dimanche 12 janvier 2014

Le grand jeu

À quel jeu jouez-vous ?

C’est une des questions les plus cruciales que vous pouvez vous poser, du moins dans les termes dans lesquels Robert De Ropp l’a définie dans un livre magistral intitulé The Master Game. De Ropp était un biochimiste qui a conduit des recherches sur le cancer et la biochimie du cerveau. C’était aussi un élève de Gurdjeff et d’Ouspensky. Son livre, paru en 1968, a eu une grande influence sur la spiritualité de la contre-culture américaine, inspirant « tout une génération à rechercher une synthèse entre la science et le mysticisme ». Il est intéressant de constater qu’il n’a jamais été traduit en français, mais il est disponible gratuitement sur Internet en différents endroits.

La question est, au fond : que voulez-vous faire de votre vie ?

De Ropp  observe que ce que les gens demandent, ce n’est finalement pas de l’argent, du confort ou de la notoriété, mais des jeux qui valent la peine d’être joués. Celui qui ne trouve pas de jeu valable dans lequel s’engager tombe généralement dans ce que les Pères de l’Église appelaient acedia, ce qu’on traduit par « dégoût, indifférence à la vie » et qu’ils tenaient pour un péché mortel. C’est une paralysie de la volonté, un échec de l’appétit à vivre qui va avec un désenchantement total de l’existence, que l’on considère aujourd’hui comme un prélude à la maladie mentale.

« Cherche avant toute chose un jeu valant la peine d’être joué, et l’ayant trouvé, joue-le avec intensité, comme si ta vie et ta santé en dépendait. » Car elles en dépendent. C’est le conseil que donnait De Ropp, et que confirment désormais de nombreux psychiatres. Même si on ne connait pas, en définitive, le sens de la vie, il s’agit de vivre comme si on était certain qu’elle en a un, car cela permet l’engagement dans l’existence. Moyennant quoi, cet engagement fera sens, donnera sens à la vie. C’est du même ordre que ce qu’ont établi les psychologues comportementalistes : souris et tu maximiseras tes chances d’être heureux. Et si la vie ne semble pas proposer de jeu valable, alors il est de toute urgence d’en inventer un, car il doit être absolument clair que n’importe quel jeu vaut mieux que l’absence de jeu.

En parlant de jeu, De Ropp souligne qu’il s’agit d’éviter l’autre extrême qui consisterait à se prendre trop au sérieux et croire que l’on détient la vérité finale quant à la nature du jeu de la vie. L’Inde ancienne cultivait la même idée en évoquant la lila, le jeu cosmique figurant la danse de Shiva par laquelle le dieu crée et détruit l’Univers, avec l’aide de la maya, l’Illusion. Hermann Hesse a développé le même thème dans le Théâtre Magique de son Loup des steppes. La psychologie moderne a approfondi la recherche autour de l’importance des jeux, par exemple avec les travaux du fondateur de l’Analyse Transactionnelle, Éric Berne (Des jeux et des hommes). Des mathématiciens comme Von Neumann et Norbert Wiener ont élaboré une théorie des jeux qui compte désormais parmi les meilleurs outils pour simuler et prédire nos comportements sociaux. La psychologie sociale est formelle : nous ne cessons jamais de jouer, mais peu sont conscients du jeu qu’ils jouent…

« Les jeux de la vie reflètent les buts de la vie. Les jeux que les humains choisissent de jouer n’indiquent pas seulement leur type, mais aussi leur degré de développement intérieur. » À partir de ce postulat, De Ropp a divisé les jeux de la vie en deux catégories : les jeux matériels et les jeux absolus, ou jeux « meta ». Les jeux matériels visent à atteindre des objectifs qui sont tous relatifs à l’exercice d’une forme de pouvoir. Il leur a donné des noms poétiques, notamment :

·         Le porc dans l’auge, qui cherche à accumuler le plus possible de biens matériels.
·         Le coq sur le fumier, qui vise à la notoriété par tous les moyens.
·         Le Moloch, qui n’a de cesse de se battre jusqu’à la victoire, quel qu’en soit le prix.

Le Moloch est, de façon générique, une divinité ou un démon exigeant le sacrifice de vies humaines. De Ropp suggère qu’au fond, il y a un élément criminel en arrière de la plupart des jeux militaires car ils causent du tort à ceux qui y participent et les subissent. Les jeux matériels visent donc en général à s’approprier, pour un usage exclusif, un ou des éléments du quatuor tangible représenté par l’argent, le pouvoir, le sexe et le statut. En regard de ces jeux aux buts bien définis, les jeux absolus semblent avoir des objectifs vagues, car ils sont relatifs aux valeurs intangibles et aux réalités intérieures comme la beauté, la connaissance, et le salut de l’âme. Ainsi, nous avons les jeux de :

·         L’Art, qui poursuit la beauté.
·         La Science, qui poursuit la connaissance.
·         La Religion, qui poursuit le salut de l’âme.

