Du bon usage d'un maître spirituel
Sur le seuil de la publication d’un 101ème
article dans ce blogue, et symboliquement du commencement d’un nouveau cycle,
j’ai pris un temps de réflexion. Celle-ci a été favorisée par le fait que
j’étais en voyage en Europe, et que j’y ai rencontré beaucoup de personnes
engagées de différentes façons dans la recherche d’une évolution consciente. Quand
je suis parti de France il y a 25 ans, c’était avec le sentiment de crever de
soif dans un désert spirituel. Aujourd’hui, je suis très heureux de constater
que le désert a fleuri et qu’il y a désormais d’innombrables initiatives qui
prennent forme au doux pays de mon enfance. J’y ai offert plusieurs ateliers de
travail avec les rêves qui ont été très bien accueillis. On est encore, en
France, dans un pays où règne dans le conscient collectif un certain intégrisme
rationnel et intellectuel, en particulier avec la chasse aux sorcières
entreprise par la MIVILUDES , qui vaut
bien par certains côtés celui des mollah en Iran, mais quelque chose est en
train de s’ouvrir…
Ce constat m’a amené à me demander avec quoi je
revenais après 25 ans, et qu’est-ce donc que je suis allé chercher en Amérique
du Nord. Le fil de ma réflexion m’a reconduit à ce rêve dont je vous
entretenais dans mon article sur le cœur de la montagne. Dans ce rêve, après avoir
découvert que j’avais un appartement en pleine nature, je sortais du bois pour
rejoindre un cercle de femmes assemblé autour d’un feu, et je confrontais un
homme qui manifestait avec agressivité une fermeture à la vie intérieure. Je me
suis rendu compte que je n’étais pas allé tout à fait au bout de ce à quoi le
rêve m’invitait, qu’il réclamait que je fasse un pas de plus dans ma
« sortie du bois ». Les rêves ont cela d’astreignant quand on les
prend au sérieux : ils nous font obligation d’en tirer toutes les
conséquences. Il ne sert pas à grand-chose de les comprendre si on ne les vit
pas, si on ne les traduit pas en action. Alors voilà, il me faut d’une certaine
façon sortir d’un placard et assumer mon identité spirituelle.
Ce n’est pas pour rien que j’emploie ici cette
image de la sortie du placard, qui est associée d’habitude à l’aveu de
l’homosexualité. J’ai déjà mentionné ailleurs le fait que nous vivons dans une
époque tellement étrange qu’il est plus facile de parler publiquement de notre
sexualité que du fond de notre spiritualité, à laquelle semble attachée une
sorte d’obscénité. Il y a de bonnes raisons à cela, à commencer par la mémoire
brûlante que nous gardons du totalitarisme religieux qui prétendait, il n’y a
pas si longtemps que cela, fouiller dans nos consciences et brûler tout ce qui
était hérétique ou libre penseur. La distinction de plus en plus claire entre
spiritualité et religion, et l’affirmation de la dimension irréductiblement
privée de la vie spirituelle, sont deux ordres de réponse essentielle à l’abus
de pouvoir qui a conduit ceux-là même qui prétendaient représenter le Divin sur
terre dans les pires abus.
