mardi 23 septembre 2014

Une robe de mariée


J’ai eu récemment l’honneur de donner une conférence devant un cercle de grand-mères. C’est un grand honneur, au moins sur le plan symbolique, car les grand-mères sont d’une certaine façon les représentantes parmi nous de la Grande Mère. Dans nombre de cultures traditionnelles, dont celle des Amérindiens du Québec, c’est le conseil des aînées qui, en dernier lieu, prenait les décisions engageant l’avenir de la communauté, avec toujours à l’esprit le bien-être des sept prochaines générations. C’est aussi les aînées qui nommaient les chefs et qui validaient les nouvelles idées à l’aune de leur sagesse éprouvée. Pour un « jeune homme » comme moi, c’était le plus grand honneur que d’être convoqué devant leur assemblée et de passer leur examen. Il n’y a que dans notre culture que l’on considère les personnes âgées comme confinant à l’inutile – cela participe du même mouvement qui nous a fait nier l’importance du féminin ainsi que notre relation nécessaire à la Terre et notre lien indissoluble à l’archétype de la Mère.

Or, quelques jours auparavant, un ami m’a offert un livre intitulé La Mère dans les contes de fées de Sybille Birkhäuser-Oeri et Marie-Louise Von Franz. La lecture de ce livre, riche en histoires, m’a fait prendre la mesure symbolique de l’invitation que j’avais reçue. Les anciens contes présentent les différents visages de la Grande Mère, qui ne sont pas toujours bienveillants, comme en témoigne la présence récurrente des sorcières dans ces histoires : la Mère est non seulement celle qui donne la vie, mais aussi la mort, et elle préside aux mystères de la transformation, en particulier dans l’espace qui va de la mort à la vie. C’est la grande initiatrice, qui relie les opposés et qui nous oblige à grandir au risque, sinon, qu’elle ne nous dévore. « L’archétype de la mère se rapporte à la partie de la psyché qui est encore entièrement naturelle et c’est la raison pour laquelle on parle de Mère Nature. (…) Il est difficile de saisir cette image de la mère car elle est en même temps un des nombreux contenus de l’inconscient mais aussi un symbole de l’ensemble de l’inconscient collectif qui contient toutes les oppositions, qui en constitue probablement l’unité primordiale. »

Une autre synchronicité a voulu que j’ai eu, à peu près au même moment, à examiner le rêve d’une jeune femme enceinte que je veux vous présenter ici. Attendre un enfant, particulièrement le premier, est pour une femme une période de grande transformation souvent marquée par des rêves. Il arrive que ces rêves parlent de la destinée de l’enfant à naître – Marie-Louise Von Franz en a présenté quelques exemples dans Rêves d’hier et d’aujourd’hui. Par contre, je n’ai pas connaissance d’études[1] qui s’attacheraient à observer au travers des rêves la transformation psychique de la femme en mère, alors que c’est une prodigieuse métamorphose à laquelle l’inconscient participe évidemment. C’est sous cet angle, et en ayant à l’esprit le lien à la Grande Mère, que j’ai donc interprété ce rêve que voici :

Ma cousine m’offre une robe de mariée. Je trouve la robe magnifique et je me trouve très belle dedans. En regardant plus près, je me rends compte que la robe est tâchée. Il y a de grandes lignes de crayons de couleur au feutre sur le torse. Je ne peux pas la mettre ! Je suis déçue. Par contre, je peux garder une partie de la robe : la crinoline et le corset... Je dois juste trouver une robe pour mettre par-dessus la crinoline et le corset. Mon conjoint trouve une robe dans les teintes de rouge. Je me dis que ça peut le faire. Je me trouve jolie dedans. Il arrive avec un genre de voile rouge et me le met sur la tête. Je me regarde dans le miroir et je n'aime pas ça. Je me dis que je ne peux pas me marier dans une robe rouge. Je ne me sens pas bien dans cette robe. Je trouve que le rouge ressemble au sang et ce n'est pas ce que je veux pour ma robe de mariée. Soudain, ma mère arrive avec une robe qu'elle avait chez elle. La robe est blanche et il y a des froufrous gris brillants sur les hanches. Je suis contente : je me regarde dans le miroir et je me trouve belle. Le tout me convient. Mon conjoint est content pour moi — en autant que je sois contente, il est content ! Et je me réveille.

