mardi 27 mai 2014

Sainte Etty


Connaissez-vous Etty Hillesum ? Si vous êtes préoccupé(e) de recherche spirituelle, vous gagnerez sans doute à la rencontrer. Il va vous falloir un petit effort d’imagination car elle n’est plus de ce monde, du moins en chair et en os. Si elle vivait encore, ce serait une très vieille dame car elle est née en 1914. Elle est décédée à Auschwitz en 1943. Elle nous a légué un journal[1] et des lettres qui tracent un sillon de feu dans le ciel. On se souvient d’elle comme une des grandes âmes qui ont éclairé le XXème siècle. Confrontée à la brutalité nazie dans toute son horreur, elle est descendue en elle-même et a redécouvert une source d’eau vive qu’elle a appelée Dieu sans l’enrégimenter dans aucune confession religieuse. Elle demeure saisissante de modernité et nous porte encore un message essentiel d’une actualité brûlante qui lui vaut d’être désormais admise au Panthéon de la sagesse non-duelle[2]. Etty a vaincue la nuit qui dévorait le monde, elle est encore vivante en esprit, elle est « plus que vive ».

Etty est née en Hollande dans une famille juive libérale, c’est-à-dire intellectuelle et éloignée de la religion de ses ancêtres. Son père est un érudit, docteur ès Lettres et professeur de langues anciennes. Sa mère est une émigrée russe qui a fui les pogroms. Elle a une enfance insouciante et heureuse avec ses deux frères, dont l’un est un jeune prodige du piano. Elle étudie le droit, l’allemand, le russe et gagne sa vie en enseignant cette langue. Elle lit beaucoup, en particulier Rainer Maria Rilke, Dostoïevski, Jung, Saint-Augustin, etc. Rilke surtout, avec qui elle entretient une relation passionnelle. Elle commence à tenir un journal intime en 1941, où elle raconte la vie à Amsterdam sous l’occupation nazie, c’est-à-dire comment l’étau de la haine se resserre implacablement sur les Juifs. On l’a souvent comparée à Anne Frank mais c’est une jeune femme approchant de la trentaine qui oppose comme seule résistance la lucidité de sa plume et son amour de la vie qui ne se démentira jamais.

Elle a la possibilité de fuir ou du moins de chercher un refuge auprès du Conseil Juif, administration qui collabore avec l’occupant,  possibilité qu’elle refuse. Elle voit pourtant clairement ce qui se passe : « De tous côtés se profilent des signes avant-coureurs de notre anéantissement, bientôt le cercle se sera refermé sur nous, rendant toute aide impossible à ceux qui voudraient l'apporter. Il y a encore beaucoup de portes de sortie, mais elles seront murées une à une. » Elle choisit volontairement d’aller au camp de transit de Westerbork, où sont parqués les Juifs hollandais avant d’être envoyés dans les camps de l’Est[3], pour apporter l’aide qu’elle peut aux déportés. Le plus souvent, elle ne peut offrir qu’une présence, un regard humain auquel s’ajoute parfois une simple parole qui ne prêche rien, mais qui reconnait l’autre dans sa souffrance, son humanité, sa dignité. Mais surtout, elle ne cède pas un instant à la haine avant d’être à son tour déportée. Ainsi dit-elle à un ami en septembre 1942 : « C'est la seule solution, vraiment la seule, Klaas, je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà ».

Parce qu’elle parle abondamment d’amour, de l’amour qui sauve, plusieurs commentateurs ont voulu ramener Etty dans le giron du christianisme. Pourtant, bien qu’il soit certain qu’elle ait lu les Évangiles, elle ne parle jamais du Christ, même quand les circonstances s’y prêteraient. Elle sourit de ces Juifs qui se convertissent en espérant trouver un asile. Elle est bien au-delà de ces simagrées : son Dieu n’est pas une affaire de croyance, de chapelle, mais d’expérience intime. Elle Le trouve en descendant en elle-même : « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l'atteindre. Mais le plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le mettre au jour. Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d'eux. Il en est d'autres qui penchent la tête et la cache dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes. » Elle est d’emblée non-duelle dans son appréhension du mystère qu’elle ne distingue pas d’elle-même, par exemple quand elle écrit : « La couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle Dieu ». Elle préfigure une spiritualité libérée de tous les ismes ; c’est ce qu’on peut appeler un esprit libre, qui a redécouvert la voie universelle : « Et quand je dis que j'écoute "au-dedans", en réalité c'est plutôt Dieu en moi qui est à l'écoute. Ce qu'il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l'essence et la profondeur de l'autre. Dieu écoute Dieu. »

