samedi 21 décembre 2019

Sous les étoiles

Je ne trouve pas le temps d'écrire pour le blogue ces temps-ci car je me consacre de plus en plus à l'écriture de fiction, ce qui tient d'une autre forme de travail avec l'inconscient et le rêve. Pour le solstice d'hiver, je vous offre ci-dessous une nouvelle inspirée par la lecture de la Bhagavad Gita dans la traduction remarquable qu'en a donné Stephen Mitchell, et vous souhaite une très heureuse remontée dans la lumière.

Si vous préférez lire cette nouvelle  en PDF, vous la trouverez : ici.


Le Seigneur Bienheureux dit :

Comme le vent toujours mouvant
Qui va partout mais toujours reste
Dans les limites de l’espace,
Tous les êtres restent en moi.

Ils retournent dans ma matrice
Au terme du cycle cosmique –
Ce qui fait cent cinquante mille
milliards de tes années terrestres.
Bhagavad Gita, Chant IX- 7


Ilya est heureuse. Son cœur se dilate au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer. En regardant silencieusement le soleil se coucher à l’ouest en compagnie de son cher et tendre, elle récapitule cette journée qui restera dans les annales, au moins dans les siennes mais aussi certainement celles du Peuple. Elle se félicite intérieurement de la chance qui est la sienne, de pouvoir exercer sa passion pour la science et les étoiles. Elle ne sait qui elle pourrait remercier pour cela car elle n’est pas comme ces prêtresses qui croient pouvoir tutoyer la Créatrice des mondes mais un grand souffle de gratitude gonfle sa poitrine. Elle se félicite elle-même pour le travail accompli. Là, elle sait à qui peut aller sa gratitude – à elle-même au premier chef, pour vingt-cinq années de recherches patientes, pour sa ténacité devant les obstacles et l’absence de résultats. Et puis à ses collaboratrices, sans qui rien n’eut été possible, pour leur fidélité, leur diligence, le travail invisible qu’elles ont fourni tout au long de ces années et dont elle, Ilya, allait tirer gloire. Car bien sûr on ne se souviendra que de son nom. C’est ce dernier qui sera inscrit sur la stèle commémorant sa découverte. Et pourtant, elle n’aurait jamais pu y arriver sans les efforts combinés d’une dizaine des chercheuses les plus brillantes que compte sa génération, ni sans toutes les générations de chercheuses qui les avaient précédées. Le résultat qu’elle avait obtenu aujourd’hui était simplement l’apogée provisoire d’une immense vague portée par des millénaires d’efforts pour savoir, comprendre, envisager l’incroyable mystère d’être dans cet univers.
La vie est merveilleusement faite, se dit-elle, encore une fois avec la vague impression qu’elle aurait dû éprouver de la gratitude, mais pour qui donc ? Il fallait qu’elle naisse dans un monde où les femmes sont vouées essentiellement aux arts et aux sciences, toutes activités qui demandent une profonde intériorité. Les plus douées d’entre elles, celles qui ont accompli quelque chose qui peut être dédié à la Déesse, peuvent devenir des prêtresses de Ça, la divine Présence qui unit en Elle le Féminin et le Masculin de l’Univers, enlacés dans une étreinte éternelle et dont la jouissance absolue créait les mondes à l’infini. Justement, elle détient désormais la preuve que cet infini est fini, se dit-elle. En tout cas a-t-il eu un commencement dans le temps. Non, pas dans le temps, corrige-t-elle en secouant la tête. Un commencement du temps. Mais qu’y-a-t-il eu avant le commencement du temps ? Bien sûr, cette question n’a aucun sens, décide-t-elle, puisque « avant » fait partie du temps. Un autre univers, et encore un autre univers. Une infinité d’autres univers. Comme une respiration d’univers. Curieusement, cette pensée déclenche une chaleur dans son ventre tandis qu’elle sent une humidité brûlante entre ses cuisses. Elle en mouillerait presque sa culotte, alors elle s’attarde sur cette pensée qui la conduit au bord d’un désir brûlant qu’elle ne s’explique pas : notre univers n’est qu’une expiration de quelque chose. Voilà une idée qui remet en perspective les textes sacrés qu’elle a lu enfant sans rien y comprendre. Elle se remémore :