Un jeu intermédiaire est celui du chef de famille, dont on pourrait dire qu’il ou elle passe son tour pour permettre à ses enfants de mieux jouer. C’est le jeu biologique dont dépend la survie de l’espèce, et dont les joueurs sont, d’une certaine façon, hors-jeu. Et puis il y a ceux qui ne trouvent pas de jeu à jouer et qui se retrouvent souvent de façon chronique à l’écart de la société. Mais tous ces jeux, et l’absence de jeu, ont en commun de conduire tôt ou tard à une profonde insatisfaction : ceux qui jouent au jeu de l’argent ou de la gloire finissent par se rendre compte que ce qu’ils ont poursuivi était dépourvu de sens – ils ont grimpé en haut de l’échelle pour s’apercevoir qu’ils avaient accotée cette dernière au mauvais mur. Cependant, les jeux absolus se révèlent eux aussi tôt ou tard limités, en général tout simplement par l’ego des joueurs qui se sert de l’art, de la science ou de la religion pour chanter sa propre gloire. Un jeu absolu commence à être faussé quand on tombe dans les pièges de l’identification – par exemple, le joueur qui se prend pour un artiste exceptionnel – et dans ceux de la comparaison : ma vérité, mon dieu, valent mieux que les tiens ! Il apparait alors qu’on fait le jeu du mental, et c’est la fin de la partie. Game over.

Il reste un jeu, selon De Ropp, auquel bien peu de gens jouent, encore que l’on constate une augmentation notable de cette minorité dans les dernières décennies, car c’est le jeu le plus difficile de tous. C’est le grand jeu, le jeu de la conscience, ou comme l’appelle De Ropp, le « Maitre Jeu », dont le but est de parvenir à la pleine conscience, au véritable éveil. L’idée sous-jacente à toutes les religions, dit-il, c’est que l’être humain est endormi, et que ce que nous appelons la « conscience ordinaire » est en fait une sorte de somnambulisme, de rêve éveillé. Cette conscience restreinte est centrée sur l’illusion d’être quelqu’un de bien défini, et bien sûr de spécial, c’est-à-dire un ego. Cette illusion agit comme un voile qui nous couvre les yeux et nous fait projeter sur les autres tout ce que nous ignorons de nous-mêmes au travers de jugements implacables. Nous croyons alors que l’Univers tourne autour de notre nombril et que nous avons compris comment ainsi que dans quel sens il doit tourner.

De Ropp n’affirme rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais il le reformule dans des termes qui font que même un joueur de jeux vidéo contemporain peut comprendre de quoi il parle. Avec tous les mystiques des temps anciens, avec Jung aussi qui dénonce le fait que nous vivons généralement dans un enchevêtrement de projections, il déclare que le jeu de l’ego ne vaut pas la peine d’être joué, qu’il ne génère que toujours plus de souffrance. Il faut donc quitter le jeu vidéo et éteindre l’ordinateur, magnifique symbole pour notre mental générateur d’illusion. Car la bonne nouvelle que De Ropp remet au goût du jour, c’est que notre conscience ordinaire n’est pas le plus haut niveau de conscience dont nous soyons capables. L’Inde ancienne parle ainsi d’un « quatrième état » de conscience au-delà du sommeil profond, du rêve endormi et du rêve éveillé qui sont notre ordinaire. Cet éveil de la conscience dans sa plénitude, c’est comme si, après avoir passé notre vie dans un jeu vidéo à contempler des reflets de notre nombril, nous relevions la tête pour aller ouvrir la fenêtre et nous apercevoir qu’il y a de la vie dehors. L’illumination, c’est quand on réalise qu’il fait bon soudain de respirer l’air frais, d’aller marcher sous la pluie ou le soleil, de rencontrer d’autres êtres humains…

La réserve que je mettrai au propos de De Ropp, c’est que son explication est bien sûr schématique et ne saurait résumer toute la richesse des jeux auxquels jouent les êtres humains, mais aussi qu’on fait de l’éveil une autre absurdité dès lors qu’on s’accroche à l’idée qu’on s’en forge. L’ego peut s’emparer de tout à son profit, même de la méditation et de l’éveil. Le signe subtil de cette perversion, c’est que l’éveil devient dans notre idée quelque chose d’extraordinaire qui serait réservé à des gens très spéciaux et qui va contre l’engagement dans la vie, contre le fait de tomber amoureux ou d’élever des enfants par exemple. Or, s’il était recommandé dans les temps anciens de partir dans l’Himalaya ou dans un cloître pour accéder à l’éveil, il semble au contraire aujourd’hui que la prochaine étape de l’évolution réclame de conjoindre l’éveil et la vie ordinaire. Une autre façon de le dire, c’est que le plus court chemin vers l’éveil, c’est la voie du chef de famille et, plus généralement, celle du service, de l’amour désintéressé. C’est logique, car l’éveil consiste justement à sortir de toutes les oppositions fallacieuses qui entretiennent la dualité, mais aussi parce que l’illusion qui se dissipe alors, c’est qu’il y aurait quelque chose d’autre à poursuivre que l’amour, c’est-à-dire le simple fait d’aimer et d’être un cœur ouvert, vibrant…

La question finale, celle qui nous est posée quand ce corps se dissout et que nous retournons à l’immensité, ce n’est pas :

As-tu gagné ou perdu au jeu de la vie ?
Mais :
As-tu aimé à ta mesure ? Ta vie a-t-elle été bien remplie d’amour ?