L’amour dont parle Etty n’est pas l’amour spirituel désincarné, bien au contraire. C’est une jeune femme décomplexée qui parle ouvertement de sa sexualité assumée, et elle est plus moderne que la plupart de nos contemporains dans la façon dont elle assume d’être une polyamoureuse, de vivre des amours multiples et parallèles. « Je ne pourrais pas être fidèle à un seul homme. Non pas tant à cause d’autres hommes que parce que je me compose moi-même d’une multitude d’êtres humains… Un seul homme, un seul amour, ce ne sera jamais ma voie. » Elle a en effet une relation quasi conjugale avec son logeur Han Wegerif, et puis il y a dans sa vie le soleil qu’y amène Julius Spier, qui a été tour à tour son thérapeute, son amant, son ami de cœur, son maître spirituel. Ce dernier est un chirologue, qui lit dans les lignes de la main et sur les visages, et qui a étudié avec Carl Jung avant de venir se réfugier à Amsterdam. Il utilise des méthodes que d’aucuns qualifieraient de dangereuses, qui l’entraînent au travers d’exercices physiques dans des corps à corps avec ses patientes, un corps à corps qui a tourné avec Etty au corps à cœur. Elle le rencontre en février 1941, et dit qu’il s’agit du jour de sa seconde naissance – elle passe pour ainsi dire sans transition d’une forme de dépression à un amour revendiqué de la vie dans toute son intensité. Elle jouit de tout, et d’abord de la beauté de vivre.

C’est la force lumineuse d’Etty : elle est tombée amoureuse de la vie même et rien, pas même les pires vexations et l’horreur environnante, ne pourra l’en détourner. « La force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu'à la fin, que la vie a un sens, qu'elle est belle, qu'on a réalisé ses virtualités au cours d'une existence qui était bonne telle qu'elle était. » Encore une fois, ce n’est pas qu’elle se voilait la face devant la réalité ou qu’elle se gavait d’antidépresseurs alors de toute façon inexistants. Ainsi tremble-t-elle quand il devient clair que les nazis n’ont d’autre projet que d’exterminer le plus de Juifs possible : « Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. » Mais elle fait face : « Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. » Et elle trouve par là le moyen de surmonter tous les défis de l’existence : « Et toujours, dès que je me montrais prête à les affronter, les épreuves se sont changées en beauté ». Elle semble s’être donnée pour tâche d’affirmer envers et contre tout la merveille de vivre : « Je suis de taille à affronter notre époque, je la comprends même un peu. Et si j’y survis et que je dise encore : la vie est belle et est pleine de sens, on pourra me croire sur parole. »

Boris Cyrulnik écrit que « l’existence d’Auschwitz est la preuve que Dieu n’existe pas »[4] et il touche là au dilemme théologique de notre temps. Mais Etty n’a rien à faire de la théologie qui fait de Dieu une idée discutable ; elle offre un exemple de la gnose qui est connaissance directe de ce que Dieu existe et n’existe pas, au-delà de tous les opposés, mais qu’Il/Elle est car Il/Elle est le mystère qui justifie que soit quelque chose. Les gens qui discutent de l’existence ou de la non-existence de Dieu débattent seulement de la petite idée qu’ils se font de Dieu, une idée qui encombre leur ciel intérieur. Ils font étalage de leur indigence intérieure. Cyrulnik projette sur le mystère d’être une idée de Dieu qui serait comme un papa tout-puissant qui devrait intervenir dans les affaires humaines pour nous sauver de nous-mêmes. Etty prend le chemin exactement inverse quand elle dit : « Quand on a une vie intérieure, peu importe, sans doute, de quel côté des grilles d’un camp on se trouve. » Mieux, elle prend le revers du constat de Cyrulnik quand elle prie : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne peux rien te promettre d’avance. Une chose m’apparaît cependant de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peut nous aider mais c’est nous qui devons t’aider – et ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. »

