dimanche 26 janvier 2014

Mon ami Basile

L’écriture de fiction est, selon moi, du même ordre que le travail des rêves, ou plus précisément l’espace dans lequel se déploie, pour moi, l’imagination active. Jung insistait sur le fait qu’une imagination vivante ne doit pas rester dans l’imaginaire. C’est la tâche de la conscience que de l’aider à prendre forme, à s’incarner dans une forme d’art. Pour illustrer ce point, je vous présente donc mon ami Basile, que je taquinerai en disant qu’il est un philosophe bon vivant. Ce jour-là, je l’interrogeais sur ce qu’on peut entendre par ce gros mot qu’est « éveil ». Bien sûr, ces propos n’engagent que Basile :

- « L’Éveil ? »

Basile a éclaté de rire. Et devant ma mine ahurie, il a pris plaisir à enfoncer le clou :

- « Écoute-moi bien, jeune idiot. Il n’y a pas d’Éveil avec un grand E. C’est encore un truc de marchand d’illusion, et le réveil qu’ils te promettent, c’est celui de la gueule de bois avec laquelle tu te lèveras quand tu réaliseras qu’ils ne t’ont jamais vendu que du vent. »

J’ai osé un  « mais », qu’il a balayé d’un hochement du menton avant de poursuivre :

- « Je vais t’expliquer. Chaque soir, tu te couches et tu t’endors. Quand tu rêves, tu crois vivre la vraie vie, et puis tu te réveilles et tu commences une nouvelle journée. Et bien dans la vie de l’âme, c’est pareil. Il n’y a pas un éveil définitif, mais un assoupissement et un réveil toujours recommencé, et cependant toujours nouveau… »

Là, il m’interloquait. Où voulait-il en venir ?

- « Respire ! »

Son injonction m’a surpris. Il avait raison, j’en oubliais de respirer, j’étais tout crispé tellement il m’agaçait avec sa façon de démolir, encore une fois, tout ce à quoi je croyais. Je me suis détendu, j’ai repris conscience du va-et-vient de ma respiration tandis qu’il m’observait d’œil vif, amusé.

- « C’est ça. Tu vois, tu le sens dans ton corps. C’est une respiration. Comme le jour et la nuit, l’inspire et l’expire, la vie et la mort… »

Je commençais à saisir ce qu’il voulait dire. Mon corps savait. Il s’agissait encore une fois de sortir des idées que je me faisais avec ma tête pour simplement sentir de quoi il retournait. J’ai interrogé :

- « Tu veux dire que je me réveille chaque matin, et puis je me rendors le soir, c’est cela et c’est tout ? C’est ça, l’éveil, d’après toi ? »

Il a ri en opinant du chef et moi aussi, j’ai rigolé. Il a versé du vin dans nos verres avec des gestes lents, conscients, et puis il a continué en se contredisant complètement, comme d’habitude :

- « Il n’y a, dans mon expérience, que trois degrés d’éveil. Le premier, c’est quand tu te rends compte que tu es mortel, que tu as des limites, quoi! Le second, c’est quand tu réalises que ta perception et ton interprétation de la réalité sont entachées d’illusion jusqu’à un point inextricable… »

Je voyais de quoi il voulait parler et j’ai risqué un timide :

- « Les projections ? »

- « Oui c’est cela, les projections, nous vivons dans un monde de projections, et quand on s’en rend compte, ça fait mal. Toutes nos certitudes, en particulier celle d’avoir raison et d’avoir mieux compris la vie et l’univers qu’autrui, tout cela fout le camp… »

J’avais expérimenté ce qu’il disait là. L’entrée dans la vie adulte, c’est quand on se rend compte qu’on n’a qu’une vie, qu'il est urgent de la vivre et qu’au fond, on ne sait rien. J’étais impatient d’entendre la suite, j’ai demandé sans attendre qu’il élabore :

 - « Et le troisième degré ? »

- « Ah, ah ! Cela t’intrigue, hein ? Le troisième degré, c’est quand tu te rends compte qu’il n’y a personne. »

- « Comment cela personne ? Il n’y a personne ici ? » 

Il a froncé les sourcils, pointé un doigt vers moi :

- « Quand je te traite d’idiot, qui parle ? »

- « Toi. »

- « Qui moi ? »

Je suis resté un moment ahuri :

- « Ben toi, Basile…. »

- « Et si je te dis qu’il n’existe rien de bien défini comme un Basile, sauf dans ton imagination. »

Il m’énervait un peu, toujours à couper les cheveux en quatre. J’ai répliqué :

- « Qu’y a-t-il, alors ? »

- « Un amas d’atomes qui jacassent en dansant. »

- « Pardon ? »

Ma perplexité devait se lire sur mon visage.

- « Et toi, quand je te traite d’idiot, comment te sens-tu ? »

- « Un peu vexé. »

C’était peu dire…

- « Pourquoi ? »

- « Parce que je ne mérite pas cela. »

- « Ah bon, tu es sûr ? »

- « Non. »

J’en étais d’autant moins sûr que je ne comprenais rien à ce que Basile racontait. 

- « Regarde. Une affirmation comme « tu es un idiot », c’est comme une boîte dans laquelle je te mettrais, d’accord ? »

Là, j’ai souri.

