Sculpture "voile de lumière" de Frederick Hart |
Cependant, je leur signale aussi qu’autant je respecte leur peur, autant cela me parait dommage qu’elles n’osent pas se risquer hors de leur zone de confort. Bien souvent, ces personnes sont en recherche d’un changement dans leur vie, or pour enclencher un mouvement intérieur, cela ne demande bien souvent que d’oser l’inconfort, de prendre un risque. Daniel Odier suggère ainsi que la peur est une porte, et qu’au fond, il s’agit toujours de voir, quand la peur est présente, si on peut repousser nos limites sans se faire violence. Et puis je leur explique qu’en fait, autant elles ont raison de penser qu’exposer un rêve, c’est se dévoiler dans sa nudité, autant elles se trompent quand elles croient qu’elles montrent cette nudité au groupe.
Pour illustrer ce dernier point, je leur raconte un rêve qu’a reçu une femme à la veille de se présenter et de raconter pour la première fois quelques-uns de ses rêves dans un cercle soufi. Il faut savoir que certaines écoles de la tradition soufi, en particulier les Naqshbandi[1], accordent une grande attention aux rêves qu’ils écoutent et interprètent en groupe. Ils intègrent fort bien la compréhension psychologique de Jung à une perspective spirituelle au centre de laquelle il y a la relation au Bien-Aimé de l’âme, qui s’incarne aussi dans la relation du disciple au maître spirituel. Voilà donc le rêve :
Je suis dans la salle où se tiennent les rencontres du cercle. Je monte sur une longue estrade comme pour un défilé de mode, sur laquelle je dois avancer, me présenter. Je réalise soudain que je suis nue et que mon corps semble baigner dans une lumière dorée, comme s’il était entouré d’un voile de lumière. Je ne suis pas rassurée et plus j’avance, plus mon appréhension grandit. Mais je me rends compte en entendant les commentaires des personnes qui m’observent en se tenant près de l’estrade qu’aucune ne me voit comme je suis : elles me voient habillée dans différentes étoffes et couleurs qui leur donnent à discuter. J’arrive au bout de l’estrade et je m’apprête à faire demi-tour quand mes yeux plongent dans ceux du maître, assise au fond de la salle, qui brillent intensément : elle me voit dans ma nudité. Elle sourit. Il y a tant d’amour dans son regard, je n’éprouve aucune peur…
Ce rêve ne réclame pas grand commentaire pour l’interpréter. C’est une variation intéressante sur le thème du conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Dans ce dernier, le monarque s’illusionne en croyant qu’il est revêtu d’un magnifique habit mais un enfant le voit tel qu’il est dans sa nudité. Ici c’est l’inverse : la rêveuse se sait nue mais personne ne le voit car les autres membres du groupe ne peuvent voir que leurs propres projections. C’est un fait psychologique bien connu : nous ne pouvons voir d’autrui que ce que nous avons rendu conscient en nous-mêmes. Cela nous porte à projeter notre propre psychologie sur autrui, à nous expliquer l’autre selon ce que nous croyons comprendre de nous-mêmes.
À chaque fois que nous définissons ou jugeons une autre personne – c’est un …, elle est … – au fond, c’est nous-mêmes que nous définissons et que nous jugeons ainsi : nous ne voyons pas vraiment autrui mais nous nous en faisons une image, à laquelle se mêle des parties de notre psyché auxquelles nous prêtons alors une objectivité. C’est vrai dans la vie quotidienne, et c’est un des principaux obstacles à une véritable communication ; il n’y a pas d’écoute de l’autre sans un pas de recul qui écarte les idées préconçues pour vraiment entendre ce que dit l’autre. C’est précisément ce que signifie étymologiquement le mot « respect » : prendre un pas de recul. Et c’est pourquoi nous ne pouvons rien offrir de plus précieux à autrui que notre simple présence en pleine conscience, c’est-à-dire une entière ouverture sans préjugé à ce qui est présent, à ce qui se dit, s’échange…
Cette difficulté à entendre ce qui est véritablement autre est encore plus grande quand il s’agit des matériaux inconscients que l’on rencontre dans les rêves. La projection est une fonction psychologique qui tend à masquer ce qu’il y a d’inconnu pour la recouvrir de ce que nous croyons connaître. Il n’y a rien de plus inconnu que l’inconscient, que ce soit le nôtre ou celui d’autrui ; une des pires erreurs que nous puissions commettre est de croire que ce qui est inconscient pour l’autre nous est clair – c’est alors que nous nous fourrons le doigt dans l’œil jusqu’au coude, et que nous oublions la poutre qui nous obstrue le regard. À l’inverse, les personnes qui ont quelque familiarité avec l’inconscient savent qu’elles ne peuvent entendre ce que dit l’autre qu’au travers de leurs propres projections, inévitables ; elles en tiennent compte et sont alors très attentives à la façon dont l’inconscient bouge en elles-mêmes quand elles écoutent autrui. Elles ne définissent jamais autrui ni parlent « sur l’autre » mais elles disent seulement, consciemment, ce que la rencontre avec l’autre réveille en elles.
