vers sacrés et il incline la tête, en révérence. Et quand le silence revient, il demande encore :
- Tu as une idée de combien de temps s’est écoulé depuis le début… du temps ?
- Oui, une idée précise, avec un pourcentage d’erreur de moins de 0,001 %.
Cela l’amuse de le faire languir. Elle a l’entre-jambes trempé. Il faudra qu’elle vérifie si ce n’est qu’en sa présence que parler de tout cela l’excite ainsi, car ce serait du plus mauvais effet devant le Collège. Il n’y tient pas :
- Et alors ?
- Cent vingt-et-un mille milliards de nos années, et des poussières…
Il reste un moment silencieux, sans doute à tenter comme elle d’envisager la grandeur de ce nombre, et ne serait-ce que la multitude confinant à l’infini d’existences comme la leur. Pour l’aider à remettre tout cela en perspective, elle ajoute :
- Je te rappelle, pour te donner une idée des proportions en jeu, que nous avons établi que notre soleil existe depuis neuf milliards d’années, et notre planète a environ huit milliards d’années...
Il ne bronche pas. Il regarde le ciel au-dessus d’elle. Elle tend son verre, qu’il ne voit pas, alors elle prend la bouteille et se ressert. Deux vers du chant des anciens voyants lui reviennent encore à l’esprit. Elle les cite à voix haute :
Je suis la mort qui broie les mondes
Et anéantit toutes choses.
Il sursaute, la regarde, un peu interdit. C’est ce qu’elle voulait, avoir son attention pour lui amener un dernier élément de réflexion :
- Nous sommes parvenus à une conclusion aussi. Une conclusion pessimiste, même si nous avons encore tout le temps d’y penser...
Il ne dit rien alors elle continue :
- L’univers est passé par une phase d’expansion puis de stabilité, et maintenant, comme je te le disais, nous savons qu’il est en contraction. Nous pouvons prévoir qu’il va progressivement s’effondrer sur lui-même sous la pression gravitationnelle qu’il engendre.
Il reformule cela poétiquement, comme elle pouvait s’y attendre :
- L’univers va mourir, alors ?
- C’est cela. L’univers est né une nuit, et il mourra une autre nuit.
- Comme chacune de nous…
Elle admire le flegme avec lequel il prend cela. Mais c’est vrai, les poètes et les philosophes, et les hommes en général, envisagent plus volontiers la mort que les femmes, qui se tiennent du côté de la vie. Quoique la Déesse soit la Maîtresse des mystères de la naissance et de la mort, leur répétait-on depuis l’enfance. Il questionne encore :
- Combien de temps ? Je veux dire, combien de temps avons-nous avant que l’univers ne meurt, et si je comprends bien, redevienne un point infinitésimal, sans espace-temps ?
- Nous avons évalué qu’il nous reste environ vingt-neuf mille milliards d’années.
Il rit :
- Alors, il faut se dépêcher d’aller à l’Essentiel…
Elle secoue la tête, ne comprenant pas. Puis sérieusement, il revient au point clé :
- Et tu imagines quoi, alors, « avant » ?
Elle ose lui livrer ses plus folles réflexions :
- Un autre univers. En expansion, puis en contraction. Une infinité d’autres univers. Vie, mort, vie…
Il lit dans ses pensées :
- Une respiration. Comme nous. Expiration, inspiration. Jour, nuit. Naissance, mort, et renaissance. Explosion de lumière et effondrement. Ça respire !..
