Nous sommes à l’ère des marchands. Ils sont partout, presque omniprésents. Leur mentalité infiltre tout, du moins tout ce qui ce qu’ils peuvent concevoir, capter sur leur radar mental. Il y a beaucoup de choses, heureusement, qui leur échappent complètement : la gratuité de l’air et de la lumière du soleil, et celle aussi de la nuit… ainsi que le désintéressement dans lequel poussent les plantes, vivent les animaux, jouent les enfants. Les rêves appartiennent à cette nature sauvage qui continue à vivre en nous et autour de nous, hors de l’utilitarisme ambiant et cependant indispensable à notre existence, le plus souvent inaperçue, négligeable. Toute spiritualité authentique est enracinée dans cette nature primordiale et y reconduit. Ces deux mondes s’ignorent le plus souvent et c’est tant mieux ; c’est sur la frontière que nous pouvons rencontrer des difficultés, quand les marchands tentent de vendre ce qui ne peut l’être. La nature s’en trouve violée, souillée, polluée. Et même si les rêves et les choses de l’âme restent en essence hors d’atteinte, le problème se pose : à défaut de pouvoir vendre la lumière de la Vie, les marchands n’ont d’autres recours que la falsification. Comment faire la différence entre les bonimenteurs et les véritables enseignants, ou du moins ceux qui ont quelque chose à partager ?
On peut voir dans la perte de l’entière gratuité de vivre une conséquence de la Chute hors du jardin d’Éden ; en réifiant le monde, nous nous retrouvons bannis de la nature, exilés. Les ésotéristes occidentaux René Guénon et Julius Évola ont parlé à ce sujet d’une irrémédiable dégénérescence spirituelle de l’humanité. L’Orient, mais aussi la Grèce antique, décrivaient cette involution au travers de la métaphore des âges, de l’or du Satya Yuga au fer du Kali Yuga. Selon cette façon de raconter notre histoire, nous sommes passés d’un temps d’innocence (étymologie : i nocere – qui ne nuit pas) et d’inconscience dans la plénitude de la vie à un autre temps où nous avons cru avoir besoin de prêtres (bhramanes) pour nous rappeler à cette plénitude avec des rites et des symboles. Ensuite est venu le temps des guerriers et des rois (kshatriyas) qui ont fait de ce retour au jardin originel une quête héroïque. Enfin, nous voici au temps des ingénieurs et des marchands (vaishyas) pour qui la seule valeur des choses est monétaire : tout est monnayable, exploitable. Il semble que ce soit le prix à payer pour l’émergence de la conscience et son évolution dans une différentiation toujours plus poussée.
Je n’ai rien contre les marchands. Ils font partie de l’ordre du monde, au même titre – ni plus, ni moins – que le ciel bleu, les mendiants, les chats s’étirant à l’ombre et les marguerites. On pourrait croire que le monde tournerait mieux sans marchand, mais c’est une autre illusion. D’abord, il parait que le Kali Yuga est l’âge où il est le plus facile de trouver l’illumination, par la vertu justement de la différentiation forcée : quand on apprend à reconnaître le vrai, il ressort d’autant plus aisément qu’on est entouré de toc. Ensuite, il est bon de se souvenir qu’il y a un dieu, et non des moindres, pour les marchands aussi. Dans la sagesse riante des anciens Grecs, ce n’est autre que le grand Hermès, dieu de la communication, du voyage et des voleurs. Bien sûr, les voleurs ont aussi leur place dans l’économie universelle ! Hermès préside à une forme de communication qui n’a rien à voir avec les décrets gouvernementaux et les manuels techniques ; il aime les détours, les circonvolutions et les allusions, et peut aller jusqu’à bénir le mensonge s’il est habile. C’est un signe de civilisation supérieure que de favoriser le marchandage car cette pratique est un rappel de ce que tout marchand est un voleur qui tire profit de l’acceptation de son client de payer un prix plus élevé que celui qu’il a lui-même payé – autant en profiter pour avoir une véritable relation, d’être humain à un autre être humain.