À ce Dieu, alors qu'elle tremble d’effroi, elle dit encore : « Tu vois comment je prends soin de toi. Je ne t’offre pas seulement mes larmes et mes sombres pressentiments, en ce dimanche venteux et grisâtre, je t’apporte même un jasmin odorant. » Ce jasmin embaume encore notre air pour peu qu’on ait le cœur ouvert. Il y a ici un profond mystère à contempler, que Jung avait perçu et qui tient à comment l’image de Dieu se transforme au cours du temps avec l’aide de la conscience humaine. Après que Dieu soit mort(e) sous les coups philosophiques de Nietzsche, Il/Elle est ressuscité(e) en renaissant, comme Maître Eckart y appelait déjà, dans l’âme humaine – ce « composé de feu et de cristal de roche ». Ce n’est pas un hasard si Etty est contemporaine de la dernière grande épiphanie attestée, dans les Dialogues avec l’Ange, quand quatre jeunes gens aux prises avec les nazis en Hongrie ont entamé un dialogue fulgurant avec leurs Maîtres intérieurs. Ainsi pourrait-on dire sans doute que Dieu est né(e) à nouveau  à Auschwitz, et que nous sommes les enfants spirituels d’Etty, mais aussi de Lili, d’Hanna, de Joseph[5], tous morts dans les camps, et cependant, tellement vivants encore aujourd’hui.

Enfin, Etty anticipait dans sa vision ce leitmotiv de la non-dualité, tant à la mode ces jours-ci, qui veut que tout soit parfait pourvu que nous considérions le Tout dans son unité intrinsèque et cependant cachée en-deçà des apparences. Elle énonce une vérité vécue dont la réalisation pourrait être notre tâche spirituelle la plus urgente désormais : « C'est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps: dans mes actions et mes sensations les plus intimes se glisse un soupçon d'éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée. Je le suis à l'unisson de millions d'autres à travers les siècles, tout cela c'est la vie. (...) La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité pour peu que l'on sache y ménager sa place pour tout et la porter toute entière en soi dans son unité; alors la vie, d'une façon ou d'une autre, forme un ensemble parfait. Dès que l'on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l'on veut suivre son bon plaisir pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde: dès lors que l'ensemble est perdu, tout devient arbitraire. »

Etty est une sainte, même si elle ne sera jamais canonisée car elle ne sert aucune institution. Ce ne sont pas aux miracles qu’on lui attribue qu’on reconnait un saint : tout le monde peut faire des miracles[6], et l’importance qu’on prête à ces tours de passe-passe montre qu’on dévalue le plus grand miracle, à savoir le mystère d’être. Les saints à miracles sont des saints de pacotille qui amusent la galerie avide de spectaculaire. Etty est d’une autre trempe, de ce genre de saints qu’on reconnait à leur façon de vivre et surtout de mourir. Bien sûr, l’icône de cette sainteté dans notre civilisation demeure le Christ dans son « pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font », mais voilà donc que nous avons, dans la proximité de notre modernité, une sainte laïque et non-duelle à laquelle personne ne pourra faire renier les plaisirs de la chair et même celui de fumer une cigarette. Elle nous a montré par l’exemple un chemin qui ne doit rien aux spéculations théologiques et ne peut justifier aucun clergé, le chemin de la liberté intérieure : « Travailler à soi-même, ce n'est pas faire preuve d'individualisme morbide. Si la paix s'installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d'abord la paix en soi-même. »

Les mots qui concluent le journal d’Etty demeurent gravés en lettres de feu dans notre ciel :
  
« On voudrait être un baume sur tant de plaies. »


[1] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Seuil 1985.
[2] Son cheminement spirituel est comparé à celui de Krishnamurti, de Prajnanpad et de Vimala Thakar dans l’ouvrage remarquable de Alain Delaye, sagesses concordantes, publié aux édition Accarias / l’Originel en 2011.
[3] Sur 140.000 juifs néerlandais, 100.000 seront ainsi assassinés dans les camps aux noms de sinistre mémoire, qui résonnent encore dans une litanie funèbre : Auschwitz, Sobibor, Mauthausen, Theresienstadt, Bergen-Belsen…  
[4] Dans: de chair et d'âme.
[5] Des quatre messagers des Dialogues avec l’Ange, seule Gitta a survécu, pour nous transmettre leur témoignage.
[6] Voir « le cours en miracles ».

