Il me fait plaisir d'annoncer que mon roman "l'arme absolue" vient de paraître, publié par les éditions Odes.
Nous étions plus d’une trentaine à nous entasser dans le salon quand Charles est arrivé. Il a fait le tour de son petit monde en distribuant les accolades. Aloha par ci, aloha par là, et chacun de se toucher le cœur de la main après l’embrassade. Il a émis un sourire en me voyant mais n’a pas fait montre de ce qu’il voulait me donner un câlin alors je suis tranquillement resté assis sur ma chaise. Puis, après avoir salué tout le monde, il était allé se planter à côté du fauteuil rouge et avait élevé un peu la voix, faisant taire tous les murmures qui emplissaient la salle. Il avait commencé un petit discours que j’ai enregistré en activant discrètement mon téléphone :
- Mes amies, je vous remercie d’être venues si nombreux et nombreuses ce soir.
Il insistait sur les « e », voulant sans doute se montrer plus inclusif que la papesse. A l’oral, ça écorche les oreilles, me suis-je dit. Il a continué, environné désormais d’un grand silence. Même les enfants, qui jouaient dans les pièces voisines, s’étaient calmés.
- Nous allons tenir un darshan ce soir…
Ah, nous y étions enfin.
- … et j’ai le plaisir de vous dire qu’Elle sera parmi nous.
Bruissements de plaisir dans la salle. Il a souri en continuant :
- Ce soir, notre thème de méditation sera la bénédiction. La dernière fois, nous avons travaillé avec le pardon. Est-ce que quelqu’un a quelque chose à dire à ce sujet ?
Une femme d’une cinquantaine d’années a levé la main. D’un signe de tête, il lui a donné la parole. Alors elle s’est mise debout pour nous dire :
- Jusqu’à cette rencontre, la dernière fois, je ne comprenais pas bien de quoi il était question quand on me parlait de pardon. Je croyais qu’il s’agissait de lui pardonner les coups qu’il m’avait donné, de mettre un couvercle sur ma colère et ma douleur. Et puis grâce à vous, j’ai compris que c‘était à moi-même qu’il fallait que je pardonne. Il fallait que je me pardonne d’avoir accepté de vivre dans la peur pendant si longtemps et d’avoir entretenu une telle image de moi que je pensais que je méritais ses coups. Alors voilà, je me suis pardonné…
Un murmure a enflé dans la salle. Ma voisine, une femme dans la quarantaine, répétait : bravo, ah bravo ! Un homme, devant moi, hochait la tête en signe d’approbation. La femme a levé la main, réclamant le silence pour ajouter avec force :
- Ça n’a pas été facile mais je me suis pardonné d’avoir appelé un connard pareil dans ma vie pour m’obliger à retrouver ma dignité !
Et elle s’est rassise, cette fois sous un concert d’applaudissement. Cela m’a interloqué : qu’applaudissaient-ils ? Le fait qu’elle ait appelé son conjoint violent « connard » ou son affirmation de grand pardon ? Je penchais pour la première hypothèse ; en tous cas, c’était bien ce que j’aurais applaudi pour ma part. Elle a continué, radoucie :
- Et je me pardonne aussi de m’être servi de lui pour nourrir mon image négative des hommes et me vivre comme une victime – elle a écrasé une larme.
Charles s’est penchée un peu vers elle :
- Et comment te sens-tu, Mylène, depuis que tu t’es pardonnée ?
Elle ne s’est pas relevée pour dire tranquillement :
- Beaucoup mieux. Détendue. Et ce qui est curieux, c’est que ma colère est tombée. Pour un peu, il me ferait pitié, cet imbécile qui ne savait donner que des coups…
Connard, imbécile, bon au moins on parlait vrai. Charles a semblé saisir la balle au bond pour vendre sa salade :
- Alors, tu es prête pour la bénédiction. Es-tu prête à bénir ton ex, Mylène ?
Elle a ri :
- Doucement. Je veux bien essayer mais je ne promets rien…
J’étais rassuré. Je n’étais pas le seul béotien dans la salle. Charles a fait le tour de la salle du regard. Il était revenu dans sa peau de professeur, j’en aurais juré :
- Quelqu’un d’autre veut nous parler de son expérience du pardon ?