- « Oui, bien sûr, tu me mets en boîte. »

- « Exactement. Et maintenant, regarde bien. Tant que tu restes dans la boîte, tu existes, tu es bien défini par la boîte. Tu peux dire "j’existe" car tu te différencies de tout ce qui n’est pas dans la boîte. Mais ce n’est qu’une petite boîte mentale ! »

Je ne pouvais que me rendre à son implacable logique. J’ai opiné prudemment :

- « Oui… »

Le soleil se couchait à l’horizon. Je le remarquais à peine, captivé. J’ai songé à son invitation fréquente à être en même temps spacieux et concentré, simplement présent. Cela commençait à faire sens. J’ai respiré doucement, consciemment. Il a continué :

- « Et maintenant, que se passe-t-il si tu sors de la boîte ? »

- « Comment cela ? »

- « Es-tu tout entier dans la boîte, juste un idiot ? »

- « Non, je ne crois pas. »

Je me suis tortillé sur ma chaise. Son idée de me confiner dans une boîte m’agaçait.

- « Et voilà, il est donc bien impossible de te définir, de te garder dans la boîte. »

- « Ah !? »

Mon corps était d’accord, je le sentais bien. Une espèce de jubilation commençait à monter, comme une expansion de ma perception. Je commençais à comprendre, me disant : « Je suis un mystère beaucoup plus vaste que tout ce qu’on pourrait en dire... »

- « Il n’est rien ni personne ici qui puisse être qualifié d’idiot, sauf dans l’imagination qui veut y croire, s’y limiter. Tu n’es pas dans la boîte, tu es la conscience de ce qu’il y a une boîte et par là même, tu t’en échappes… »

Le vent s’en est mêlé, une petite brise douce. J’ai attendu le coup de grâce, soudain conscient que je retenais mon souffle. Il ménageait son effet, m’observant en souriant. Je l’ai invité à poursuivre :

- « Mais alors ? »

- « Mais alors », déclara-t-il avec un grand geste ample en direction des arbres oscillant non loin comme une assemblée attentive, puis de l’horizon rougeoyant, « tu es cette immensité rendue consciente et moi aussi, et voilà que cette immensité se rencontre elle-même. Et que fait-elle donc ? »

Nous avons éclaté de rire ensemble, et nos verres ont trinqué joyeusement dans le soleil couchant tandis que j’allumais un petit cigare, laissant s’envoler la fumée dans la paix du soir. Les arbres étaient d’accord avec Basile.

lundi 20 janvier 2014

Imagination vraie


Il n’est pas besoin de croire, il suffit d’imaginer.

Il y a des phrases comme celle-là qui, quand vous les entendez, vous font l’effet d’un coup de foudre. Ça vous laisse un peu sonné, et puis vous réalisez qu’il vient de se passer quelque chose, comme une rencontre dont vous ne sortirez pas indemne, après laquelle vous ne verrez plus la vie de la même façon. C’est Richard Moss[1], à qui je rends grâce pour m’avoir ouvert la voie de l’approche méditative du rêve, qui a prononcé un jour devant moi ces mots qui m’ont tellement ébranlé. Notre groupe suivait un atelier avec lui et nous nous apprêtions à pratiquer une méditation sur les chakras, ce qui est toujours un peu bizarre pour des occidentaux : notre rationalité discute volontiers l’existence du corps énergétique, cherche des preuves. Richard nous a libérés soudain de ces doutes qui auraient pu engager notre méditation dans une impasse en nous invitant à simplement imaginer, et surtout à observer ce que nous sentions en réponse à cette imagination, sans mettre la moindre étiquette mentale sur ces sensations.

J’ai compris ce jour-là ce que signifiait la métaphore orientale qui veut que le maître coupe proprement la tête du disciple, lequel éclate alors de rire en se rendant compte qu’il n’y a ni maître, ni disciple. « Tant que le vrai et le faux se livrent bataille, l’esprit est malade » dit un proverbe Zen. On ne peut pas croire sans douter, disait Jung, et ceux qui affirment le plus fort leurs croyances sont aussi ceux qui doutent le plus, jusqu’au fanatisme qui fait taire les doutes… des autres. Or, croire relève d’une incroyable prétention à pouvoir connaître la vérité, à la détenir. Et « détenir la vérité », si vous entendez bien ce que les mots veulent dire, signifie la mettre en prison, d’où elle n’aura de cesse de s’évader. Ce qui est vrai, c’est ce qui est présent, hors de toute définition, de toute croyance, de tout mental. Mais nous pouvons apprendre à jouer avec cette vérité grâce à notre capacité créatrice à imaginer.

Les anciens alchimistes faisaient la distinction entre deux sortes d’imagination : l’imagination fantastique (imaginatio fantastica) et l’imagination vraie (imaginatio vera). La première est imagination asservie par le mental. Par exemple, vous avez été houspillé par votre patron et vous n’avez pas osé lui dire ce que vous pensiez de sa façon de vous engueuler. Mais voilà que maintenant que vous marchez dans la rue ou que vous êtes seul chez vous, vous vous refaites la scène et vous lui dites ses quatre vérités. Grand bien vous en fasse. Mais vous remarquerez que cela n’apporte aucun soulagement ; au contraire, plus vous tournez dans cette roue, plus cela devient douloureux et obsessionnel. Une autre forme d’imagination fantastique se déploie quand vous croyez savoir ce que vit autrui mieux que la personne concernée, que vous posez sur elle un jugement bien sûr projectif, ou encore quand vous vous échappez du réel dans des rêveries sur les thèmes typiques « et si seulement… » et « je serai heureux(se) quand… ».