lundi 12 mai 2014

Quatre perles de jade

Daniel Odier, qui compte pour moi parmi les enseignants vraiment pertinents de notre époque, racontait il y a quelques années dans un atelier que c’est dans un rêve qu’il s’est éveillé. Cela m’a interloqué et lancé dans une recherche qui m’a amené à me rendre compte qu’en fait, c’est souvent en rêve que le voile se déchire. J’ai déjà parlé du rêve où Jung a rencontré le méditant qui le rêvait ; pour qui sait entendre les rêves, il y a là l’équivalent onirique du coup de bâton du maître zen dont parlent tant d’histoires. Un autre exemple est Betty, qui a traversé le rêve et rapporte admirablement comment celui-ci s’est dissipé… au travers d’un rêve[1]. Je n’en suis pas là mais je dois pour ma part témoigner d’un rêve qui a allumé une petite lumière brûlante dans ma vie. La seule illumination qui vaille pour moi depuis lors est celle qui survient quand on réalise que le fait d’aimer est un soleil qui éclaire tout en dedans. Aimer, non pas d’un amour nécessairement doté d’une majuscule et magnifié ou inconditionnel, désincarné à force d’être spirituel, mais bien le « crazy love, messy love »[2] qui nous tient « en vie ». Jung le savait bien, qui disait que l’amour seul nous rend capable de tout donner.

Voici le contexte. J’étais dans une retraite de méditation Vipassana. J’en profite pour témoigner de toute ma reconnaissance à S. N. Goenka que je considère comme un véritable bienfaiteur de l’humanité car il a rendu accessible gratuitement à des milliers d’individus une forme de méditation qui conduit directement à la pleine conscience. Vous avez bien lu « gratuitement ». C’est la mort du « business sacré ». À mes ami(e)s en recherche spirituelle qui sont prêt(e)s à dépenser quelques milliers de dollars pour aller apprendre la méditation, je propose désormais de remiser leur chèque sur une étagère et d’aller s’offrir le cours de méditation Vipassana. Le prix à payer est autre qu’en argent : il faudra passer 10 jours en silence complet, se lever très tôt pour méditer, et risquer donc de perdre pied, de devoir plonger dans les profondeurs. Bien sûr, il n’y a jamais rien de garanti : j’en connais qui, même avec un tel régime, ont trouvé le moyen de « marcher sur l’eau », mais tant qu’à s’offrir une expérience spirituelle, celle-ci est vraiment de valeur et on peut utiliser l’argent pour des choses qui peuvent s’acheter…

Une telle retraite n’est jamais une partie de plaisir, sinon c’est qu’on n’a plus rien à faire là et qu’on est aussi bien d’aller méditer sur la place du marché. Il y a toujours des moments où on a envie de prendre ses jambes à son cou, et où des conflits intérieurs remontent. C’est justement parce qu’il n’y a plus aucun moyen d’entretenir des conflits à l’extérieur que la boue en dedans peut revenir à la surface avec autant de force. Pendant ces 10 jours, il est interdit d’écrire quoi que ce soit, et cela m’a lancé un défi supplémentaire qui tenait dans ma détermination à me souvenir de tous mes rêves. C’est sans doute la meilleure expression que j’aie jamais trouvée de ma démarche que d’arriver à tenir ainsi le silence méditatif complet en même temps que l’attention entière aux mouvements intérieurs. Il est clair pour moi depuis lors que le travail des rêves sans pleine conscience risque fort de se perdre dans des méandres intellectuelles, tandis que la méditation sans attention scrupuleuse aux mouvements de l’âme a toutes les chances de favoriser une fuite de la réalité tant extérieure qu’intérieure.

Au cinquième jour, j’ai rencontré une difficulté philosophique qui s’est avérée décisive. La retraite est ponctuée d’enseignements par S. N. Goenka portant sur tout ce qu’il y a à comprendre pour soutenir la démarche. Or, son discours typiquement bouddhiste sur dukkha, la souffrance, a commencé à m’irriter profondément – avec les bouddhistes, il n’y a qu’une motivation : échapper à la souffrance, en sortir à tout prix. Partant de là, tout le reste n’est évidemment qu’illusion nourrissant des attachements qui finiront par nous faire souffrir. Ce soir-là, je suis allé me coucher en argumentant violemment avec le Bouddha en personne. Je lui disais : « Bien sûr, je parie que tu fais partie de ces gens qui disent que tomber amoureux est une maladie ! Il n’y a qu’à voir comment tu as abandonné ta femme et ton fils à peine né pour aller chercher l’illumination. Et comment tu as accueilli Yasodharā quand elle est finalement venue te retrouver ! Eh bien tu vois, moi je préfère être lucidement malade… » . Croyez-le ou non, il n’a rien répondu. J’avais juste l’image d’un grand sourire patient en dedans. C’est alors qu’est survenu le rêve :