Au commencement est la Parole Créatrice
La Parole Créatrice est tournée vers la Matrice originelle
La Parole Créatrice est la Matrice originelle.
D’Elle, tout. Sans Elle, rien.
Elle se moquait enfant, avec ces camarades, de ces mots qu’on les obligeait à répéter pour qu’ils se gravent dans leurs esprits. Curieuse déjà, et logique comme sont toutes les petites filles, elle interrogeait la contradiction apparente entre le fait que ce texte était censé parler du commencement du monde, et le présent éternel dans lequel il était énoncé. Sa mère, qui n’était pas encore devenue alors une des prêtresses émérites de Ça suite à l’immense fresque qu’elle avait peinte pour raconter l’histoire du Peuple, souriait tendrement en hochant la tête. Son père, un des plus éloquents philosophes de son temps, clignait de l’œil devant ses questions avec un air malicieux. Il lui disait souvent :
- Va au bout de tes questions, Ilya. Personne d’autre ne peut y aller, que toi…
Elle a longtemps pris ces mots pour un encouragement à penser par elle-même, et à aller au bout d’elle-même, de ce qui l’animait, l’interrogeait, la passionnait. Une injonction à être elle-même et à devenir la chercheuse qu’elle pressentait être. Puis plus tard, elle avait compris qu’il refusait ainsi d’amener la moindre réponse qui eut pu faire obstacle au cheminement de ses questions, et qu’il la prévenait contre tout avis extérieur qu’elle recevrait en réponse à ses interrogations. Non que ces avis généreusement offerts soient nécessairement faux ; ils étaient même certainement vrais, au moins pour celles et ceux qui les lui offraient, si du moins ielles étaient allés les lire au fond de leur être. Car s’ielles ne faisaient que répéter ce qu’on leur avait dit, ielles ne propageaient que l’ignorance dans laquelle ielles se complaisaient. Finalement, le message de son père, longuement médité avec le soin qu’il accordait à l’éducation de la génération suivante, et particulièrement de sa fille unique, était qu’elle ne trouverait la vérité qu’au fond d’elle-même. Elle en était encore loin, se dit-elle, mais elle avait fait un pas décisif vers celle-ci et la réponse lui était venue des étoiles, ou plus exactement, d’au-delà des étoiles. Une onde de tristesse la traverse quand elle pense au plaisir qu’elle aurait eu d’en parler avec lui, et du vide que son décès a laissé dans sa vie et dans celle de sa mère.
Son regard revient à Arthuyr, qui se tient devant elle tandis que le soleil jette ses derniers feux par-delà l’horizon. C’est l’heure bénie, qui voit l’immensité de la nuit s’ouvrir et invite la conscience curieuse, enivrée d’imagination et de questions sans réponse, à la pénétrer. Elle a toujours préféré la nuit au jour, le rêve à la réalité brute qui n’en est qu’une version dégradée, limitée et limitante. Et dans l’écrin de cette nuit, il y a un joyau, pour elle, rien que pour elle, dans la personne d’Arthuyr dont les yeux patients indiquent qu’il attend qu’elle sorte de sa rêverie et reprenne la discussion où ielles l’ont laissé. Il est superbe dans sa tunique mauve avec les bras ornés de bracelets de pierres phosphorescentes qui relâchent la lumière solaire accumulée tout le jour. Elles éclairent son beau visage dans la pénombre qui s’installe, en accentuant le relief et faisant ressortir les ombres dans le pourtour de ses yeux et dans le creux que dessinent ses lèvres. Elle aurait aimé être capable de le sculpter pour garder ce corps intact dans sa beauté pour l’éternité, ou du moins jusqu’à la fin de son existence. Au milieu de son front luit