Sculpture "voile de lumière" de Frederick Hart |
Cependant, je leur signale aussi qu’autant je respecte leur peur, autant cela me parait dommage qu’elles n’osent pas se risquer hors de leur zone de confort. Bien souvent, ces personnes sont en recherche d’un changement dans leur vie, or pour enclencher un mouvement intérieur, cela ne demande bien souvent que d’oser l’inconfort, de prendre un risque. Daniel Odier suggère ainsi que la peur est une porte, et qu’au fond, il s’agit toujours de voir, quand la peur est présente, si on peut repousser nos limites sans se faire violence. Et puis je leur explique qu’en fait, autant elles ont raison de penser qu’exposer un rêve, c’est se dévoiler dans sa nudité, autant elles se trompent quand elles croient qu’elles montrent cette nudité au groupe.
Pour illustrer ce dernier point, je leur raconte un rêve qu’a reçu une femme à la veille de se présenter et de raconter pour la première fois quelques-uns de ses rêves dans un cercle soufi. Il faut savoir que certaines écoles de la tradition soufi, en particulier les Naqshbandi[1], accordent une grande attention aux rêves qu’ils écoutent et interprètent en groupe. Ils intègrent fort bien la compréhension psychologique de Jung à une perspective spirituelle au centre de laquelle il y a la relation au Bien-Aimé de l’âme, qui s’incarne aussi dans la relation du disciple au maître spirituel. Voilà donc le rêve :
Je suis dans la salle où se tiennent les rencontres du cercle. Je monte sur une longue estrade comme pour un défilé de mode, sur laquelle je dois avancer, me présenter. Je réalise soudain que je suis nue et que mon corps semble baigner dans une lumière dorée, comme s’il était entouré d’un voile de lumière. Je ne suis pas rassurée et plus j’avance, plus mon appréhension grandit. Mais je me rends compte en entendant les commentaires des personnes qui m’observent en se tenant près de l’estrade qu’aucune ne me voit comme je suis : elles me voient habillée dans différentes étoffes et couleurs qui leur donnent à discuter. J’arrive au bout de l’estrade et je m’apprête à faire demi-tour quand mes yeux plongent dans ceux du maître, assise au fond de la salle, qui brillent intensément : elle me voit dans ma nudité. Elle sourit. Il y a tant d’amour dans son regard, je n’éprouve aucune peur…
Ce rêve ne réclame pas grand commentaire pour l’interpréter. C’est une variation intéressante sur le thème du conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Dans ce dernier, le monarque s’illusionne en croyant qu’il est revêtu d’un magnifique habit mais un enfant le voit tel qu’il est dans sa nudité. Ici c’est l’inverse : la rêveuse se sait nue mais personne ne le voit car les autres membres du groupe ne peuvent voir que leurs propres projections. C’est un fait psychologique bien connu : nous ne pouvons voir d’autrui que ce que nous avons rendu conscient en nous-mêmes. Cela nous porte à projeter notre propre psychologie sur autrui, à nous expliquer l’autre selon ce que nous croyons comprendre de nous-mêmes.