C’est donc entendu : lorsque nous exposons un rêve, nous nous mettons à nu, mais cette nudité est protégée par un voile de lumière qui agit comme un écran sur lequel nos interlocuteurs projettent généralement ce qu’ils ne connaissent pas encore d’eux-mêmes. Quand quelqu’un vous donne un avis sur un rêve, cela parle le plus souvent plus de la personne qui vous donne l’avis que de votre rêve, mais il est possible sinon probable qu’il y ait des résonances dont vous pourrez tirer parti pour vous connaître vous-même. C’est un jeu de miroirs. C’est à ce jeu que nous nous livrons consciemment dans le cercle de rêves, où personne n’a la prétention de donner une interprétation objective, mais où nous jouons donc le jeu créatif des résonances autour d’un rêve pour dégager le sens qu’il voudra prendre dans cet espace, pour la personne qui a rêvé comme pour les autres participant(e)s au cercle.
Il reste cependant une énigme à éclaircir dans le rêve cité plus haut : qui est donc ce maître qui peut voir la nudité de la rêveuse ? Qu’est-ce qui la[2] différencie des autres participants et qui lui permet de n’être pas entravée par l’illusion ?
Le maître est une personne qui s’est débarrassée de toute identification à une image d’elle-même, et qui dès lors ne se laisse plus prendre au piège des images d’autrui qui se forment dans sa psyché. Elle sait que cette forme dans laquelle l’autre lui apparait n’est que temporaire, provisoire, et n’a rien à voir avec son essence, ce qu’est véritablement l’autre. Nous sommes tous nus dans le regard d’un « maître », et si le maître nous voit ainsi, c’est parce qu’elle va nue elle aussi dans son propre regard. L’empereur du conte tombait dans le piège de l’identification à son ego, mais un petit enfant, dont l’ego n’est encore pas formé, ne saurait se laisser abuser par cette illusion. Le maître est redevenu comme un petit enfant, et dans son regard, notre nudité est l’équivalent de la virginité spirituelle prêtée à Marie, la mère du Christ : une liberté totale à l’égard de toute forme, une nature immaculée, toujours créatrice et illimitée.
Je peux vous le dire car cela m’est arrivé d’être ainsi mis à nu dans le regard d’un maître. Je ne croyais pas que cela existait, un maître. Je n’y voyais qu’une projection du Soi, notre maître intérieur. Et puis j’en ai rencontré un et j’ai compris que c’est une personne qui vous donne permission d’être entièrement libre car vous reconnaissez votre propre liberté en elle – il n’y a alors plus de mots, plus rien à enseigner, et comme le dit la tradition, il n’y a alors soudain plus personne. De cette rencontre, j’ai gardé un petit poème jailli au bord d’une rivière un matin lumineux : « Le maître et l’élève étaient tous deux présents. Sans échanger une parole, ils ont disparu dans l’aube d’été. »
Le mot « maître » est mal choisi. Il dénote au mieux l’enseignement et le maître d’école, et au pire, la domination et la soumission. Or il n’y a d’enseignement que pour ceux qui croient encore qu’il y a quelque chose à apprendre, à réaliser… et derrière ce fantasme, l’idée subtile d’une supériorité et de quelque chose qu’on pourrait acquérir, s’approprier. Mais celui qui est allé au bout de cette idée sait qu’il n’y a rien là à trouver qu’une libération de cette illusion, et qu’au lieu d’enseignement, il y a partage de tous les trésors ramassés sur la route. Au travers de ce partage, il s’opère une simple re-connaissance, une remémoration de notre nature essentielle, de qui nous sommes vraiment si nous laissons tomber nos identifications fallacieuses.