Il faudrait n’avoir jamais volé, donc, pour jeter la première pierre aux marchands. Ce serait oublier cependant qu’ils nous rendent un grand service, en terme de différentiation de la conscience : ils nous obligent à user de discernement. Les marchands apparaissent comme une extension de la grande Déesse Maya dont la danse tisse l’illusion, et l’illusion elle-même a une fonction : elle nous entraîne, nous amène à faire des choses que nous n’aurions jamais imaginées et, finalement, elle nous oblige à mieux nous connaître. Plus on se connaît soi-même, et plus ses voiles paraissent transparents et sa danse souriante. Il s’agit juste de ne pas se laisser prendre dans ses rets, et donc en particulier au jeu des marchands qui voudraient, bien sûr, tout nous vendre. Il y a tout ce que qu’on peut acheter, qui est en réalité sans véritable valeur, et puis il y a ce qui est hors de prix. Par exemple, la joie de vivre, l’amour qui éclaire le cœur, la certitude intime de ce que la vie est riche de sens, juteuse comme un fruit mûr…
La spiritualité est sans doute le domaine où sévissent le plus d’escroqueries sur la bonne foi, et où il est le plus difficile de vérifier la validité de ce qui est transmis tant qu’on n’a pas éprouvé soi-même ce dont il est question. Et alors, il n’y a plus rien à vérifier car il est évident que rien ne peut être transmis, mais aussi que la conscience reconnaît la conscience. La conscience reconnaît aussi l’inconscience et peut rire de la danse des faux prophètes, des Bouddhas se trémoussant pour donner de l’entertainment et des Jésus qui marchent sur l’eau avec le subterfuge de coussins d’air. Un signe certain est dans la multiplication des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient, et dans la propension à dénigrer les autres, à se supérioriser, à expliquer qu’on a trouvé la seule voie, qu’on détient l’initiation suprême, le secret. Il faut bien dire que, comme dans toute escroquerie, la crédulité du chaland est la première responsable à interroger, et la leçon, pour être parfois chèrement payée, mérite d’être méditée. Un autre signe est que ces faussaires ne parlent d’eux-mêmes que pour chanter leur propre gloire et vanter leur méthode ; ils répugnent à se montrer dans leur vulnérabilité. Ils ont une image, une position d’autorité, à entretenir. Enfin, ils manquent désespérément de sens de l’humour, en particulier en ce qui les concernent. Ils se prennent au sérieux : sans eux, que deviendrait le monde dans sa nuit noire ?
Encore une fois, il convient de ne pas juger ces gens-là. Les juger, c’est encore quelque chose projeté sur eux, croire qu’ils sont en proie à un mal qu’il faudrait éviter à tout prix, et dont, bien sûr, nous sommes exempts. Or c’est là l’erreur de base, à savoir l’identification à une vertu qui nous serait propre, et dont l’autre serait bien sûr dépourvue. Non que cette vertu n’en soit pas une, mais le piège consiste à s’y identifier, à se l’approprier comme étant sienne. C’est précisément le travers d’esprit qui conduit à la marchandisation de tout : si c’est mien, alors je peux peut-être en tirer profit ? Le marchand aussi est un chercheur de vérité même s’il l’ignore et, comme son acheteur, il s’est perdu en route en prenant l’Univers pour un magasin ; il faut bien, pour que chacun vive son illusion, que l’autre joue correctement son rôle. Or, pour que tout ce petit théâtre fonctionne, semble-t-il pour la plus grande joie de la Source, il faut que chacun des protagonistes soit dans une certaine mesure inconscient. Ainsi, le Soi est-il réellement présent, comme en chacun de nous, chez le gourou imbu de sa vérité, mais il n’est pas pleinement conscient ; Jung a attiré l’attention sur ces cas de possession par le Soi et a souligné que son symptôme le plus certain est la perte du sens de l’humour, une forme de rigidité mentale qui confine à la fragilité du verre, ou du ballon qui pourrait éclater à la moindre piqûre.