Dans l’imagination fantastique, il y a un refus du réel immédiat, ce qui est l’origine même du mental. Soit vous êtes heureux maintenant, soit vous ne le serez jamais, et ce n’est pas l’acquisition d’une nouvelle voiture ou une promotion professionnelle qui y changera quelque chose. La réalité, c’est que vous ne pouvez pas vraiment savoir ce que vit une autre personne, et encore moins la juger à partir de votre expérience, c’est-à-dire de vos mémoires. La vérité, c’est que vous n’avez pas osé tenir tête à votre patron et que cela fait mal, mais vous évitez cette douleur en vous faisant un film. L’imagination vraie, à l’inverse, est un scalpel pour entrer dans les profondeurs de la réalité. Vous partez, par exemple, de la douleur d’avoir été humilié par votre patron, vous faites un peu silence en dedans – vous ouvrez un espace et vous demandez : donne-moi une image pour cette douleur. Que me dit-elle ?

Par exemple, vous voyez une fleur qui perce difficilement entre deux dalles de ciment. Elle se dresse, se tend vers la lumière. Et voilà une botte insouciante qui l’écrase. Aïe ! Il se peut que viennent des larmes, alors vous pleurez l’humiliation encore une fois ressentie. Mais voilà que l’image change, parce que tout ce qui est vu, rendu conscient, se transforme. Vous voyez un enfant tombé de vélo qui pleure, et vous êtes sensible à son chagrin. Vous allez vers lui, vous le relevez, vous soufflez sur son genou écorché en lui disant que cela va bientôt aller mieux. Et c’est curieux, mais vous aussi vous allez mieux. Et finalement vous avez l’impression d’une libération d’énergie tandis que l’enfant remonte sur son vélo et que vous relevez la tête pour remarquer qu’il fait soleil dehors, que la nature est vaste et belle, et qu’il serait dommage de perdre une si belle après-midi à l’enfermer dans un chagrin d’enfant.

Bien sûr, un psychologue pourrait interpréter cette fantaisie comme une façon de venir au secours de votre enfant intérieur qui a tremblé, encore une fois, devant une figure paternelle. Mais qu’est-ce que cela vous apporte sinon le sentiment d’être au-dessus de vos affaires ? L’essentiel s’est joué dans l’espace imaginaire, et l’interférence mentale n’y ajoute rien. Pire, si vous interprétez ce qui se passe en cours d’imagination, vous tuez l’imagination. L’espace est imaginaire, mais les effets sont bien réels. Cet espace imaginaire se révèle être un autre ordre de réalité, que Jung appelait la « réalité psychique », aussi effective que la réalité physique, et qu’Henri Corbin a plus précisément défini comme le domaine imaginal. C’est dans l’imaginal qu’existent les Anges et les démons, que vivent les archétypes, les dragons et les licornes. Et, comme dit Richard Moss à propos de toutes nos pensées : leur vérité, c’est comment nous nous sentons dans notre corps avec cette pensée, ou avec cette image.

Jung a redécouvert l’imagination active à un moment critique de son propre cheminement, alors qu’il se rendait compte de l’insuffisance du seul travail des rêves, car vous ne pouvez pas, sauf en cas de lucidité onirique, dialoguer avec un rêve, l’interroger directement. À sa grande surprise, il s’est aperçu que la pratique active de l’imagination vraie était décrite dans un ancien traité d’alchimie chinoise que son ami Richard Wilhem venait de traduire : le Mystère de la Fleur d’Or. Il a alors étudié les textes anciens pour finalement établir que les anciens alchimistes et les gnostiques de l’Antiquité maitrisaient cette forme de méditation dans laquelle ils dialoguaient avec les éléments, les Anges, les dieux et les déesses. Nous disposons, par exemple, d’un texte égyptien fascinant datant de 2 000 ans avant J.-C. qui nous livre le dialogue d’un homme fatigué de vivre avec son âme, le bâ. Ce dernier le décourage de se suicider – ce qui était la solution de facilité dans une civilisation où l’après-vie était plus importante que notre séjour sur terre – en lui laissant entendre que, maintenant que l’homme et son bâ se sont rencontrés, ils sont unis pour l’éternité et que c’est finalement bien plus important que les misères dont l’homme se plaint.

La pratique de l’imagination active est le moyen le plus direct d’accéder à la source de sagesse qui coule en nous en tout temps, mais que nous entendons bien rarement. Elle s’exprime dans les rêves, se manifeste dans les synchronicités, mais pour dialoguer directement avec elle, il faut s’engager dans le travail de l’imagination vraie. C’est une pratique méditative qui consiste toujours à commencer par se pousser du chemin et faire le vide, à ouvrir un espace en conscience, pour ensuite poser éventuellement une question ou simplement laisser venir ce qui a envie de se présenter. Jung a établi la règle d’or de cette pratique et elle est très simple : il s’agit de toujours se comporter dans l’espace imaginal avec les mêmes standards éthiques et de responsabilité que dans la « vraie vie ». Autrement, vous envoyez à l’inconscient un message comme quoi vous ne croyez pas vraiment à la réalité de ce qui se déroule dans l’imagination, et par le fait même, vous fermez la porte.