Et qui sommes-nous donc ? C’est ce que le « maître » a découvert, au sens qu’il a retiré la couverte qui le cachait. Dans le regard du maître, il n’y a personne. Il ne voit que du vide – en aucun cas une forme qui aurait quelque substance propre, quelque qualité qui la définirait. Il voit un vide absolu, un espace vivant, vibrant… duquel jaillit, dans la pure spontanéité, toutes les couleurs de la vie, de l’esprit. Son amour a dissous la forme, s’est rendu jusqu’à l’essence, au noyau de l’être. Comment a-t-elle fait ? Elle a commencé par contempler le vide en elle-même pour se reconnaitre dans cet espace. Elle s’est accueillie entièrement et avec un amour total dans sa vérité, c’est-à-dire dans sa nudité essentielle – dans la vie des corps comme des âmes, se déshabiller est le préalable à l’union. C’est ainsi qu’elle est entrée dans l’Amour qui unit tout et, dès lors, il n’est plus, bien sûr, de séparation ! Il n’est plus que de l’amour.
Soyons clairs : il n’y a pas de maître dans le cercle de rêves, et vous pouvez donc y venir en toute confiance dans le fait que personne n’entreverra votre nudité. Cependant, il importe que vous compreniez que le véritable obstacle n’est pas dans le regard des autres mais dans le vôtre. Un de mes enseignants préférés, Gordon Robertson, de Ho Rites de Passage, tournait cela joliment en expliquant : « Il y a un monstre en chacun de nous, et ce monstre, c’est l’image que nous avons de nous-mêmes, prompte à nous dévorer. Mais derrière ce monstre, il y a un super-monstre, et c’est l’image que nous imaginons que les autres ont de nous-mêmes. » C’est ce monstre que vous pouvez confronter, à mains nues et sans armure, dans le cercle de rêves, et toutes les fois où vous acceptez de vous mettre à nu dans votre propre regard.
Quel bénéfice en retirerez-vous ?
Aucun.
Cela ne se définit pas en perte et bénéfice.
Vous découvrirez peut-être simplement que, quoi que
vous fassiez pour vous protéger de cette vulnérabilité, vous allez en réalité
toujours nu(e) sous vos habits, et que finalement vous êtes libres, d’une
liberté qui ne peut s’obtenir ni se perdre, mais dont on peut simplement prendre
conscience. C’est à cette prise de conscience que vise le travail des rêves, et
toutes les voies spirituelles qui reconduisent à notre véritable nature. Mencius,
philosophe chinois du Vème siècle avant Jésus-Christ, disait
déjà : « Celui qui va au bout de son cœur connaît sa nature d'être
humain. Celui qui connait ainsi sa propre nature connaît le ciel. »
[1] Je recommande tout particulièrement le livre Catching the thread, de Llewelyn Vaughan-Lee, à qui voudrait
explorer plus en profondeur comment l’approche jungienne des rêves rencontre le
soufisme.
[2] Usant d’un procédé typique quand on parle des maîtres spirituels,
j’userai ici de pronoms alternativement masculin et féminin car la Conscience
n’est ni mâle ni femelle. En outre, il est bon de rappeler que, dans les
traditions tantriques et soufis en particulier, il y a beaucoup de femmes
reconnues comme étant des « maîtres ».
Cette peur je l'ai connue et dépassée effectivement par le travail sur les rêves pas en groupe mais déjà sur un plan individuel ce n'est pas toujours évident ... Mais dans les deux ans passés dans un atelier d'art-thérapie (dans le cadre d'une formation) j'ai vécu se mettre à nu et l'aide la bienveillance du groupe qui permet d'aller plus loin en soi ! Je ne sais quand et comment mais j'ai pris l'habitude d'oser parler de mes sentiments réflexions intérieures et quand j'ose je remarque qu'invariablement s'ouvrent les paroles des autres, il y a une grande soif de paroles intimes, intérieures mais on ose pas et on reste dans l'extérieur de soi ! Si quelqu'un ose, on ose à son tour et de vraies relations se nouent ...