Le problème commence quand quelqu’un prétend détenir la vérité, ce qui est un aveu de ce qu’il aimerait la mettre en prison et garder la clé dans sa poche, en organisant éventuellement des heures de visite dûment tarifées. Vous pouvez être certain qu’il ne vous laissera pas seul avec elle, car elle pourrait vous dire qu’elle ne lui appartient pas. En fait, le problème, vous le savez comme moi, ce n’est pas tant la prétention du marchand que le fait que nous achetions son boniment et que nous nous laissions aller à croire que quelqu’un d’autre détient la vérité et qu’il peut nous la transmettre moyennant finances ou d’autres services. Il faut bien dire que, dans le fond, c’est une forme de prostitution, mais ici, c’est l’âme qui est donc mise sur le trottoir ; autant pour la morale qui juge les filles de joie, elles au moins ne s’en vantent pas. Du point de vue de la vérité, c’est une vaste rigolade car vous êtes la vérité comme l’autre, fut-il marchand, est aussi cette vérité. Et il n’y a pas de potion magique contre l’oubli de cette vérité, sinon la douleur de constater encore et encore qu’on est passé à côté. En cela, je rejoins la pensée d’André Moreau qui affirme que la tâche du philosophe est de décevoir ; son devoir est de pourfendre les illusions. Bien sûr, dès lors, la vérité n’est guère populaire et se vend mal.
Le fond de la question va, plus avant, jusqu’à interroger l’articulation entre l’individuel et le collectif. J’ai trouvé un exemple éclairant dans le discours de dissolution de l’Ordre de l’Étoile de l’Orient par Jiddu Krishnamurti[1]. Il faut dire que ce dernier avait été sélectionné dès l’enfance et élevé par les hiérarques de la théosophie pour devenir le Grand Instructeur qui éclairerait enfin la planète. Krishnamurti avait environ 35 ans quand il a rejeté cette charge et dissous l’ordre qui devait le servir en expliquant :
« Peut-être vous souvenez-vous de l'histoire de la conversation que le diable a eue avec un ami, quand ils ont vu devant eux un homme s'arrêter, ramasser quelque chose par terre, le regarder puis le mettre dans sa poche. Son ami dit au diable : Qu'est-ce que cet homme a ramassé ?
– Il a trouvé un morceau de Vérité, lui
répondit le diable.
– Alors ce n'est pas bon pour tes affaires.
– Mais si, je vais le laisser l'organiser.
La Vérité est un pays sans chemins, que l'on
ne peut atteindre par aucune route, quelle qu'elle soit : aucune religion,
aucune secte. »
Et plus loin, Krishnamurti assène : « Dès que l’on suit quelqu’un, on cesse de suivre la vérité ». Il y aurait la prémisse dans ces mots d’une anti-méthode qui dit que l’on ne doit suivre absolument personne pour se fier seulement à notre intime prédilection. Une règle annexe est qu’il n’y a pas de règle, incluant les deux précédentes, et que chacun fait son chemin de toute façon : ce qui importe dès lors, ce n’est pas ce qu’un maître prétend donner, c’est ce qu’il nourrit en nous. Il y a quelque chose en nous qui sait déjà et qui se nourrit comme il peut pour parvenir à la conscience, de toutes les façons possibles, incluant non seulement les rêves, mais aussi la vie comme elle nous arrive. Il se nourrira de petits maîtres comme de grands enseignants. Mais quand on voit cela, on comprend qu’il ne peut s’agir que d’un cheminement individuel, et que toutes les organisations collectives de la vérité la tuent aussi vite qu’elles commencent à capitaliser dessus. C’est une histoire d’amour avec la vérité, et cet amour, l’amour de Soi, quand il n’est pas projeté dans ce qu’on peut appeler avec Daniel Odier « la névrose sentimentale », est une réalité strictement individuelle, personnelle et oserai-je dire, solitaire.