une pierre rouge, le rubis qu’elle lui a offert pour célébrer leur union. Sur sa poitrine, un poisson d’or signale son appartenance à l’ordre des Bardes, des poètes amants de la Beauté, au service de laquelle il a juré fidélité. Il est voué à chanter la merveille de vivre, les louanges de la Créatrice qui, dans son infinie bonté et sa prodigieuse intelligence, a accouché de cet univers, leur prêtant existence commune. Elle se rengorge en pensant que son homme est vraiment beau, et qu’elles sont nombreuses à l’envier d’avoir son attention. Bien sûr, il est libre, comme le sont tous les adultes du Peuple, et elle est fière de voir que jour après jour, il se détourne de tous les appâts odorants et colorés, pour le moins excitants – elle-même y goûterait volontiers, elle le reconnaît – pour lui revenir, à elle seule. Elle est magnifique, elle le sait, et tout particulièrement ce soir, elle s’est faite belle dans sa robe orange, à l’échancrure ouverte jusqu’au-dessus du bas-ventre, sans bijoux comme il convient à une scientifique vouée à la pureté de la vérité, sauf un collier de pierres de lune scintillantes qu’il lui a offert un an après qu’ielles se soient rencontrées.
Sa bouche fait une légère moue tandis qu’il se penche pour servir leurs verres d’un excellent vin qu’elle a débouché pour l’occasion, unique, de célébrer l’aboutissement de sa patiente recherche. Elle songe qu’elle a de la chance qu’il se soit incarné en même temps qu’elle, à moins que cela n’ait rien à voir avec la chance, lui murmure une petite voix intérieure qu’elle se promet d’aller interroger. Elle n’aurait pas pu en aimer un autre que lui. C’est une évidence et elle en sourit, car elle sait bien que c’est le genre de vérité qui caractérise justement l’amour, c’est-à-dire que lui dictent ses hormones déchaînées, et qu’un examen scientifique démentirait. Mais elle veut bien, en cette matière, ne pas être une scientifique et s’abandonner au vent lunaire qui souffle en elle. Elle a de la chance tout de même car ils sont rares dans le Peuple les hommes qui abandonnent les armes et renoncent à se battre pour le pouvoir, la domination sur leurs congénères mâles. Ils entretiennent la légende de lézards primitifs qui vivaient dans les forêts du Nord voilà quelques millénaires, et qui pourraient resurgir, pour conserver leurs équipements guerriers et organiser des joutes, soit-disant au motif de l’entraînement. C’est un archaïsme qui vient de l’époque où les meilleurs guerriers prétendaient au trône et s’arrogeaient les plus belles femmes. Heureusement, les reines guerrières aidées des magiciennes y avaient mis un terme car alors, c’était moins l’ennemi déjà illusoire qui violait les femmes que les brutes enivrées par leur propre puissance sans maîtrise. Depuis lors, ce sont les Mères, le conseil des anciennes assistées par les prêtresses, qui désignent ceux parmi les hommes qui exercent le pouvoir, sous le contrôle des Gardiennes de la terre et de la vie. Mais rares encore sont les hommes qui, ayant renoncé aux armes et au pouvoir, deviennent poètes ou philosophes, et plus tard éventuellement mages et guérisseurs. Ceux-là se montraient dignes de rejoindre les rangs des femmes, c’est-à-dire en fait des êtres conscients sans distinction de sexe, au service de la vie. Arthuyr est un de ceux-ci, et parmi les plus brillants. Elle est décidément flattée qu’il s’intéresse à elle, à ses recherches et plus encore, tout simplement à elle-même, sa lune radieuse, comme il aime à l’appeler. Il est bien son soleil, quoiqu’en fait, se dit-elle tandis que l’astrophysicienne reprend le dessus en elle un moment, il y a là une inversion car astronomiquement partant, la lune reflète la lumière du soleil. Mais dans l’ordre du cœur, tout est inversé, lui a-t-il déjà expliqué, et c’est la lune qui rayonne, le soleil qui sert.