La rêveuse précise que sa cousine a été sa patronne à un autre moment de sa vie. Quand il est question de vêtements dans les rêves, la règle générale est qu'on suppose qu'ils symbolisent une façon d'être et de se présenter au monde, ce que Jung appelait la « persona » (le masque social). Mais il s'agit ici d'un vêtement très particulier, pour une occasion unique — le mariage de la rêveuse, c'est-à-dire son union avec le masculin. Tout cela donne à penser qu’elle traverse une période de redéfinition de son identité avec la grossesse, qui touche aussi à la relation avec son conjoint : elle passe insensiblement du statut de jeune femme à celui de mère et d'épouse, c'est-à-dire maintenant engagée dans une relation impliquant un engagement profond avec le père de son enfant. Son image et son vécu de la féminité sont en grande transformation, et bien sûr dès lors, sa relation avec le masculin dans laquelle s’exprime cette féminité. Ne serait-ce que symboliquement, c'est un « mariage » qui est en cours et le rêve semble donc l'y préparer, ou du moins lui indiquer où elle en est dans cette évolution.

En effet, il ressort de la discussion autour du rêve que la rêveuse est consciente d’entrer dans une nouvelle étape de sa vie. Elle se remémore les transitions qu’elle a déjà vécues depuis l’enfance ; elle se souvient de ces passages entre deux étapes, et en particulier du chevauchement de celles-ci jusqu’à arriver à un moment où le chevauchement prend fin et la nouvelle étape s’installe pleinement. Elle se sent approcher de ce moment dans cette nouvelle transition, ce qui se traduit par le fait qu’il y a un mieux-être qui s’installe en elle avec un sentiment d’union intérieure, comme un mariage entre toutes les parties en elle. C’est, précise-t-elle, non seulement sa façon de se présenter au monde, mais aussi son regard sur elle-même, qui se transforment en même temps que sa relation à son compagnon.

La première robe lui vient de sa cousine, qui a été sa patronne. Cela laisse penser qu'elle représente un modèle de féminité qui a pu avoir une certaine autorité sur elle, qui a sans doute eu une certaine influence sur elle et sur son image de la féminité. Mais elle ne peut pas la mettre car cette robe est tâchée par des éléments liés à l'enfance, symbolisés par les traits de crayons de couleur. C'est donc un modèle qui ne fonctionne plus pour elle, qu'il lui faut abandonner en en gardant cependant certains aspects. Quand je lui ai demandé de présenter sa cousine avec trois adjectifs, elle a déclaré que celle-ci est une femme forte, dure et douce à la fois. C’est une personne capable d’accomplir de grandes choses même si cela demande beaucoup d’efforts et de discipline. Et en effet son expérience de travail avec sa cousine a montré à la rêveuse que, comme celle-ci, elle a « du chien » mais elle comprend qu’elle ne lui est pas identique, entretenant peut-être un côté enfant oublié par la cousine. Plus profondément encore, on peut voir dans cette cousine une image de la femme investie dans un rôle professionnel, c’est-à-dire le modèle de féminité mis en avant par le conscient collectif de notre époque. Dans ce contexte, il a été fort intéressant d’entendre la rêveuse expliquer qu’elle songe à se retirer de la vie professionnelle pendant quelques temps après la naissance pour s’occuper de son enfant et aussi d’elle-même.

