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Je vous ai partagé dans un précédent article (le Tiers-Aimant) comment j’ai récemment remis la main sur un trésor, qui n’a cependant de valeur que pour moi, en rapatriant du Québec des carnets contenant près de 30 ans de rêves. S’il y a une raison de noter ses rêves, outre le fait que cela aide à les fixer et amène bien souvent immédiatement à la conscience des éléments de sens, c’est certainement de pouvoir les revisiter après des années. Il y alors beaucoup de ces rêves qui s’avèrent, il faut le dire, sans grand intérêt au prime abord car ils étaient surtout liés aux circonstances qui les entouraient. Cependant l’analyste y trouvera des indices fort intéressants de l’apparition progressive d’un sens qui se fait jour au travers de la récurrence et de l’évolution de certains symboles. Souvent un rêve est éclairé par la série dans lequel il se trouve, et il faut donc un certain recul pour envisager celle-ci. Et puis il y a, au milieu de ces rêves qui semblent surtout attachés à un moment de vie, des perles qui ressortent dans tout leur éclat car la lumière qu’ils amenaient alors, qui n’a pas nécessairement été reçue sur le moment, s’avère non seulement traverser les années, mais les illuminer...
C’est un de ces rêves que je veux vous partager aujourd’hui. Il date de l’été 2001, d’un moment où je m’interrogeais profondément sur le sens et la valeur de la démarche analytique que j’avais entrepris huit années auparavant. Il m’avait alors convaincu qu’il y avait quelque chose d’infiniment précieux à continuer à chercher là, qu’il ne fallait surtout pas que j’abandonne la quête même si je n’y comprenais rien, comme cela arrive bien souvent à qui se lance dans cette aventure. Le voici :
Il y a une rivière qui traverse ma maison de part en part. Elle charrie de la boue, un limon noir dans lequel je distingue parfois des reflets rouges. Je l’observe longuement. A un moment, mon attention est attirée par une lumière verdâtre à la surface. Je me penche sur la rivière à cet endroit et je plonge mes mains dans la boue. J’en retire un objet sphérique, dur et noir, d’un centimètre de diamètre, qui luit étrangement. C’est une perle ! La lueur qu’elle émet m’inquiète un peu, je me demande si elle ne serait pas radioactive et je la laisse retomber dans la boue. Elle reste facilement repérable à la coloration verdâtre qui l’entoure. Arrive alors une équipe NBC (nucléaire-biologique-chimique) en combinaisons étanches, qui s’attelle à extraire la perle de la boue avec d’infinies précautions. Mon inquiétude grandit : je pense à mes filles qui dorment dans une chambre voisine, crains qu’elles n’aient été exposées à des radiations. Les scientifiques vont et viennent dans la maison sans prêter attention à ma présence. Ils installent un laboratoire d’analyses dans ma chambre à coucher. Finalement, on vient me chercher pour que je puisse voir la perle. Je sais qu’ils ne savent pas d’où elle vient, de quoi elle est faite – serait-ce un matériau extraterrestre ? Ils me laissent entrer seul dans la chambre à coucher. J’ai l’impression qu’ils m’observent, que je suis un cobaye et qu’ils veulent voir si je survis à la rencontre. La perle noire est posée sur un écrin rouge, sur un oreiller du côté où je dors. Elle a grossi, mesure maintenant trois ou quatre centimètres de diamètre. Elle n’émet plus de lueur verdâtre mais brille en reflétant la lumière du jour. Je la prends délicatement dans la paume de ma main et sans réfléchir, je la porte à la hauteur de mon front et la touche avec celui-ci en inclinant la tête, en fermant les yeux. Je songe pendant les quelques secondes où je ressens son contact à ce rêve où Jung se trouve devant la plus haute Présence, et s’incline devant elle mais son front ne touche pas le sol. Moi, je touche la perle, me dis-je, sans hésitation. Je me sens heureux, joyeux. J’ouvre ensuite les yeux et je la contemple dans la paume de ma main. De façon tout à fait étonnante alors, elle devient une perle bleue, d’un bleu profond, et se met à chanter tout doucement. Je sais intimement que je suis seul à voir cette transformation, à entendre ce chant qui me touche profondément…
J’étais étonné en le retrouvant d’avoir oublié ce rêve : comment a-t-il pu m’échapper, se perdre dans les méandres du temps ? En fait, je ne l’avais pas complètement oublié. Il m’en était resté cette image de la perle bleue qui chante, qui m’est revenue en différentes occasions. Je suis resté attentif aussi à ce symbole de la perle, que l’on retrouve dans différentes cultures spirituelles et à propos duquel je n’ai cessé depuis ce rêve de collecter des références et des histoires. Dans mon journal, après avoir noté ce rêve, j’ai fait le lien entre ce dernier et l’évangile selon Thomas, où le logion 76 nous dit :
«Le Royaume du Père est comparable à un marchand qui possédait une cargaison de marchandises. Il trouva une perle. Ce marchand était un sage : il vendit toute sa cargaison et acheta la perle unique. Vous aussi, cherchez le trésor non périssable, celui qui demeure là où la mite n’approche pas, où le ver ne ronge pas. »
Le commentaire que Jean-Yves Leloup donne de ce logion nous explique que la perle est, dans les textes gnostiques, un symbole du Soi. Je m’en suis alors tenu là dans mon analyse : au milieu de la rivière de boue qui traversait ma vie, il y avait la perle du Soi. J’en avais peur mais en l’analysant avec toutes les précautions nécessaires, je parviendrais – me disais-je – au point où s’opérerait une transformation étonnante.