RépondreEffacerMerci pour ce texte
Merci Rocheclaire pour ce commentaire, ce témoignage. Oui, ce n'est pas facile... et cependant, comme tu le dis : "il y a une grande soif de paroles intimes, intérieures mais on ose pas et on reste dans l'extérieur de soi". Et en effet, l'enjeu est de nouer de vraies relations, ce qui fait tellement de "bien"...
EffacerBonjour,
RépondreEffacerC’est un beau rêve qui semble bien dire, en effet, que dans la lumière dorée, dans le regard du Soi éternel éclairant notre réalité humaine éphémère nous apparaissons dans notre vérité nue, dépouillés de ces apparences superficielles qui ne trompent que les regards des "moi" et qui favorisent les projections, ainsi que tu l’as fort bien expliqué, Jean.
Le maître semble bien, quant à lui, voir par les yeux du Soi la réalité nue de la personne parce que sa relation avec le Soi est suffisamment riche et sûre pour qu’il en soit ainsi.
Je me demande, pour ma part, si le rêve ne voulait pas souligner à l’intention de la rêveuse que l’essentiel est de s’exposer au regard d’un être (ici : la femme maître soufi) dont les yeux brillent (intensément, dit le rêve) de la lumière du Soi, et que la confrontation avec le groupe n’a de réel intérêt que si elle conduit à s’engager dans un échange avec une personne dont la relation avec le Soi est suffisammment assurée pour qu’elle voie l’autre bien plus par "par les yeux du Soi" que par ceux du moi.
Ce que je dis là rejoint bien sûr ce que tu dis ci-dessus, Jean, de la relation entre le maître et l’élève ou disciple.
Je me permets d’ajouter une citation de Marie-Louise von Franz qui, dans le contexte de ton article, me semble intéressante à méditer également. La note 49 souligne vivement les aspects nuisibles des actions de groupe pour qui veut progresser sur le chemin de l’individuation.
Amezeg
La citation:
« Cette concertation ou entente effectuée par le Soi ne comprend toutefois pas la seule relation entre l’homme et la femme, mais touche aussi de nombreuses autres relations au prochain.
La secte gnostique des Pérates enseignait déjà qu’à partir de la substance originelle du monde, de « cette eau qui forme l’homme spirituellement parfait », c’est-à-dire à partir de l’inconscient et de sa pulsion vers l’individuation, « il revient à chaque créature ce qui lui est propre ». Et elle vient alors à lui [l’homme pneumatique] « davantage encore que le fer est attiré à l’aimant ».
Cela signifie que c’est par le Soi que sont nouées les relations à autrui et que c’est lui qui règle au plus près les proximités et distances justes de ces liens.
On pourrait qualifier cela de fonction sociale du Soi.
Chacun rassemble autour de lui sa propre « famille de l’âme », un groupe de personnes qui n’est uni ni par le hasard ni pour des motifs purement égotiques, mais qui obéit au dessein spirituel plus profond et plus essentiel qu’est l’individuation mutuelle.
Alors que les relations fondées sur la projection sont marquées par la fascination et la dépendance magique, cette autre forme de liens à travers le Soi a quelque chose de rigoureusement objectif dépassant singulièrement le plan personnel.
Elle procure le sentiment d’une convivialité, d’un « être réunis » directs et intemporels. L’attachement affectif commun, dit Jung quelque part, contient toujours encore une part de projection qu’il s’agit de retirer pour parvenir à soi-même et à l’objectivité. « La connaissance objective se situe au-delà des intrications affectives, elle semble être le mystère central.»
Dans ce domaine du Soi se rencontrent tous ceux à qui nous appartenons, chacun dont nous touchons le cœur, où « il n’y a aucune différence, juste une présence immédiate.
Il n’y a pas chez la personne particulière, de processus d’individuation possible qui n’ait pas en même temps pour effet des liens de cette nature avec autrui 49 *.