Le masculin lui propose un autre modèle de féminité qui semble teintée de passion et d'action, comme s'il suggérait que la rêveuse doit être toujours passionnément amoureuse et surtout, une « femme active », présente sur tous les fronts. On peut voir là comment le regard de l’homme dont la conjointe est en train de devenir mère est appelé lui aussi à changer : c’est la difficulté de nombreux jeunes pères qui ont le sentiment de découvrir soudain une autre femme à leurs côtés. Mais cette image de la féminité ne lui convient pas non plus, ce n'est pas elle... et ce n'est pas ainsi qu’elle envisage leur union. Il lui faudrait se voiler la face. Le rouge est une couleur volontiers associée avec le masculin, en contraste avec le blanc qui est associé au féminin. Elle ne peut pas se marier dans cette couleur qui lui évoque le sang, c’est-à-dire l’aspect brut de la vie. Par contraste, il ressort qu’elle a besoin de manifester sa féminité dans sa pureté réceptive. Quand j'ai demandé à la rêveuse de présenter son conjoint avec trois adjectifs, elle a déclaré que celui-ci est fort, endurant et cependant doux. Ce sont presque les mêmes mots que lorsqu’elle a présenté sa cousine ; on peut en déduire que sa cousine et son conjoint représentent chacun un aspect, respectivement féminin et masculin, d’une même attitude fondée sur la force, ainsi qu’un mélange de dureté ou d’endurance avec la douceur.

Finalement, c'est sa mère qui amène la solution, une belle robe blanche avec des froufrous gris aux hanches : le blanc contraste avec le rouge précédent, c'est précisément son complémentaire alchimique. Cela renvoie à une image de pureté, mais aussi tout simplement de féminité réceptive. La petite touche de gris montre qu'il n'y a pas d'excès de pureté, pas d'idéalisme là, mais une intégration des contraires (le blanc et le noir = gris), ce qui donne à penser qu’elle est consciente qu'il n'y a pas de mère parfaite ni de mariage parfait, et qu’elle est prête à l'assumer. La rêveuse présente sa mère comme étant accueillante, généreuse avec ses enfants et rassurante. Dans mon interprétation, j’ai souligné que cette période de vie est aussi l’occasion pour elle de reconsidérer ses relations avec sa mère, en particulier d’envisager ce que cette dernière lui transmet, et de se réconcilier avec ses imperfections. Celle-ci lui fournit un modèle qui lui permettra d’aller de l’avant dans cette nouvelle étape de vie, et au travers de l’expérience de la maternité, leur lien aussi se trouve transformé. Sa mère va devenir la grand-mère de son enfant, et la rêveuse tirera de l’expérience de sa mère ce dont elle a besoin pour assumer à son tour ce rôle à sa façon bien à elle. D’où l’intérêt pour elle de conserver la crinoline et le corset offerts par sa cousine, comme une façon de ne pas fusionner avec sa propre mère mais de veiller à conserver son identité propre. Il faut enfin souligner que le corset symbolise une contrainte, une rigueur, qui contraste ici avec le caractère enfantin des traits de crayons de couleur, où l'on peut peut-être voir un attachement inconscient à l'état d'enfance et donc à la mère.

En conclusion, il semble que le rêve invite la rêveuse à prêter attention aux transformations en cours dans son identité et sa féminité, en observant en quoi l'ancien modèle ne fonctionne plus, mais aussi ce qu’elle peut en conserver. Le rêve lui suggère d’éviter de trop « charger sa barque » en prenant sur elle pour être sur tous les fronts et en répondant de façon passionnée aux besoins d'amour de son compagnon. La naissance d’un premier enfant peut être un moment délicat aussi pour les hommes, qui peuvent avoir le sentiment de perdre la compagne avec laquelle ils avaient une relation dans laquelle prédominait l'amour et la passion, pour avoir maintenant une mère avec eux, dont l'attention va plus à l'enfant qu'à eux. C'est normal, c'est sain, et cela ne doit pas poser de problème — le conjoint de la rêveuse est content de son choix de robe ; il est heureux qu’elle soit heureuse et cela signifie un amour profond sur lequel elle peut compter. Enfin, il est clair que la rêveuse doit privilégier une attitude rassurante d’accueil et de générosité plutôt qu’un modèle de femme forte : elle est invitée à s’accueillir elle-même pour vivre tous les aspects de cette transition.

