Je ne trouve pas le temps d’écrire ces temps-ci. Un voyage au Québec, plusieurs formations et ateliers, et un très beau colloque « Jung d’hier à demain »1 où l’on a pu sentir souffler un vent nouveau dans la galaxie jungienne, ne m’ont pas laissé de répit depuis près de deux mois. Cependant, le travail avec l’ombre n’est jamais terminé. Elle a toujours de nouveaux enseignements à nous amener. Le dernier article que j’ai publié m’a valu plusieurs réactions qui ont éclairé un aspect du rêve que j’y présentais, resté jusque là dans la pénombre. Dans la suite de ce rêve et poursuivant ma route en compagnie de mon ombre, j’ai cheminé ces dernières semaines avec un nouvel ami intérieur, qui s’est présenté de lui-même comme étant Diogène de Sinope, qui serait un des premiers philosophes cyniques de l’Histoire, né vers 413 avant Jésus-Christ. Pour vous introduire ce cher Diogène, dont l’auguste Platon disait qu’il était « Socrate devenu fou », ce qui n’est pas un moindre honneur de mon point de vue, je veux vous partager deux réactions à mon article que j’ai reçues.
D’abord, j’ai eu le plaisir d’entendre la résonance à mon rêve de Connie Cokrell-Kaplan, l’auteure du livre « les femmes et la pratique spirituelle du rêve » qui inspire fortement mon travail en loges de rêves. J’ai rencontré Connie en personne lors de son passage par Paris, peu avant que je ne m’envole pour Montréal. Elle avait pris le temps de lire mon article, sans doute aidée en cela par Google Translate car elle ne parle pas le français, mais elle en avait bien saisi l’essentiel et nous avons donc parlé de mon rêve. En écho à celui-ci, elle m’a invité à considérer la définition philosophique du cynisme :
Cynique
1. Membre d’une école philosophique
grecque qui pensaient que la vertu est le seul bien désirable, et
que la maîtrise de soi est le seul moyen d’accomplir cette vertu.
Comme je lui confiais que le mot
« cynique » me dérangeait profondément, Connie m’a
raconté qu’elle avait reçu l’enseignement de Carlos Castaneda
en personne à un moment, et que celui-ci lui aurait alors dit :
- Connie, tu es la personne la plus
cynique que je connaisse…
Elle a été, elle aussi, alors
interloquée. Et puis il a ajouté qu'il voyait en elle un de ces
cyniques de l'ancien temps et que c'était ce qu'il aimait en elle.
Connie et moi avons ri ensemble de cet élément qui venait ajouter à
notre connivence naissante : étions-nous donc tous deux des
cyniques à la mode grecque ?
Comme par hasard, un de ces hasard qui viennent vous déboucher les oreilles, j’ai reçu en sortant de l’entretien avec Connie un courriel qui a enfoncé le clou. Avec la permission de son auteure, je vous le livre intégralement car il expose non seulement une belle synchronicité, mais surtout un magnifique rêve, et finalement il éclaire fort bien mon rêve :
Connie Cokrell-Kaplan |
Comme par hasard, un de ces hasard qui viennent vous déboucher les oreilles, j’ai reçu en sortant de l’entretien avec Connie un courriel qui a enfoncé le clou. Avec la permission de son auteure, je vous le livre intégralement car il expose non seulement une belle synchronicité, mais surtout un magnifique rêve, et finalement il éclaire fort bien mon rêve :
-----—
Synchronicité
grandiose, la plus belle, à mon sens, de notre parcours cher ami…
J’ai
fait un rêve ce Vendredi 12 Octobre 2018. Quand je l’ai laissé ce
déployer en moi j’y ai vu un rêve à portée collective et j’ai
souhaité absolument te le partager. J’allais donc t’écrire ce
même jour et je retombe dans ma boite mail sur ce lien vers cet
article « la part de l’ombre » que je n’avais pas
encore lu et je n’avais pas vraiment l’intention de le faire
parce bon, l’ombre ça va je connais…Un énième discours
théorique sur le sujet, bof pas plus que ça… Et puis, malgré
« moi »… je commence à lire le début… Et là j’ai
été bluffé par ce qui était en train de se passer, je ne sais
même pas comment le nommer, ce n’est pas de la résonance, c’est
plus comme un tissage, comme si ton fil et mon fil en s’entremêlant
pouvaient produire un motif, beaucoup plus vaste que l’addition de
chaque fil. C’est le 1+1=3.