* note 49 : C’ est pourquoi les groupes de thérapie et d’expérimentation de soi-même sont tellement nocifs. Réunis artificiellement ils assombrissent l’action du Soi dans l’individu et favorisent en revanche une activité éhontée de projection, d’agression, d’égoïsme et de nombrilisme narcissique. »
— Marie-Louise von Franz, Reflets de l’âme (chapitre 8 : Recueillement et union intérieure), éditions Entrelacs
Merci Amezeg pour ce commentaire. L'interpréation que tu proposes est fort intéressante et apporte une précision importante. Je crois qu'on pourrait élargir aussi ce que tu dis de la relation entre le maître et le disciple ou l'élève à celle qui s'établit aussi entre l'analyste et l'analysant.
EffacerUn grand merci aussi pour cette citation qui souligne fort bien "la fonction sociale du Soi", ainsi que les dangers allant avec le travail en groupe (note 49). Il me semble que la principale difficulté tient à la constitution d'un "ego de groupe" qui légitime très vite cette "activité éhontée de projection, d’agression, d’égoïsme et de nombrilisme narcissique" que Von Franz dénonce. On est alors pris dans la dynamique d'une identité collective qui s'affirme en se forgeant une doctrine et un drapeau, et en s'opposant à d'autres groupes, et à fortiori à toute manifestation d'individualité. Cependant, quand le motif de réunion est par exemple l'amour sincère du travail des rêves, sans que soit affirmée une quelconque identité de groupe (la prévalence d'une école de pensée) et dans le respect des individualités, qui sont encouragées à se manifester dans le respect d'autrui, alors le travail en groupe me semble prendre une toute autre dimension. Mais alors, il est clair que le groupe n'est que temporairement réuni dans un laboratoire au service du cheminement des individus...
« Cependant, quand le motif de réunion est par exemple l'amour sincère du travail des rêves,.... »
EffacerJe suis convaincu, Jean, que cet amour sincère pour la voie des rêves est ce qui te motive essentiellement pour réunir et animer ces groupes. - J’en suis convaincu par la voix/voie consciente et par la voix/voie de l’inconscient... ;-)
Toutefois, la constitution d’un ego de groupe ne se fait-elle pas inconsciemment, qu’on le veuille ou pas, qu’on s’en rende compte ou pas, et sans même qu’il soit le moindrement question de concurrence ou d’affirmation à l’égard d’un autre groupe ? :
« Jung écrit : « Même un petit groupe est régi par un esprit de groupe, source de suggestion. Quand il est bon, il peut avoir de très bons effets, mais au prix de l'autonomie spirituelle et morale de l'individu. Le groupe renforce le moi... Le Soi, au contraire, est diminué et repoussé à l'arrière-plan au profit de la moyenne... Mais en raison du penchant notoire des être humains à se cramponner aux autres et à des «-ismes » au lieu de trouver en eux-mêmes la sécurité et l'autonomie dont ils ont besoin avant tout, il existe le danger que l'individu fasse du groupe son père et sa mère et demeure alors aussi dépendant, aussi incertain et aussi infantile qu'avant. » — Marie - Louise von Franz, " Psychothérapie – L’expérience du praticien " (livre X : La psychologie de groupe, le groupe et l’individuation), Éditions Dervy
Amezeg
Tu es bien bon de me prêter cet amour sincère comme principale motivation pour animer ces cercles alors que je suis sans doute celui qui est le plus à même là de m'aveugler avec un ego d'animateur et de me prendre au sérieux avec tout cela...
EffacerEt puis tu as tout à fait raison : Daniel Odier disait que l'ego est l'organe le plus érectile de l'humain, et je crois que sa version groupale est particulièrement redoutable et insidieuse. Je connais bien les réserves que les jungiens formulent en général envers le travail en groupe, et elles me semblent tout à fait justifiés. Cependant je crains que cela ne nous enferme parfois dans un certain élitisme, et j'ai cherché un moyen de rendre plus directement accessible le travail avec les rêves. La dynamique des cercles de rêves me semble un bon compromis...
