Il y a une dizaine d’années, mon enseignante tantrique préférée, que je considère comme ma mère spirituelle, m’a envoyé dans le bois à la recherche d’une intention de vie. Qu’est-ce donc que j’étais venu faire sur cette planète ? Vaste question. Après un moment de profonde perplexité à errer dans la forêt laurentienne, j’ai eu une vague intuition. Je me suis rappelé d’un de mes romans de science-fiction préféré, Le troupeau aveugle de John Brunner, dans lequel des écologistes enragés tagguent partout sur les murs un slogan qui m’avait frappé :
La terre redeviendra un jardin
D’un coup, tout mon passé militant m’est
remonté et j’ai pensé : oui, bien sûr, c’est cela mon intention de vie !
C’est avec ça que je suis arrivé ici, le désir violent de contribuer à ce que
nous retrouvions la voie de la vie naturelle. Ce désir fou d’un autre monde,
d’une autre vie, qui m’a rendu révolutionnaire à l’adolescence, et qui m’a
poussé plus tard à émigrer au Québec où la nature sauvage est encore bien
vivante. C’est cette énergie aussi qui m’a jeté dans la quête spirituelle...
Et donc, j’ai eu le sentiment que la lumière se faisait en moi, que tout d’un coup je savais pourquoi je marchais sur terre. J’en ai été tout agité mentalement pendant un temps, et puis il y a un grand silence qui est retombé en dedans quand soudain, une étrange impression m’a assailli : c’était comme si les arbres s’étaient rapprochés et se penchaient sur moi en murmurant quelque chose. J’ai tendu l’oreille, faisant encore plus silence à l’intérieur pour entendre ce qu’ils pouvaient bien me dire, tout en me disant bien sûr que c’était n’importe quoi : à part dans le Seigneur des Anneaux, quand donc a-t-on entendu les arbres parler ? Mais ce que j’ai entendu m’a secoué.
Un chuchotement très doux a pris forme en dedans et m’a dit :
- Non, non, tu n’as pas encore compris… La terre n’a jamais cessé d’être un jardin !
J’ai sursauté. Ce n’était pas moi qui pensait cela. C’était tout le contraire de tout ce que j’avais toujours cru, toujours pensé, des croyances de base sur lesquelles étaient fondée ma personnalité d’anarchiste revendicatif et contestataire. J’ai même protesté intérieurement, invoquant la pollution et toutes les blessures que nous, les êtres humains, infligeons à la nature. J’ai pensé aussi aux guerres sans merci auxquelles nous nous livrons, avec leur cortège de destructions qui n’épargnent pas la nature, et aux univers artificiels que nous nous sommes construits dans les villes que nous habitons. Mais la voix a poursuivi, répondant directement à mes arguments :
- Ce n’est qu’une petite couche de crasse mentale. La nature, en-dessous, est inviolée et reprendra ses droits…
L’image m’est venue à l’esprit d’une petite couche de suie recouvrant des millénaires de vie patiente, et j’ai soudainement été envahi par une grande paix. Tout s’est tu, en dedans comme au dehors. C’est avec une joie presque enfantine que je suis retourné voir ma mère spirituelle. Mon intention de vie était claire. Il s’agissait simplement de vivre cette paix, cette joie, et de retrouver le chemin qui conduit à ce que j’ai été amené par la suite à désigner comme le Royaume. Au fond, le fameux Royaume des Cieux n’est pour moi rien d’autre que la grande nature souveraine, la « nature naturante » dont nous parlait Spinoza ou encore le magnifique Corps de Dieu que nous avons toujours sous les yeux. Il suffit de lever les yeux vers le ciel et de contempler les étoiles pour reconnecter à une nature que nous ne pourrons jamais violer, et dont l’immensité nous dépasse. Tant que je m’énervais et me croyais justifié d’ajouter à la violence du monde au nom de la paix que je disais rechercher, je ne faisais que m’en éloigner. Il a fallu que les arbres m’arrêtent pour que je réalise ma bêtise.
Cette compréhension a changé ma vie.
Quant à spéculer sur ce qui a effectivement parlé ce jour-là, je ne m’intéresse guère à cette discussion. Mes amis psychologues peuvent y voir une projection de l’inconscient, cela ne me parait pas très convainquant et tout au plus un peu réducteur, mais certainement rassurant pour eux. Une des caractéristiques du contact avec l’inconscient, c’est qu’il nous surprend. On constate : ce n’est pas « moi » qui ait pu penser cela ! Si ce n’est moi, c’est donc Soi, dira-t-on… mais ayant dit cela, on n’a rien dit à moins que l’on se serve d’un concept du Soi pour vite refermer le couvercle sur le mystère. L’inconscient, si on ne tombe pas dans le piège d’en faire un concept psychologique qui nous permet de tenir à distance la réalité de l’inconnu en nous, ce n’est jamais que ce qui est en dehors du champ de notre conscience. Ce n’est pas nécessairement inconscient en soi, cela peut être tout à fait conscient, peut-être même beaucoup plus conscient que nous. En Orient, on désigne cette intelligence que l’on constate souvent dans les rêves comme étant la conscience des profondeurs.