Avant
de te parler de mon rêve il faut que je te livre ce que fait sonner,
en moi, le tien :
Ce
rêve est passionnant et il me semble très important de ne pas le
dissocier du contexte, de cette discussion la veille avec ton ami
dont les mots ont « déclenché
une sourde colère ».
Ce mouvement intérieur là dit quelque chose de précieux à mon
avis.
« Et
voilà donc que le rêve me parlait d’une explosion de
violence. Cela
ne justifiait pas pour autant que mon Georges se mange un pain, même
s’il pouvait fort bien symboliser ce capitalisme financier que je
tiens pour responsable de la catastrophe. »
Eh bien si c’était mon rêve je dirais que cela se justifie
largement, car il y a dans les mots de cet ami autant
d’insensibilité, de « mise à distance » de la
mécanique de destruction en cours, qu’il peut y en avoir dans ce
que ce Georges représente. Ce sont pour moi les deux faces de la
même pièce, celle de l’inertie face à l’horreur. « La
Lumière va arranger les choses, il va se passer quelque chose
d’inattendu » est un discours qui met la problématique du
suicide collectif planétaire à l’extérieur de soi, alors que
c’est bien à la racine de l’être humain que cette catastrophe
prend sa source, et je ne parle pas là de comportements écologistes
ou pas, je parle de bien plus profond. Ce discours donc dénote une
insensibilité à son propre mécanisme de destruction aussi sûrement
que le capitalisme est insensible à ce qu’il génère comme mort.
Donc
Julie a bien raison de lui en mettre une, mais ce n’est pas de la
violence. Car Julie n’est pas violente. C’est un choc percussif
pour rendre l’autre un peu plus sensible. Julie n’est pas dans
une dynamique de « vengeance », genre « t’es trop
con mon bonhomme, tu ne mérites pas d’exister », Julie est
dans un dynamique de réveil, et Julie a tellement conscience des
enjeux qu’elle se donne sans retenue à cette dynamique, et face à
un bloc d’insensibilité tel, une caresse et des mots doux n’ont
aucun effet, il faut un choc à la mesure de la rigidité qui lui
fait face, donc elle cogne. Mais c’est un acte d’amour en fait,
c’est une convocation dans l’instant à s’éveiller à sa
propre lumière, car qui commence à sentir son insensibilité, qui
commence à voir qu’il ne voit pas, est en train de Voir en
réalité. Et en plus ce Georges est un consommateur et un
fournisseur de marijuana, alors là tout est dit : il maintient,
autrui et lui même dans le sommeil et l’anesthésie.
« Enfin,
soudain, j’ai pris conscience de ce qu’il me fallait admettre que
j’ai une ombre tout à fait cynique. Elle a été réveillée par
la discussion avec mon ami invoquant l’intervention de la Lumière
qui viendra nous sauver de nos errements. Elle a grincé, des choses
pas gentilles du tout sur la façon dont les idéalistes spirituels
allaient vivre la crise écologique. »
Ce paragraphe et celui qui suit ont déclenché un très fort malaise
en moi « Dans
le rêve, il s’est donc opéré un retournement : mon anima
écoféministe a manifesté mon profond désir de voir le capitalisme
en général, et en particulier les spéculateurs de la finance qui
jouent avec notre avenir (ce n’est pas le cas de Georges) s’en
manger toute une. Mais cette chère anima ne m’a pas épargné en
pointant mon propre cynisme, réveillé par la discussion avec mon
ami idéaliste. C’est en fait le cynisme de ce Sieyès en moi qui,
quand on lui reproche sa violence révolutionnaire, laquelle se
traduit chez moi dans la violence de ses jugements sans appel, répond
qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Or de telles
idées, à certains moments de l’Histoire, ont fait beaucoup de
morts et je n’en suis pas fier. Elles ne valent pas mieux que les
jugements à l’emporte-pièce sur les bobos. Elles font cependant
partie de l’inconscient collectif et chacun(e) de nous doit en
assumer sa part… »
D’une
part j’ai la sensation en te lisant que le mot cynique fait
référence à quelque chose classé dans la catégorie « pas
bien ». J’entends ce que tu dis de comment il est employé de
nos jours et à quelle genre de personnes il fait référence. Mais
je t’ai également entendu dire que l’inconscient nous parlait
toujours de l’inconnu. Du coup cela me semble délicat de rapatrié
le mot cynique uniquement à ce que tu en ressens « consciemment »,
donc de façon « connue ». Je dis délicat parce qu’il
y a bien sûr cet aspect « seul le rêveur sent si une
amplification du rêve sonne juste ou pas pour lui ».