Il faut préciser le vocabulaire, au risque
sinon d’alimenter la confusion qui entoure ces termes : par
« religion », j’entends ici les formes confessionnelles et
institutionnelles de relation au Mystère d’Être, et par « spiritualité »
ce qui a trait à la recherche du Sens, qui est la vie de l’esprit et, qu’on
soit athée ou croyant, nous est aussi essentiel que le soleil l’est au
tournesol. Mais donc, nous avons un sérieux problème dans le fait que nous
avons collectivement jeté le bébé avec l’eau du bain et, au motif de nous
débarrasser des inquisiteurs de tout poil, nous sacrifions à la raison ce
qui ne devrait pas l’être : toute expression publique de vie spirituelle est
devenue suspecte et même, comme je le disais, obscène. En cela, nous
prolongeons inconsciemment le déséquilibre qui a été mis en acte par les
révolutionnaires de 1793 quand ils ont érigé une statue à la déesse Raison sur
le Champ de Mars…
Il y a
encore une fois de bonnes raisons à cette suspicion envers les expressions
publiques de la spiritualité, qu’il s’agisse des dérives sectaires ou
intégristes dans lesquelles tombent des personnes crédules qui se font manipuler par des abuseurs, ou
l’exploitation sans vergogne du besoin de croire et d’espérer par les marchands
du temple. Cependant, c’est l’absence d’éducation spirituelle qui rend beaucoup
de personnes vulnérables aux pires manipulations et qui permet au sacred business de prospérer. Et ce
n’est pas parce que nous érigeons la raison en principe directeur que nous
sommes quittes avec l’ombre qui a entaché la vie religieuse : la chasse
aux sectes a pris bien souvent ces dernières années en France des allures
d’Inquisition sans discernement. Comme pour la consommation de drogues, la
réglementation et les efforts de la police sont vains tant que la société ne
développe pas un système immunitaire efficace qui passe par l’éducation au discernement
individuel. Jusque dans la façon dont sévit un
peu partout le fléau du terrorisme religieux, on peut voir un effet de
l’affrontement de notre modernité avec un archétype enragé à force d’être nié.
Encore une fois, il semble qu’il y ait quelque
chose qui soit en train de changer sur ce point au pays de Descartes, non pas
tant encore au niveau institutionnel que dans les mentalités, et bien sûr, pas
dans toutes les mentalités mais celles des personnes qui ouvrent leur esprit à
d’autres possibilités que ce qu’elles ont toujours connu. On est arrivé,
semble-t-il, à la mort des idéologies, c’est-à-dire des grands systèmes
d’explication du monde et de la vie avec leurs lendemains qui chantent mais qui
n’arriveront jamais. Ce mouvement ne concerne pas que l’Europe, la France, mais
touche toute notre modernité et réclame notre attention. Cela amène beaucoup de
gens à revenir tout simplement à eux-mêmes et à l’intérieur. C’est-à-dire que
nous ne pouvons plus attendre de l’extérieur, qu’il s’agisse du gouvernement ou
du pape, ou encore de la révolution, du Messie, ou du père Noël… une solution à
nos problèmes existentiels : c’est à chacun(e) d’entre nous de se
retourner sur sa vie et de faire notre révolution intérieure pour donner sens
et valeur à nos existences, de voir comment nous pouvons devenir de meilleurs
personnes et contribuer positivement au changement que nous aimerions voir dans
le monde.
La spiritualité, explique Swami Prajnanpad,
n’est qu’un « autre nom pour l’indépendance. »[1]
C’est pour moi l’incomparable vertu des rêves
que de nous donner accès, quand on les écoute et qu’on les prend au sérieux, à
une entière autonomie spirituelle. Et au-delà des rêves, car il y a beaucoup de
gens qui ne souviennent pas de leurs rêves, il s’agit en fait d’être conscient
des images intérieures qui nous habitent, qui vivent en nous. Sinon, nous
sommes la proie inconsciente de ces images qui cherchent à vivre au travers de
nous. C’est ce que met en lumière James Hillman quand il écrit :
« Une
psyché sans idées psychologiques est facilement une victime. Non seulement la
psyché se tourne-t-elle vers des domaines étrangers et des idéologies. Elle se
tourne aussi vers d’autres personnes, demandant une idée à propos de tel ou tel
problème, à la recherche d’une intuition, d’une vérité religieuse, de guidance
spirituelle. Une psyché sans suffisamment d’idées a besoin de personnes,
incapable de distinguer entre les personnes et les idées qu’elles incarnent.