Elle tique. Elle n’a jamais voulu admettre ces idées de réincarnation dont il est friand. Il est convaincu qu’il l’a connue dans une autre vie, que c’est pour cela que leurs corps et leurs âmes s’accordent si bien. Il plaisante avec ça en disant qu’il a souvent été une femme et qu’elle, en tant qu’homme, le faisait jouir en le prenant dans toutes sortes de positions qui lui reviennent en mémoire, et qu’il aimerait expérimenter avec elle… de l’autre coté. Bon voilà, une onde de plaisir vient allumer son bas-ventre qui prend à nouveau feu. Ce n’est pas sérieux, ils sont dans une discussion scientifique tout de même. Alors elle lance l’interrogation qui la travaille depuis qu’elles ont calculé l’âge de l’univers :
- Mais il me reste une question. Une énorme question. Qu’en penses-tu ? Je me demande pourquoi l’univers a attendu près de cent vingt-et-un mille milliards d’années pour créer de la conscience. Je veux dire, une conscience comme la notre, capable de l’envisager dans sa splendeur, de le comprendre au moins en partie, de chanter sa beauté. Pourquoi ? C’est absolument illogique…
Il la regarde. Ses yeux brillent passionnément. Derrière lui, au Sud, une lueur orangée commence à apparaître dans le ciel, accentuant les ombres autour d’eux. Ils passent un long moment en silence, qu’il rompt finalement alors qu’elle n’attendait plus rien :
- Il faut bien que tu sois femme pour poser une telle question, qui déjà dépasse le plus hardi de nos philosophes. Peut-être la seule hypothèse qui tienne est-elle que la conscience était là depuis le début, et que c’est elle, la matrice dont naît l’univers et dans laquelle il se résorbe…
Il se lève alors et, contournant la petite table entre eux sur laquelle il dépose son verre, vient s’asseoir à côté d’elle. Elle a le cœur qui bat la chamade. La chaleur envahit tout son corps tandis qu’il s’approche d’elle. Sans un mot, il se penche sur elle et l’embrasse doucement, longuement, puis il se recule pour la regarder, et d’un geste l’invite à se tourner avec lui vers le Sud, où se lève maintenant une énorme lune orangée dont la lumière embrase tout. Elle a beau être habituée à ce spectacle majestueux, il l’émeut toujours autant, surtout quand Arthuyr est avec elle, si proche. Elle a l’impression alors que la grande lune vient allumer un incendie en elle. C’est alors qu’il dit :
- Ce que je sais avec certitude, car je l’ai lu au fond de mon cœur, c’est qu’il suffit d’un instant de conscience à quelque moment que ce soit de l’éternité, dans une existence aussi brève soit-elle, pour que celle-ci, la conscience, embrasse l’univers tout entier, et au-delà de l’univers, l’Être tout entier avec ses myriades d’univers aussi nombreux que les étoiles, et l’Éternité qui contient tout…
Elle a un peu de mal à le suivre. La conscience qui embrasse tout, elle veut bien, il va falloir qu’elle y pense, mais là, elle a surtout envie qu’il l’embrasse, elle. Il la devine bien. Il s’approche, effleure sa bouche du bout de ses lèvres puis se retire encore pour ajouter d’un ton un peu sentencieux, en souriant :
- Et ce que je sais encore plus clairement, parce que je le vis à chaque fois, c’est qu’un instant d’amour vrai s’inscrit dans l’Éternité au-delà de la naissance et de la mort des univers, comme la seule lumière impérissable.
Elle opine doucement de la tête, puis elle se penche pour poser son verre sur la table, et se redressant, elle le toise un peu. Puis elle caresse son beau visage du bout de ses griffes qu’elle a laissé sortir et qui brillent maintenant comme des lames d’acier dans la lumière des deux lunes. Elle pourrait le déchirer, le dévorer, et elle sait qu’il se laisserait faire, qu’il s’offrirait encore à elle tout entier. Elle admire l’impassibilité tranquille avec laquelle il contemple sa puissance de femme accomplie, sans trembler une seconde, sans se soumettre non plus, tout dans sa puissance d’homme. Ses écailles à lui se colorent de rosé, de rouge et d’orangé tandis qu’elle passe par toutes les teintes du bleu au vert. Alors, elle baisse la tête et offre son cou en murmurant :
- Montre-moi…

Pour comprendre les implications philosophiques de cette nouvelle, il faut savoir que sur Gaïa (notre terre), nous avons découvert le rayonnement fossile de l'univers, ou fonds diffus cosmologique, en 1965 grâce aux travaux de A. Penzias et R. Wilson, ce qui nous a permis de dater le Big Bang à environ 14 milliards d'années. Notre soleil aurait 4.6 milliards d'années et Gaïa, 4.571 milliards d'années. Toutes les citations, sauf les premières lignes du prologue de l’Évangile de Jean reformulées à ma façon, sont extraites de la Bhagavad Gita dans la traduction de Stephen Mitchell. 

Par ailleurs, les lunes bleue et orange sont un clin d’œil en forme d'hommage à Haruki Murakami, qui évoque dans 1Q84 le fait que leur apparition soit l'indice de l'entrée dans un univers parallèle, ou peut-être ce qu'on pourrait appeler le temps du rêve. Le poisson d'or que porte Arthuyr est un autre clin d’œil en forme d'hommage à Philip K. Dick, mon maître éternel en fictions délirantes. Autant d'indices que vous pouvez retrouver dans la plupart de mes écrits.