vendredi 19 février 2016

Et si c'était un rêve ?


J’ai déjà parlé dans un autre article de l’impossibilité de séparer entièrement rêve et réalité. Ces idées peuvent sembler tenir de la vaine spéculation philosophique jusqu’à ce qu’on en envisage la portée pratique. Les applications sont nombreuses. La plupart reposent sur l’incapacité du cerveau à distinguer l’imagination de la réalité. Les techniques de visualisation créatrice, par exemple, reposent sur ce fait. La puissance de ces techniques dans le traitement des traumatismes, mis au point par Peter Levine[1], en est un excellent exemple. Selon Levine, dans un traumatisme psychique durable, il y a généralement un mouvement vital arrêté, une réaction naturelle qui n’a pas pu avoir lieu lors de l’événement, qui fige l’énergie. Mais il n’est pas nécessaire de remonter le temps pour défaire le nœud psychique qui s’est alors noué. Levine rapporte la guérison de nombreux traumatismes en revivant en imagination la scène et en y introduisant la réaction naturelle, en lui permettant d’être pleinement « vécue ».

Dans un autre registre, il y une application de ces idées qui peut être quotidienne, amusante et fort riche en enseignements. C’est une pratique qui consiste à interroger les situations de la vie comme si c’était des rêves.

Et si c’était un rêve, qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir me dire ?

L’autre jour, on a tenté de pirater mon compte de messagerie. Le matin même, j’avais rêvé que j’avais perdu mon portefeuille. J’en avais tiré la désagréable idée que j’étais dans une petite crise d’identité sans bien identifier de quoi il retournait. La tentative d’usurpation d’identité tenait de la synchronicité en lien avec le rêve. Le pirate n’a eu le temps que d’effacer ma signature. Alors, en prenant un pas de recul après avoir fait le nécessaire, j’ai joué à :

Et si c’était un rêve ?

Si c’était un rêve, il me faut considérer aussi tout le contexte comme signifiant. Et en effet, j’étais en train de m’engager, dans les moments entourant la tentative de piratage, dans une zone d’inconfort sur le plan professionnel. L’interprétation était dès lors que je ne mesurais pas la portée de l’inconfort que je traversais et que c’était mon identité, ma façon de me définir et de me présenter, qui était « attaquée » par la situation ; mes défenses étaient solides mais il était nécessaire que je révise mes positions, que je m’assure de ma sécurité. En considérant la situation, au demeurant assez énervante comme un rêve, je m’en suis détaché et j’ai pu en tirer le meilleur parti.

L’exercice est bien sûr plus facile avec des situations incongrues, inhabituelles, et en particulier les synchronicités, c’est-à-dire quand un événement dans le monde extérieur semble connecté par un lien de sens à un vécu intérieur. Mais il peut s’appliquer à toutes les situations dès lors où il y a un investissement émotionnel. En rentrant le soir chez vous, la voisine qui ne sourit jamais vous salue dans l’escalier. Au moment de partir en vacances, après avoir fait 50 km, on s’aperçoit qu’on a oublié le chien à la maison. Une personne à qui on a offert de rendre service semble abuser de la situation…

En demandant : « Et si c’était un rêve ? », nous commençons par nous détacher de la situation, nous prenons une distance subjective. Il faut alors prendre le temps de bien ressentir tout ce que nous vivons dans cette situation : les émotions et les sensations dans le corps. Ensuite, un premier niveau de l’exercice consiste à examiner les histoires que nous nous racontons à propos de la situation : elle n’aurait pas dû agir ainsi, elle devrait…, je devrais, il est ceci, je suis cela, etc. Et si c’était un rêve, une construction mentale ? Alors, ce serait l’occasion de travailler à retirer quelques projections pour regarder la réalité toute nue.

Une clé pour rentrer dans les histoires que nous nous racontons, c’est d’examiner comment nous nous sentons. Il est particulièrement intéressant de prêter attention à toutes les affirmations en forme de « je me sens… », comme par exemple dans « je me sens envahi », « je me sens traité comme de moins que rien, humilié ou bafoué », « je me sens abusé ». En effet, notre sentiment n’a pas autant de vocabulaire : fondamentalement, nous aimons ou nous avons peur. Ce n’est pas que nous ne nous sentons pas envahi ou abusé, et que ce senti n’a pas de valeur, c’est que pour nous sentir ainsi, nous nous racontons nécessairement une histoire d’envahissement ou d’abus. Et cette histoire est une interprétation de la réalité. En examinant cette histoire comme un rêve, nous pouvons aussi imaginer d’autres points de vue, ou mieux, nous réveiller et envisager comment serait la vie sans cette histoire.

