Le plus vieux rêve dont nous ayons trace remonte à plus de 4 500 ans, à l’invention de l’écriture en Mésopotamie. Une stèle en argile conservée au British Museum raconte l’épopée du roi Gilgamesh et présente plusieurs rêves, parmi lesquels celui-ci ouvre l’histoire :
La nuit dernière, je me promenais dans ma ville. Il y avait beaucoup de monde dans les rues, j’avais le cœur joyeux et fier. Les étoiles brillaient au-dessus de moi, dans le firmament. Tout à coup, je m’aperçois qu’une étoile tombe dans ma direction, et effectivement, une étoile s’écrase sur moi. Elle est très lourde. La foule, curieuse, nous entoure. Certains plaisantent, d’autres embrassent le pied de l’étoile. Moi-même, je suis attiré par elle comme par l’amour d’une femme.
Remarquons d’abord que n’importe qui, de nos jours, pourrait faire un rêve similaire : le langage des rêves n’a pas changé depuis des millénaires. Dans le récit de cette aventure mythique du roi Gilgamesh, il y a une quinzaine de rêves exposés. Ils sont pris très au sérieux. Le rêve est interprété par la propre mère de Gilgamesh. À cette époque déjà, ce sont surtout les femmes qui interprétaient les rêves. La façon d’interpréter les rêves est alors très généralement littérale, concrète, très différente de nos approches psychologiques et symboliques, mais non contradictoire avec celles-ci ni dépourvue de subtilité. L’interprétation de la mère de Gilgamesh est que son roi de fils va rencontrer son égal, un autre héros de force équivalente à la sienne, et qu’ils vont ensemble faire des conquêtes impressionnantes. L’épopée raconte comment le rêve s’est accompli.
Gilgamesh est le roi de la cité d’Uruk, dans le sud de l’actuel Irak. C’est un tyran qui n’hésite pas à s’imposer lors des mariages pour passer la première nuit avec la mariée. Il est très fort et personne n’ose le défier, lui poser de limites ; en termes psychologiques, nous dirions qu’il a succombé à un complexe de puissance. Ses sujets s’en plaignent à Anu, le père des dieux. Or non loin de là, un homme sauvage inquiète la population depuis quelques temps. On l’appelle Enkidu, nom qui évoque les animaux féroces avec lesquels il coure la campagne, et on a très peur de lui car il attaque les troupeaux et déjoue les chasseurs. Après plusieurs tentatives infructueuses pour le capturer, le conseil de la ville décide de lui envoyer une courtisane avec du vin et des parfums pour voir si on ne pourrait pas l’amadouer, et ça marche : l’homme sauvage tombe amoureux. Les animaux qui l’entouraient s’écartent d’Enkidu. Au bout de sept jours et sept nuits de douceurs, l’homme sauvage est pacifié et il est ramené en ville.
Mais au moment où il arrive sur la place principale, Gilgamesh est justement en train de s’imposer dans un mariage et Enkidu s’y oppose. Ils se battent et leur bataille se prolonge pendant de longues heures, jusqu’à épuisement car ils sont de forces égales. Finalement, Gilgamesh renverse Enkidu mais il a eu le temps de mesurer la valeur de son adversaire. Enkidu est aussi fort et aussi noble que lui : il n’utilise jamais de coups bas. Il le relève et l’emmène festoyer. Gilgamesh fait amende honorable auprès de ses sujets. Enkidu et lui deviennent amis et ils partent ensemble vers de nouvelles conquêtes civilisatrices, dans le bon et le mauvais sens du terme. Ils organisent ainsi une expédition au pays de Cèdres, qui pourrait être l’actuel Liban, pour aller abattre Humbaba, le gardien de la forêt appointé par les dieux, en utilisant d’énormes haches. Historiquement, cet épisode pourrait faire référence à cette période de l’histoire où ces peuples ont commencé à abattre d’immenses forêts pour construire des villes et des temples. C’est un moment de rupture avec les temps très anciens où la forêt était la seule demeure des hommes – Uruk compte parmi les toutes premières agglomérations urbaines connues. Symboliquement, c’est aussi un seuil de transformation au-delà duquel la relation à la nature, et en particulier à son caractère sacré, a changé en profondeur.
Avant d’aller plus loin dans cette épopée, il est intéressant de remarquer que nous avons donc là un complexe de puissance qui est soigné par un homme sauvage et mis au service d’une œuvre civilisatrice. Sur un plan symbolique, cela ressemble beaucoup à ce que nous faisons en interrogeant l’homme ancien pour comprendre nos rêves. Mais le préalable pour s’adjoindre la puissance de l’instinct, c’est le féminin, ici au stade primaire de l’anima érotique, qui saura se l’allier : ce sont la sensibilité et le plaisir plus que la force et la volonté qui permettent de civiliser l’homme sauvage. Et ce sont des démêlés avec le féminin, mais maintenant au niveau archétypal, qui vont précipiter la suite des événements. En effet, au faîte de son triomphe qui agace un peu les dieux, Gilgamesh impressionne la déesse Ishtar. Elle veut le séduire mais il lui rit au nez, lui rappelant le sort malheureux de tous les amants que lui prête la mythologie. Elle est ulcérée et fait alors envoyer contre les deux héros un taureau sacré mais ils le tuent. À nouveau, on peut voir là une réminiscence du tournant historique qui a vu le culte de la Grande Déesse s’effacer au profit de dieux mâles et agressifs. C’en est trop : l’ordre ancestral est menacé. Les dieux condamnent alors Enkidu à mort. Sa fin est annoncée dans les rêves et personne ne parvient pas à le guérir quand il tombe malade.