Je suis un fils d’une famille très pauvre, tellement pauvre qu’il n’y a dans la cuisine où je me tiens qu’un poêle à bois. La maison elle-même est une cahute de terre noire. Il y a là une femme que je reconnais pour être ma mère sans qu’elle n’ait rien à voir avec ma génitrice dans la « vraie vie » : elle est petite avec des cheveux noirs. Ce constat induit un semblant de lucidité dans le rêve : je me souviens vaguement avoir une autre mère, je sais que je rêve sans y prêter vraiment attention. Car je suis fasciné : j’ai reçu un cadeau extraordinaire. La princesse Lucie, ma bien-aimée, m’a donné un petit sachet dont je fais maintenant rouler le contenu dans ma main ouverte. Il s’agit de quatre petites perles oblongues de couleur verte avec des taches brunes. Je sais que c’est du jade. Je suis infiniment heureux, j’en ai des larmes aux yeux. Avec les perles, il y a une petite pelote de fil blanc. Je comprends que je dois enfiler les perles sur le fil et les porter sur mon cœur. Je me sens soudain immensément riche et je dis ma bonne fortune à ma mère. Celle-ci me répond qu’elle va maintenant aller sur le marché pour nous chercher à manger, et qu’elle ramènera du caviar !

Je me suis réveillé complètement émerveillé par ce rêve, vibrant de reconnaissance. J’étais ébloui, comme si une étoile s’était décrochée du ciel et m’était tombée dessus. Tous les sentiments rencontrés dans le rêve sont restés intensément vivant au cours des jours qui ont suivi. En prenant le temps de m’asseoir avec lui, j’ai compris qu’il répondait à l’interrogation que j’avais lancée au Bouddha. En substance, il en ressort en contrepoint que Gautama était un prince, un fils de roi qui est né dans l’abondance. Non pas seulement l’abondance matérielle, mais aussi l’abondance spirituelle de l’Inde. Le rêve me montre que je me situe exactement de l’autre côté de la roue car je suis né dans un contexte marqué par une extrême pauvreté spirituelle, celle de notre modernité marquée au fer rouge du nihilisme philosophique. Osho signale que pour acheter la pauvreté, il faut être immensément riche, comme l’était Gautama, et cela vaut pour toutes les formes de renoncement. Or le rêve dit clairement que ce n’est pas moi qui est riche, mais que c’est mon Anima, mon féminin intérieur. C’est non seulement ma bien-aimée mais c’est une princesse, c’est-à-dire qu’il est clairement question d’un principe, d’une énergie fondamentale, qui plus est donc fille de roi, c’est-à-dire directe héritière du Soi.

Bien sûr, Lucie existe. C’est une femme en chair et en os, dont j’ai été éperdument amoureux. Il est impossible pour un homme d’entrer en relation avec son Anima sans qu’elle soit projetée sur une femme réelle, et il en va bien évidemment de même pour une femme avec son Animus, son masculin intérieur. C’est que l’Anima et l’Animus ne sont pas des abstractions mais des réalités vivantes. La Licorne, dont je recommande chaudement en passant le blog « grands rêves[3] », me faisait remarquer que c’est une des erreurs de Jung que d’avoir fait de ces entités que sont l’Ombre, l’Anima et l’Animus des concepts. Je ne suis pas certain que ce soit l’erreur de Jung mais c’est certainement l’erreur de ceux parmi les jungiens qui font de ces réalités des objets intellectuels. Or, c’est justement un des tours de l’intellect que de nous faire croire qu’on en a fini avec l’Anima parce qu’on croit comprendre de quoi il s’agit. Que peut-on comprendre à propos de l’amour ? Juste qu’il nous emmène plus loin qu’on ne l’aurait jamais imaginé. Jung disait en riant que lorsqu’un homme renonce à prendre son téléphone pour appeler une femme parce qu’il sait que l’Anima est en jeu[4], il passe à côté de la vie, de l’essentiel !