La rêveuse était satisfaite de l’interprétation que je lui ai proposée et que nous avons discutée jusqu’à ce que tous les aspects en soient clairs. Ce n’est qu’après ma conférence devant le cercle des grand-mères que j’ai pris conscience qu’il y avait encore un autre niveau d’interprétation possible. C’est la merveille du travail avec les rêves de constater qu’il peut y avoir plusieurs niveaux d’interprétation non contradictoires, qui s’emboîtent les uns dans les autres comme des poupées russes – s’il n’y avait qu’une interprétation valable, il y aurait par-là même une rationalité qui permettrait de la déduire et de la valider. D’ici à ce qu’on en fasse un programme informatique, il n’y aurait pas longtemps et voilà que nous confierions aussi nos rêves à des ordinateurs. La profondeur vivante de l’inconscient, qu’il en soit remercié, nous en préserve ! On peut ajouter que la première interprétation s’en est tenue au plan dit objectif en considérant la mère du rêve comme parlant de la mère de la rêveuse, mais Jung indique qu’il nous faut toujours mener en parallèle une interprétation sur le plan subjectif dans ce cas, en considérant donc la signification intérieure du symbole objectivé.

Cette seconde interprétation repose sur le fait qui veut que, dans les rêves, la mère représente souvent l’Inconscient, avec une majuscule pour signaler qu’on réfère par-là à l’inconscient collectif, à un des aspects de la Grande Mère. Par contraste, le père représente le conscient collectif, la loi sociale et extérieure. Ce nouvel angle change complètement la perspective dans laquelle nous pouvons comprendre le rêve. Il est encore question d’une grande transformation qui touche à l’évolution de son identité, mais c’est donc l’Inconscient qui lui amène la nouvelle robe dont elle va pouvoir se parer pour son mariage. Ce dernier prend une autre portée symbolique car il s’agit dès lors de son union avec son masculin intérieur, et par-là de son individuation, de sa réalisation en tant qu’être humain complet. Il se trouve que la rêveuse est très attirée par le travail avec les rêves, dans lequel elle manifeste une belle autonomie – c’est-à-dire une capacité à dialoguer directement avec l’Inconscient – et envisage d’étudier un jour pour devenir psychothérapeute. Quand je lui ai suggéré que sa mère dans le rêve pourrait symboliser l’Inconscient qui lui amène son support et l’aidera à définir sa nouvelle identité, elle a tout de suite compris de quoi il retournait en me disant : « C’est vrai, l’inconscient prend soin de moi comme une mère. » C’est donc peut-être d’un enfant spirituel qu’elle sera amenée à accoucher dans les prochaines années, au travers de cette profonde transformation qui va peut-être bien au-delà de son devenir de future mère. Mais il n’y a, pour l’instant, que la Grande Mère qui puisse le savoir…



[1] Si vous en connaissez, merci de me faire connaître leur existence.

mercredi 10 septembre 2014

Éthique du rêve


La véritable difficulté du travail avec les rêves n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, leur compréhension. Si on passe suffisamment de temps à interroger un rêve avec un esprit ouvert, un désir sincère de le comprendre et une bonne dose d’honnêteté vis-à-vis de soi-même, le rêve finira par s’ouvrir. On croit volontiers, à tort, que le défi posé par le rêve est intellectuel, qu’il serait comme un rébus ou une énigme dont il faudrait trouver, grâce à un mélange d’astuce et d’érudition symbolique, les clés. Ce n’est vrai que tant que l’on est encore très éloigné du rêve au point de le considérer comme quelque chose qui nous serait étranger, comme un message écrit dans une langue inconnue par un extraterrestre. Mais le rêve est l’expression de notre prédilection la plus intime ; sa source nous est plus proche, comme disent poétiquement les soufis, que la pulsation de notre carotide ; son langage est le plus simple qui soit, le « langage oublié » des images vivantes en nous. C’est cette simplicité, souvent, qui nous fait défaut quand nous essayons de comprendre un rêve. Cependant, encore une fois, si nous tournons suffisamment longtemps autour du rêve, il nous communiquera quelque chose. Ce ne sera peut-être pas très clair intellectuellement mais les images viendront teinter notre conscience d’une façon ou d’une autre, l’informer. Quant à la profondeur de cette compréhension, cela dépend surtout de notre attitude intérieure. Car le grand défi du travail avec les rêves est éthique.