Dans sa victimisation, elle cherche des maîtres. »[2]
Les « idées psychologiques » de James
Hillman sont les images intérieures, l’expression directe de la psyché, dont
Jung a bien souligné – et c’est le point de départ de la réflexion d’Hillman –
qu’elle est faites d’images. La psyché est un flot d’images, et aussi
rationnels que nous croyons être, nous vivons en nous appuyant psychiquement
sur des métaphores. Il est important de devenir conscient des métaphores qui
fondent notre vie psychique et d’où qu’elles viennent – c’est-à-dire bien
souvent de notre éducation, de nos parents, de notre culture – pour être
capables de développer une vision indépendante du monde et de la vie. C’est ce
à quoi nous donnent accès le travail des rêves, mais aussi l’imagination
active, la méditation, et toutes les formes de retour sur soi dans lesquelles
nous examinons le processus de notre vie intérieure. Nous commençons alors à
développer ce qu’on peut appeler une supraconscience, sans en faire comme
certains spiritualistes une espèce de mystère confinant au divin, car il s’agit
simplement d’une conscience de la conscience, de la conscience rebouclant sur
elle-même et se retournant vers sa source, bien sûr inconsciente, hors de son
champ.
Si vous voulez vous livrer à une expérience pour comprendre de quoi il
s’agit plutôt que de vous en tenir à la surface de mes mots, je vous invite à
simplement aller chercher une image intérieure pour votre instant présent.
Commencez tout simplement par fermer les yeux et à revenir à vos sensations,
car le corps est le vecteur le plus direct pour revenir dans le présent. Puis
observez vos émotions, comment vous vous sentez intérieurement. Peut-être y
a-t-il un conflit, une interrogation, un agacement, etc… Et laissez émerger une
image pour cet instant présent. Ce n’est pas nécessairement une image visuelle,
ce peut être une musique, une odeur, une sensation, et même une pensée, une
émotion… mais ce qui importe, c’est que ce soit spontané. C’est une
manifestation spontanée de votre vie psychique dans l’instant, et si vous y
prêtez attention suffisamment longtemps, en tournant autour sans la réduire
tout de suite à une interprétation , vous verrez qu’elle en dit long sur ce qui
se passe en vous maintenant…
Quant aux images qui tissent notre vie
spirituelle, la question n’est pas de savoir si elles sont vraies ou fausses,
car la vérité relève de la raison, mais si elles sont bien vivantes, si elles
nous communiquent une vitalité psychique. Ainsi en est-il des mythes. Quand
Nietzsche proclamait la mort de Dieu (quelle image !), il disait son intuition
que le mythe chrétien était en train de se vider de son sang, qu’il n’en
restait plus qu’un cadavre. C’est ce qu’ont vérifié collectivement nos ancêtres
quand, dans les tranchées il y a tout juste un siècle, toutes les belles
valeurs de l’Europe chrétienne leur sont tombées dessus sous forme d’obus et
autres shrapnells meurtriers. Ce n’était malheureusement qu’un hors-d’œuvre si
on en juge par ce qui a suivi quelques décennies après, mais il ne faudrait pas
se leurrer : l’horreur qui a donné naissance à Auschwitz est la même que
celle qui prétendait évangéliser les Amérindiens avec des couvertures infestées
de choléra, qui a exterminé systématiquement les Herero en Afrique ou qui s’est
déchaînée dans l’immense ratonnade de Sétif en 1945. Voilà notre situation
spirituelle : nous sommes les héritiers de ce gigantesque charnier dans
lequel pourrit encore le cadavre de notre Dieu.
Heureusement, il a commencé à ressusciter, avec
les travaux de Jung mais aussi dans les Dialogues avec l’Ange, avec Etty
Hillesum, Simone Weil, et tant d’autres… Pour ma part, j’ai une affection
particulière pour les pionniers des années 1960 et 70 qui sont partis en Orient
à la recherche d’une autre vision spirituelle. Grâce à eux et aux enseignants
qui sont venus nous enseigner la méditation, le dharma fleurit désormais en
Occident. Si l’on en juge par le bouillonnement qu’on peut observer sur
Internet, nous sommes bien partis pour une Renaissance spirituelle dans
laquelle se rencontreront toutes les traditions unies dans un arc-en-ciel[3].
Et le christianisme n’est pas en reste avec le retour de l’Apôtre des Apôtres[4],
la digne compagne du Christ qui, par l’insulte qui lui a été faite en la
traitant de prostituée, renvoie les Pères de l’Église à leur misogynie et
sanctifie l’amour charnel…
Alors, tout cela pour en venir où ?