J’ai longuement tourné autour des quatre perles de jade pour en trouver la signification symbolique. Ce sont là des perles de pierre, et la pierre symbolise volontiers la vérité car elle semble avoir une permanence confinant à l’éternité. C’est pourquoi nous mettons des pierres tombales dans les cimetières : nous tentons de conférer une éternité à la mémoire des morts. Ici, la pierre est de jade avec des inclusions brunes ; le vert renvoie au cœur, à la guérison, au printemps, au renouveau tandis que le brun évoque la terre. Or la méditation Vipassana ne laisse guère de place à la réflexion analytique car elle cultive l’attention aux sensations et, surtout, à l’impermanence des sensations. Les images du rêve ont donc fait leur chemin au travers de cette présence à l’instant présent du corps. Au dernier jour du cours, il était clair pour moi que le rêve parlait de la pratique de la méditation et m’invitait à tirer toutes les conséquences de cette impermanence. Le chiffre quatre symbolise la totalité, suggère la complétude et le cercle accompli. La pratique se déploie donc en quatre perles philosophiques :

Rien n’est permanent. Tout ce qui a un début a aussi une fin. Tout ce qui est fait se défait puis se refait.

Rien n’est solide. Il n’y a que processus et énergie qui coule, pas d’objet définitivement circonscrit.

Rien n’est séparé. Au niveau énergétique qui est aussi celui de la psyché sous-jacente à la conscience, il n’y a pas de séparation mais participation à l’unité de l’Être : tout est relié à tout.

Il n’y a pas de limites. L’espace est ouvert et la réalité est créatrice sans cesse de nouvelles formes et configurations. En deçà des apparences de permanence, de solidité et de séparation, il y a l’Illimité.

Le fil blanc sur lequel je dois enfiler ces perles est un fil conducteur. J’ai appris récemment qu’en sanscrit, un fil se dit sutra, terme qui désigne en particulier les sermons du Bouddha. Je me suis réconcilié avec ce dernier au travers de ce rêve mais je ne suis pas devenu pour autant bouddhiste car il ne sert à rien d’enfermer la vie de l’âme dans une doctrine. Avec le temps, je me suis rendu compte que ce rêve me faisait obligation intérieure de porter le collier qui m’était ainsi offert, c’est-à-dire non seulement de chercher comment vivre les principes de sagesse que symbolisent ces perles, mais aussi d’oser en parler. Mon fil d’Ariane à moi est le rêve et ce blogue est une façon pour moi d’enfiler sur ce fil les perles de jade de la pratique méditative. Car bien que ces affirmations soient philosophiques, c’est-à-dire marquées au sceau de l’amour de la Sophia, elles ne prêtent pas en réalité à discussion intellectuelle ; ce sont, comme toutes les perles de sagesse, simplement des invitations à pratiquer…

Il y a, quant à ce rêve, un dernier point à préciser ici. Vous aurez remarqué qu’il tient du conte de fées, ce qui est la signature d’un rêve archétypal : on est loin de la dimension personnelle et de notre quotidien. Il y a là une précieuse indication quant à la façon de porter un tel « grand rêve » : il s’agit de ne pas le prendre personnel. Le rêve le dit bien : c’est un cadeau qui m’est fait, et cela n’a rien à voir avec un quelconque mérite que je pourrais m’attribuer; il m’est donné par la grâce de l’amour de l’Anima, et c’est celle-ci que je cherche à honorer en en parlant. Cette dimension impersonnelle est non seulement la sauvegarde du rêveur, car il serait dangereux de se prendre au sérieux avec un tel rêve, mais aussi celle du mystère de l’Amour. Ainsi Mme Von Franz souligne-t-elle dans un article remarquable[5] que « tout se passe comme si, dans « l’au-delà », il n’y avait qu’un couple divin, Shiva et Shakti, unis dans une étreinte éternelle ». En d’autres termes, la déesse se dissimule sous les traits de toutes les femmes, et il convient de la différencier de chacune d’entre elles, au risque sinon de tout mêler et de ne plus voir l’être humain qui porte la projection. C’est à ce prix d’un effort de conscience qui extrait la dimension impersonnelle de ce que nous vivons comme étant le plus personnel, que l’amour, au lieu de nous aveugler, ouvre le chemin.



[2] « Amour fou, désordonné ». Voir le merveilleux poème de Courtney A. Walsh : http://inhabitude.org/post/31497045092/dear-human-youve-got-it-all-wrong-you-didnt
[4] Ce que je dis là vaut bien sûr pour les femmes et leur Animus, et ne se limite pas aux relations hétérosexuelles. Il s’agit du sexe psychologique, c’est-à-dire du genre auquel on s’identifie, et en contrepoint, de nos relations avec l’Autre, qui nous complète: notre partenaire contrasexuel(le).
[5] « Quelques aspects du transfert », dans Psychothérapie,l’expérience du praticien.