Il y a toujours un doute rationnel : mais qu’est-ce qui me prouve que je ne suis pas simplement en train de fabriquer ces images avec mon mental ? C’est une crispation consciente naturelle, et même sans doute nécessaire au début, car elle dénote une certaine honnêteté dans le désir d’accéder à l’inconscient. Ce qui vous le prouve, c’est qu’il arrive tôt ou tard quelque chose qui vous surprend. Un personnage imaginaire vous dit quelque chose que vous ne saviez pas et cela vous fait un choc, ou vous visitez en imagination l’appartement de la voisine pour réaliser quelques jours plus tard qu’en effet, elle a bien un canapé vert olive ! Il se passe toujours quelque chose, tôt ou tard, qui signale le passage d’un seuil au-delà duquel l’inconscient est clairement engagé dans l’imagination. Vous pouvez alors commencer à vous détendre dans l’espace imaginal : ce n’est plus vous qui êtes maitre du jeu…

Il faut éviter de convoquer des personnes vivantes, par exemple de notre entourage, dans l’imagination active, et plus encore de régler nos comptes avec elles dans cet espace. Von Franz raconte le cas d’une jeune fille qu’elle suivait en analyse et qu’elle voyait glisser doucement vers la psychose jusqu’à ce qu’elle réalise que la jeune fille se servait de l’imagination active, qu’elle avait apprise auprès d’elle, pour se venger de ses camarades de classe et de ses professeurs en les torturant. Ce sont des pratiques dangereuses dont est issue la magie noire, et le prix psychique à payer est à la mesure de la souffrance alors projetée sur autrui. Encore une fois, il s’agit d’approcher l’espace imaginal avec le plus grand respect en considérant qu’il est réel, et que tout acte qu’on y pose aura des conséquences au moins aussi importantes que dans la réalité physique. C’est en particulier l’espace où vérifier la vérité des valeurs et standards éthiques que nous proclamons avoir : et maintenant que vous êtes seul avec votre conscience sans que personne d’autre puisse (apparemment) vous voir, les respecterez-vous ?

Le maître soufi Ibn Arabî disait que, pour pouvoir cheminer vers l’Orient de l’âme en compagnie de notre Ange, il nous fallait nous débarrasser de trois lascars qui, autrement, nous accompagnent tout le temps : la concupiscence, la colère et la fausse imagination dont nous avons déjà parlé. Par concupiscence, il désignait l’illusion qui consiste à jalouser le voisin et à croire que nous serons heureux quand nous aurons obtenu ceci ou cela. La colère est ici cette autre illusion qui veut que quelqu’un nous ait fait du tort d’une façon ou d’une autre, ou qu’un tel est à blâmer pour la façon dont tourne le monde. L’imagination est faussée par ces deux tendances de l’esprit humain, et la première étape pour entrer dans le domaine de l’imagination vraie, c’est de prendre conscience de la présence de ces lascars. Avec la conscience vient la prise de responsabilité de notre vie, et c’est cette lucidité responsable qui est requise pour voyager dans l’imaginal.

Au fond, il n’est pas deux sortes d’imagination, il n’en est qu’une seule avec plus ou moins de conscience. L’imagination est un miroir tendu à ce qui vit en nous en deçà du seuil de la conscience, qui se reflète dans des images. Il s’agit d’imaginer lucidement, ce qui est un bon prélude, si ce n’est au rêve lucide dont nous parlerons une autre fois, au moins à une vie lucide. Et ce qui importe, ce ne sont pas les croyances ou les doutes, les certitudes que nous affichons, mais ce sont les images vivantes en nous et, surtout, la conscience que nous en avons, notre relation à ces images et comment nous nous sentons avec elles – notre vérité.



[1] Richard est un merveilleux enseignant reconnu internationalement et auteur de nombreux livres sur l’éveil de la conscience. http://richardmoss.com/fr

dimanche 12 janvier 2014

Le grand jeu

À quel jeu jouez-vous ?

C’est une des questions les plus cruciales que vous pouvez vous poser, du moins dans les termes dans lesquels Robert De Ropp l’a définie dans un livre magistral intitulé The Master Game. De Ropp était un biochimiste qui a conduit des recherches sur le cancer et la biochimie du cerveau. C’était aussi un élève de Gurdjeff et d’Ouspensky. Son livre, paru en 1968, a eu une grande influence sur la spiritualité de la contre-culture américaine, inspirant « tout une génération à rechercher une synthèse entre la science et le mysticisme ». Il est intéressant de constater qu’il n’a jamais été traduit en français, mais il est disponible gratuitement sur Internet en différents endroits.

La question est, au fond : que voulez-vous faire de votre vie ?

De Ropp  observe que ce que les gens demandent, ce n’est finalement pas de l’argent, du confort ou de la notoriété, mais des jeux qui valent la peine d’être joués. Celui qui ne trouve pas de jeu valable dans lequel s’engager tombe généralement dans ce que les Pères de l’Église appelaient acedia, ce qu’on traduit par « dégoût, indifférence à la vie » et qu’ils tenaient pour un péché mortel. C’est une paralysie de la volonté, un échec de l’appétit à vivre qui va avec un désenchantement total de l’existence, que l’on considère aujourd’hui comme un prélude à la maladie mentale.

« Cherche avant toute chose un jeu valant la peine d’être joué, et l’ayant trouvé, joue-le avec intensité, comme si ta vie et ta santé en dépendait. » Car elles en dépendent. C’est le conseil que donnait De Ropp, et que confirment désormais de nombreux psychiatres. Même si on ne connait pas, en définitive, le sens de la vie, il s’agit de vivre comme si on était certain qu’elle en a un, car cela permet l’engagement dans l’existence. Moyennant quoi, cet engagement fera sens, donnera sens à la vie. C’est du même ordre que ce qu’ont établi les psychologues comportementalistes : souris et tu maximiseras tes chances d’être heureux. Et si la vie ne semble pas proposer de jeu valable, alors il est de toute urgence d’en inventer un, car il doit être absolument clair que n’importe quel jeu vaut mieux que l’absence de jeu.