À un niveau plus approfondi, on peut travailler avec la situation – les faits, et non leur interprétation mentale – comme s’il s’agissait d’un rêve, et lui chercher une interprétation qui fait place à l’inconscient, à l’inconnu caché dans la situation. Le plus bel exemple que j’en connaisse est une expérience vécue dans le cercle de rêves il y a quelques années. Une personne s’est présentée en demandant si on pourrait interpréter un incident qui l’avait marquée comme un rêve, et nous nous sommes donc livré au jeu du « et si c’était un rêve ? ». La situation était incongrue :

En se rendant un matin à sa voiture pour aller au travail en plein hiver, elle avait eu la surprise de trouver une branche d’arbre sur son pare-brise, délibérément posée là sous ses essuie-glaces. Elle était restée quelques minutes assises dans sa voiture avec sa branche, interloquée et pressentant cependant que cela pouvait avoir une signification importante pour elle…

Nous l’avions donc interrogée comme pour analyser un rêve. Quelles étaient ses préoccupations dans les jours précédents ? Elle envisageait de prendre sa retraite dans deux ans et se demandait quelle direction allait prendre sa vie. Qu’associait-elle avec une branche d’arbre ? Intuitivement, elle a suivi le dicton « Pars pro toto », qui veut que la partie vaille pour le tout, et elle a répondu : c’est la forêt. Et avec la forêt, elle a évoqué la nostalgie de sa Gaspésie natale. Il commençait à apparaitre que cette branche sur le pare-brise de sa voiture, c’est-à-dire symboliquement de la façon de conduire sa vie, pouvait lui lancer un appel.

Alors, j’ai proposé de jouer à un jeu qui consiste à donner la parole aux éléments d’un rêve. C’est un exercice tiré de la gestalt qui permet de mettre en mouvement l’énergie d’un rêve sans passer par une interprétation intellectuelle. Nous avons donc disposé deux coussins, et la rêveuse s’est assis sur l’un d’eux tandis que nous avons posé la branche d’arbre, qu’elle avait amenée, sur le second. Il faut toujours commencer ce genre d’exercice par un temps de pleine conscience de l’instant présent, du senti dans le corps et dans les émotions, pour trouver un espace disponible hors du mental. Quand la rêveuse s’est sentie prête à le faire, elle a changé de place et elle a pris la branche dans ses mains. Et la branche a commencé à parler à travers elle, à lui raconter la maison qui l’attendait et l’implication dans la communauté à laquelle elle allait se consacrer, d’une façon qui restait à clarifier mais déjà sensible, et surtout, comment elle entrerait dans une période d’union avec sa propre nature et avec la nature, avec la forêt qu’elle allait pleinement retrouver.

J’ai déjà dit ailleurs que dans ma pratique et mon expérience, on ne peut pas trancher entre quatre métaphores possibles qui sont celles de l’inconscient psychologique, des esprits dans une perspective chamanique, de l’Esprit avec un grand E qui est aussi Wakan Tanka, le Grand Esprit des peuples premiers d’Amérique du Nord, ou encore de la Vacuité. C’est à chacun de choisir sa transe, comme dit Paule Lebrun, c’est-à-dire qu’il vous appartient de choisir dans quel référentiel vous voulez comprendre cette histoire. Ce soir-là, dans le cercle de rêve, le tambour a chanté pour honorer l’esprit de la forêt qui venait d’appeler notre amie. Et nous sommes tous repartis avec quelque chose de la vie sauvage, encore bien puissante ici au Québec, avec l’esprit des ancêtres qui perdure courant dans nos immenses étendues boisées, nos lacs et nos rivières...

En considérant enfin la métaphore de la Vacuité, nous pouvons pousser la pratique du « et si c’était un rêve ? » jusqu’au point de renversement que propose le yoga du rêve. Il s’agit de se demander aussi souvent que possible « suis-je en train de rêver ? » et de procéder à une inspection minutieuse de la situation pour détecter tout ce qui pourrait donner à penser qu’on est en train de rêver. On s’entraine à traquer les indices oniriques, comme les appellent Stephen Laberge, spécialiste des rêves lucides. Et en effet, cette méthode favorise énormément la lucidité en rêve, car l’habitude étant prise de jour, on interrogera aussi dans le rêve « suis-je en train de rêver ? », et on aura la surprise de réaliser qu’en effet, on est bien en train de rêver. Ce peut être tout un choc, comme tout éveil.