Vous l’aurez compris, c’est cet angle spirituel
qui m’intéresse au premier chef dans le travail des rêves, et je dois
maintenant vous dire qui je suis
vraiment (rire). Sortir de mon bois. Ce n’est pas facile du tout car il y a
cette obscénité qui s’attache à la vie spirituelle dont je parlais plus haut,
et tellement de risques que je sois mal compris. Mais je n’ai pas le choix, je
dois aller au bout de mon rêve, ce rêve dans lequel je confrontais le
« petit homme » tout imbu de sa rationalité. Alors, voilà donc ce que
je ne vous ai pas dit à propos de ce rêve :
Je racontais en introduction de mon article sur
le cœur de la montagne que mon enseignante tantrique préférée m’avait un jour
envoyé dans la forêt pour y rechercher une intention de vie, mais j’ai omis de
préciser que cela faisait partie d’un processus au terme duquel ma mère
spirituelle m’a donné un nouveau nom. Un nom spirituel bien sûr. Il faut savoir
que ces noms là, ce qu’on désigne pompeusement comme des noms d’initiés, ce
n’est pas pour se péter les bretelles – c’est l’énoncé d’une tâche
existentielle. L’initiation, on l’oublie trop souvent, c’est ce qui initie la
démarche, c’est la porte d’entrée sur le chemin. Alors voilà, mon nom d’initié
dans la lignée de Ma Premo[5],
digne descendante spirituelle d’Osho, c’est:
Ananda Jaya
ce qui signifie « victoire de la joie ». Tout
un programme, n’est-ce pas ? :-)
En diminutif : Jayananda. Celles et ceux
qui suivent mon blogue poétique[6] comprendront peut-être maintenant pourquoi je
m’y présente sous le pseudonyme de Donkey Jaya, c’est-à-dire de l’âne Jaya. La
blague m’est venue sans y penser : âne anda Jaya ! Allez en avant, l’âne Jaya !
Vous aurez compris que j’ai une prédilection pour les ânes, leurs longues
oreilles poilues et leur fameux coup de pied à qui mal y pense…
Toutes ces choses-là, les visions et les noms
spirituels, cela doit se traiter avec humour sinon on passe complètement à
côté. La rigolade est le seul antidote contre l’inflation qui guette ceux qui
s’approchent un peu trop du Soi. Il vaut mieux fuir à toutes jambes quiconque
se prend au sérieux avec ça car il aura tôt fait de vous enrôler dans la
construction de la statue qu’il est en train de s’ériger. Or les statues, c’est
mort. Jung était connu pour avoir un rire qui s’entendait à des kilomètres.
Osho n’était pas en reste, lui qui disait qu’il était un collectionneur de Roll
Royce, et qu’accessoirement il donnait un peu d’enseignement spirituel. Je dois
être un des rares, sinon le seul, sannyasin
jungien d’Osho, et jungien qui pratique régulièrement la méditation dynamique
d’Osho, et cela m’amuse beaucoup.
Ce sont, avec Jung et Osho, deux grands fleuves
qui se rencontrent. Jung a restauré la voie spirituelle occidentale, grâce lui
en soit rendue. Cependant, il a refusé d’aller s’assoir aux pied du Maharshi au
nom de l’exigence de rester fidèle à la vérité de sa seule âme. Pour cela
aussi, grâce doit lui être rendue car nous n’aurions pas de Jung et de
psychologie des profondeurs s’il était allé voir le Maharshi. Mais dès lors,
cette rencontre avec le Maître spirituel est restée dans son ombre, et il est
bien connu que l’ombre de nos aînés nous retombent dessus. Si l’on ne veut pas
rester assis à ânonner gentiment nos relectures de Jung, il faut donc bien
prendre le risque d’aller là où il n’est pas allé.
Osho, quoi qu’on pense de ses Roll Royce, nous
a légué des techniques de méditation extraordinaires et avait un talent sans
pareil pour expliquer les textes anciens, avec beaucoup d’humour et de liberté.