Quand j'ai démarré mon premier cercle de rêves il y a 7 ans avec des amis, j'ai suscité la discussion en suggérant que l'on mettait en place un "non-groupe" - pas de drapeau, pas d'affiliation, pas d'école dont on se réclame, pas de credo, pas d'adhésion - et j'ai d'emblée pointé ce danger de l'identité de groupe. Jung était désignée comme figure tutélaire parce que j'expliquais l'origine du travail en le citant mais nous ne nous définissions pas comme "jungiens". Le cercle se définissait comme un laboratoire permettant à des chercheurs individuels d'échanger autour de leurs rêves. Et puis avec le temps, quelques éléments se sont ajoutés qui me semblent faciliter un bon travail en profondeur : un cadre éthique et des règles claires (cf. http://voiedureve.blogspot.ca/2015/04/cercle-de-reves.html), mais aussi une ouverture inconditionnelle à toute personne qui se présente avec un intérêt pour les rêves, quelles que soient ses obédiences. Du coup, il y a toutes sortes de philosophies, de sensibilités et de spiritualités dans le cercle, incluant l'absence de philosophie ou de spiritualité, certaines juste de passage... Il y a aussi toutes sortes de comportements : certaines personnes viennent régulièrement depuis des années, d'autres viennent une fois de temps en temps, quand elles ont un rêve, pour une "consultation" à coût modique pourrait-on dire, avec le bénéfice de multiples regards qui se croisent...
Les gens qui viennent régulièrement disent qu'au fond, elles ont appris quelque chose au travers de la fréquentation de l'inconscient là, du fait d'être exposées aux rêves des autres et bien sûr aussi d'avoir parfois un éclairage sur leurs propres rêves... Ce qui me fascine pour ma part et qui ressort de cette exploration, c'est qu'une fois qu'un cadre est bien défini, avec sa dimension éthique vis-à-vis des autres et des rêves, mais aussi rituelle (rites d'entrée et de sortie)... l'inconscient s'active et si un rêve est proposé, il y a des phénomènes de résonance étonnants, dont témoignent volontiers les participants : toutes les personnes présentes sont "nourries" par le contact avec l'inconscient, le déploiement vivant du rêve. Pour moi, c'est le jeu de l'esprit Mercure, insaisissable. Et les personnes qui viennent régulièrement semblent renforcées dans leur attention à leur inconscient, et me semblent être souvent celles qui sont le plus engagées dans leur individuation consciente. C'est que le cercle n'est pas un "groupe" avec une quelconque permanence mais un espace ouvert où s'opère une rencontre autour des rêves, un peu comme les anciens amérindiens ici se réunissaient autour d'un feu et parlaient de leurs rêves. Et finalement donc, cela va aussi avec la proposition lancée aux individus de se servir du cercle comme ils veulent pour leur cheminement, sachant qu'ils sont entièrement libres de partager ou non des éléments personnels, et qu'ils sont en tous temps invités à parler au "je" : je pense ceci, je ressens cela...
Cela "marche" bien depuis 7 ans :-)
Je suis d’accord avec toi pour dire qu’il est souhaitable d’ouvrir et de proposer la voie des rêves au plus grand nombre et d’exclure tout élitisme.
EffacerJ’ai aussi pris bonne note de ce que tu as précisé dans un précédent commentaire, Jean : « Mais alors, il est clair que le groupe n'est que temporairement réuni dans un laboratoire au service du cheminement des individus... »
Quant à être "junguien", je dirais que de Jung on peut beaucoup apprendre, énormément, mais chacun doit devenir avant tout " tel qu’en lui-même l’éternité le change", et je crois que pour cela il n’est pas bon d’être "junguien" de façon étroite, ni quoi que ce soit d’autre de ce genre. Même si l’on peut s’inspirer d’une approche ou d’une autre et la suivre autant et aussi longtemps qu’elle nous permet de suivre notre chemin d’individuation.
J’ai également noté de ce que tu as précisé dans ton précédent billet dédié au cercle de rêves : « Le cercle de rêves n’est pas un lieu de psychothérapie de groupe, non plus qu’une formation au travail avec les rêves. »
Prendre l’avis des rêves sur la question des groupes s’intéressant aux rêves me semble particulièrement judicieux puisque, comme le dit quelque part M.L.von Franz, l’inconscient est très intéressé par le travail se rapportant aux rêves et par leur interprétation.