Gilgamesh est inconsolable de la perte de son ami. Il se pose sincèrement la question : que valent toutes mes conquêtes si c’est pour mourir à la fin ? Après avoir erré avec angoisse dans le désert, il décide d’aller trouver Utanapishtî, un vieil homme contemporain du Déluge devenu immortel, afin d’apprendre de lui les secrets de la vie-sans-fin. Utanapishtî vit au bord de l’océan, au bout du monde. Pour y parvenir, Gilgamesh doit traverser une montagne par le passage qu’emprunte le soleil pendant la nuit. De l’autre côté, il arrive dans le jardin des Gemmes, dans lequel les arbres portent en grappe toutes sortes de pierres précieuses. Mais il ne s’arrête pas là et contraint un batelier à le conduire jusqu’à l’île où demeurent Utanapishtî et sa femme. Le vieil homme apprend à Gilgamesh que sa quête est vaine car son immortalité vient d’un décret spécial des dieux. Mais finalement, il lui concède qu’il y a une plante au fond de l’océan qui lui permettra de se régénérer s’il s’en empare. Gilgamesh plonge à la recherche de cette plante qui lui meurtrit les mains tant elle est épineuse. Il saigne de partout mais il parvient à remonter à la surface avec la plante. Sitôt sur la terre ferme, il va se laver à une fontaine car le sel de mer le brûle. Mais pendant qu’il nettoie ses blessures, un serpent mange la plante que Gilgamesh avait posée par terre. C’est le serpent qui devient immortel et Gilgamesh doit rentrer bredouille. Cependant le contact avec la plante l’a guéri de la peur de la mort.
Cette histoire fourmille de symboles, et on peut interpréter un mythe à peu près comme un rêve, sauf qu’il a une portée collective – rien de personnel. Elle a connu un large écho quand elle a été connue car on y a vu une preuve de la réalité historique du Déluge puisqu’elle est la première à en faire mention. Depuis, on s’est aperçu que la Bible reprend et élabore de nombreux récits sumériens dont on a retrouvé les versions originales. Mais c’est sur le plan psychologique qu’elle est la plus instructive car elle montre que les enjeux cruciaux de la vie psychique n’ont pas fondamentalement changé en 4500 ans. La quête de l’immortalité symbolise ce que Jung a appelé l’individuation, la réalisation de ce en quoi nous sommes uniques.
Il y a clairement deux temps dans l’histoire, l’un représentant la première moitié de la vie jusqu’à la mort d’Enkidu, et l’autre présentant les enjeux de la seconde moitié au travers de cette quête d’immortalité pendant laquelle le héros, c’est-à-dire la conscience, doit vivre l’initiation en parcourant le chemin que le dieu soleil emprunte pendant la nuit. On retrouve là le thème universel de la mort-renaissance qui conduit à l’océan du bout du monde, c’est-à-dire à l’inconscient collectif, où vit le vieil homme qui détient la réponse au questionnement du héros. L’histoire nous dit donc que l’immortalité, le secret des dieux, est cachée dans l’inconscient. D’innombrables histoires, mythes et contes de fées tournent autour de ce thème qu’on retrouve aussi dans les rêves.
Cette plante est de la même famille symbolique que la pierre philosophale des alchimistes, qui régénère tout ce qui entre en contact avec elle. Jung disait que la seule conquête qui vaille aujourd’hui d’être poursuivie est l’exploration de notre propre monde inconscient. Il s’agit d’aller chercher cette fameuse plante, ou du moins de nous en approcher. Mais ce n’est pas pour que l’ego devienne immortel. Le serpent, dans l’antiquité et encore souvent aujourd’hui, était un symbole phallique paternel, mais c’est aussi un symbole universel de l’énergie génératrice. Sa capacité de muer laissait penser qu’il se régénère entièrement, échappant ainsi à la mort. Autrement dit, symboliquement, ce n’est pas l’homme qui est immortel mais l’énergie génératrice qui transmet la vie. Mais toucher à la plante guérit à jamais de l’angoisse et de la peur de mourir.
On a demandé à Marie-Louise Von Franz, la plus proche collaboratrice de Jung, comment elle interprèterait aujourd’hui le rêve de Gilgamesh. Son commentaire ici résumé[1] décrit précisément vers quoi tend le processus d’individuation :
Gilgamesh est le roi héros ambitieux typique dont la réussite suit le modèle collectif : il pourrait être aujourd’hui un politicien ou une star de cinéma s’identifiant à son rôle collectif, en en tirant gloire. Ce n’est pas un individu vrai. L’étoile représente par contre sa destinée, sa singularité d’être unique. Chaque âme a son étoile dans le ciel. Celle qui tombe sur Gilgamesh est très lourde : c’est le moment de sa vie où son destin individuel le confronte littéralement. Il lui tombe dessus et maintenant il doit le porter comme le Christ sa croix. Il doit remplir sa destinée véritable, ce qu’il a essayé de faire en étant ambitieux et en s’en tenant au modèle collectif. Avant que l’étoile ne lui tombe dessus, Gilgamesh croyait être un grand homme. Mais il doit réaliser que les gens n’admirent pas son pouvoir ou sa puissance. Dans le rêve, ils embrassent le pied de l’étoile et non les siens. Ils admirent l’étoile qui représente sa vraie grandeur. Le rêve dit à Gilgamesh : « Ne te réjouis pas des compliments et des promesses. C’est ton étoile que les gens admirent, c’est ta capacité de devenir un individu unique. Mais cela est un poids insupportable qu’il te faudra porter parce que suivre son étoile veut dire solitude, isolement, ne pas savoir où aller ni quoi entreprendre. Cela signifie trouver pour soi-même une voie entièrement nouvelle pour accomplir sa destinée et se tenir à cette voie avec intégrité. »
[1] Cette interprétation est présentée en détail dans La voie des rêves, de Marie-Louise Von Franz, pages 67 à 70.