Il était très provocateur, et il n’était pas parfait, pas plus que Jung
d’ailleurs. C’était de beaux êtres humains, avec leurs travers. Osho, par
exemple, avait un côté paranoïaque qui est ressorti quand il est venu en
Amérique et qu’il se promenait entouré de gardes armés. Les gens qui croient
qu’un maître spirituel doit être parfait attendent encore le Messie qui viendra
sur les nuages leur apporter la lumière. C’est une belle ruse mentale pour
éviter de se confronter à la radicalité de l’enseignement. Pour savoir quelle
est la valeur d’un guide spirituel, il faut regarder les fruits portés par
l’arbre. Les fruits d’Osho – j’en connais plusieurs – sont souvent de beaux
créatifs culturels très libres et inspirants. Mais il faut souligner qu’Osho ne
connaissait rien au travail des rêves, et cela démontre bien qu’on ne saurait
attendre d’un enseignant spirituel qu’il fasse preuve d’omniscience, on serait
encore faire dans la naïveté la plus totale. En fait, peu importent Osho et
Jung. Ce qui compte, ce sont les outils qu’ils ont mis au point, les voies
qu’ils ont ouvertes et les vérités qu’ils ont mises à jour, et surtout, l’usage
que nous en ferons pour notre propre compte !
Et puis Osho ne doit surtout pas être l’arbre
qui cache la forêt, il y a bien d’autres arbres qui méritent l’attention. Je ne
citerai parmi les contemporains orientaux que Sri Ramana Maharshi, Sri
Nisargadatta, Swamiji Prajnanpad, Jiddu Krishnamurti, Ramesh Balsekar, Chögyam
Trungpa… et l’Orient n’a pas l’apanage de ces maîtres. En Occident, nous avons
aussi de magnifiques enseignants spirituels comme Arnaud Desjardins, Richard
Moss, Stephen Jourdain, Eckart Tolle, Daniel Odier… et j’en oublie. Il ne faut
pas croire non plus que l’enseignement spirituel soit un apanage masculin. Je
me suis beaucoup frotté pour ma part à des enseignantes extraordinaires. Et si
je devais mettre quelqu’un sur le sommet du piédestal, ce serait certainement
pour ma part Etty Hillesum[7],
dont la brève vie a démontré dans les conditions les plus difficiles qui soient
la réalité et la valeur de ce phénomène qu’on appelle l’éveil de la Conscience,
même si elle n’en savait rien d’ailleurs. Mais ce qui est vraiment intéressant
avec les maîtres spirituels, c’est que c’est toujours le même Mystère qui parle
à travers eux – nous voyons des personnes avec des styles différents, comme on
pourrait distinguer entre plusieurs sortes de flûtes, mais c’est toujours le
même Musicien, et pour qui sait écouter, la même musique qui reconduit au cœur
de l’être.
Certains demanderont si nous avons besoin d’un
maître pour avancer sur la voie spirituelle. Je me suis déjà coltiné avec cette
question dans une longue réflexion[8]
qui m’amenait à dire que le maître était comme la femme ou l’homme dont on
tombe amoureux : un intermédiaire projectif vers notre réalité divine. Tout
l’art du maître est de déjouer la projection et de nous renvoyer à nous-mêmes.
Attention, tout prétendu maître qui prend à son compte l’admiration de ses
étudiants est un falsificateur, un imbécile qui ne sait pas ce qu’il fait et en
entrainera d’autres au fond du ravin. Comme le souligne merveilleusement Luis
Ansa :
« On vous manipule dès qu’on vous promet d’être
autre chose que vous-même »[9].
La conclusion de mon étude était donc qu’il était aussi idiot de
chercher un maître que de chercher le nez qu’on a au milieu de la figure,
puisque nous avons le Soi en nous. Il semble qu’en outre, nous soyons à cette
époque où nous sommes invités à être « maître et disciple de soi-même ». Mais
j’ai tempéré mon jugement depuis que j’ai rencontré moi-même un maître vivant
en la personne de Richard Moss. Il est fascinant de reconnaître la liberté que
l’on cherche chez quelqu’un qui l’assume entièrement, et l’on constate alors
qu’il n’y a pas de séparation : le maître est un miroir dans lequel
l’étudiant voit son propre reflet. Et je souscris désormais entièrement à la
sage réponse d’Arnaud Desjardins quand on l’interrogeait sur la nécessité d’un
maître sur la voie spirituelle. Il disait :
« Je ne sais pas si nous avons besoin d’un
maître mais nous avons certainement besoin d’être disciple à un certain point.