Le rêve cité est donc tout à fait pertinent et à sa place dans cet article sur les cercles de rêve.
Plus je le médite et plus ce rêve me semble indiquer à la rêveuse que l’intérêt du cercle de rêve soufi où elle se présente pour la première fois est de lui permettre de comprendre que sa vérité nue ne pourra être mise en lumière que par le regard brillant du maître. Les autres personnes présentes "n’y voient que du feu", celui de leurs projections. La lumière dorée qui enveloppe la rêveuse et lui fait découvrir et reconnaître sa réalité essentielle est, semble-t-il, la lumière qui passe à travers les yeux du maître parce que celui-ci est suffisamment désemcombré de lui-même, suffisamment "en ordre" en lui-même, pour que la lumière/regard du Soi passe à travers lui éclairant les êtres et les choses dans leur vérité nue.
Il est peut-être intéressant de noter que c’est lorsque la rêveuse "s’apprête à faire demi-tour" sur l’estrade semblable à celle d’une présentation de mode qu’elle découvre vraiment le "regard aimant" du maître et prend confiance. Cela ne pourrait-il signifier que, de l’avis du Faiseur de rêves, s’il n’y avait pas la présence du maître au regard suffisamment libre de projections, la présentation des rêves n’aurait pas suffisamment d’intérêt pour que la rêveuse continue à fréquenter ce cercle, pour qu’elle ne fasse pas demi-tour...?
Je ne voudrais pas être "trop bon" ;-) en disant que si "cela marche bien depuis 7 ans" c’est peut-être parce que la personnalité du meneur de jeu, ainsi peut-être que la personnalité d’autres personnes présentes, produit/sent un certain effet de lumière au bénéfice de toutes les personnes présentes... :-)
Amezeg
Merci Amezeg pour ces réflexions. Je crois l'interprétation que tu proposes fort pertinente, que je reformulerai ainsi : si la présence du Soi n'est pas manifeste, il n'y a aucun intérêt à travailler des rêves dans un groupe. Et en effet, je ne crois pas l'expérience du cercle de rêves reproductible en transposant simplement le cadre et les règles éthiques proposées. En effet, il y a sans doute une alchimie s'opérant entre les personnalités présentes, sans que je le prenne trop "personnel" d'ailleurs. Je crois que tout dépend au fond de l'intention fondamentale avec laquelle ces réunions sont proposées, un des ingrédients essentiels étant d'aller simplement dans une ouverture à s'exposer aux rêves sans attendre de résultat particulier, mais en laissant donc simplement opérer l'inconscient avec un cadre clairement défini pour le contenir. Mais en effet, il faut que quelqu'un, qui n'a pas besoin de se prendre pour un "maître", soit conscient du jeu des projections...
EffacerTrès joli rêve sur ce qui est montré, caché, vu ou pas vu, deviné ou projeté...
RépondreEffacerA-t-il vraiment besoin d'interprétation ?
Il est assez "transparent" : seul un regard aimant peut voir "au travers" et c'est aussi le seul qu'on peut supporter quand on se "dévoile"...
« A-t-il vraiment besoin d'interprétation ? »
EffacerEh bien, La Licorne, peut-être faut-il préciser la nature de ce "regard aimant" que tu évoques.
Une mère, par exemple, peut porter sur son enfant, jeune ou déjà adulte, un regard que l’on peut dire globalement aimant. Mais ce regard aimant sera toutefois presque toujours, sinon toujours, également marqué par des projections plus ou moins fortes et plus ou moins nombreuses. L’enfant, jeune ou adulte, n’est alors pas vu dans sa vérité nue mais il est vu enveloppé de ces projections. Ce n’est pas un regard qui le rend entièrement libre d’être lui-même, c’est un regard qui contient une certaine attente d’un rôle à tenir associé à telles ou telles projections.
Si, à propos de ce rêve, on dit que le regard porté par le/la maître sur la personne qui se présente (la rêveuse) est un regard libre ou très largement libre de projections, si l’on dit que le/la maître ou l’analyste voit ainsi le/la disciple ou l’analysant/e bien plus par les yeux du Soi que par ceux du moi, on précise la nature particulière du regard aimant.