En parlant de jeu, De Ropp souligne qu’il s’agit d’éviter l’autre extrême qui consisterait à se prendre trop au sérieux et croire que l’on détient la vérité finale quant à la nature du jeu de la vie. L’Inde ancienne cultivait la même idée en évoquant la lila, le jeu cosmique figurant la danse de Shiva par laquelle le dieu crée et détruit l’Univers, avec l’aide de la maya, l’Illusion. Hermann Hesse a développé le même thème dans le Théâtre Magique de son Loup des steppes. La psychologie moderne a approfondi la recherche autour de l’importance des jeux, par exemple avec les travaux du fondateur de l’Analyse Transactionnelle, Éric Berne (Des jeux et des hommes). Des mathématiciens comme Von Neumann et Norbert Wiener ont élaboré une théorie des jeux qui compte désormais parmi les meilleurs outils pour simuler et prédire nos comportements sociaux. La psychologie sociale est formelle : nous ne cessons jamais de jouer, mais peu sont conscients du jeu qu’ils jouent…

« Les jeux de la vie reflètent les buts de la vie. Les jeux que les humains choisissent de jouer n’indiquent pas seulement leur type, mais aussi leur degré de développement intérieur. » À partir de ce postulat, De Ropp a divisé les jeux de la vie en deux catégories : les jeux matériels et les jeux absolus, ou jeux « meta ». Les jeux matériels visent à atteindre des objectifs qui sont tous relatifs à l’exercice d’une forme de pouvoir. Il leur a donné des noms poétiques, notamment :

·         Le porc dans l’auge, qui cherche à accumuler le plus possible de biens matériels.
·         Le coq sur le fumier, qui vise à la notoriété par tous les moyens.
·         Le Moloch, qui n’a de cesse de se battre jusqu’à la victoire, quel qu’en soit le prix.

Le Moloch est, de façon générique, une divinité ou un démon exigeant le sacrifice de vies humaines. De Ropp suggère qu’au fond, il y a un élément criminel en arrière de la plupart des jeux militaires car ils causent du tort à ceux qui y participent et les subissent. Les jeux matériels visent donc en général à s’approprier, pour un usage exclusif, un ou des éléments du quatuor tangible représenté par l’argent, le pouvoir, le sexe et le statut. En regard de ces jeux aux buts bien définis, les jeux absolus semblent avoir des objectifs vagues, car ils sont relatifs aux valeurs intangibles et aux réalités intérieures comme la beauté, la connaissance, et le salut de l’âme. Ainsi, nous avons les jeux de :

·         L’Art, qui poursuit la beauté.
·         La Science, qui poursuit la connaissance.
·         La Religion, qui poursuit le salut de l’âme.

Un jeu intermédiaire est celui du chef de famille, dont on pourrait dire qu’il ou elle passe son tour pour permettre à ses enfants de mieux jouer. C’est le jeu biologique dont dépend la survie de l’espèce, et dont les joueurs sont, d’une certaine façon, hors-jeu. Et puis il y a ceux qui ne trouvent pas de jeu à jouer et qui se retrouvent souvent de façon chronique à l’écart de la société. Mais tous ces jeux, et l’absence de jeu, ont en commun de conduire tôt ou tard à une profonde insatisfaction : ceux qui jouent au jeu de l’argent ou de la gloire finissent par se rendre compte que ce qu’ils ont poursuivi était dépourvu de sens – ils ont grimpé en haut de l’échelle pour s’apercevoir qu’ils avaient accotée cette dernière au mauvais mur. Cependant, les jeux absolus se révèlent eux aussi tôt ou tard limités, en général tout simplement par l’ego des joueurs qui se sert de l’art, de la science ou de la religion pour chanter sa propre gloire. Un jeu absolu commence à être faussé quand on tombe dans les pièges de l’identification – par exemple, le joueur qui se prend pour un artiste exceptionnel – et dans ceux de la comparaison : ma vérité, mon dieu, valent mieux que les tiens ! Il apparait alors qu’on fait le jeu du mental, et c’est la fin de la partie. Game over.

Il reste un jeu, selon De Ropp, auquel bien peu de gens jouent, encore que l’on constate une augmentation notable de cette minorité dans les dernières décennies, car c’est le jeu le plus difficile de tous. C’est le grand jeu, le jeu de la conscience, ou comme l’appelle De Ropp, le « Maitre Jeu », dont le but est de parvenir à la pleine conscience, au véritable éveil. L’idée sous-jacente à toutes les religions, dit-il, c’est que l’être humain est endormi, et que ce que nous appelons la « conscience ordinaire » est en fait une sorte de somnambulisme, de rêve éveillé. Cette conscience restreinte est centrée sur l’illusion d’être quelqu’un de bien défini, et bien sûr de spécial, c’est-à-dire un ego. Cette illusion agit comme un voile qui nous couvre les yeux et nous fait projeter sur les autres tout ce que nous ignorons de nous-mêmes au travers de jugements implacables. Nous croyons alors que l’Univers tourne autour de notre nombril et que nous avons compris comment ainsi que dans quel sens il doit tourner.