Pas mal, ai-je souri en relisant ces notes, c’était une bonne interprétation. Elle s’est vérifiée. Et cependant, il y a tellement plus dans ce rêve ! Je suis resté, à l’époque où je l’ai reçu, à sa surface et il n’est pas étonnant, dès lors, qu’il ne m’en soit resté qu’un souvenir indistinct. Je ne me jette pas la pierre cependant : à l’époque, je balbutiais dans l’interprétation des rêves. Quelques années auparavant, je m’étais tourné vers mon analyste et je lui avais demandé si nous pouvions aller dans une analyse didactique. Il m’avait répondu qu’il pensait que j’étais dans une analyse didactique, pour apprendre le travail, depuis le début. A partir de ce moment, il m’a encouragé à lui donner, à chaque fois que je lui apportais un rêve, une interprétation de ce dernier, à laquelle il amenait un complément éclairant. C’est ainsi que j’ai appris… mais pour quelque raison que j’ignore, je ne lui ai pas parlé de ce rêve. Il est passé à la trappe, sans doute parce que j’avais beaucoup d’autres rêves, qui me semblaient encore plus obscurs, à lui soumettre.
Il se peut aussi que j’ai éprouvé une certaine pudeur devant la nature numineuse du petit miracle avec lequel le rêve se conclut : je peux voir maintenant qu’il parle de l’émergence de ce que j’oserai appeler mon « sentiment religieux ». Or j’ai toujours eu de la difficulté à parler de ce sentiment religieux – et j’emploie à dessein ce terme « religieux » là où beaucoup, et moi le premier, préfèrent parler de « spirituel » et de « spiritualité » – car tout ce qui touche à cette dimension de ma vie me semble relever de l’intime. Nous vivons en effet une époque étrange où il est plus facile de parler de sexualité que de relation au Divin. Je retrouve ce texte que j’ai écrit quelques années plus tard en tournant autour de ce problème :
« Parler de Dieu est devenu obscène, plus obscène que la pornographie. C’est un renversement amusant après que la sexualité ait été proscrite par la religion pendant si longtemps. Il est plus facile de dénuder les corps que les âmes, et après les siècles de dogmatisme inquisitorial que nous avons subi, il y a là sans doute une pudeur salutaire, une mise à l’abri de l’essentiel dans la chambre du cœur. Notre relation au Divin doit être protégée des prêtres, des marchands, et surtout de ceux qui détiennent la vérité, sans se rendre compte que dans ces mots, ils avouent la mettre en prison, dans la petite cellule de leur esprit, de leurs croyances. Or la vérité, comme Dieu, est libre. Plus que jamais peut-être, l’exigence se fait sentir de libérer Dieu des religions. »
Jung signale comment un des maux de notre modernité est que nous attachons trop de valeur aux mots, comme si nous en avions fini avec quelque chose quand nous l’avons nommé, quand nous avons posé un concept dessus. Je songe en disant cela à certains interprètes de rêves qui se sont remplis de l’idée toute jungienne qui veut que le rêve est « une interpellation du Soi », et le forcent à entrer dans le lit de Procuste de leur conception : il leur faut voir le Soi partout, même quand le rêve invite à simplement ouvrir la fenêtre, à laisser entrer la lumière du printemps. Ce n’est pas faux, encore une fois, car le Soi est dans l’espace ouvert derrière la fenêtre… mais ce n’est pas la Vérité vivante car quand on parle du Soi, on le fait bien souvent entrer dans un concept, une idée qu’on en a. Les bouddhistes zen invitent à se laver la bouche après qu’on ait prononcé le nom « Bouddha ». Allan Watts disait, avec raison selon moi, que le christianisme se renouvellera en profondeur le jour où quelqu’un se lèvera dans une église pour demander qu’on se lave la bouche après qu’on ait prononcé le nom « Jésus ». Les jungiens pourraient bien eux aussi se laver la bouche après qu’ils aient prononcé le mot « Soi » !