La première difficulté posée par le rêve est une question d’honnêteté vis-à-vis de soi-même : ai-je vraiment envie de savoir ce que le rêve a à me dire ? Le miroir que nous tend le rêve peut être franchement désagréable et nous prendre à rebrousse-poil de nos certitudes. Par définition, ce que dit le rêve n’est pas ce que nous croyons, ce que nous pensons, ce dont nous sommes conscient ; le rêve nous amène toujours quelque chose qui était inconscient et qui veut devenir conscient. Il est bien naturel que nous résistions, que nous ayons souvent envie de regarder ailleurs. Une des choses peu plaisante que l’on découvre en travaillant avec les rêves, c’est notre propension à nous mentir à nous-mêmes, à nous raconter des histoires qu’éventent les rêves. Ce sont souvent des histoires à propos de nous-mêmes et des autres, qui chantent notre gloire ou justifient notre misère, et qui organisent notre description du monde ; à la lumière des rêves, qui nous amènent le point de vue de l’Inconscient, ces histoires se révèlent partiales et partielles, emplies d’omissions « pour la bonne cause » qui est la nôtre.  Il faut souvent que la vie ne nous laisse pas le choix pour que nous acceptions d’écouter ce que les rêves ont à nous dire : c’est généralement la recherche d’une solution à un problème brûlant qui nous amène à leur prêter attention. Sans une souffrance qui contraint littéralement à se tourner vers l’intérieur, on peut interroger la sincérité de ce mouvement ; si la motivation est seulement intellectuelle, on peut être certain qu’elle s’évaporera devant le premier écueil.

Le premier effet d’un travail en profondeur avec les rêves est très généralement tout simplement de nous jeter progressivement dans l’inconnu. En fait, cet inconnu a toujours été là et c’est nous-mêmes, que nous ne voyions pas car nous étions pris dans l’illusion de croire le connaître. Dès lors où il y a une ouverture, les rêves nous travaillent et assouplissent doucement notre vision des choses, du monde et ne nous-mêmes. Ils sapent nos certitudes. Nous nous en trouvons finalement allégés. À différents moments de l’analyse, nous faisons l’expérience du vide, de l’absence de repères, et nous découvrons que nous pouvons fort bien nous en passer, au moins temporairement. Plutôt que de nous accrocher à telle ou telle conviction quant à la façon dont les choses sont et devraient être, nous apprenons à nous laisser porter par notre propre réalité vivante. Souvent, c’est simplement un flot libre d’images, d’émotions et de pensées qui semblent parfois ne pas nous appartenir, de sensations qui se font de plus en plus fines ; l’important est que nous devenons de plus en plus présent à ce qui se passe en nous, de plus en plus sensible et attentifs au moindre mouvement de l’âme. Il n’est pas rare alors que nous ayons des intuitions fulgurantes, des compréhensions saisissantes et même des illuminations spirituelles. C’est alors que se profile le second défi éthique du travail avec les rêves : qu’allons-nous faire avec tout cela ? Quelles conséquences effectives en tirons-nous dans notre vie ?