Disons donc simplement que c’est un rêve que j’ai vécu là : un rêve éveillé. Et dans mon rêve, les arbres parlent et le monde est encore magique. Rien n’interdit de penser qu’à un certain niveau de profondeur de la psyché, dans les couches les plus universelles de l’inconscient collectif, nous communiquions avec les arbres, les pierres, les animaux. En fait, beaucoup de gens vivent ce genre d’expériences qui rejoignent la vision ancestrale de notre relation intime avec la nature. Ainsi, dans les cultures chamaniques, notre humanité s’enracine dans une âme minérale, une âme végétale et une âme animale. Il n’y a que notre culture intellectuelle occidentale pour vouloir croire à toute force que nous soyons séparés de la Grande Vie, et peut-être est-ce là notre plus grand malheur, la source de notre déracinement – une maladie de l’âme qui nous rend souvent bêtes et arrogants envers tous ceux qui pensent différemment, c’est-à-dire en particulier les enfants et ces « primitifs » qui nous ont précédé de quelques dizaines de milliers d’années sur terre. Je préfère me tenir avec ces derniers.
Mais pour ma part, je me réserve le droit de ne simplement pas savoir et de laisser tout ouvert, car finalement, peu m’importe. Savoir, ce serait affirmer que le rêve de ceux s’en tiennent à la rationalité est faux, et cela ne m’intéresse pas d’entrer dans ce genre de discussions en forme de : mon rêve est plus vrai que le tien, plus réel. Je préfère rêver et laisser les autres rêver, au moins puis-je espérer goûter à quelque lucidité dans mon rêve.
Ken Wilber a souligné que, dans la critique de la rationalité réductrice qui prétend savoir, il y a une immense différence entre une vision pré-rationnelle, c’est-à-dire enfantine et qui se fonde sur la croyance, et une approche transrationnelle[1] qui reconnaît et dépasse simplement les limites de la raison en acceptant de ne pas savoir, d’aller dans le non-savoir. Jung a émis une distinction similaire en se moquant un peu des personnes qui veulent tout comprendre d’une façon littérale et ne sont pas capable de pensée symbolique, le symbole étant une image qui renvoie à l’inconnu. Je développerai ces idées une autre fois car elles sont fondatrices d’une approche des questions spirituelles trop rare et cependant tout à fait nécessaire à notre époque, approche que je définis comme tenant de l’agnosticisme radical. Au-delà du croire et du savoir, la voie qui s’ouvre est celle du non-savoir dans l’ouverture au mystère, pour danser avec lui puisque le mystère est vivant.
Mais pour l’instant, c’est donc un beau rêve dans lequel je vous invite à me rejoindre – il y a de la place pour tout le monde dans ce rêve, et plus on est de rêveurs et de rêveuses, plus on rit.
Joyeusement.
En effet, depuis cette rencontre avec le peuple des arbres et sa sagesse, j’ai observé que je ne suis plus jamais seul. Partout, même dans l’environnement le plus bétonné, j’ai des complices qui se présentent sous forme d’arbres ou de petites plantes, d’animaux domestiques ou d’insectes. C’est jusqu’à la caresse du vent et le scintillement des étoiles qui reconduisent à la nature, toujours présente. Et puis il y a les enfants, qui marchent dans le Royaume et sont encore dans l’Ouvert, comme le disait Rilke[2], avant que notre éducation ne les retourne, n’atrophie leur âme. La nature vivante est là aussi sous les grands discours et les costumes urbains, car que nous le voulions ou non, nous sommes des corps, nous vivons dans une animalité la plupart du temps inconsciente. Comme le disaient mes amis les arbres : finalement, la fameuse civilisation, ce n’est qu’une toute petite couche de vernis qui saute facilement (voir quelques épisodes récents de barbarie civilisée), et souvent, il faut bien le dire, de crasse mentale...