Il fallait donc sans doute que s’écoule bien de l’eau sous les ponts avant que je puisse recevoir ce rêve, l’entendre. Je me demandais ces jours-ci, en écrivant cet article, si tout mon parcours depuis 20 ans ne pourrait pas être envisagé comme un long déploiement de ce rêve. Bien sûr, c’est facile après toutes ces années d’expérience de critiquer mon interprétation d’alors. Je ne pouvais voir les choses qu’à partir de là où j’étais. Par exemple, j’étais dans ces années très préoccupé par l’impression de rencontrer un fleuve de boue dans ma vie. J’étais confronté à une remontée de l’ombre qui me montrait des aspects peu sympathiques de ma personnalité. Parler de « boue » était un gentil euphémisme car j’avais l’impression d’être dans la m…. jusqu’au cou – vous m’excuserez, j’en suis sûr, de ne pas en dire plus (lol) car chacun la sienne, n’est-ce-pas ?
Je n’ai pas vu qu’au-delà de la boue, il était question dans ce rêve de limon noir, c’est-à-dire de terre noire, d’alchimie – le terme « alchimie » vient de l'arabe al-kīmiyā, qui renvoie lui-même à un terme égyptien désignant les alluvions et la terre noire charriés par le Nil. J’ai pris le rêve très personnel, et je n’ai pas vu que la rivière traversait mon intérieur de part en part, venant d’ailleurs et retournant ailleurs. Je n’ai pas prêté attention au jeu des couleurs, qui renvoie justement à l’alchimie : la lumière verdâtre caractéristique du cuivre, et par là de la dimension du cœur et de la vitalité associée au viriditas, les reflets rouges évoquant le potentiel d’une œuvre au rouge, le rubedo. Cependant j’ai saisi qu’il y avait là quelque chose de dangereux, qui devait être analysé, mais devant quoi la science – c’est-à-dire la rationalité, la technique – se révélait impuissante. C’est un rêve qui aurait gagné alors à être exploré en imagination active, ou ce que j’appelle désormais en « écoute intérieure du rêve », c’est-à-dire en prêtant attention aux ressentis associés avec chaque image. Plus encore qu’une interprétation symbolique, ce rêve réclamait me semble-t-il de couler en moi comme la rivière coulait en celui-ci au travers de ma maison, l’irriguant...
Il y avait une clé qui m’aurait permis, si je m’étais arrêté sur ce détail, de comprendre de quoi il était question dans le fond de ce rêve quand je mentionne que j’ai pensé, alors que je portais la perle à mon front, à ce rêve où Jung est mis par son père en contact avec la plus haute Présence. Il raconte ce rêve dans « Ma vie », au chapitre sur la genèse de l’œuvre. Je le résume rapidement, en omettant nombre d’éléments et de détails pour me concentrer sur les points qui m’intéressent plus particulièrement :
Le rêve commence avec un premier tableau où le père de Jung, décédé depuis longtemps, commente avec brio un passage de l’Ancien Testament, dans une Bible en peau de poisson, devant Jung et deux psychiatres, père et fils. Ils n’y comprennent rien, et Jung note comment les psychiatres considèrent son père comme étant un peu fou, sénile. Jung lui-même est en colère de l’attitude des psychiatres et désolé de ne rien comprendre à ce que dit son père. Puis ce dernier le conduit dans une grande salle circulaire, une sorte de mandala qui rappelle la salle du Conseil où le sultan Akbar le Grand réunissait les sages et les savants qui le conseillaient. Jung avait été impressionné par la visite de cette salle en Inde. En haut d’un escalier très raide qui part du centre de la salle, il y a une petite porte derrière laquelle se tient la plus haute Présence. Le père s’incline, front contre sol, pour honorer cette présence et Jung en fait autant, mais il constate que, sans qu’il comprenne pourquoi, son front ne touche pas le sol; il se tient toujours un millimètre au-dessus de celui-ci. Pour Jung, il y a là quelque chose du sacrifice intellectuel qu’il ne peut consentir, là où son père démontre sa foi religieuse, devant la divinité.