Mais en utilisant cette pratique dans le sens de l’exercice « et si c’était un rêve ? », on devient aussi à l’affut de tous les incidents qui nous font un clin d’œil et appellent une attention particulière. Il n’est pas besoin de s’embarrasser de croire à une armée d’anges en train de nous envoyer des signes pour observer alors un flux de sens permanent dans la réalité. Ce sens n’a pas besoin d’être ésotérique : il tient tout entier dans les interprétations du réel que nous faisons, les projections qui nous accrochent émotionnellement à ce réel, et les niveaux de sens inconscients qui ressortent, pour peu que nous prenions le temps de prêter vraiment attention à ce qui se passe, à ce qui est là.

C’est un exercice qui invite à ralentir pour être pleinement présent à l’ensemble de toutes les situations rencontrées et qui tend évidemment vers la méditation. Ultimement, il amène à méditer sur une question qui tient de l’investigation radicale : « qui donc rêve ma vie ? »



[1] Voir en particulier Peter Levine, Waking the tiger (healing trauma), North Atlantic Books, 1997

vendredi 5 février 2016

Clinique alchimique


J’ai découvert récemment un livre remarquable sur l’approche jungienne des rêves, que je ne saurais que chaudement recommander à qui s’intéresse à ces sujets. Il s’agit de :

Le travail des rêves en psychothérapie analytique jungienne
de
Bertrand de la Vaissière.

En quatrième de couverture, il y a ce sous-titre qui précise la visée de cet opus :

Clinique alchimique et travail des rêves.

La dimension alchimique de la psychothérapie jungienne demeure en effet méconnue, et quand elle est abordée, c’est souvent dans un jargon qui la rend difficile d’accès au non-spécialiste. Jung, à partir d’un certain point dans son parcours, s’est rendu compte que les images et symboles dont les anciens alchimistes étaient friands décrivent les processus de transformation qu’on peut observer dans l’inconscient, et en particulier dans les rêves. Avec l’alchimie, à laquelle il a rendu ses lettres de noblesse, Jung a décelé un mouvement d’âme et de pensée qui, s’il a longtemps été souterrain et caché, a compensé le règne du christianisme dominant, répondant à des questions que celui-ci laissait en friche et poursuivant le grand courant du gnosticisme, souvent taxé d’hérésie. Au-delà de l’intérêt historique et spirituel de ses recherches, Jung a démontré que l’inconscient est naturellement alchimiste…

Mais la lecture des études alchimiques de Jung est ardue et peu illustrée d’exemples cliniques : il faut lire ses textes plusieurs fois et dans différents ordres pour bien les assimiler. La clé pour lire le Jung alchimique semble être de nous laisser travailler par  les images auxquelles il ne cesse de nous exposer, sans trop chercher à comprendre intellectuellement. Les continuateurs de Jung se sont efforcés d’expliciter ces images. Edward Edinger a, dans Ego and Archetype, amené un premier niveau de synthèse fort utile à l’adepte. Mme Von Franz a de son côté bien documenté la symbolique de l’alchimie et l’illustre souvent de rêves et surtout de contes de fées. Elle déclare dans la quête du sens : « L’alchimie est le mythe des temps futurs, c’est le mythe prophétique de l’âge Aquarius : l’alchimie, c’est le langage… de la matière. »

La dimension pratique de cette alchimie qui n’utilise que la cornue de l’âme demeurait cependant peu documentée. Bertrand de la Vaissière, qui a été initié à cet Art par Étienne Perrot dans les années 1970, comble ce fossé avec ce livre. Il nous offre une synthèse remarquable de ce Jung alchimiste. Le tour de force qu’il réussit là est justement de rendre accessible cette dimension alchimique au travers de 44 illustrations et études de cas soutenant un exposé clair et cependant approfondi. En introduction, l’auteur nous avertit :

« Cet ouvrage pourrait concerner les praticiens de l'analyse et de la psychothérapie analytique ainsi que les explorateurs de toute nature qui les rencontrent parfois. S'il s'adresse à eux, c'est d'une part pour leur rappeler les vertus de l'information onirique, du travail de contemplation, de manducation des rêves, et de l'extraction herméneutique, c'est aussi avec le souci de leur donner le goût de la liberté intuitive qu'il faut espérer pour sentir et parfois comprendre les rêves.