Si
je suis dans un « je ne sais pas » et que je prends la
définition du dictionnaire, voici ce que j’obtiens :
Qui
avoue avec insolence, et en la considérant comme naturelle, une
conduite contraire aux conventions sociales, aux règles morales ;
qui manifeste du cynisme : Un être cynique et immoral.
Qui
appartient à l'école philosophique grecque d'Antisthène et de
Diogène. (Les cyniques [Ve-IVe s. avant
J.-C.] méprisaient les conventions sociales et affichaient leur
indépendance d'esprit.)
Nier
les conventions sociales au profit d’une indépendance d’esprit,
ne semble en soi n’est ni bon ni mauvais, cela dépend de comment
c’est récupéré, est ce que ça va dans le sens de la Vie ou pas.
Là
je reprends la formulation de ton rêve, j’écoute précisément
tes mots… « Mon
amie me dit alors que je me montre cynique, ce qui m’interloque».
Dans le rêve tu n’es pas vexé, tu es interloqué… Il y a un
« pourquoi ? » qui ce forme, « pourquoi
dit-elle cela ? ». Il me semble que la scène suivante est
la réponse, d’autant plus que Julie dis « tu
te montres cynique ».
Donc dans la scène finale, Julie « se montre », « se
met en scène », « te montres », de quel façon une
part de toi à le potentiel de se montrer cynique, et ce, pour ne pas
faire le jeu de l’inertie.
Et
là j’en viens au malaise que j’ai ressenti. Intégrer l’ombre
selon ta conclusion si j’ai bien compris se résumait « à
reconnaître
cette part violente qui est pas contente quand on n’est pas
d’accord avec toi ». Il y a pour moi quelque chose de l’ordre
de la prise d’un joint là dedans… Comme si cette « sourde
colère » que tu as ressentit était le début de l’émergence
de quelque chose, amplifié par le rêve, mais hélas recouvert et
anesthésié par la fumée d’un paradigme bien rodé. Et si
l’intégration de l’ombre consistait dans ce cas là à ne plus
considérait cette violence comme de la violence, mais comme une
lucidité qui cherche à émerger. Une lucidité qui est acte d’Amour
pur parce que Vision pure. Si l’intégration de cette ombre te
convoquait à être part delà un débat d’opinion telle une
dispute dans une cour de récré mais bien à plonger plus loin dans
l’exploration de ce qui est à l’œuvre et qui conduit à cette
destruction massive afin d’aiguiser ta sensibilité et ta vision.
Il y a plus violent que la violence, il y a la négation, et elle
peut être très subtile…
J’en
viens maintenant à mon rêve :
Première
partie : Je
suis dans un rassemblement de personnes où quelque chose de
fondamental, d’essentiel, se joue pour moi. Je pourrais dire que
c’est là que se trouve l’aspiration la plus profonde de mon
être. Le rassemblement touche à sa fin. Nous devons quitter le lieu
que l’équipe d’organisation a loué. Je me rends compte alors
que mes affaires ne sont pas prêtes, que je n’ai pas farci la
dinde (!?), et que j’ai oublié de retirer le complément de la
somme que j’ai prévu pour la participation financière à la
location des lieux. Je vais chercher dans ma voiture au moins une
partie de l’argent que j’ai déjà, et dans ma précipitation,
j’oublie de remettre le frein à main. La voiture commence à
descendre et vient s’encastrer dans une porte de garage. Je n’en
mène pas large, je n’ai qu’une envie, trouver un soutient auprès
de l’équipe d’organisation, mais elle n’est pas encore là.
Alors en attendant je vais regarder la télé dans la forêt qui se
trouve tout à coté des bâtiments. Soudain je me rends compte que
je n’ai pas vu le temps passer, qu’il fait déjà nuit, je sors
du bois et je me rends compte qu’une des filles de l’organisation
me cherche depuis un moment et cherche à me joindre par téléphone
(mais évidemment le réseau ne passait pas dans la forêt). Je lui
raconte alors toute mes problématiques, et quand je finis par la
porte de garage emboutie, je suis en larme, bien consciente que je ne
peux pas assumer, réparer quoique ce soit, je ne peux que pleurer
devant le désastre. La fille me dit « Marie, qu’est ce que tu as
fait… » avec une telle tristesse, ce n’est même pas un
reproche, c’est un constat triste.