A l’époque où j’ai reçu mon rêve de la perle, j’étais en train de relire « Ma vie », et j’avais été très impressionné par ce rêve de Jung. Je m’étais dit que j’étais dans une position intérieure très différente de la sienne. Lui était fils de pasteur et avait besoin de s’affranchir du poids de la tradition chrétienne fossilisée dans la foi torturée de son père. Pour ma part, je viens d’un milieu agnostique pour lequel la religion est l’opium du peuple, et j’avais alors l’intuition confuse de ce qu’on avait jeté le bébé avec l’eau du bain, qu’il y avait quelque chose de précieux à retrouver. Cette intuition s’est beaucoup précisée par la suite, et j’ai ressenti à certains moments de mon parcours depuis lors un véritable soulagement à abandonner la prétention intellectuelle à comprendre le mystère. J’ai trouvé une grande valeur dans le fait d’être capable de m’incliner devant celui-ci, et que mon front touche terre. Je ne vois pas là une image de soumission comme le suggérait la religion traditionnelle, et encore Jung, mais plutôt le rafraîchissement de l’esprit au contact de la Pacha Mama, le retour de nos prétentions à l’humus, la bonne terre. Je comprends que Jung ait eu besoin de se refuser à ce sacrifice intellectuel, sinon il n’aurait pas été Carl Gustave Jung, et cependant je crois que la roue tourne, et que l’attitude qui était juste hier ne l’est plus nécessairement à un autre moment. Notre problème, aujourd’hui en Occident, est peut-être bien que nous ne savons plus nous incliner vraiment devant le mystère.
Dans l’analyse que Jung donne de ce rêve, il dit voir un énoncé de la tâche inconsciente qui lui incombait, et qui est déléguée à son père dans le rêve car lui, Jung, est encore trop immature pour l’assumer. A posteriori, je peux aussi voir dans mon rêve un énoncé de ma propre tâche inconsciente, que je n’étais pas en mesure d’assumer consciemment à l’époque où je l’ai reçue. Jung a tiré de son propre rêve bien d’autres informations qui l’ont amené, en particulier, à l’écriture de Réponse à Job. Il développe en particulier le fait que, derrière la petite porte du rêve habite Urie, le général du roi David, que ce dernier a trahi en le livrant à l’ennemi pour s’emparer de sa femme. Pour Jung, Urie préfigure le Christ, « l’homme-Dieu abandonné de Dieu ». Dès lors qu’il a compris qu’il s’agissait là symboliquement de l’homme victime des caprices du Tout-Puissant, Jung s’est senti obligé, à son corps défendant, de parler publiquement de l’image ambivalente du Dieu de l’Ancien Testament. Pierre Trigano, dans le tome 3 de Psychanalyser Jung, propose une analyse fort intéressante de ce rêve, d’où il ressort que c’est en fait de son propre complexe de puissance que Jung est invité par là à se défaire, en reconnaissant que la vulnérabilité d’Urie est supérieure, plus proche du Divin, que la puissance du Sultan. Mais ce n’est pas là pour moi le point essentiel. Pour moi, la clé du rêve est dans l’impossibilité de s’incliner entièrement, cette réserve intellectuelle devant le mystère, qui s’inscrit dans la continuité de l’attitude des psychiatres du rêve de Jung, pour lui symbole d’un point de vue médical borné qui l’a également marqué en tant que médecin, devant l’inspiration divine...
Ce qui nous ramène à la Perle, sur laquelle j’ai mené une recherche approfondie, dont je vous partage les éléments principaux ci-dessous :
Je n’en avais pas conscience à l’époque où j’ai reçu mon rêve, mais nous avons là un symbole qui a une portée universelle. « La constance de ses significations est aussi remarquable que leur universalité, ainsi que l’ont montré en divers livres Mircéa Eliade et nombre d’ethnologues », nous indique le dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant. Il précise que la perle est en particulier un symbole associé à la Lune et au féminin. C’est « le symbole essentiel de la féminité créatrice », du principe Yin. Elle est souvent considérée comme une panacée, bonne contre les hémorragies, la folie, la mélancolie, l’empoisonnement, l’épilepsie, etc. Elle est censée avoir des propriétés aphrodisiaques, fécondantes, revigorantes...
J’ai déjà dit plus haut comment Jean-Yves Leloup, dans son commentaire du logion 76 de l’évangile de Thomas, fait ressortir que la perle représente le Soi - « notre être incréé », dit-il. Il signale que « le terme iranien qohr signifie d’ailleurs "perle" aussi bien que "essence" ». La perle est en effet idéale pour symboliser le Soi : elle est sphérique, faite d’une matière très résistante, et on la trouve au profond de la mer de l’inconscient. Dans une perspective un peu différente de celle de Leloup, qui veut y voir une évocation de ce qui en nous précède le temps, la perle symbolise ce qui ressort de l’élaboration de nos souffrances, qui sont comme le grain de sable qu’enveloppe la nacre de la conscience, et qui devient ainsi précieux. On retrouve là, par une allusion subtile, la vulnérabilité d’Urie, l’homme trahi par celui-là même à qui il dévouait sa loyauté, qui le fait souffrir, et au Christ tel que l’envisageait Jung. Et il est souvent question de la perle dans les textes sacrés.