Jung, dans Ma vie, nous donne un important avertissement à ce sujet :

« Mes recherches scientifiques furent le moyen et la seule possibilité de m'arracher à ce chaos d'images. Sinon, ce matériel se serait agrippé à moi comme des teignes de bardane, ou m'aurait enlacé comme des plantes de marécages. Je mis le plus grand soin à comprendre chaque image, chaque contenu, à l'ordonner rationnellement — autant que faire se pouvait — et, surtout, à le réaliser dans la vie. Car c'est cela que l'on néglige le plus souvent. On laisse à la rigueur monter et émerger les images, on s'extasie peut-être à leur propos, mais, le plus souvent, on en reste là. On ne se donne pas la peine de les comprendre, et encore bien moins d'en tirer les conséquences éthiques qu'elles comportent. Ce faisant, on sollicite les efficacités négatives de l'inconscient.

Même celui qui acquiert une certaine compréhension des images de l'inconscient, mais qui croit qu'il lui suffit de s'en tenir à ce savoir est victime d'une dangereuse erreur. Car quiconque ne ressent pas dans ses connaissances la responsabilité éthique qu'elles comportent succombera bientôt au principe de puissance. Des effets destructeurs peuvent en résulter, destructeurs pour les autres, mais aussi pour le sujet même qui sait. Les images de l'inconscient imposent à l'homme une lourde responsabilité. Leur non-compréhension, aussi bien que le manque du sens de la responsabilité éthique, privent l'existence de sa totalité et confèrent à bien des vies individuelles un caractère pénible de fragmentarité.»

La connaissance de soi et des dynamiques de la psyché que nous acquérons en observant les rêves n’est pas neutre ; ce n’est pas une connaissance détachée, séparée de son objet. Elle comprend nécessairement une dimension éthique, c’est-à-dire qu’elle nous dicte des obligations quant à la façon de nous comporter, de parler et même de penser. L’intelligence du rêve nous réclame d’en tirer des conséquences dans notre vie, de rendre le rêve effectif : il doit s’incarner, avoir un effet sur les modalités de notre existence. Le savoir sans éthique débouche sur la volonté de puissance car il y a quelqu’un alors qui ne sent pas lié par les conséquences de ce qu’il comprend. Dès lors, il ne peut éviter de manipuler la situation à son avantage, de tirer parti de son savoir pour conforter sa position. La volonté de puissance se manifeste dès que l’on commence à s’approprier le savoir : cela devient « ma » connaissance, « ma » compréhension, et l’on a tôt fait de les comparer à celles d’autrui ou de dispenser la bonne parole à qui voudra l’entendre. « Les images de l'inconscient imposent à l'homme une lourde responsabilité » : elles donnent des devoirs plus que des droits ou des titres de gloire. Il s’agit de savoir ce que l’on sert finalement : les rêves œuvrent-ils au bénéfice de notre égo ou nous amènent-ils à servir quelque chose de plus grand que nous ?

Marie-Louise von Franz souligne que l’aspect éthique est indispensable pour permettre au rêve de s’incarner : il ne suffit pas d’en avoir fait le tour intellectuellement ou intuitivement. Le véritable travail commence quand on s’attelle à la tâche qui consiste en amener l’inconscient en terre : « Prenons les intuitifs intellectuels qui parcourent très rapidement le processus analytique et paraissent comprendre énormément de choses à la psychologie junguienne et aux processus intérieurs. Ils assimilent beaucoup d'éléments qu'ils ne ressentent toutefois pas comme éthiques. Le sentiment est laissé de côté et l'aspect éthique est par suite oublié, ce qui signifie qu'ils ont un comportement éthique dans le monde extérieur qui se poursuit sur le mode ancien, qu'ils se conforment peut-être toujours à la raison ou à l'influence du collectif, etc. Ils parlent du processus d'individuation comme s'ils en avaient fait le tour et connaissaient tout de lui, ce qui est tout à fait vrai, d'une certaine manière, car ils l'ont assimilé et vécu dans le feu pourrait-on dire ; mais non dans la terre. Le feu doit donc se transformer en eau et l'eau en terre. Ainsi l'ensemble demande à être revécu une nouvelle fois en tant que problème éthique. »[1]