Deuxième
partie : Je
suis avec un groupe d’amis. Nous somme tous assis à même le sol à
regarder le ciel. Nous commençons à voir au loin des chemtrails. Au
début nous commentons les formes que cela prend, presque en trouvant
cela joli. Puis le phénomène qui était plutôt clairsemé commence
à envahir tout le ciel. Là l’ambiance change dans le groupe, d’un
certain détachement nous passons à une tension sourde d’abord,
puis clairement la perception qu’il est en train de se passer
quelque chose de grave. Enfin une bruine descend sur nous. Je sens
immédiatement la toxicité de ces fines gouttelettes qui me
recouvrent, je suis en train de vivre en direct l’empoisonnement.
Je hurle à mes amis qu’il faut rentrer, se mettre à l’abri,
mais certains alors qu’il « savent » ce qui est en
train de leur tomber dessus disent que « ce n’est rien »,
d’autres hurlent de terreur mais ne bouge pas, et toute cette
inertie m’empêche moi-même de me mettre à l’abri.
(« Chemtrails »
est le nom donné aux traînées
persistantes laissées par des avions militaires contenant des métaux
lourds extrêmement nocifs pour le vivant qui quadrillent de plus en
plus notre ciel, pour les sceptiques, merci de visionner ceci avant
d’émettre une
opinion : https://www.youtube.com/watch?v=dTxwDJ2ZDkk)
J’ai
réalisé en portant ce rêve durant la journée que la deuxième
partie ne faisait pas seulement référence à ce qui m’interpelle
de plus en plus en ce moment, c'est-à-dire l’état de la planète,
de l’humanité, du vivant dans son ensemble, mais qu’elle
décrivait exactement ce qui était en train de se passer :
temps que la catastrophe nous paraissait lointaine, il y avait peu de
réaction, maintenant qu’ elle est sur nous il y en a encore qui
sont assez insensibles pour ne pas la percevoir, il y en a qui la
perçoive mais reste dans l’inertie, et le pire c’est que pour se
maintenir dans cet état d’insensibilité et d’inertie, cela a
besoin de nier ce qui « voit et réagit ». Nier donc
détruire.
A
partir de cet éclairage la première partie est apparue comme une
évidence : Alors que c’était le lieu même de l’essentiel
pour moi, j’ai produit tout un enchaînement
d’actes manqués, non aboutis,
d’inconséquences, qui ont conduit à une situation désastreuse,
avec des conséquences que je n’avais pas les moyens d’assumer,
et qui impactaient tout le monde. Je ne pouvais rien faire pour
réparer, je ne pouvais que pleurer. C’est ce que nous nous
apprêtons à faire, à pleurer de notre inconséquence.
Ce
n’est pas les générations futures qui vont souffrir, c’est
notre génération qui commence à sentir les effets du poison, qui
en est malade sur toute la planète, c’est bien notre génération
qui voit les insectes disparaître en masse, les arbres mourir, nous
assistons à notre propre déclin en direct et nous jouons encore à
ne pas voir.
Toutes
les réactions du rêve, je les portes en moi, je peux sentir ce qui
n’a pas envie de voir, ce qui s’en fout royalement, ce qui voit
mais se déclare impuissant – pour exemple : je passais en
voiture par une route de campagne, quand j’ai vu sur le côté une
bouche à incendie qui déversait des litres et des litres d’eau,
il a fallu que je me « force » à m’arrêter pour aller
sonner à une maison voisine et demander à l’habitante d’appeler
les pompiers en leur donnant son adresse afin qu’ils puissent venir
couper l’eau. Je dis que j’ai du me forcer car il y avait une
pensée forte qui prenait presque toute la place « boh,
d’autres vont bien le faire, là je suis pressée ». Je ne me
suis pas arrêtée parce que j’ai une conscience écologique, je me
suis arrêtée parce que j’ai vu l’absurdité, l’horreur, du
programme qui se déroulait inconsciemment.
Et
depuis peu je peux également sentir ce qui voit vraiment, qui
aimerait se mettre à l’abri et qui sait que c’est impossible
tant que l’insensibilité et l’enfumage domine car autrui n’est
en rien séparé de moi. Encore une fois je ne parle même pas
d’avoir un comportement écologiste ou pas, ça c’est le bout de
la chaîne,
je parle d’une responsabilité bien plus profonde à savoir se
soumettre en permanence au Feu qui dénonce le mensonge, la
supercherie, la subtilité de cette mécanique de mort que nous
portons TOUS. Et nous ne pouvons le faire que parce que nous avons
également TOUS une Julie en nous, laissons-la donc nous distribuer
quelque pains bien sentis !
---------
Je ne commenterai pas ici le rêve de mon
amie Marie. Je le crois explicite, et son analyse est claire. Je veux
surtout développer maintenant ce qui ressort pour moi du tissage
entre nos deux rêves, à savoir l’importance de donner voix à
cette figure intérieure de Diogène.