L’Apocalypse nous décrit la Jérusalem céleste comme étant gardée par douze perles, qui sont autant de portes, de moyens d’accéder donc au centre :
« Les douze portes étaient douze perles; chaque porte était d'une seule perle. La place de la ville était d'or pur, comme du verre transparent. » (Apo 21.21)
On connaît aussi l’injonction de L’évangile selon Matthieu 7.6 :
« Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent. »
Cette injonction est semble-t-il un écho du logion 93 de l’évangile selon Thomas :
« Ne donnez pas ce qui est pur aux chiens, de peur qu’ils ne le jettent au fumier.
Ne donnez pas de perles aux pourceaux, de peur qu’ils n’en fassent de l’ordure. »
Dans l’évangile de Philippe, on lit ces mots qui viennent un peu contredire Thomas et Matthieu en soulignant la valeur inaltérable de la perle :
« La perle jetée dans la boue n’en perdra pas pour autant sa valeur et si on l’oint de baume, elle n’en acquerra pas davantage aux yeux de son propriétaire. »
Dans les Actes de Thomas, un texte gnostique, il y a un très beau conte syriaque qu’on appelle l’hymne de la Perle ou le chant de la Perle (vous pouvez écouter sur Youtube la version que je donne de ce conte ici : le chant de la Perle 1), dont Sohawardi, le grand mystique persan du XIIème siècle, donne une version intitulée le récit de l’exil occidental commentée par Henry Corbin. Il s’agit d’une métaphore de la quête intérieure. En résumé :
Un jeune prince quitte son Royaume, missionné vers l’Égypte, les terres occidentales, pour y conquérir une Perle enfouie dans la gueule d’un dragon qui vit dans les profondeurs de la mer. Le prince se dépouille de son vêtement de lumière et arrive en terre d’exil comme un étranger. Il absorbe des nourritures et des boissons qui lui font oublier d’où il vient et quelle est sa mission. Il devient un errant, un clochard abandonné. Puis il est jeté en prison. Mais c’est là qu’un aigle, ou dans la version persane une huppe – oiseau de la sagesse –, lui porte un message de ses parents : « Réveille-toi ! Souviens-toi de Qui tu es, de quelle est ta mission... » Alors, la mémoire lui revient et il va chercher la Perle avant de repartir dans sa patrie originelle.
Au sens mystique, nous disent Chevalier et Gheerbrant, la perle est vue comme un symbole de l’illumination et de la naissance spirituelle. Jean-Yves Leloup, et d’autres commentateurs, indiquent qu’elle représente ce qu’on pourrait appeler « l’état paradisiaque » de complétude. Elle est « lumière au dedans comme au dehors », et c’est l’état que nous devons retrouver « par la connaissance et par l’amour. » Plus précisément, du point de vue de la gnose, la perle symbolise la connaissance elle-même, une connaissance indissociable de l’amour. On retrouve là l’idée qui veut que connaître, c’est « s’unir à », devenir Un avec. Mais cette connaissance est aussi associée au thème de l’oubli, comme l’évoque l’hymne à la Perle : pour les gnostiques, nous sommes comme le prince de l’histoire oublieux de notre véritable nature, d’où nous venons, de qui nous sommes et de ce que nous sommes venus faire en ce monde. Le prince cherche la perle comme Perceval le Graal. « L’image archétypale de la perle évoque ce qui est pur, caché, enfoui dans les profondeurs, difficile à atteindre. » Pour Shabestari, la perle symbolise la « science du cœur : quand le gnostique a trouvé la perle, sa tâche est accomplie. »
L’islam, en particulier iranien, n’est pas en reste avec le symbole de la perle. Ainsi, un hadith du Prophète nous indique-t-il que les serviteurs de Dieu sont « comparables à la pluie; lorsqu’elle tombe sur la terre ferme, elle donne naissance au blé; lorsqu’elle tombe sur la mer, elle fait naître des perles. »
Selon la cosmogonie des Fidèles de la Vérité en Iran:
« au commencement, il n’y avait dans l’Existence aucune créature que la Vérité suprême, unique, vivante et adorable. Sa demeure était dans la perle et son essence était cachée. La perle était dans la coquille, et la coquille était dans la mer, et les ondes de la mer recouvraient tout. »
Cette coquille dans laquelle la perle est enfermée est souvent considérée comme étant l’enveloppe des mots, dont il s’agit d’extraire le précieux sens. C’est dans cette idée, sans doute, que Socrate disait qu’il fallait un plongeur de Délos pour trouver la perle cachée dans la parole d’Héraclite dit l’Obscur. Nous avons très généralement à faire ce travail de plongée dans les textes sacrés, ou dans les rêves, pour en comprendre le sens véritable.