De Ropp n’affirme rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais il le reformule dans des termes qui font que même un joueur de jeux vidéo contemporain peut comprendre de quoi il parle. Avec tous les mystiques des temps anciens, avec Jung aussi qui dénonce le fait que nous vivons généralement dans un enchevêtrement de projections, il déclare que le jeu de l’ego ne vaut pas la peine d’être joué, qu’il ne génère que toujours plus de souffrance. Il faut donc quitter le jeu vidéo et éteindre l’ordinateur, magnifique symbole pour notre mental générateur d’illusion. Car la bonne nouvelle que De Ropp remet au goût du jour, c’est que notre conscience ordinaire n’est pas le plus haut niveau de conscience dont nous soyons capables. L’Inde ancienne parle ainsi d’un « quatrième état » de conscience au-delà du sommeil profond, du rêve endormi et du rêve éveillé qui sont notre ordinaire. Cet éveil de la conscience dans sa plénitude, c’est comme si, après avoir passé notre vie dans un jeu vidéo à contempler des reflets de notre nombril, nous relevions la tête pour aller ouvrir la fenêtre et nous apercevoir qu’il y a de la vie dehors. L’illumination, c’est quand on réalise qu’il fait bon soudain de respirer l’air frais, d’aller marcher sous la pluie ou le soleil, de rencontrer d’autres êtres humains…

La réserve que je mettrai au propos de De Ropp, c’est que son explication est bien sûr schématique et ne saurait résumer toute la richesse des jeux auxquels jouent les êtres humains, mais aussi qu’on fait de l’éveil une autre absurdité dès lors qu’on s’accroche à l’idée qu’on s’en forge. L’ego peut s’emparer de tout à son profit, même de la méditation et de l’éveil. Le signe subtil de cette perversion, c’est que l’éveil devient dans notre idée quelque chose d’extraordinaire qui serait réservé à des gens très spéciaux et qui va contre l’engagement dans la vie, contre le fait de tomber amoureux ou d’élever des enfants par exemple. Or, s’il était recommandé dans les temps anciens de partir dans l’Himalaya ou dans un cloître pour accéder à l’éveil, il semble au contraire aujourd’hui que la prochaine étape de l’évolution réclame de conjoindre l’éveil et la vie ordinaire. Une autre façon de le dire, c’est que le plus court chemin vers l’éveil, c’est la voie du chef de famille et, plus généralement, celle du service, de l’amour désintéressé. C’est logique, car l’éveil consiste justement à sortir de toutes les oppositions fallacieuses qui entretiennent la dualité, mais aussi parce que l’illusion qui se dissipe alors, c’est qu’il y aurait quelque chose d’autre à poursuivre que l’amour, c’est-à-dire le simple fait d’aimer et d’être un cœur ouvert, vibrant…

La question finale, celle qui nous est posée quand ce corps se dissout et que nous retournons à l’immensité, ce n’est pas :

As-tu gagné ou perdu au jeu de la vie ?
Mais :
As-tu aimé à ta mesure ? Ta vie a-t-elle été bien remplie d’amour ?

dimanche 5 janvier 2014

Un rêve bleu

Plusieurs personnes m’ont demandé de donner un exemple détaillé, pas à pas, de travail avec un rêve. En voici donc un, à partir du rêve d’une jeune femme dans la trentaine, avec bien sûr sa permission. Elle l’a intitulé « rêve bleu » dans son journal de rêves, sans savoir clairement pourquoi car le bleu n’y tient qu’une place relative, mais ce titre m’a suggéré un point d’entrée dans le rêve.

La rêveuse est dans la maison de ses parents, dans une petite pièce qu’elle est seule à connaitre et d’où elle regarde dehors par la fenêtre. Elle attend mais elle ne sait pas ce qu’elle attend, ou qui ; elle a la vague impression d’être conviée à une soirée, une fête. Une voiture bleue se gare devant chez elle, un homme très bien habillé en sort. Elle est intriguée : vient-il la chercher ? Il semble très en colère, il vitupère et s’en prend à une vieille dame qui passait par là en promenant son chien. La rêveuse est soulagée de le voir se diriger vers une autre maison. Un adolescent passe en vélo, il la remarque malgré le rideau derrière lequel elle se cache et lui fait un grand sourire avec un geste de la main. Il lui rappelle son petit ami quand elle avait 14 ans. Elle se retrouve soudain sans transition à marcher au bord de la mer avec un homme dont elle ne voit pas le visage. Dans le sable de la plage, il y a des morceaux de verre polis par la mer, elle en ramasse de plusieurs couleurs et s’amuse à regarder le soleil au travers de ceux-ci. 

La rêveuse est très intriguée par ce rêve, en particulier par cet homme inconnu qui marche avec elle au bord de la mer. D’emblée, elle me laisse savoir qu’elle est célibataire depuis plusieurs années et que cela la préoccupe beaucoup : elle se demande si elle trouvera un compagnon avec qui mener son projet d’avoir plusieurs enfants. Son intuition lui dit que ce rêve annonce une rencontre, elle a envie d’y voir un rêve prémonitoire et pourquoi pas ? Je ne la décourage pas d’une telle idée mais je lui dis simplement mon intuition personnelle qui est que ce rêve annonce un renversement de perspective.

Avant d’entrer dans le jeu des associations, je lui demande s’il s’est passé quelque chose de particulier dans les jours qui ont précédé le rêve. Non, rien de spécial sauf qu’elle a été très déprimée, peut-être même un peu dépressive. Elle n’est pas sortie de chez elle, a annulé des rendez-vous ; elle n’avait d’énergie pour rien. Elle a eu du mal à trouver le sommeil cette nuit-là.