À chaque fois que nous définissons ou jugeons une autre personne – c’est un …, elle est … – au fond, c’est nous-mêmes que nous définissons et que nous jugeons ainsi : nous ne voyons pas vraiment autrui mais nous nous en faisons une image, à laquelle se mêle des parties de notre psyché auxquelles nous prêtons alors une objectivité. C’est vrai dans la vie quotidienne, et c’est un des principaux obstacles à une véritable communication ; il n’y a pas d’écoute de l’autre sans un pas de recul qui écarte les idées préconçues pour vraiment entendre ce que dit l’autre. C’est précisément ce que signifie étymologiquement le mot « respect » : prendre un pas de recul. Et c’est pourquoi nous ne pouvons rien offrir de plus précieux à autrui que notre simple présence en pleine conscience, c’est-à-dire une entière ouverture sans préjugé à ce qui est présent, à ce qui se dit, s’échange…
Cette difficulté à entendre ce qui est véritablement autre est encore plus grande quand il s’agit des matériaux inconscients que l’on rencontre dans les rêves. La projection est une fonction psychologique qui tend à masquer ce qu’il y a d’inconnu pour la recouvrir de ce que nous croyons connaître. Il n’y a rien de plus inconnu que l’inconscient, que ce soit le nôtre ou celui d’autrui ; une des pires erreurs que nous puissions commettre est de croire que ce qui est inconscient pour l’autre nous est clair – c’est alors que nous nous fourrons le doigt dans l’œil jusqu’au coude, et que nous oublions la poutre qui nous obstrue le regard. À l’inverse, les personnes qui ont quelque familiarité avec l’inconscient savent qu’elles ne peuvent entendre ce que dit l’autre qu’au travers de leurs propres projections, inévitables ; elles en tiennent compte et sont alors très attentives à la façon dont l’inconscient bouge en elles-mêmes quand elles écoutent autrui. Elles ne définissent jamais autrui ni parlent « sur l’autre » mais elles disent seulement, consciemment, ce que la rencontre avec l’autre réveille en elles.
C’est donc entendu : lorsque nous exposons un rêve, nous nous mettons à nu, mais cette nudité est protégée par un voile de lumière qui agit comme un écran sur lequel nos interlocuteurs projettent généralement ce qu’ils ne connaissent pas encore d’eux-mêmes. Quand quelqu’un vous donne un avis sur un rêve, cela parle le plus souvent plus de la personne qui vous donne l’avis que de votre rêve, mais il est possible sinon probable qu’il y ait des résonances dont vous pourrez tirer parti pour vous connaître vous-même. C’est un jeu de miroirs. C’est à ce jeu que nous nous livrons consciemment dans le cercle de rêves, où personne n’a la prétention de donner une interprétation objective, mais où nous jouons donc le jeu créatif des résonances autour d’un rêve pour dégager le sens qu’il voudra prendre dans cet espace, pour la personne qui a rêvé comme pour les autres participant(e)s au cercle.
Il reste cependant une énigme à éclaircir dans le rêve cité plus haut : qui est donc ce maître qui peut voir la nudité de la rêveuse ? Qu’est-ce qui la[2] différencie des autres participants et qui lui permet de n’être pas entravée par l’illusion ?
Le maître est une personne qui s’est débarrassée de toute identification à une image d’elle-même, et qui dès lors ne se laisse plus prendre au piège des images d’autrui qui se forment dans sa psyché. Elle sait que cette forme dans laquelle l’autre lui apparait n’est que temporaire, provisoire, et n’a rien à voir avec son essence, ce qu’est véritablement l’autre. Nous sommes tous nus dans le regard d’un « maître », et si le maître nous voit ainsi, c’est parce qu’elle va nue elle aussi dans son propre regard. L’empereur du conte tombait dans le piège de l’identification à son ego, mais un petit enfant, dont l’ego n’est encore pas formé, ne saurait se laisser abuser par cette illusion. Le maître est redevenu comme un petit enfant, et dans son regard, notre nudité est l’équivalent de la virginité spirituelle prêtée à Marie, la mère du Christ : une liberté totale à l’égard de toute forme, une nature immaculée, toujours créatrice et illimitée.
Je peux vous le dire car cela m’est arrivé d’être ainsi mis à nu dans le regard d’un maître. Je ne croyais pas que cela existait, un maître. Je n’y voyais qu’une projection du Soi, notre maître intérieur. Et puis j’en ai rencontré un et j’ai compris que c’est une personne qui vous donne permission d’être entièrement libre car vous reconnaissez votre propre liberté en elle – il n’y a alors plus de mots, plus rien à enseigner, et comme le dit la tradition, il n’y a alors soudain plus personne. De cette rencontre, j’ai gardé un petit poème jailli au bord d’une rivière un matin lumineux : « Le maître et l’élève étaient tous deux présents. Sans échanger une parole, ils ont disparu dans l’aube d’été. »
Le mot « maître » est mal choisi. Il dénote au mieux l’enseignement et le maître d’école, et au pire, la domination et la soumission. Or il n’y a d’enseignement que pour ceux qui croient encore qu’il y a quelque chose à apprendre, à réaliser… et derrière ce fantasme, l’idée subtile d’une supériorité et de quelque chose qu’on pourrait acquérir, s’approprier. Mais celui qui est allé au bout de cette idée sait qu’il n’y a rien là à trouver qu’une libération de cette illusion, et qu’au lieu d’enseignement, il y a partage de tous les trésors ramassés sur la route. Au travers de ce partage, il s’opère une simple re-connaissance, une remémoration de notre nature essentielle, de qui nous sommes vraiment si nous laissons tomber nos identifications fallacieuses.