8 commentaires:

  1. Vous le savez tout comme moi : ce qui reste d'une existence, ce sont ces moments absents de tout curriculum vitae et qui vivent de leur vie propre ; ces percées de présence sous l'enveloppe factice des biographies. Une odeur un appel un regard et voilà les malles, les valises, les ballots solidement arrimés dans les soutes qui se mettent en mouvement, s'arrachent aux courroies et aux cordages et vont faire chavirer le navire de notre raison quotidienne ! Non qu'à ces moments-là nous devenions fous. Loin de là. Un instant, à l'enfermement, à l'odeur confinée du fond de navire a succédé le vent du large. L'illimité pour lequel nous sommes nés se révèle.

    Les sept nuits de la reine

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    1. Merci pour ce commentaire qui me rappelle un poème de Myra Scovel, qui évoque le vent du large:

      D'où vient le vent, Nicodème ?

      Rabbi, je ne sais pas d'où il vient ni où il va.

      METS-TOI DANS LE CHEMIN DU VENT, Nicodème.
      Tu connaitras l'extase d'être porté par quelque chose de plus grand que toi. Tu es fier de ta position, de ta sécurité, mais dans l'air stagnant, tu périras.

      METS-TOI DANS LE CHEMIN DU VENT, Nicodème.
      Brillantes, les feuilles vont danser devant toi. Tu vas te trouver dans des lieux que jamais tu n'as rêvé de voir. Tu seras contraint à des lieux que tu as redoutés, et tu les vivras comme si tu revenais à la maison.

      Tu auras un pouvoir que tu n'as jamais eu, Nicodème.

      Tu seras un Homme Nouveau.

      METS-TOI DANS LE CHEMIN DU VENT.

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  2. Comme le disait Christiane Singer! (Cf. Message précédent!)

    Florence

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  3. Ta vie a-t-elle été bien remplie d’amour ?
    justement De Ropp a-t-il parlé du jeu de l'amour ?
    Sans doute le plus beau jeu mais aussi le plus difficile.

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    1. Excellente question, merci ! Non, le mot "amour" apparait rarement dans le livre de De Ropp. Je le soupçonne d'avoir été du type "pensée", et d'avoir considéré tout ce qui relève du sentiment comme secondaire. Or si l'éveil ne conduit pas à plus et mieux aimer, je crains qu'il ne soit vain...

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  4. Voilà un autre billet fort inspirant. Merci Jean. Et auquel j’ai envie d’ajouter, inspirée par la lecture récente d’un livre-entretien avec le paysan philosophe Pierre Radhi, que l’amour comme valeur suprême à exercer au quotidien s’oppose à toutes formes de violence. Y compris la violence à la Terre. Or la pollution – et notamment celle qui découle de l’hyperconsommation si courante dans nos sociétés de privilégiés –, s’avère une forme de violence. Alors si la seule chose qui vaille en ce monde et qui donne un sens à notre existence c’est la poursuite de l’amour, logiquement cette quête doit aussi nous conduire à songer à l’impact de nos actions sur l’environnement. Vivre en cohérence avec cet idéal n’est certes pas facile! Mais l’enjeu du « jeu de la conscience » aujourd’hui n’est plus seulement l’éveil spirituel, mais la survie même de l’humanité sur une planète qui montre des signes inquiétants de surchauffe…

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    1. Merci Catherine pour cet apport à la réflexion. Pierre Rabhi (http://www.pierrerabhi.org/blog) gagne en effet à être connu et je ne peux que souscrire à ce que tu dis. Il n'y a pas selon moi de contradiction entre l'éveil spirituel et l'amour que nous nous devons de prodiguer à notre belle Terre, au contraire. J'aime particulièrement ce que dit le Dalaï Lama de la spiritualité, qui n'a selon lui d'autre sens que de faire de nous de meilleurs humains dans toutes nos relations.

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  5. Salut, toujours aussi intéressant thème et commentaires.
    En lien avec Pierre Rabhi, je vous suggère cette entrevue à l'émission Noms de dieux (émission belge très inspirante avec diverses personnalités de divers horizons sur le thème de Dieu).
    http://www.youtube.com/watch?v=nu-QUeRuD9s

    Au plaisir.

    Robert

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