Personne ne s’est proposé, alors il a embrayé :
- Je vais vous proposer quelques idées pour alimenter votre réflexion, puis nous méditerons ensemble. Et d’abord, qu’est-ce que la bénédiction ?
Une personne a dit :
- Vouloir le bien de quelqu’un.
Une autre a ajouté :
- Une bonne parole. Bene dictio.
Une femme a renchéri :
- Demander à Dieu de faire le bien d’une personne.
Quelques autres avis ont fusé et Charles a eu l’air satisfait du prof qui a des élèves à peu près éveillés devant lui. Il s’est lancé, un rien doctoral :
- Pour comprendre la véritable nature de la bénédiction, il faut avoir à l’esprit qu’il y a du bon dans toute chose qui est dans l’univers. On peut dire que la Source ne permettrait pas à quelque chose d’exister si elle n’amenait quelque chose de bon, de positif, dans l’univers…
Une main s’est levée et Charles s’est interrompu pour permettre à un jeune homme d’objecter :
- Mais le contraire est vrai aussi. Il y a aussi du mauvais en toute chose, puisqu’en fait, rien n’est bon ni mauvais en soi. La réalité est au-delà de la dualité, n’est-ce pas ?
Un murmure appréciateur a accompagné ces propos. Charles a repris la main :
- Tout à fait. Le Yin et le Yang dans tout, la lumière et l’ombre. Ce n’est qu’une question de relation à ce qui est, de toute façon au-delà de la dualité, de notre jugement. Et ce que nous appelons le mal, le mauvais, c’est encore un bien en devenir, inaccompli…
J’ai froncé les sourcils. En Afrique, j’avais croisé le mal et il avait de la consistance, une existence propre. Je ne voyais pas quel bien en devenir pouvait sortir des mutilations subies par de jeunes enfants ou du massacre de villageois pacifiques, qu’on retrouvait avec leurs testicules dans la bouche après que les milices soient venues se servir dans leurs réserves et parmi leurs femmes. Mais Charles, ignorant du bouillonnement sous mon crâne, en venait au fait :
- La bénédiction, c’est l’usage de votre parole créatrice pour faire ressortir le bien et le bon dans une personne, dans un événement, ou dans tout ce que vous voulez. En bénissant quelqu’un, vous demandez à l’univers que le bon, qui était peut-être caché, se manifeste dans la vie de cette personne. Vous lui souhaitez d’être heureuse, et mieux que cela, d’être en paix avec elle-même, et avec tout ce qui l’entoure, tout ce qu’elle a fait…
Une jeune femme a interjeté :
- Puissent tous les êtres être heureux !
- Exactement. La bénédiction, c’est la mise en pratique de cette prière d’origine bouddhiste mais universelle. Et rappelez-vous que dans le Mahayana, on souhaite aussi aux démons d’être heureux. Parce que les démons ont en commun avec nous de souffrir, de désirer exister…
La jeune femme a renchéri :
- Et un démon heureux n’est plus un démon, il ne fait plus de mal.
J’aurais aimé en être aussi sûr qu’elle. Mais Charles ne m’a pas laissé le temps d’y penser. Il a poursuivi sur sa lancée :
- Quand vous bénissez quelqu’un qui vous fait du mal, ce n’est pas une façon de vous résigner et d’accepter passivement qu’il vous torture, de l’encourager à continuer. Au contraire ! D’abord, vous acceptez activement ce qui est, la réalité, en suivant la pente de moindre résistance à celle-ci. Ce qui est, est. D’accord, Mylène ?
La femme devant lui a eu l’air surprise, a balbutié un « oui, mais... ». Charles n’a pas attendu qu’elle élabore :
- Voilà, cet homme me frappe. Cela fait vingt ans qu’il me frappe. C’est la réalité, je ne peux pas me raconter d’histoires. Alors je fais face à cette réalité, je l’accepte entièrement comme étant ma réalité pour l’instant…
La jeune bouddhiste est intervenue :
- Oui mais je dois m’en protéger, si le mec me frappe !
Charles a souri :
- On est d’accord. Je dois m’en protéger, bien sûr, par amour de moi-même. Et c’est là que cela devient subtil. Comment vais-je m’en protéger ? Est-ce en répondant avec la même violence ou en trouvant une autre voie pour l’empêcher de me nuire, mais sans chercher à le détruire ?