Aux définitions du cynisme proposées
ci-dessus, Wikipédia ajoute que « cette école a tenté un
renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la
désinvolture et l'humilité aux grands et aux puissants de la Grèce
antique. Radicalement matérialistes et anticonformistes, les
cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique
de la philosophie et de la vie en général, subversive et
jubilatoire. L'école cynique prône la vertu et la sagesse, qualités
qu'on ne peut atteindre que par la liberté. Cette liberté, étape
nécessaire à un état vertueux et non finalité en soi, se veut
radicale face aux conventions communément admises, dans un souci
constant de se rapprocher de la nature. »
Liberté, nature et anticonformisme…
une philosophie subversive et jubilatoire… tiens donc ! Ces
diables de cyniques ont commencé à m’intéresser de plus en plus.
L’inconscient, dans sa sagesse, me suggère-t-il donc de rejoindre
une nouvelle famille d’âmes ? - me disais-je. Fort de ces
encouragements, j’ai commencé à lire tout ce qui me tombait sous
la main au sujet de ces énergumènes. La source d’information la
plus intéressante a été une réflexion de Roger Pol-Droit
intitulée « Vivre aujourd’hui avec Socrate, Épicure et tous
les autres », qui présente l’avantage d’interroger
l’actualité de ces philosophes trop facilement relégués aux
oubliettes. C’est alors que j’ai commencé à nouer une certaine
amitié avec ce bon vieux Diogène, dont l’histoire retient surtout
qu’il vivait nu dans un tonneau et qu’il a envoyé vertement
promener Alexandre dit le Grand parce qu’il avait contribué, avec
ses ambitions de conquête, à la mort sanglante de centaines de
milliers d’hommes. Le dit Alexandre, dont la flagornerie n’est
pas sans faire penser à certains dirigeants contemporains qui se
croient au-dessus de leurs contemporains, serait venu le voir pour
lui demander ce qu’il pouvait faire pour lui. Voilà le dialogue
savoureux que rapporte Plutarque :
« Alexandre interroge :
- Demande-moi ce que tu veux, je te le
donnerai.
Diogène rétorque :
- Ôte-toi de mon soleil.
- N'as-tu pas peur de moi ?
- Qu'es-tu donc ?... Un bien ou un mal ?
- Un bien.
- Qui donc pourrait craindre le bien ? »
Voilà bien les puissants. Ils croient
que nous avons besoin d’eux, ou de leurs faveurs. Et quand on les
éconduit, ils cherchent à se rassurer en vérifiant qu’ils ont
encore le pouvoir d’intimider leurs interlocuteurs. Mais Diogène
le piège en lui faisant naïvement avouer qu’il pense être un
bien, et lui cloue le bec. Quant à cette formule merveilleuse, «
Mikròn apò toû hêliou metástêthi. » – littéralement
: « Tiens-toi un peu à l'écart de mon soleil. » –, elle nous
renvoie au fait que l’essentiel nous est donné gratuitement par la
nature. La vie, la lumière du soleil, l’air que nous respirons…
sont gratuits, et ce que nous appelons « la civilisation »
est dans une grande mesure une mise en coupe réglée de la
générosité de la nature pour le plus grand bénéfice des
marchands et des dirigeants. C’est à cette mascarade que Diogène
tourne le dos en demandant à Alexandre de ne pas se mettre entre le
soleil et lui. En termes plus contemporains et d’une brûlante
actualité, nous dirions simplement pour paraphraser Diogène :
- Dégage !…
Bref, on pourrait dire de Diogène qu’il
est sans doute le premier anarchiste connu. Il prône le rejet des
lois, de l’autorité, de la cité – en l’occurrence, d’Athènes.
Et il a marqué son temps car il vivait comme il pensait. On lui
prête aussi d’avoir parcouru les rues de la ville avec une
lanterne allumée en plein jour, et de répondre alors aux passants
qui l’interrogeaient sur ce qu’il faisait :
- Je cherche un homme !
On traduit aussi cette expression comme
« je cherche un vrai homme ». Cet « homme »
était alors théorisé par Platon qui glosait sur l’idéal humain
et Diogène en réfutait ainsi l’existence car il ne le trouvait
nulle part. Platon ayant défini un jour l‘homme comme un bipède
sans cornes et sans plumes, Diogène serait promené par la suite en
tenant un coq déplumé aux ergots coupés et en disant à qui
voulait l’entendre : « voilà l’homme de Platon ! ».