Nous partons ensuite à la chasse aux associations. Il y a beaucoup de symboles.

La maison de ses parents ? C’est la maison de quand elle était petite. Elle lui semblait immense mais c’était une petite maison. Elle s’y sentait bien, en sécurité. Elle avait un peu peur de ce qu’il y avait à l’extérieur. Elle imaginait des monstres, des voleurs et des assassins qui rodaient mais elle était protégée tant qu’elle restait dans la maison.

Une petite pièce qu’elle seule connait ? C’est comme quand on joue à cache-cache. Elle a une super cachette où personne ne pourra la trouver.

Regarder dehors, par la fenêtre ? Elle est en sécurité, elle peut observer sans que personne ne puisse la voir car elle se tient derrière le rideau. La fenêtre, c’est une ouverture. Un peu de lumière entre. La rêveuse part en rire en disant qu’il faudra ouvrir car cela sent un peu le renfermé.

Une voiture bleue ? Nous nous arrêtons surtout sur le bleu. Elle pense à l’expression « avoir les bleus », ou en anglais, le blues. Le bleu c’est pour les filles – ah bon, lui dis-je ? Je croyais que c’était le rose ? Oui mais le bleu est féminin, c’est la couleur symbolique de la réceptivité. Je l’invite à laisser la symbolique de côté pour l’instant. C’est un bleu marial assez étonnant pour une voiture. Elle dit aussi ciel bleu, le bleu de la mer, le bleu c’est ma couleur préférée. C’est une grosse voiture, une voiture qui dit la réussite, l’argent. Elle ressent un malaise, une contraction dans le ventre quand elle pense à cette voiture. Je me dis alors que mon point d’entrée, ce sera sans doute que le rêve parle de son bleu à l’âme, suivant sa première association avec l’expression « avoir les bleus ».

L’homme qui sort de la voiture ? C’est un bel homme, bien habillé, un professionnel avec beaucoup d’assurance. Il lui fait vaguement penser à son ex. À nouveau un malaise, cette fois c’est la gorge qui est serrée. Son ex était-il colérique ? Non pas du tout, il était très doux sauf quand il explosait. À quoi lui font penser les vitupérations de l’homme ? Il est hors de lui, il en veut à la terre entière. Un déclic soudain : c’est parce qu’il croit que personne ne peut le voir, il se lâche, il se défoule. Ah ! J’interroge la rêveuse : lui arrive-t-il de se lâcher ainsi quand personne ne peut la voir ? Oui, cela lui arrive et elle en veut parfois elle aussi à la terre entière.

La vieille dame qui promène son chien ? Elle n’a rien fait, c’est la victime innocente. Elle se fiche des insultes. Elle passe son chemin sans réagir. Elle est toute seule avec son chien. La rêveuse a peur de devenir une vieille femme toute seule avec seulement son chien à qui parler.

Un adolescent qui passe en vélo, la voit malgré le rideau, lui sourit et lui fait signe ? Il est basané, il lui rappelle un garçon qu’elle a beaucoup aimé à 14, 15 ans. Il était péruvien, il avait un accent qui la faisait rêver. Il la faisait rire tout le temps. Elle l’a laissé tomber car elle trouvait qu’il était trop collant, un peu jaloux, et puis il était pauvre ; elle est sortie avec un autre garçon plus âgé qui avait une voiture, lui. Oh ! La rêveuse vient d’associer les voitures avec une idée qui lui vient à l’esprit : ce garçon péruvien, il était amoureux d’elle, très amoureux. Après, elle n’a plus jamais trouvé un garçon aussi gentil…

Le bord de la mer ? Ah ça, c’est les vacances, la relaxation, enfin pouvoir se détendre, profiter de la vie.

Cet homme dont elle ne voit pas le visage ? Il semble doux, bienveillant. Il marche à quelques pas devant elle en silence. Je l’invite à fermer les yeux, se remémorer l’image de l’homme… et je demande comment elle se sent. Calme, curieuse. Il y a de la chaleur dans ses mains, son cou.

Les verres polis par la mer ? « Ce sont mes trésors d’enfant, mes pierres précieuses » – me dit-elle en souriant. « Quand je trouvais des verres polis sur la plage près de chez mes grands-parents, je les gardais dans une boîte secrète car c’était mes bijoux, un trésor dont moi seule connaissait la valeur ». Je fais le lien avec la façon dont elle se cache elle-même au début de rêve dans la petite pièce secrète : serait-elle elle-même un trésor dont elle ne reconnait pas encore la valeur ?

Encore un détail, à quels moments de la journée se déroule le rêve ? La première partie, c’est la fin d’après-midi, la lumière descend. Au bord de la mer, c’est le matin, la fin de la matinée car le soleil est déjà haut. Ah, nous allions oublier d’interroger cela : regarder le soleil au travers des verres polis ? « Oh, c’était un de mes jeux préférés avec mes trésors. J’avais l’impression de boire la lumière du soleil en l’absorbant comme cela, je me faisais l’effet d’être toute lumineuse en dedans. »

Nous avons fait le tour des associations et déjà le climat émotionnel a beaucoup changé : la rêveuse s’est redressée sur sa chaise et un sourire éclaire son visage, ses yeux brillent. Nous discutons rapidement de la dynamique du rêve : elle attend quelque chose sans savoir quoi, il arrive quelque chose qui la dérange et la surprend, et finalement la reconnecte à un passé oublié, et voilà que la situation change sans préavis. Une structure en 3 temps, c’est assez typique d’un rêve décrivant une évolution psychique : une situation de départ, un seuil de transformation et l’aboutissement. Nous relevons enfin l’annonce d’un changement d’ambiance intérieure symbolisé par l’évolution de la lumière, d’une fin d’après-midi à une matinée déjà avancée, d’une fin de cycle à un renouveau. La rêveuse est contente d’entendre qu’elle va arriver « au bord de la mer ».