L’éthique du travail avec les rêves comporte un aspect pratique, et pourrait-on même dire, pragmatique. L’élucidation d’un rêve n’est pas complète tant qu’on en a pas tiré de conséquence. Cela vaut pour les rêves mais aussi pour les intuitions qu’on peut avoir en méditant, ou pour la vision qu’on a enfin obtenu au travers d’une incubation. Une vision qui n’est pas manifestée demeure vaine. Dans chaque rêve, il y a non seulement un sens qui cherche à se faire connaître de la conscience mais aussi, et d’abord, une énergie qui cherche à participer à la vie. Parfois, on ne voit pas quelle conclusion pratique tirer du rêve mais il est toujours possible d’y répondre symboliquement, par exemple par un petit rituel qui signifie à l’inconscient que nous avons bien reçu son message. Il suffit parfois d’allumer une petite bougie pour signifier que la lumière de la conscience est allumée. L’inconscient ne se paie pas de mots, il a besoin de gestes, d’actions porteuses de sens. Certains analystes jungiens en ont fait le point cardinal du travail : Toni Wolff, par exemple, était connue pour renvoyer sèchement les analysants qui venaient la voir sans avoir fait quelque chose avec le rêve qu’ils avaient précédemment discuté. C’est en rendant le rêve effectif que nous entretenons un dialogue vivant avec l’inconscient. Dans la notion de responsabilité, il y a celle d’une réponse que nous donnons donc à l’inconscient au mieux de notre compréhension, comme une façon de dire que nous prenons vraiment au sérieux ce qu’il nous apporte.

Jung évoque les efficacités négatives de l’inconscient qui ne manquent pas de surgir si l’on ne tire pas de conséquence pratique du travail des rêves. Un de ces effets négatifs les plus courant est l’inflation qui fait que le conscient se gonfle du sentiment de sa propre importance et de la supériorité de sa compréhension. Il n’est pas rare dès lors que l’on s’attire des accidents qui viennent signaler que cette compréhension est bien fragile et partielle ; la grenouille qui a enflé jusqu’à la taille d’un bœuf est à la merci d’une piqure d’épingle qui la ferait exploser. Il est fréquent aussi qu’on ne touche plus terre et qu’à force de côtoyer les anges dans les nuages, on se prenne un poteau en plein face ; on est alors ramené « plus bas que terre ». À la grandiosité de l’inflation succède généralement la dépression qui va avec une inflation négative ; nous passons d’un extrême à l’autre en oscillant entre les opposés. Pour douloureuses qu’elles puissent être, ces expériences sont l’occasion de vérifier la grande loi qui veut que tout déséquilibre sera corrigé. Tant que nous ne parvenons pas à marcher sur la voie du milieu et à embrasser les contraires, nous demeurons fragmentaires, intérieurement divisés, en conflit – et cette division, ces conflits, rejaillissent sur tout ce qui nous entoure pour nous revenir en miroir.

Il y a encore une autre conséquence négative d’un travail incomplet avec les rêves, et c’est de loin la plus redoutable. Si  nous n’y prenons pas garde, nous sommes tout simplement submergés par les images et nous perdons le contact avec la réalité. Nous nous égarons. Les images intérieures ont un pouvoir fascinant, qui va avec la charge d’énergie psychique inconsciente qui leur est attachée. Cette charge va en augmentant et en s’accumulant si nous ne la dissipons pas en permettant à l’inconscient de parvenir à son but, qui est de s’incarner. L’effort éthique par lequel nous cherchons à tirer des conséquences concrètes des rêves est un moyen essentiel de donner une « prise de terre » à l’inconscient ; il y en a d’autres, complémentaires, comme l’attention portée au corps et l’humour envers soi-même. Sans enracinement dans la réalité terrestre, le risque est grand que nous perdions la carte et que nous commencions à prendre des vessies pour des lanternes, par exemple en nourrissant des théories extravagantes dont nous sommes seuls, bien sûr, à percevoir la vérité. Tous les processus initiatiques comportent ce danger, qui tient au fait que la première étape de ces processus nous fait sortir de la communauté collective pour nous exposer au pouvoir transformant de l’inconscient. C’est en conscience de ce danger, qu’il a lui-même rencontré lors de sa confrontation avec l’inconscient, que Jung a placé ces mots tirés de l’Énéide de Virgile en exergue de Psychologie et Alchimie :