J’ai ri en lisant cette anecdote et en pensant au sort qu’aurait
fait Diogène à quelques-uns de nos philosophes humanistes tout
juste bons à palabrer sur les plateaux de la télé. Mais si l’on
définit l’humain comme un être doué de conscience et de
verticalité, se tenant debout au propre comme au figuré, on peut se
promener dans les rues encore aujourd’hui avec une lampe de poche
allumée en plein jour. Où est-il, cet humain que nous attendons,
que nous espérons ?
Roger Pol-Droit s’attarde sur la
parenté philosophique entre Socrate et Diogène. Le premier a
développé l’art d’ébranler toutes les certitudes pour
accoucher de la vérité, et cela lui a valu d’être condamné à
mort comme perturbateur de la jeunesse athénienne. Le second, nous
dit Pol-Droit, a incarné la radicalisation de la perturbation
socratique. La légende veut que l’oracle d’Apollon lui aurait
intimé de « falsifier la monnaie », ce qu’il aurait
compris d’abord de façon littérale. Il s’est fait prendre peu
après avec de la fausse monnaie et a passé quelques années en exil
à méditer sur ce que le dieu cherchait à lui dire ainsi. Son
« illumination » serait venue du fait de comprendre
qu’Apollon l’invitait en fait à rejeter les conventions
sociales, les valeurs communes et les convenances, en ne recherchant
ni les honneurs, ni le pouvoir, ni les richesses, le savoir ou les
plaisirs… dont le sage voit la fausseté.
Le secret de Diogène, c’est que pour
être libre, il convient de vivre selon la nature. Il rejoint en cela
Lao-Tseu un autre sage, chinois celui-ci, qui nous a enjoint de vivre
selon le Tao, c’est-à-dire le principe qui sous-tend la nature.
Il s’agit de se débarrasser des maux que la civilisation engendre,
c’est-à-dire, si on ne l’entend pas dans un sens simplement
littéral, de viser à un déconditionnement mental qui nous permet
de retrouver notre nature première. C’est une des vertus de la
méditation que de favoriser ce déconditionnement en permettant de
se désidentifier du mental, d’observer comment nos pensées sont
finalement très généralement programmées par nos mémoires et
tout ce que la société nous a inculqué pour nous domestiquer. Et
les rêves sont la trace vivante de cette nature en nous, qui cherche
à se rappeler à notre bon souvenir. Il n’est donc pas besoin,
pour être un émule contemporain de Diogène, de vivre tout nu dans
un abri-bus.
A ce point de ma recherche sur ce que
pouvait m’amener la fréquentation de ce sacré Diogène, j’étais
convaincu déjà que nous avions beaucoup en commun et que je faisais
depuis longtemps du cynisme philosophique comme Mr Jourdain de la
prose, sans le savoir. J’ai commencé à regarder d’un autre œil
mon rêve où cette chère Anima me déclare que je me montre cynique
avant d’aller donner un coup de poing en pleine figure d’un digne
représentant du capitalisme boursier. Et la conclusion de Pol-Droit
a achevé d’emporter mes réserves. Il pointe d’abord la grande
solitude de la liberté totale, qui est sans doute ce devant quoi la
plupart reculent car il est plus sécurisant et confortable bien sûr
de se tenir sous une bannière collective que de risquer
l’individuation radicale. Il n’est pas facile de vivre une
existence à contre-courant de la folie collective car, comme le
chantait Brassens, les braves gens n’aiment pas, n’est-ce pas,
qu’on prenne une autre route qu’eux. Mais cette solitude est le
prix à payer pour se donner une chance de rejoindre la vraie vie,
une vie hors de l’illusion. Et quelle est donc la nature de cette
illusion ?