Brouhaha dans la salle, ce qui a laissé le temps à Charles de rassembler ses idées avant de continuer, adossé au fauteuil rouge :
- Je me souviens d’une très belle citation de Romain Gary, et Gary a fait de la Résistance, s’est battu contre les nazis. Mais voilà ce qu’il disait : ce qui est embêtant avec les nazis, c’est que quand vous en avez tué un, vous vous apercevez que c’était un être humain…
J’ai tendu l’oreille. Il réveillait de vieilles mémoires. J’ai eu l’occasion de ressentir ce trouble consistant en flinguer un parfait enfoiré, et de saisir dans son regard au dernier moment une lueur de douleur, de tristesse et de désarroi qui vous faisait regretter un instant votre geste. Je me suis souvenu de ce type que j’avais abattu sur le pas de sa porte car il recrutait des jeunes pour une milice islamiste. J’étais certain que c’était un parfait salop car plusieurs d’entre eux avaient disparu ou avaient été retrouvés portant des traces de torture. Cependant, quand je m’étais penché sur lui pour m’assurer qu’il ne respirait plus, j’avais été frappé de voir dans sa main la photo d’une femme entourée d’enfants, qu’il avait éprouvé le besoin d’embrasser en agonisant. Charles parlait encore :
- La plus grande victoire de votre agresseur, c’est de vous entraîner dans le conflit de telle sorte que vous alimentez sa fréquence d’énergie. Si une personne vous hait et veut vous détruire, il commence à y arriver véritablement quand vous le haïssez à votre tour et voulez le détruire. Vous gagnerez peut-être la guerre mais vous aurez perdu votre âme en route, et votre ennemi vous possédera de l’intérieur…
Là, je ne pouvais que lui donner le point. Je n’avais jamais retiré aucune satisfaction de buter un salopard. Si, peut-être au début, parce que je me sentais fort. Mais avec le temps, c’était le dégoût plutôt qui s’était imposé. Le dégoût de soi, de tout ce sang, de faire ce métier ignoble. On ne pouvait pas combattre les salopards avec des moyens de salopard sans devenir un salopard soi-même. Je me souvenais que Fabienne m’avait parlé de ça en me citant son cher Jung qui disait que quand on combat notre ombre, notre ombre nous possède par derrière. Mais alors quoi ? Charles y venait, doucement :
- C’est là que la bénédiction entre en jeu. Faites ce qu’il faut pour vous protéger, bien sûr, mais sans tomber dans le piège. Comment ? En restant conscient que l’autre, s’il se comporte ainsi avec violence, n’a probablement pas d’autre choix dans son inconscience que d’exprimer sa souffrance ainsi. En gardant à l’esprit que c’est un être souffrant, comme vous, et peut-être même plus que vous encore car il est complètement aveuglé par sa souffrance, qu’il ne peut rien faire d’autre que de la décharger sur vous sous forme de violence. Et vous, qu’allez-vous faire alors ? Perpétuer le cycle de la violence en la lui retournant ou en la déchargeant sur un tiers qui n’a rien à voir, ou choisir le chemin de la transformation en conscience ?
Il était assez bon prêcheur, me suis-je alors dit. Il a repris son souffle et est arrivé là où il voulait nous amener :
- Vous avez une ultime liberté, que nul ne saurait vous retirer. C’est la liberté de la conscience. Et vous la démontrez si vous êtes capable de bénir celui qui vous fait du mal, c’est-à-dire de lui donner de l’amour, de lui souhaiter de trouver la paix et la joie, et que la conscience grandisse en lui de façon à ce qu’il sorte de ce cycle de violence dans lequel il vous fait du mal, et il se fait du mal. Bien sûr, vous devez commencer par vous aimer vous-même et vous bénir, et faire donc ce qu’il faut pour vous protéger. Mais si vous êtes capable de véritablement bénir celui qui vous veut du mal, alors vous avez gagné quoi qu’il arrive. Vous avez gagné sur le plan de l’âme, sur le plan spirituel.