Mais revenons donc à mon rêve éveillé. Pour parler d’un rêve, justement, qui lui a donné un prolongement majeur quand il m’est venu quelques dix-huit mois après cette balade en forêt. Je m’étais couché un peu désespéré et en grande colère devant un jeu de pouvoir que je voyais à l’œuvre depuis longtemps dans ma vie professionnelle et qui m’atteignait alors dans mon estime de moi-même, me faisant douter d’être jamais capable de « parvenir à quelque chose ». Le rêve m’est d’abord apparu comme merveilleusement compensatoire de ce désespoir et de cette colère avant de m’emmener bien plus loin :
Je suis introduit dans un espace merveilleux. Je me promène dans la nature et je vais pour prendre une photo d’un lac. Je me baisse pour prendre la photo au ras de l’eau et je remarque alors des petites statuettes indiennes (d’Inde) sur le bord du lac. Je suis surpris car on ne les voit pas quand on est debout. Je continue ma promenade et je remarque progressivement que toute la nature environnante est aménagée comme une véritable maison. Je passe de pièce en pièce, je vois des chambres, une salle à manger, avec émerveillement devant le fait que tout participe : tels arbres forment une porte, la roche un meuble, etc. Je m’y sens chez moi. Je m’installe, je profite du confort des lieux…
Plus tard, je sors de la forêt avec quelque chose à manger que j’ai trouvé dans la cuisine de la maison merveilleuse et que je veux partager avec un groupe de femmes autour d’un feu. Ce sont des quenelles que je mets à cuire sur le feu. Survient alors un homme cravaté, très énervé et verbomoteur, qui nous prend à partie en déclarant : « vous savez ce que racontent les Amérindiens par ici ? Ils disent que celui qui trouvera accès au cœur de la montagne vivra une vie d’abondance ! Quelle idiotie… » Il éclate d'un rire cynique tandis que je reste coi en me disant en moi-même : c’est donc cela, j’ai trouvé l’accès au cœur de la montagne ! Je ne sais pas quoi lui répondre, je le laisse rire.
Je me suis réveillé en pensant aux paroles du Tao-Të-King :
Quand l’homme noble entend parler de la voie, il l’embrasse avec zèle.
Quand l’homme moyen entend parler de la voie, il la discute, il en prend et il en laisse.
Quand l’homme inférieur entend parler de la voie, il éclate de rire.
S’il ne riait pas, ce ne serait pas la voie.
J’ai déjà parlé ailleurs[3] de ces trois sortes d’hommes décrits dans l’aphorisme de Lao-Tseu, qui correspondent à la distinction qu’établissaient les gnostiques entre pneumatiques, psychiques et hommes concrets. Le terme « inférieur » est mal choisi par les traducteurs car toute notion d’échelle et de supériorité est contraire à l’esprit du Tao-Të-King; il s’agit plutôt de ce que le Yi-King désigne comme « le petit homme » qui ramène tout à sa mesure, encore une fois littérale et concrète. Une des façons de reconnaître ce petit homme, c’est son obsession du profit et de l’utilitarisme : il veut tout exploiter et dominer. Il ne s’intéressera à la nature et à l’inconscient que s’il peut en tirer un bénéfice. Et qui parce qu’il marche main dans la main avec le Prince de ce monde, il se trouve bien souvent en situation de pouvoir, pour le plus grand bénéfice spirituel des autres. Car s’il ne riait pas et n’était pas aveugle aux richesses de la voie, ce ne serait pas la voie !
J’ai interprété ce rêve, mais comme tous les grands rêves, il n’en finit pas de déployer ses richesses et de me guider. C’est un rêve qui continue de me montrer le chemin. Ainsi que je le disais, j’y ai d’abord vu une compensation extraordinaire à la mesure du désespoir et de la colère dans lesquels je m’étais endormi, qui venait me rassurer en me parlant des richesses intérieures que j’ai trouvées dans mon cheminement. Le désir de capturer une image de l’inconscient, ici associé au lac de la tranquillité intérieure, m’amène dans le rêve à me baisser assez bas pour constater un premier miracle : je vois les symboles spirituels et les productions de l'inconscient, du divin qu’on ne voit qu’en ne se courbant assez bas. Cela renvoie à une histoire juive que Jung affectionnait, dans laquelle un rabbin était interrogé sur le pourquoi il n’y a plus de nos jours de grandes visions et de prophètes, et qui répond que plus personne ne se baisse assez bas…
Puis je réalise dans le rêve que la nature est une demeure, une structure psychique (maison) ouverte et vivante, que je peux habiter dans ma nature, et que tout y participe pour me donner un habitat. Il s’agit autant de la nature intérieure que de la nature sauvage extérieure; il n’y a pas de séparation dans la nature. C’est un endroit merveilleux, un sanctuaire naturel auquel j’ai accès. C’est chez moi. Il y avait là, à l’évidence pour moi, une référence à la vision que j’évoquais en début de cet article, et au rapport à la nature qui s’est instauré dans ma vie depuis lors. Puis, après un temps à profiter de cet espace, je sors donc du bois avec de quoi nourrir l’âme, mais il faut cependant le faire cuire, le rendre digestible. Et c’est avec des femmes que je vais le partager, c’est-à-dire avec le féminin en moi mais aussi dans la perspective de la restauration du Féminin sacré auquel je consacre mes travaux.