C’est l’illusion dans lequel
s’enferre celui qui croit savoir, qui prend les vessies que lui
présente son mental pour des lanternes. C’est l’illusion par
excellence de l’ego qui se calfeutre dans son petit univers connu,
qu’il croit maîtriser parce qu’il le repeint de mots, alors
qu’il oublie tout simplement l’immensité de l’inconnu qui
l’environne tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est
cet inconnu qui frappe à la porte à chaque fois que nous recevons
un rêve, qui nous demande d’élargir un petit peu notre
conscience. C’est cet inconnu auquel la méditation ouvre la
fenêtre en l’invitant à nous visiter, à nous emmener au-delà de
nous-mêmes. C’est encore cet inconnu, que nous éviterons
d’appeler ici « inconscient » pour déjouer le réflexe
mental qui voudrait enfermer ce dernier dans une définition
psychologique, vers lesquels pointent Socrate et Diogène. Ces
derniers, nous dit Pol-Droit, se sont érigés en gardiens de
l’ignorance et en maîtres du non-savoir, rejoignant en cela les
enseignants de la non-dualité radicale. Combien de fois ai-je
entendu Paule Lebrun me répéter les mots d’Osho qui l’avaient
tant marqués, déclenchant une ouverture irréversible dans son
esprit :
« Non-savoir est la porte qui
débouche sur l’Illimité. »
C’est ce non-savoir qui permet à
Diogène de rejoindre la spontanéité de la vie hors des cadres que
nous prétendons lui imposer. On peut bien lui prêter dès lors
d’aboyer et de mordre comme un chien, car finalement, dans son
optique, les chiens sont plus proches de la vérité de la vie que
les humains domestiqués. Bien sûr, c’est une approche qui n’a
aucune chance d’être populaire, tout comme ce qu’en disait Jung
quand il indiquait que :
« On n’atteint pas l’illumination
en invoquant des êtres de lumière mais en éclairant l’obscurité. »
Il n’y a aucun plan marketing à faire
sur une telle démarche. Rien à vendre ni à acheter, la vérité
n’a pas de prix et tous ceux qui prétendent vous la vendre sont
des escrocs. Ni Diogène, ni Socrate, ajoute Pol-Droit, ne sont
porteurs de nouvelles vérités. Leur marque de fabrique, c’est
l’aporie, c’est-à-dire l’impasse, le sans-issue, l’absence
de solution. Ce sont des grains de sable visant à détraquer la
machine à fabriquer de l’euphorie, qui nous endort et nous refile
des rêves falsifiés par Hollywood. Au fond, ce sont des maîtres
zen qui nous présentent un koân, une de ces questions impossibles
du genre « quel est le son d’une seule main qui
applaudit ? », sur laquelle ils nous invitent à nous
fracasser la tête jusqu’à ce que nous soyons passés au-delà de
la question. Le koân suprême, c’est bien connu, est
l’interrogation maîtresse de l’investigation fondamentale :
Qui suis-je ?
J’ai interrogé Diogène à ce sujet en
imagination active, et sa réponse ne saurait vous surprendre. Il a
simplement aboyé en frétillant comme Chabat dans son maître film
« Didier ». Mais je n’en avais pas encore tout à fait
fini avec Diogène. La vie m’a montré dans les jours suivant à
quel point nous pourrions avoir besoin de ses lumières par les temps
qui courent.
Peu après ma rencontre avec Connie
Kaplan, j’ai pris un taxi pour me rendre à l’aéroport d’où
j’allais m’envoler pour Montréal. Le chauffeur était une vague
connaissance, ce qui l’a mis assez à l’aise pour qu’il
m’expose en chemin sa vision du monde et de la vie. Nous n’avions
pas fait un kilomètre qu’il a commencé à m’expliquer qu’il y
a un plan secret visant à pervertir notre jeunesse par le truchement
de la théorie des genres. A l’appui de sa thèse, il affirmait que
l’on distribue un « kit gay » dans les écoles et qu’on
oblige les petits garçons en fin de maternelle à en embrasser un
autre sur la bouche. J’ai entendu Diogène ricaner méchamment. Je
cultive habituellement la tolérance la plus large possible mais là,
il m’était d’autant plus impossible de rester zen que je venais
de lire une analyse fouillée sur la façon dont le fasciste
Bolsonaro a répandu sur les réseaux sociaux le même genre d’ânerie
sur « le kit gay » pour affoler le bon peuple brésilien.
J’ai donc soutenu la discussion en disant à mon chauffeur que
c’était du grand n’importe quoi. Il a bien sûr été incapable
de me citer une source crédible, mais comme de toute façon, les
journalistes ne disent que des menteries, n’est-ce pas, à qui
accorder quelque crédibilité ? Ce n’est plus : la télé
l’a dit, mais les réseaux sociaux l’affirment…
Je me serai bien renfermé dans le
silence mais mon chauffeur était échauffé, et Diogène commençait
à se rouler par terre d’hilarité. Le vieux cynique m’a invité
à repenser à ce que je lisais dans les jours précédents à propos
de la stratégie du bullshit2
dans laquelle excellent les Trump et les Bolsonaro de ce monde. Il ne
s’agit même plus de mentir, car le mensonge implique de connaître
la vérité, mais simplement de répandre n’importe quelle
billevesée pourvu que cela fasse s’agiter la glotte et suscite des
émotions qui court-circuitent la réflexion. A ce petit
jeu, Goebbels , qui affirmait que plus un mensonge est
gros, plus il a de chance d’être cru, est enfoncé par nos experts
en post-vérité. J’ai donc essayé d’expliquer à mon chauffeur
qu’il pouvait reconnaître ces manipulations à leur teneur très
émotionnelles et au fait qu’il n’y a aucune source crédible
pour les valider, mais il a bientôt changé de sujet pour
m’expliquer qu’un journaliste avait récemment été assassiné
parce qu’il était sur le point d’amener des preuves irréfutables
de ce qu’il y a des messes noires au Vatican dans lesquelles le
pape et ses copains violent des enfants. J’avais du mal à faire
taire Diogène qui hurlait de rire, moi-même balançant plutôt vers
la consternation.