On retrouve la perle aussi dans le contexte du bouddhisme, où le Sutra du Lotus raconte par exemple l’histoire de la fille du roi-Dragon. Longnü est une enfant merveilleusement douée, pleine de sagesse et qui discerne en profondeur tous les dharmas. Cependant, un disciple du Bouddha ne veut pas croire qu’une femme puisse atteindre l’état de bouddha. En réponse, la fille du dragon offre une perle au Bouddha, symbole de sa vie et de l'ego, qu'il accepte. Elle se transforme ensuite instantanément en un parfait bodhisattva puis atteint l'illumination complète. Dans le bouddhisme Chán, cette histoire a été considérée comme un exemple qui souligne le potentiel qu’ont tous les êtres de l'éveil soudain...
la fille du roi-Dragon |
Mais c’est Li-Tsi, un maître zen dont j’apprécie particulièrement l’enseignement tout à fait iconoclaste, qui parle peut-être le mieux de cette fameuse perle :
« Merveilleuse, insondable est la perle sacrée de la sapience ! Si dans la mer de la nature des choses, on sait la reconnaître, toujours on peut se promener au sein même des cinq agrégats, tantôt en la cachant et tantôt en la révélant. Lumineuse au-dedans aussi bien qu'au-dehors, grande est sa puissance divine ! Cette perle est sans forme, ni grande ni petite ; jour et nuit elle luit, éclairant toutes choses… »
Alors, de quoi s’agit-il ? Voilà que ce maître zen, qui nous invitait à tuer le Bouddha si nous le rencontrions, s’accorde avec les gnostiques sur l’idée que cette perle sacrée est faite de connaissance, de gnose. Jean-Yves Leloup nous donne encore une indication éclairante quand il dit, dans son commentaire du logion 76 de l’évangile selon Thomas où le marchand vend toute sa cargaison pour acquérir la perle précieuse, que :
« Pour retrouver cet état de perle, il faut savoir se désencombrer du superflu et de l’inessentiel. Sortir de notre état de négoce et de marchandage. »
Il y a là une clé pour toute personne qui s’investit dans le travail intérieur : à un moment, il faut cesser de marchander, arrêter d’essayer d’obtenir quelque chose au moyen du travail sur soi. Chacun.e de nous a été amené à la quête essentielle par une souffrance, un manque ou un désir, qu’il s’agisse de trouver la femme de sa vie, d’obtenir une reconnaissance bien méritée, de guérir d’une maladie ou d’un traumatisme, etc. Mais, j’ai pu le constater pour moi-même et dans mes accompagnements, un retournement se produit le jour où l’on accepte simplement les choses telles qu’elles sont. C’est une libération, nous cessons de lutter avec le réel. Il semble que ce soit cela, « faire la volonté de Dieu » : accepter ce qui est, ce que le Créateur a créé, sans discuter.
