L’écriture
de fiction est, selon moi, du même ordre que le travail des rêves, ou plus
précisément l’espace dans lequel se déploie, pour moi, l’imagination active. Jung
insistait sur le fait qu’une imagination vivante ne doit pas rester dans
l’imaginaire. C’est la tâche de la conscience que de l’aider à prendre forme, à
s’incarner dans une forme d’art. Pour illustrer ce point, je vous présente donc
mon ami Basile, que je taquinerai en disant qu’il est un philosophe bon vivant.
Ce jour-là, je l’interrogeais sur ce qu’on peut entendre par ce gros mot qu’est
« éveil ». Bien sûr, ces propos n’engagent que Basile :
- « L’Éveil ? »
Basile a éclaté de rire. Et devant ma mine ahurie, il a pris plaisir à enfoncer le clou :
- « Écoute-moi bien, jeune idiot. Il n’y a pas d’Éveil avec un grand E. C’est encore un truc de marchand d’illusion, et le réveil qu’ils te promettent, c’est celui de la gueule de bois avec laquelle tu te lèveras quand tu réaliseras qu’ils ne t’ont jamais vendu que du vent. »
J’ai osé un « mais », qu’il a balayé d’un hochement du menton avant de poursuivre :
- « Je vais t’expliquer. Chaque soir, tu te couches et tu t’endors. Quand tu rêves, tu crois vivre la vraie vie, et puis tu te réveilles et tu commences une nouvelle journée. Et bien dans la vie de l’âme, c’est pareil. Il n’y a pas un éveil définitif, mais un assoupissement et un réveil toujours recommencé, et cependant toujours nouveau… »
Là, il m’interloquait. Où voulait-il en venir ?
- « Respire ! »
Son injonction m’a surpris. Il avait raison, j’en oubliais de respirer, j’étais tout crispé tellement il m’agaçait avec sa façon de démolir, encore une fois, tout ce à quoi je croyais. Je me suis détendu, j’ai repris conscience du va-et-vient de ma respiration tandis qu’il m’observait d’œil vif, amusé.
- « C’est ça. Tu vois, tu le sens dans ton corps. C’est une respiration. Comme le jour et la nuit, l’inspire et l’expire, la vie et la mort… »
Je commençais à saisir ce qu’il voulait dire. Mon corps savait. Il s’agissait encore une fois de sortir des idées que je me faisais avec ma tête pour simplement sentir de quoi il retournait. J’ai interrogé :
- « Tu veux dire que je me réveille chaque matin, et puis je me rendors le soir, c’est cela et c’est tout ? C’est ça, l’éveil, d’après toi ? »
Il a ri en opinant du chef et moi aussi, j’ai rigolé. Il a versé du vin dans nos verres avec des gestes lents, conscients, et puis il a continué en se contredisant complètement, comme d’habitude :
- « Il n’y a, dans mon expérience, que trois degrés d’éveil. Le premier, c’est quand tu te rends compte que tu es mortel, que tu as des limites, quoi! Le second, c’est quand tu réalises que ta perception et ton interprétation de la réalité sont entachées d’illusion jusqu’à un point inextricable… »
Je voyais de quoi il voulait parler et j’ai risqué un timide :
- « Les projections ? »
- « Oui c’est cela, les projections, nous vivons dans un monde de projections, et quand on s’en rend compte, ça fait mal. Toutes nos certitudes, en particulier celle d’avoir raison et d’avoir mieux compris la vie et l’univers qu’autrui, tout cela fout le camp… »
J’avais expérimenté ce qu’il disait là. L’entrée dans la vie adulte, c’est quand on se rend compte qu’on n’a qu’une vie, qu'il est urgent de la vivre et qu’au fond, on ne sait rien. J’étais impatient d’entendre la suite, j’ai demandé sans attendre qu’il élabore :
- « Et le troisième degré ? »
- « Ah, ah ! Cela t’intrigue, hein ? Le troisième degré, c’est quand tu te rends compte qu’il n’y a personne. »
- « Comment cela personne ? Il n’y a personne ici ? »
Il a froncé les sourcils, pointé un doigt vers moi :
- « Quand je te traite d’idiot, qui parle ? »
- « Toi. »
- « Qui moi ? »
Je suis resté un moment ahuri :
- « Ben toi, Basile…. »
- « Et si je te dis qu’il n’existe rien de bien défini comme un Basile, sauf dans ton imagination. »
Il m’énervait un peu, toujours à couper les cheveux en quatre. J’ai répliqué :
- « Qu’y a-t-il, alors ? »
- « Un amas d’atomes qui jacassent en dansant. »
- « Pardon ? »
Ma perplexité devait se lire sur mon visage.
- « Et toi, quand je te traite d’idiot, comment te sens-tu ? »
- « Un peu vexé. »
C’était peu dire…
- « Pourquoi ? »
- « Parce que je ne mérite pas cela. »
- « Ah bon, tu es sûr ? »
- « Non. »
J’en étais d’autant moins sûr que je ne comprenais rien à ce que Basile racontait.
- « Regarde. Une affirmation comme « tu es un idiot », c’est comme une boîte dans laquelle je te mettrais, d’accord ? »
Là, j’ai souri.
- « Oui, bien sûr, tu me mets en boîte. »
- « Exactement. Et maintenant, regarde bien. Tant que tu restes dans la boîte, tu existes, tu es bien défini par la boîte. Tu peux dire "j’existe" car tu te différencies de tout ce qui n’est pas dans la boîte. Mais ce n’est qu’une petite boîte mentale ! »
Je ne pouvais que me rendre à son implacable logique. J’ai opiné prudemment :
- « Oui… »
Le soleil se couchait à l’horizon. Je le remarquais à peine, captivé. J’ai songé à son invitation fréquente à être en même temps spacieux et concentré, simplement présent. Cela commençait à faire sens. J’ai respiré doucement, consciemment. Il a continué :
- « Et maintenant, que se passe-t-il si tu sors de la boîte ? »
- « Comment cela ? »
- « Es-tu tout entier dans la boîte, juste un idiot ? »
- « Non, je ne crois pas. »
Je me suis tortillé sur ma chaise. Son idée de me confiner dans une boîte m’agaçait.
- « Et voilà, il est donc bien impossible de te définir, de te garder dans la boîte. »
- « Ah !? »
Mon corps était d’accord, je le sentais bien. Une espèce de jubilation commençait à monter, comme une expansion de ma perception. Je commençais à comprendre, me disant : « Je suis un mystère beaucoup plus vaste que tout ce qu’on pourrait en dire... »
- « Il n’est rien ni personne ici qui puisse être qualifié d’idiot, sauf dans l’imagination qui veut y croire, s’y limiter. Tu n’es pas dans la boîte, tu es la conscience de ce qu’il y a une boîte et par là même, tu t’en échappes… »
Le vent s’en est mêlé, une petite brise douce. J’ai attendu le coup de grâce, soudain conscient que je retenais mon souffle. Il ménageait son effet, m’observant en souriant. Je l’ai invité à poursuivre :
- « Mais alors ? »
- « Mais alors », déclara-t-il avec un grand geste ample en direction des arbres oscillant non loin comme une assemblée attentive, puis de l’horizon rougeoyant, « tu es cette immensité rendue consciente et moi aussi, et voilà que cette immensité se rencontre elle-même. Et que fait-elle donc ? »
Nous
avons éclaté de rire ensemble, et nos verres ont trinqué joyeusement dans le
soleil couchant tandis que j’allumais un petit cigare, laissant s’envoler la
fumée dans la paix du soir. Les arbres étaient d’accord avec Basile.