»
Être disciple, c’est accepter la nécessité
d’une discipline, d’un travail, pour nous dégager de nos inconsciences. Il est
mieux d’être guidé dans ce travail par quelqu’un qui a fait ce chemin avant
nous. Cela nous épargne bien des embuches. Mais ceux qui prétendent qu’on ne
saurait parvenir à la Conscience sans un maître, c’est-à-dire très généralement
eux-mêmes bien sûr, oublient que le véritable maître est le Soi. Jung avait
Philémon pour guru et il rapporte dans Ma
vie comment un de ses interlocuteurs hindous lui a expliqué qu’il n’y avait
aucun inconvénient à avoir un maître disparu de la surface de la terre depuis
des siècles.
Il en va du Soi comme de l’anima ou de
l’animus, ce sont des réalités vivantes qu’il faut prendre le risque
d’approcher au travers de nos projections, c’est-à-dire de la vie telle qu’elle
nous advient. Quand on rencontre un enseignant, on ne saurait se dérober sans
se mentir à soi-même. Jung disait que l’homme qui ne décrochait pas son
téléphone pour appeler une femme en disant : « je sais, c’est l’anima qui se
projette sur elle… » passait à côté de l’essentiel. Mais finalement, quoi qu’il
en soit, au travers d’un maître vivant ou non, on n’est jamais disciple que de
la vie. Et celles et ceux qui écoutent leurs rêves savent comment on peut donc être
disciple de l’Inconscient, et libre de tout maître extérieur…
Vous aurez compris que je ne me suis pas arrêté
à Osho, non plus qu’à Jung d’ailleurs. C’est le plus mauvais usage qu’on puisse
faire d’un enseignant spirituel que de s’abriter sous son parapluie pour se
réfugier dans une nouvelle identité collective. C’est ainsi qu’un éteignoir est
jeté sur la lumière d’où qu’elle vienne, avec des gens qui rivalisent dans leur
spiritualité comme des enfants qui jouent à savoir qui pissera le plus loin :
mon guide à moi, il est plus fort que le tien ! Voilà comment se créent les
sectes, toutes étables pour ruminants spirituels. Malheureusement, les meilleurs
maîtres ne peuvent généralement échapper à ceux de leurs disciples qui croient
que l’enseignement est de courir derrière leur Roll Royce : même avec
Jung, qui pourtant nous mettait en garde contre ce penchant, nous avons sombré
dans l’hagiographie sans retenue.
Mais alors, être sannyasin, qu’est-ce que cela signifie ?
Quand on est un sannyasin de seconde génération comme moi et que l’on n’est pas
allé en Inde pour rencontrer Osho en personne, c’est un hommage à mes enseignant(e)s
qui y sont allés. Nous avons une magnifique communauté de sannyasin d’Osho au Québec, et c’est chez eux qu’il y a 25 ans, j’ai
trouvé l’eau qui pouvait étancher ma soif. Merci Paula, merci Chandra, merci
Premo, éternelle gratitude
pour avoir transmis le Cadeau ! Et puis cela signe simplement un engagement
sans compromis dans la quête de conscience. Bien sûr, derrière cela, il y a
encore une image, une métaphore, et c’est celle de ces moines qui, en Orient,
quittaient tout pour accéder au Réel. Mais à notre époque, comme le dit si bien
Richard Moss, il s’agit surtout dès lors d’endosser une énorme contradiction :
« Où
s'en va le voyage évolutif désormais ?
Il y aura toujours ces
âmes qui se mettent à part de la vie ordinaire pour s'élever vers le Divin. Il
y aura toujours de ces âmes qui sont complètement immergées dans la vie
ordinaire et n'ont pas une pensée pour le Divin. Mais la prochaine étape
évolutionnaire se dessine chez ceux qui continuent à sentir le Divin en tout et
à embrasser cette vie ordinaire.
Ils sont dans une
tension terriblement difficile. »[10]