Une femme de l’autre côté de la salle a lancé d’une voix forte :
- Et si l’on vous frappe, tendez l’autre joue…
- Oui. Et ce n’est pas un propos de faible, au contraire de ce que Nietzsche a voulu y voir. Il faut être très fort, une immense force intérieure, pour être capable de répondre ainsi à l’adversité, de lui offrir une réponse créative, consciente, au lieu d’une réponse simplement réactive, réflexe. Mais alors, si vous bénissez ainsi l’adversaire, qui n’est même plus un adversaire alors mais un pauvre être humain en proie à son inconscience, quelque chose change. Vous brisez le cycle de la violence et vous donnez de l’énergie, avec votre parole créatrice, à ce qu’il y a de meilleur en l’autre.
Murmures dans la salle.
- C’est de l’aïkido énergétique. Plus l’autre vous oppose haine et inconscience, plus votre bénédiction est efficace car vous lui retournez son énergie transformée. C’est une arme imparable car la seule chose que l’autre peut vous renvoyer efficacement, c’est une autre bénédiction et on entre alors dans le cercle vertueux de l’amour. Et bien sûr, c’est tout le contraire d’une arme. On ne peut pas pratiquer la bénédiction en voulant changer l’autre car c’est déjà une violence que de vouloir le faire changer, obtenir un résultat…
Une femme au visage sévère a objecté :
- Il n’y a que Dieu qui puisse bénir, ou un prêtre…
Charles a répondu du tac au tac :
- C’est toujours Dieu qui bénit en nous. C’est notre part divine. Et dans la nouvelle ère, nous sommes tous notre propre maître et notre propre disciple, et aussi notre propre prêtre. C’est la grâce que nous fait le Saint-Esprit…
La femme a secoué la tête. Elle n’était visiblement pas convaincue. Il a ajouté :
- Voyez-vous une objection à ce que je vous bénisse pour la sagesse qui grandit en vous, ou mieux que je bénisse cette sagesse, tout simplement ?
Elle a eu l’air surprise, puis elle a souri en faisant non de la tête avant de répondre :
- Non...
Il était fort. La faire sourire, c’était un exploit. Mylène a levé la main, et en bon prof, Charles lui a donné la parole :
- Alors, si je comprends bien ce que tu dis, le mieux que je puisse faire, c’est de bénir mon ex-mari, de lui souhaiter d’arrêter de boire et de trouver la paix. Parce qu’au fond, c’est un pauvre mec qui a souffert, avant même de me connaître, de prendre des coups de son père, et qui n’avait que ses poings pour s’exprimer…
Ma voisine a dit alors à voix assez forte pour que je l’entende :
- La violence, c’est un manque de vocabulaire…
Ça c’est de Gilles Vigneault, le poète québécois. Je l’avais entendu le dire dans une vidéo et j’étais d’accord. J’aime ses textes. Il me donne du vocabulaire. Parce que je n’en avais pas beaucoup, surtout quand j’étais jeune. Charles a hoché la tête et Mylène s’est levée et nous a fait face. Elle avait des larmes dans les yeux :
- Et maintenant, ce vieux con, il est malade et il va crever tout seul parce que ses enfants le rejettent. Et c’est à moi de le bénir…
Elle s’est mise à pleurer et Charles s’est approché, a mis une main sur son épaule :
- Ce n’est pas facile, n’est-ce pas ?
- Non, ce n’est pas facile. J’ai envie qu’il crève dans des souffrances aussi dures à vivre que celles qu’il m’a infligées…
Les larmes ont redoublé. La bouddhiste a tendu des mouchoirs en papier à Mylène, qui s’est essuyée les yeux et a continué :
- Mais je comprends. Si je reste là, avec juste l’envie qu’il souffre à son tour, il a gagné. Il m’a entraîné dans sa boue. Alors que si j’arrive à le voir dans… dans...
Charles a soufflé :
- Dans son humanité.
- Oui, c’est ça, si j’arrive à le voir dans son humanité souffrante, alors c’est moi qui ait gagné. C’est mon amour qui a gagné. Parce que…
Elle a hoqueté de larmes avant d’arriver à dire d’une voix étranglée :
- Parce que je l’aimais, ce con.
Grand silence. On a alors entendu les enfants se disputer dans la pièce d’à côté. Et une petite fille dire d’une voix plaintive :
- Et si je te bénis, tu me le donnes… ?
Éclat de rire généralisé. Mylène n’était pas en reste. (...)