Dès lors, on abandonne tout utilitarisme : on ne s’investit plus dans la quête pour obtenir quelque chose, pour devenir une meilleure personne... mais simplement parce que la démarche est un art de vivre. Et l’on est prêt à envisager un renoncement bien plus profond, qui consiste, comme nous le dit Maître Eckhart, à devenir des « pauvres d’esprit », c’est-à-dire en ne rien vouloir, ne rien savoir, ne rien avoir. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que nous pouvons entrer dans le Royaume que symbolise la perle. Cependant, cette béatitude – « Heureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux leur appartient » – n’est pas spécifique au christianisme. On la retrouve par exemple dans le bouddhisme zen, où Le recueil de la Transmission de la lumière nous dit :
« Le renoncement mental signifie qu’on ne se rase pas les cheveux et qu’on ne change pas ses vêtements. Même si l’on demeure à la maison au milieu des vicissitudes du monde, on est comme un lotus qui n’est pas souillé par la boue, comme un joyau qui n’est pas recouvert de poussières. Même si, de par les circonstances, on possède femme et enfants, on ressent que ce n’est que fétu de paille et poussière : il ne demeure plus la moindre pensée d’attachement, plus rien n’est convoité. Telle la lune fixée dans le ciel, telle la perle qui roule sur un plateau, on reconnaît l’homme tranquille au milieu du marché bruyant, on voit par-delà le temps au sein des trois mondes, on sait qu’abolir les passions est aussi une maladie et que se fixer pour objectif l’ainséité relève de l’erreur. Le nirvâna et le samsâra ne sont que des irisations dans l’espace, l’éveil et les passions ne se différencient pas. Tel est celui qui renonce mentalement au monde. »
Pour finir ce grand tour des amplifications du symbole de la perle, c’est Almaas, un enseignant spirituel contemporain, qui m’en a donné la compréhension qui me semble désormais la plus éclairante. Il se trouve qu’en lisant voilà quelques mois un de ses livres, j’ai repensé à mon rêve car il y mentionne le témoignage de Muktananda, un méditant hindou, qui raconte une vision de la Perle Bleue :
« La Perle Bleue, qui s'est agrandie en une forme humaine à travers une forme ovale, se tenait devant moi. Son éclat a commencé à décliner. Puis j'ai découvert une figure humaine bleue à l'intérieur. Quelle beauté enchanteresse ! Sa forme bleue scintillait et scintillait ! (…) C’était une masse de pure conscience, la Vie de la vie intérieure de Muktananda. » 2
Muktananda |
Plus loin, il cite Ira Progoff, un proche disciple de Jung, qui dit :
« Dans le symbolisme alchimique, le Soi en tant que réalisation ultime est représenté comme la "perle de grande valeur", la "pierre philosophale", ou d'autres symboles qui véhiculent l’idée de l'émergence d'un petit bijou précieux comme résultat de l'intégration de la psyché. » 3
Par la suite, Almaas s’enferre dans l’erreur typique des gens qui n’ont abordé la psychologie jungienne que par les livres. Il éprouve le besoin d’expliquer que, pour les personnes qui en ont l’expérience, les termes « corps de diamant » et « perle » sont des réalités vivantes et non des symboles, qu’il réduit à être de simples images. Il ignore que pour Jung, et dans l’expérience de la psychologie jungienne, qui n’est surtout pas un système conceptuel, les images sont vivantes. Et bien sûr, dans la voie ouverte par Jung, le « corps de diamant » et la « perle » sont des réalités psychiques tout à fait effectives. Un puriste dira peut-être que ce sont des réalités « spirituelles » et non psychiques. Cependant, avec Jung, je lui ferai remarquer que c’est la psyché qui expérimente ces réalités spirituelles, tout comme elle expérimente la réalité matérielle. Cette expérience est donc de nature psychique, ou plus exactement du domaine de l’âme, celle-ci étant entendue comme le trait d’union entre l’esprit et la matière...
Plus loin, dans un commentaire de l’Hymne de la Perle, Almaas explique :
« L’intégration de tous les aspects de l’essence dans une nouvelle synthèse personnelle est la perle inestimable. (…) L’ego n’est rien d’autre que le grain de sable requis pour la formation et le développement de la perle. » 4
Il ajoute enfin :
« Ce n’est pas simplement que la perle synthétise. C’est la synthèse elle-même. »
Mais alors, une fois bien considérées toutes ces amplifications, que représentait donc la perle de mon rêve ? Car c’est bien beau de se gargariser avec la dimension universelle d’un grand symbole, mais tant qu’il n’est pas intégré dans l’expérience personnelle, cela risque fort d’être aussi vain que de se contenter de dire « c’est le Soi qui m’interpelle ». Or pour aller dans cette dimension personnelle du symbole, il faut écarter au moins momentanément toutes les définitions conceptuelles qui voilent l’image vivante; il faut aller dans le ressenti associé à l’image...