Nous discutons ensuite des amplifications possibles dans son rêve. Nous ne voyons pas de mythes ou d’histoire collective à laquelle rattacher les éléments de son rêve mais il y a tout de même le thème archétypique de l’attente du Prince Charmant qui ressort. Et plusieurs symboles ont ici une dimension volontiers universelle qu’il faut maintenant examiner pour amplifier ce qui émerge des associations symboliques. Il est à noter qu’en l’absence d’interprète qualifié pour aider à l’amplification, on peut compter sur les associations et les émotions qui leur sont attachées pour faire l’essentiel du travail.

La maison représente volontiers la structure psychique dans laquelle nous sommes. Il est intéressant de relever que les rêves disent par-là que nous ne sommes pas notre structure psychique mais ce qui l’habite, la conscience. Le rêve semble dire qu’elle est encore dans la structure psychique de ses parents, avec en particulier cette peur de ce qu’il pourrait y avoir à l’extérieur. Peur de la vie, des autres, et sans doute aussi des hommes finalement. La rêveuse acquiesce. Elle joue à cache-cache avec la vie ? Elle attend le Prince Charmant ? Elle est au bord des larmes.

Une voiture, c’est volontiers une façon de conduire sa vie. Mettrait-elle trop l’accent sur la réussite professionnelle, l’argent, le paraître ? Cette dynamique s’arrête, comme elle-même quand elle n’a plus d’énergie, et voilà donc qu’elle a « les bleues » et qu’il lui faut prendre le temps de revenir dans sa féminité, de bien ressentir ce qui se passe. À l’intérieur même de cette dynamique, il y a une figure d’homme, un animus (masculin intérieur de la femme) en colère, identifié à la réussite mais qui en veut à la terre entière, et en particulier à cette partie en elle qui a si peur de finir seule avec juste un chien à qui parler.

En regard d’une voiture, un vélo, c’est le véhicule du pauvre, peut-être une certaine simplicité. Sur ce vélo, une autre figure masculine qui s’avère positive, associée à l’amour, à la gentillesse. À un certain exotisme aussi. Elle ne peut pas s’en cacher malgré le rideau derrière lequel elle se dissimule. Il lui fait signe, lui sourit, c’est-à-dire qu’il la fait sortir de son isolement, l’invite à revenir en relation avec l’extérieur.

La mer, c’est bien sûr tout ce qu’elle en a dit – la relaxation, les vacances, la détente – et c’est aussi un symbole typique de l’inconscient dans son immensité naturelle. Cet homme avec qui elle se promène, qui demeure mystérieux quoi qu’il semble être doux et bienveillant, c’est encore vraisemblablement son animus, son masculin intérieur. On pourrait dire aussi que c’est son inconscient, qui l’accompagne en la précédant de quelques pas, et qui revêt la forme d’un partenaire intérieur à découvrir. C’est donc bien à une rencontre que ce rêve semble la convier, mais c’est avec ce « prince charmant » à l’intérieur, sans préjuger des rencontres qu’elle pourra faire dans la « vraie vie ». Il l’invite à une ballade au bord de l’immensité de l’inconscient et de la vie – on pourrait voir là une suggestion invitant à poursuivre le travail intérieur avec l’inconscient, à cheminer avec son partenaire intérieur –, une promenade au cours de laquelle elle redécouvrira des trésors oubliés qui rallumeront sa joie de vivre et lui feront, selon ses mots, se sentir « toute lumineuse en dedans ».

Le message existentiel du rêve semble clair. Il propose un changement de perspective suggérant à la rêveuse de revisiter le passé pour y retrouver l’amour oublié plutôt que de s’inquiéter de l’avenir, et à se tourner vers l’intérieur plutôt que de chercher, pour l’instant, un partenaire à l’extérieur. Elle est invitée aussi à réviser ses standards de réussite et les exigences qu’elle pourrait avoir envers les hommes qui l’approchent, et à voir comment elle-même nourrit une certaine colère, peut-être même selon ses propres mots, une rancœur qui pourrait l’isoler.

Pour conclure le travail, je l’invite à fermer les yeux et à imaginer une suite à ce rêve : et que fait-elle maintenant ? « Oh, c’est facile », me dit-elle – « je me déshabille et je vais nager. Il n’y a personne d’autre que nous sur cette plage alors je me mets toute nue et je plonge, sans hésiter. Je n’aime rien tant que nager nue... » Bien sûr cela s’interprète encore fort bien en termes de vulnérabilité assumée, d’intimité et de sensualité, de plonger dans la vie, mais est-il besoin de le dire ?

« Ah ! Je sais pourquoi c’est un rêve bleu » me dit-elle au moment de me quitter « c’est le bleu de la mer qui m’appelle ». Ses yeux pétillent, elle semble rafraichie. C’est la vertu du travail du rêve et de l’imagination : une plongée dans l’inconscient, cela vous régénère.