« La descente à l’Averne est facile : nuit et jour est ouverte la porte du sombre Dis. Mais revenir sur ses pas et sortir vers les brises d’en haut, là est la difficulté et l’épreuve. »

L’initiation n’a de valeur et de sens cependant que si nous parvenons à opérer l’étape du retour, de loin la plus difficile. Jung soulignait que, lorsqu’on est sorti de la société, il y a un prix à payer sous forme d’un travail qui donne forme à ce qu’on est allé chercher dans l’inconnu. Éthique, effort, travail… sont des mots souvent malséants dans le petit monde des spiritualistes qui voudraient croire que tout nous est donné gratuitement. En fait, tout nous est en effet donné gratuitement et sans contrepartie, mais la question demeure toujours de notre responsabilité : qu’allons-nous faire avec ce qui nous est donné ?

Enfin, un dernier point éclaire de façon paradoxale cette question de la responsabilité éthique vis-à-vis de l’inconscient : il tient à l’inutilité du travail. Non seulement il est impossible de manipuler l’inconscient à des fins égotiques, mais l’inconscient semble ne poursuivre aucun autre but que de nous enseigner l’art de vivre. Voici ce qu’en dit Von Franz :

« Dans un premier temps, l'inconscient est difficile à pénétrer; il est difficile de parvenir à son cœur. Plus tard, vous êtes nourri par lui, puis vous profitez des illuminations spirituelles que l'inconscient offre, ce qui produit en vous une certaine résurrection spirituelle. Plus tard, vous parvenez au stade suivant qui est l'expérience de l'inutilité de l'inconscient. Cela signifie que vous devez maintenant renoncer à l'idée de vous servir de lui dans des buts égotiques. C'est le sacrifice qui consiste à ne plus chercher à tirer profit de la relation avec l'inconscient. Cela vient assez tard dans une analyse, parce que, naturellement, chaque analysé apprend d'abord à compter sur l'inconscient pour en retirer un bénéfice, comme de guérir de sa névrose, recevoir un avis sur un problème non résolu, et ainsi de suite. Mais, après un dialogue de longue durée avec l'inconscient, un jour vient où vous devez laisser tomber tout cela et arrêter de traiter l'inconscient comme une mère qui vous conseille ce que vous avez à faire.

(…) Jung disait toujours que plus longtemps quelqu’un avait été en analyse, pendant de nombreuses années, plus, s’il persévérait, les rêves devenaient difficiles et compliqués. Le rêve peut prendre alors un caractère d'énigme cryptique. Mais si vous parvenez à pénétrer le sens de ces rêves apparemment inutiles, vous découvrez qu'ils ne sont pas en relation avec un éclairage intérieur, mais avec le simple fait d'être; ils n'enseignent ni une connaissance intérieure ni à réaliser quelque chose, mais à exister : ils se contentent d'enseigner à vivre. »
 
L’éthique, dans ma compréhension toujours en progrès, commence par la gratitude. Je remercie Amezeg qui m’a, au travers de nombreux commentaires (voir en particulier « le Bouddha et le serpent »), donné matière à la réflexion que j’ai poursuivie dans cet article et fourni l’essentiel des citations ici présentées.


[1] Marie-Louise von Franz, Alchimie – Une introduction au symbolisme et à la psychologie, Éditions La Fontaine de Pierre