Quand j’ai relu mon rêve dans mon carnet, la première émotion qui m’est venue a été une inquiétude sinon une petite angoisse liée à l’irradiation verdâtre de la perle, et à la présence des scientifiques, à laquelle a succédé un sentiment de gratitude quand la perle bleue se met à chanter. Cette gratitude m’a ramené à l’idée que le principal bénéfice pour moi de toutes ces années d’analyse avait été de retrouver une connexion forte avec mon ressenti, ou en termes jungiens d’avoir restauré ma « fonction sentiment ». Or le chant, justement, symbolise volontiers l’expression du sentiment. Le travail intérieur m’a dans une bonne mesure délivré de cette propension à tout intellectualiser qui caractérise l’éducation française, et cela m’a ouvert des voies que je ne pouvais pas soupçonner à l’époque où j’avais reçu le rêve. En particulier, cela m’a amené à développer des approches du rêve qui vont au-delà de l’interprétation, et une compréhension synthétique, ronde, de la Voie. Dès lors, j’ai compris l’invitation du logion de l’évangile selon Thomas à vendre tout ce que j’avais, c’est-à-dire entrer dans la pauvreté spirituelle que dit Maître Eckhart, pour acquérir la perle inestimable, le trésor sur lequel le temps n’a pas de prise. Il s’agissait de me concentrer uniquement sur la connaissance vivante que l’on trouve en dedans, en écartant tout le reste. Et c’est bien ce que j’ai fait au cours des années qui ont suivi la réception de ce rêve, en suivant ce que j’appelle « la voie du rêve ». Peu après ce rêve, j’ai rencontré mon mentor Nicolas Bornemisza qui m’a ouvert les chemins de ce qu’il appelait alors le « yoga psychologique », c’est-à-dire l’application de la psychologie des profondeurs de Jung non plus à la seule psychothérapie, mais à la recherche de la libération (moksha) ou encore de l’Éveil, comme tout yoga digne de ce nom. Quant à la façon dont cette perle s’incarne concrètement désormais dans mon existence, me commandant de concentrer toute ma recherche sur un point unique, et d’écarter tout le reste, j’en parlerai dans un prochain article...
Il m’a fallu cependant encore quelques jours pour aller au fond de ce que ce rêve m’enseignait, compréhension qui a pris la forme d’un petit satori – ce moment où un éclair illumine fugitivement l’ensemble du paysage. Je me promenais dans la campagne derrière chez moi, en laissant mon esprit flotter autour du rêve de Jung tandis que je contemplais la beauté des montagnes environnantes, quand toutes les pièces du puzzle de mon rêve se sont assemblées. Pour que la perle se mette à chanter, il avait fallu que je m’incline symboliquement devant elle en y portant mon front – il n’était pas besoin que je m’agenouille front contre terre ou que je fasse des simagrées, il suffisait que mon geste marque une profonde révérence devant le Mystère symbolisé par la perle. A la différence de Jung, je pouvais consentir le sacrifice intellectuel et reconnaître que j’étais totalement ignorant devant la nature de ce grand Mystère vivant, que l’on peut aussi bien nommer Soi, Dieu, Brahman, ou le grand Schmilblick sans que cela change quoi que ce soit à mon ignorance. De fait, cela n’a pas été pour moi un sacrifice car je ne vois pas d’autre voie possible pour aller à la rencontre de l’Inconnu que celle du non-savoir et du ressenti, qui est mon point de contact avec la réalité vivante. J’en étais là de mes réflexions quand un jeu de mots a fusé dans ma tête. Je me demandais encore : mais quel a donc été le plus grand bénéfice de toutes ces années de recherche ?
La réponse intérieure a été immédiate : je suis en vie…
Oui, me suis-je alors dit : comme nous y invitait mon maître Richard Moss, je suis radicalement vivant désormais, après toutes ces années de recherche. Je suis libre. Je me félicitais moi-même d’être ainsi « en vie » sans comprendre encore ce que j’étais en train de dire. Et puis j’ai entendu ce qu’il y a dans ces mots que l’on répète sans entendre :
Je suis en Vie.
Je suis part de la Grande Vie, la Zoé, la Vie éternelle. C’est par Elle que je suis vivant, que je vis ma petite vie. Muktananda le disait clairement quand il parlait de « la Vie de la vie » qu’il voyait dans la Perle bleue. Et savez-vous donc ce que chante la Perle, que j’ai fini par entendre après tout ce temps (j’étais bien bouché :-) ? C’est simplement que vous aussi, vous êtes en Vie ! Nous sommes en Vie, ensemble. Nous sommes les enfants de la Grande Vie, qui fait de nous des vivants...
Devant cette Vie, je m’incline bien volontiers, avec révérence.
Puissiez-vous, vous aussi, trouver votre propre perle…
1 Si vous préférez écouter un audio mp3, vous pouvez l'écouter ou le télécharger ici : https://www.creezviedereve.com/jgaudio/ChantPerleTalk.mp3. Vous pouvez aussi écouter le conte sans mes commentaires ici : https://www.creezviedereve.com/jgaudio/ChantPerleConte.mp3.
2 A.H. Almaas, Essence, Weiser 1998, p. 64 – ma traduction
3 Ira Progoff, The death and rebirth of psychology, 1956 (cité par Almaas, Essence p 75) – ma traduction
4 A.H. Almaas, Essence, Weiser 1998, p. 164 – ma traduction