Le rôle d’un véritable enseignant est de nous amener au bord de cette solitude irrémédiable en sachant que le choix d’y aller ou non nous appartient entièrement. Il nous fait sortir, précisément, du collectif, de la société, des conditionnements et de l’inconscience avec laquelle nous participons à l’inconscient collectif. Jung était conscient de cette impossibilité de fixer le mouvement de l’âme dans une forme collective. Il a refusé le plus longtemps possible la création de l’Institut Carl Jung, et il a cédé devant l’évidence qu’avec ou sans lui, il y aurait un Institut ; sans doute valait-il mieux que cela commence avec lui. Il a, dans l’introduction de Psychologie et Alchimie, ces mots qui résument son point de vue :
« En tant que médecin, ma tâche est d’aider le patient à affronter la vie. Je ne peux me permettre de juger ses décisions ultimes car je sais par expérience que toute contrainte – de l’insinuation à la suggestion, en passant par toutes les méthodes de persuasion qu’on voudra – se révèle en fin de compte n’être qu’un obstacle à l’expérience la plus importante et la plus décisive de toutes, qui est la solitude avec son soi – ou avec l’objectivité de l’âme, quel que soit le nom qu’on choisisse pour la désigner. Le patient doit être seul pour découvrir ce qui le porte lorsqu’il n’est plus en état de se porter lui-même. Seule cette expérience peut donner un fondement indestructible à son être. »
Tous les oripeaux collectifs sont finalement un cache sexe pour les petits jeux du pouvoir qui vient reprendre ses droits. Dès qu’il y a quelqu’un qui croit savoir pour d’autres ou s’érige en porte-parole, nous approchons de l’impasse. Dès qu’il y a un drapeau et une identité de groupe qui tient lieu de conscience, l’essentiel est perdu. Or Jung fait remarquer que le pouvoir et l’amour sont antagonistes :
« Là où l’amour règne, il n’y a pas de volonté de puissance et là où domine la puissance, manque l’amour. L’un est l’ombre de l’autre. »
Cela ne veut pas dire qu’il faille se passer de toute organisation car ce serait revenir à l’inconscience originelle. Cela implique par contre que le devoir de conscience revient toujours à l’individu ; il lui appartient de voir s’il joue le jeu du pouvoir ou celui de l’amour, et cela indépendamment de toute organisation. C’est pourquoi Jung a désigné la réalisation de la conscience comme étant le « processus d’individuation », c’est-à-dire d’accomplissement d’un individu entier et libre, unique. Cependant l’individu ne peut se réaliser qu’en relation, et ces relations se déroulent dans le cadre d’une certaine organisation sociale. L’individu ne peut donc éviter de rencontrer, plus ou moins consciemment, le problème du pouvoir et la responsabilité qui en découle.
Au fond, ce qui a corrompu notre monde depuis les hauteurs de l’âge d’or jusqu’au bas-fond du supermarché généralisé, c’est toujours le pouvoir, dans lequel on reconnaîtra le jeu de l’égo. Du pouvoir des prêtres à celui des marchands, il n’y a que quelques marches glissantes qu’on a eu vite fait de dévaler ; ce n’est qu’une question de degrés. Dès qu’on cherche à organiser la vérité, on la domestique et on perd sa nature sauvage. L’amour ne se commande pas, il se vit, il s’attise comme de la braise quand il faut le préserver, il coure comme un feu de forêt quand il est libre. On appelle ça le « feu sacré ». Mais il y a plus subtil encore : on rêverait de trouver un surhomme qui a su s’éveiller et surmonter le démon du pouvoir – cela nous faciliterait bien les choses, n’est-ce pas ? Peut-être pourrait-il nous épargner l’effort de conscience en nous revendant sa liberté à bon prix ?
Écoutez cette petite histoire juive et vous aurez la meilleure clé que je connaisse pour savoir si votre marchand de camelote spirituelle en a de la bonne à vous proposer :
Le Baal Shem Tov, fondateur du mouvement hassidique au XVIIIème siècle, avait de nombreux étudiants. Il arriva qu'un nouveau philosophe vienne donner une conférence en ville. Les étudiants demandèrent au Baal: « Pouvons-nous aller l'écouter ? » et celui-ci répondit: « Bien sûr ». Alors, un étudiant un peu plus futé que les autres demanda :
– Mais comment saurons-nous s'il dit la vérité
?
Le Baal réfléchit et répondit :
– Demandez-lui comment venir à bout du démon
du pouvoir...
Les étudiants étaient très contents avec ça,
s'apprêtaient à y aller mais, sur le pas de la porte, le plus futé demanda
encore :
– Mais quelle est la bonne réponse ?
Le Baal éclata de rire :
– S'il vous donne une réponse, c'est que c'est
un escroc !