Il n’est pas anodin non plus que ces femmes soient en cercle car j’ai commencé à développer mes cercles de rêves dans les années qui ont suivies. Le cercle est aussi un symbole évoquant la présence du Soi, et selon moi, la forme de travail collectif nécessaire pour notre époque car non hiérarchique. Il y avait sans doute une allusion sexuelle à la virilité psychologique dans les quenelles (en français de France, le sexe masculin = la queue), qui dénotait avec humour une certaine immaturité sur ce point. Ce symbole quasi-phallique offert en partage pouvait aussi signifier le passage au feu de l’affirmation de soi et d’autres nourritures masculines. Et c’est justement dans ce contexte d’exigence de faire preuve de masculinité intérieure que surgit le « petit homme » qui dénigre avec ironie la sagesse de l’inconscient.
Ce faisant, il me livre la clé de l’expérience qui m’a été donnée d’entrevoir dans la forêt, et me porte la promesse de l’abondance. Il y avait là non seulement un éclairage de la valeur de la vision spirituelle qui m’était échue lors de ma recherche d’intention existentielle mais aussi une anticipation du travail que je ferai des années plus tard dans l’élaboration du processus Créez votre vie de rêve, avec lequel je partage l’abondance. Je ne sais alors pas quoi dire devant l’énervement du petit homme et son rire destructeur, sauf me répéter les mots de Lao-Tseu pour ne pas me laisser atteindre par cette ironie. J’ai à tort voulu voir dans cet homme la personne à laquelle je me heurtais, qui maniait la même ironie que dans le rêve, avec la même fermeture à la vie intérieure et au sentiment (amérindiens). Ce n’était pas faux car il y a analogie mais le rêve me renvoyait bien sûr directement au « petit homme » en tant que mon ombre, à « l’homme inférieur » en moi : celui qui doute et qui ricane dans un coin de mon inconscient, loin enfoui tant je l’ai refoulé. C’est lui qui venait me poser problème, auquel je n’avais rien à dire et devant qui je restais coi, apeuré. Pour l’instant, ai-je noté alors dans mon journal.
Près de dix ans après, j’ai été amené à revisiter ce rêve. Cela a été l’occasion de mesurer le chemin parcouru depuis lors. J’ai pensé intituler ce billet « sortir du bois » car c’est finalement ce dont il s’agit, ce à quoi ce rêve m’invitait. Pendant ces dix années, en particulier en m’exposant dans mes blogues et en animant des cercles de rêves, ainsi que d’autres ateliers, je me suis employé à sortir du bois. Cela m’amène à confronter beaucoup plus directement le « petit homme » et maintenant, j’ai de quoi lui répondre. Il ne s’agit pas tellement d’argumenter et de discuter d’ailleurs. Il s’agit simplement d’être soi et de partager les richesses trouvées sur le chemin, car c’est la meilleure façon de les multiplier. Mais il a bien le droit de n’en point vouloir et de rire autant qu’il veut, cela ne prive que lui et nous sert d’indicateur pour reconnaître où est la voie.
Mais alors, demanderez-vous peut-être, où est-il ce chemin qui conduit au cœur de la montagne ? Comment y aller ? Je ne saurais vous le dire même si je dissémine des indices, partout dans ce blogue et en particulier dans cet article, qui pourront être utiles à celles et ceux qui le cherchent. Cependant, je pourrais vous amener dans mes appartements dans le bois et vous n’y verriez que des arbres ordinaires, des pierres et des branchages enchevêtrés. Bien sûr, ce chemin est à l’intérieur, et c’est à chacun(e) de le trouver, dans sa propre intériorité. C’est merveilleux, ainsi ne dépendons-nous jamais de personne pour trouver l’essentiel ! Ne serait-ce pas le fondement de notre liberté la plus fondamentale ?
Les anciens poètes chinois voués au Tao connaissaient eux aussi le chemin. Ainsi Han-Chan dit-il :
J’ai élu domicile au cœur de la montagne :
Sur la voie des oiseaux, il n’est plus trace humaine.
Qu’y-a-t-il autour de mon jardin ?
De vagues rochers qu’embrassent les nues blanches.
Vos commentaires sur mon rêve m’intéresseront car un rêve gagne toujours à être exposé et discuté. Merci !
[1] Vous trouverez ici un article très
intéressant sur cette distinction essentielle entre prérationnel et
transrationnel : http://developpementintegral.com/post/lerreur-pre-trans-786