A quelques kilomètres de l’aéroport,
mon chauffeur de taxi s’est énervé. Je venais en effet de le
coincer proprement. Pour lui, bien sûr, m’expliquait-il avec
aplomb, il n’y a eu aucune attaque chimique en Syrie. Les images
que nous ont montré les médias sont une pure invention pour
justifier une intervention militaire en soutien aux islamistes mis à
mal par les troupes d’Assad. D’ailleurs, ce dernier est un
rempart de l’Occident contre la subversion islamique, et s’il y a
bien eu quelques cas de tortures et des victimes civiles dans la
bagarre, cela n’a rien à voir avec le portrait que nous en ont
fait les médias. Là, même Diogène ne rigolait plus. J’ai
demandé froidement quelles étaient ses sources, et bien sûr, nous
sommes arrivés à RT. Quand je lui ai demandé s’il savait que ces
deux lettres sont l’acronyme de Russia Today, une chaîne de télé
russe aux ordres du Kremlin et du démocrate Poutine, il y a eu un
grand silence. Et puis il s’est répandu en imprécations : il
avait enfin identifié que je suis un agent à la solde de l’ennemi
et pour un peu, d’un commun accord, j’aurais fini le chemin
jusqu’à l’aéroport à pied.
Dans le silence qui a enfin suivi, j’ai
repensé à la conclusion que tire Sebastian Deguiez dans son livre
« Totale bullshit ». Il y a bien un moyen de lutter
contre cette peste mentale, c’est d’en souligner le ridicule :
« Le bullshiteur est par définition
ridicule, dans la mesure où son comportement ne fait que refléter
l’abîme qui existe entre, d’une part son aplomb, sa prétention,
sa certitude et son sérieux affichés, et d’autre part la vacuité
totale de ses propos. »
Observons en effet le ridicule de ceux
qui prétendent savoir, soient qu’ils aient une solution miracle
pour la crise monumentale que nous traversons, soient qu’ils
savent mieux que tout le monde comment la planète devrait tourner
sur elle-même, soient encore qu’ils aient irrévocablement dépassé
Freud et Jung pour prétendre à une « analyse quantique »
des rêves... et autres foutaises qui traduisent l’inflation du
mental qui ne touche plus terre. Mais c’est une lutte dans
laquelle, ajoute Deguiez, la raison, l’imaginaire et la fiction
peuvent faire front commun. J’ajouterai que le rêve en est partie
prenante, ainsi que tout ce qui favorise la connaissance de soi, et
que notre seul ennemi, c’est l’inconscience. En y repensant
tandis que je m’envolais vers Montréal, j’ai enfin compris
l’inestimable apport de Diogène à ma réflexion :
Le cynisme philosophique est une antidote
à la bullshit !
Notre époque réclame des Diogène car,
sauf à nous intoxiquer à l’idéalisme spirituel, il faut bien
reconnaître que nous sommes dans une impasse totale et généralisée.
L’heure est à l’aporie radicale. Et plus que jamais, il nous
faut nous occuper de nos ombres et de tout ce que nos croyances
véhiculent d’illusion, sinon il y a fort à parier que l’Ombre
de notre civilisation s’occupera de nous et que nul n’en sortira
indemne. C’est en tous cas la conclusion que je tire à ce point de
mon rêve, et dans ce sens, il est en effet tout à fait justifié de
cogner aussi fort que possible pour réveiller nos amis.
Un choc percussif… comme dit si bien Marie !
Un choc percussif… comme dit si bien Marie !
Cristo do Brasil, octobre 2018 |
2 Sur ce sujet, je vous invite à lire cet excellent article :
« Total Bullshit » : une tentative de doter d’un corpus théorique la notion de « post-vérité »,
et si vous voulez approfondir la réflexion, le livre qui y est présenté :
« Total Bullshit. Au cœur de la post-vérité », de Sebastian
Dieguez. PUF.