Et qui sommes-nous donc ? C’est ce que le « maître » a découvert, au sens qu’il a retiré la couverte qui le cachait. Dans le regard du maître, il n’y a personne. Il ne voit que du vide – en aucun cas une forme qui aurait quelque substance propre, quelque qualité qui la définirait. Il voit un vide absolu, un espace vivant, vibrant… duquel jaillit, dans la pure spontanéité, toutes les couleurs de la vie, de l’esprit. Son amour a dissous la forme, s’est rendu jusqu’à l’essence, au noyau de l’être. Comment a-t-elle fait ? Elle a commencé par contempler le vide en elle-même pour se reconnaitre dans cet espace. Elle s’est accueillie entièrement et avec un amour total dans sa vérité, c’est-à-dire dans sa nudité essentielle – dans la vie des corps comme des âmes, se déshabiller est le préalable à l’union. C’est ainsi qu’elle est entrée dans l’Amour qui unit tout et, dès lors, il n’est plus, bien sûr, de séparation ! Il n’est plus que de l’amour.
Soyons clairs : il n’y a pas de maître dans le cercle de rêves, et vous pouvez donc y venir en toute confiance dans le fait que personne n’entreverra votre nudité. Cependant, il importe que vous compreniez que le véritable obstacle n’est pas dans le regard des autres mais dans le vôtre. Un de mes enseignants préférés, Gordon Robertson, de Ho Rites de Passage, tournait cela joliment en expliquant : « Il y a un monstre en chacun de nous, et ce monstre, c’est l’image que nous avons de nous-mêmes, prompte à nous dévorer. Mais derrière ce monstre, il y a un super-monstre, et c’est l’image que nous imaginons que les autres ont de nous-mêmes. » C’est ce monstre que vous pouvez confronter, à mains nues et sans armure, dans le cercle de rêves, et toutes les fois où vous acceptez de vous mettre à nu dans votre propre regard.
Quel bénéfice en retirerez-vous ?
Aucun.
Cela ne se définit pas en perte et bénéfice.
Vous découvrirez peut-être simplement que, quoi que
vous fassiez pour vous protéger de cette vulnérabilité, vous allez en réalité
toujours nu(e) sous vos habits, et que finalement vous êtes libres, d’une
liberté qui ne peut s’obtenir ni se perdre, mais dont on peut simplement prendre
conscience. C’est à cette prise de conscience que vise le travail des rêves, et
toutes les voies spirituelles qui reconduisent à notre véritable nature. Mencius,
philosophe chinois du Vème siècle avant Jésus-Christ, disait
déjà : « Celui qui va au bout de son cœur connaît sa nature d'être
humain. Celui qui connait ainsi sa propre nature connaît le ciel. »
[1] Je recommande tout particulièrement le livre Catching the thread, de Llewelyn Vaughan-Lee, à qui voudrait
explorer plus en profondeur comment l’approche jungienne des rêves rencontre le
soufisme.
[2] Usant d’un procédé typique quand on parle des maîtres spirituels,
j’userai ici de pronoms alternativement masculin et féminin car la Conscience
n’est ni mâle ni femelle. En outre, il est bon de rappeler que, dans les
traditions tantriques et soufis en particulier, il y a beaucoup de femmes
reconnues comme étant des « maîtres ».