C’est une interprétation, parce que le rêve parle simplement d’un regard très brillant et plein d’amour. Mais n’est-ce pas une interprétation qui permet de souligner que le regard aimant que montre le rêve n’est pas seulement un regard aimant au sens courant de l’expression "regard aimant" ? C’est le regard éclairant d’un être éclairé par la bonne relation qu’elle/il entretient avec le Soi en elle ou en lui, un regard peu assombri par les projections.
La justice des hommes punit moins durement les crimes passionnels que les crimes d’intérêt. On peut le comprendre parce que les passions ont un immense pouvoir sur nos actes, on sait que la jalousie, par exemple, peut conduire au meurtre.Mais comprendre cela n’est pas dire que la passion amoureuse est l’égal de cet amour libre des projections qui brille dans les yeux du maitre soufi du rêve.
Amezeg
Tu expliques cela très bien, Amezeg...et je suis d'accord.
EffacerJe laisserai , sur ce point, le dernier mot à Christiane Singer :
http://decouvertetcheminement.blogspot.fr/2009/08/christiane-singer-lamour-ne-rend-pas.html
Oui, c'est une très belle et directe façon d'interpréter ce rêve, chère Licorne. Et la distinction que tu amènes, Amezeg, entre ces qualités d'amour est précieuse : c'est pour cela, me semble-t-il, que Jung dit que le travail avec l'Ombre est l’œuvre de l'apprenti, et celui avec l'Anima, l’œuvre du maître, car ce dernier doit apprendre à différentier l'amour projectif passionnel de l'amour "pur", dénué de projection. Ah mais je devrais me taire car je suis bien d'accord que le dernier mot sur ces questions revient à Mme Singer ! :-)
EffacerÀ propos du travail sur l’Ombre, Marie-Louise von Franz, interrogée par Suzanne Wagner dans la vidéo intitulée "Remembering Jung", est très affirmative sur le fait que l’accomplissement de ce travail est impossible à mener réellement à bien au sein d’un groupe * :
RépondreEffacer« — Suzanne Wagner : Le processus analytique est-il le seul moyen de transformer l’ombre, le seul moyen d’en prendre conscience ? Y a-t-il d’autres possibilités pour des individus de parvenir à cette prise de conscience ?
— Marie-Louise von Franz : Je ne sais pas si c’est le seul moyen, mais c’est le seul moyen que, personnellement, je connaisse ; parce que, voyez-vous, découvrir son ombre est une chose si pénible que vous ne le ferez jamais honnêtement dans un groupe, vous ne pouvez avouer un si douloureux petit secret ; par conséquent, toutes les confessions que les personnes font en groupe : " Oh ! je suis jaloux, oh ! je suis infantile...", ne sont que des mots qui dissimulent..., quand on en vient au point véritablement sensible, même l’analyste doit être tout plein de tact et s’avancer avec prudence et avec finesse sur ce terrain miné, et savoir détourner son regard vers la fenêtre, vous voyez, parce que la reconnaissance de son point faible arrache à l’interlocuteur (qui est en analyse) une grimace de souffrance. Ainsi faut-il nécessairement une situation de dialogue d’individu à individu pour aider l’autre à prendre conscience de son ombre et cela ne peut se faire d’un seul grand coup de balai.
— Suzanne Wagner : C’est le lien individuel... .....
— M.L.von Franz : C’est la relation individuelle qui est déterminante, parce que vous ne pouvez affronter votre ombre lorsque vous êtes seul, vous vous effondreriez, il vous faut un autre être humain qui vous tienne la main lorsque vous vous engagez dans cette zone périlleuse (de votre psyché). »
[* Vers la la 34ème minute de film : http://www.youtube.com/watch?v=K6GU1OV_OeE ]
Amezeg
Merci Amezeg pour cette précision fort importante. Je crois moi aussi qu'il n'y a pas de "rédemption" pour l'ombre hors de la relation individuelle, car ce n'est que dans cette relation que peut s'inviter l'amour qui permet de franchir le "passage dangereux".
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