Par-dessus tout il entend contribuer à illustrer le processus naturel que l'on peut observer quand on se penche sur ces matières et ces émergences que l'on affuble ordinairement du nom d'inconscient. Celles-ci semblent refléter une certaine intentionnalité, de façon parfois surprenante. Se relier à ce processus, en percevoir les phases et les opérations, s'y ajuster est éminemment thérapeutique. Se laisser ainsi travailler de l'intérieur est une médecine efficace dont on perçoit les effets avec le temps. »

L’essentiel est dit. L’alchimie de l’âme est en effet un processus naturel, l’œuvre de nature à laquelle l’adepte (l’analysant) prête son concours conscient. Il n’y a rien à « faire » sinon se laisser travailler de l’intérieur. C’est une « voie humide », c’est-à-dire en lien avec les images et l'âme, par contraste avec les « voies sèches » de la plupart des disciplines spirituelles qui mettent l'accent sur la volonté, l'effort et l'esprit. Plus loin, Bertrand de la Vaissière souligne justement la différence entre ce type de travail et la plupart des psychothérapies :

 « Lorsque les images alchimiques apparaissent, c’est une toute autre musique. On peut être presque sûr que le principal thérapeute est devenu l’inconscient, qui non seulement donne les thèmes de l’analyse et pose les termes du problème mais, au-delà, conduit le processus de transformation et opère le patient. Il ne s’agit plus alors d’un travail de connaissance de soi mais bien plus d’une appréhension des opérations internes de centralisation et de restructuration des soubassements de la personnalité. On sentira les rêves pour ce qu’ils disent des déplacements du centre de gravité de la personne et des modifications des rapports qu’entretiennent le corps, l’âme, l’intellect et l’esprit. Une attention devra être portée à ce travail sur la structure de manière concomitante à celui qui porte sur la réalité plus immédiate du patient. Un défaut d’attention ne permettrait pas de bien saisir ses exigences les plus profondes et ses possibilités d’évolution. »

S’il n’y avait qu’une chose à retenir de la nature alchimique de la psychothérapie jungienne, elle tiendrait selon moi dans cette affirmation :

Le principal, sinon le véritable et le seul, thérapeute est l’inconscient.

C’est-à-dire, encore une fois, la nature en tant qu'expression du divin en l’être humain. Et sans prétendre épuiser toute la richesse symbolique de ce langage ni en fournir un dictionnaire exhaustif, Bernard de la Vaissière en décrit les principaux symboles :

« Les planètes, les métaux et les substances « chymiques » sont des modulations qui correspondent aux archétypes les plus importants. Par exemple, le Soleil et la Lune, qui gouvernent conscient et inconscient, peuvent aussi être rapprochés des archétypes du Père et de la Mère, c’est-à-dire de l’esprit et de la forme. Le Mercure parfois correspondra aux dynamismes de l’anima qui peuvent ébranler la personne et la mettre en mouvement, ou bien il évoquera celle du Soi qui recherche à réconcilier les inconciliables. Le Soufre, impulsion subie, peut être considéré comme un des effets puissants de l’ombre. Le Sel comme agent de transformation issu des grandes profondeurs de l’âme, etc. La connaissance de la phénoménologie de ces archétypes, autrement dit des images archétypales qui les reflètent, telle que Jung l’a élaborée principalement dans Mysterium conjonctionis mais aussi dans les racines de la conscience, permet un repérage fin de leur influence dans le travail des rêves. »

Plus avant, Bernard de la Vaissière décrit précisément les 3 grandes phases de l’œuvre : au noir (nigredo), au blanc (albedo) et finalement au rouge (rubedo), en les illustrant par des récits de parcours analytique et des séries de rêves. Son étude a la vertu de montrer comment les rêves alchimiques sont le pain ordinaire de la psyché : ce sont des rêves comme nous en faisons souvent, avec des éléments symboliques dont la portée profonde nous échappe le plus souvent. On gardera en tête, au cours de cette lecture, les mots de Jung dans Psychologie et Alchimie, qui prennent là un sens renouvelé et tout à fait vivifiant :

 « Dans le processus analytique, dans l’affrontement dialectique du conscient et de l’inconscient, on constate un progrès vers un but. Ces expériences m’ont confirmé dans l’hypothèse qu’il existait dans la psyché un processus tendant vers un but final et, pour ainsi dire, indépendant des conditions extérieures… Les efforts du médecin aussi bien que la quête du patient sont dirigés vers cet homme total, caché et non encore manifesté, qui est pourtant tout à la fois l’homme plus vaste et l’homme futur… Malheureusement, le juste chemin vers la totalité est constitué des détours et des erreurs que nous apporte le destin. C’est une longissima via, tortueuse, qui unit les contraires. »