Il lui tend un verre et quand elle le saisit, il lève silencieusement le sien. Elle sait ce qu’il attend, avec la douceur et la patience qui le caractérise. A la gauche d’Ilya, c’est-à-dire à l’Est, calcule-t-elle rapidement, une lueur bleue commence à teinter le ciel. Les deux verres s’entrechoquent dans un tintement, et il dit :
- A ton succès, ma chérie !
Elle opine de la tête et ielles boivent chacune une gorgée de cet excellent vin, récolté et mis en bouteille lors de l’année même où elle a entrepris sa recherche, vingt-cinq ans auparavant. Une année exceptionnelle. A son tour, elle lève son verre et elle dit :
- A l’horizon incommensurable que nous ouvre le petit pas que je viens de faire. A celles qui poursuivront la recherche après moi !...
Il sourit en penchant la tête, visiblement ému, et les verres s’entrechoquent à nouveau tandis qu’à l’Est commence à apparaître une petite lune bleue qui monte rapidement au-dessus de l’horizon. Ielles boivent à nouveau une gorgée et il lève son verre sans mot dire en le présentant à la lune pour qu’elle le bénisse. Elle en fait autant. Il se tourne alors vers elle et, souriant, demande :
- Bon, explique-moi. Je n’ai encore rien compris…
Elle acquiesce de la tête et réfléchit. Où en étaient-ils avant qu’il ne l’interrompe en attirant son attention sur le ciel rougeoyant à l’ouest et l’invite à contempler avec lui ce moment unique qu’est le coucher du soleil ? Ah oui, elle en était à récapituler un peu l’histoire de l’astronomie pour qu’il puisse situer sa découverte. Il savait, comme la plupart des adultes du peuple, que leur planète était la troisième, en comptant à partir du soleil, du système solaire. On lui avait expliqué que bien que petite, cette planète était tout à fait unique de par son atmosphère et les conditions propices qu’elle présentait pour l’apparition de la vie, phénomène apparemment unique dans l’univers. Il n’avait pas de difficulté à la suivre quand elle lui expliquait que leur système solaire était somme toute un système tout à fait banal, organisé autour d’une étoile moyenne et relativement jeune, dans la banlieue de la galaxie, c’est-à-dire assez loin, heureusement, d’un centre qui semblait absorber les étoiles tourbillonnant autour de ce point aveugle que leurs instruments ne parvenaient pas à observer. Jusque-là, il la comprenait bien et il était même capable d’envisager, ce qui était plus rare chez les hommes, que la mesure du temps dépendait de la vitesse de la lumière.
Ils avaient longuement discuté de cette idée une autre fois et elle enthousiasmait Arthuyr, qui se l’était figurée en imaginant qu’il chevauchait un rayon de lumière qui croisait un autre rayon de lumière qu’elle aurait chevauché, et qu’ielles se seraient fait alors alors signes. Son imagination et sa façon de penser la déroutait. Les hiérarques bien avant elle étaient parvenues à cette conclusion de la relativité du temps et de l’espace en fonction du seul invariant de la vitesse de la lumière au prix de savants calculs qui lui avaient réclamé plusieurs années d‘étude pour les assimiler entièrement. Et voilà que le poète, en un éclair d’intuition, avait embrassé tout le problème, ce qu’elle avait vérifié en deux jours intensifs de calcul. Elle étudiait la possibilité de présenter cette démonstration au Collège des Aînées de la Science, mais il restait à surmonter la difficulté de faire valoir que c’était un homme qui avait amené cette approche inédite de la question, ce qui serait discuté plus encore que la démonstration en elle-même. Mais elle ne pouvait passer la contribution d’Arthuyr sous silence et en prendre le crédit pour elle. Elle s’attellerait à ce problème un autre jour. Pour l’instant, il attend, souriant. Le mieux est de repartir de là, se dit-elle. La lune bleue est maintenant toute ronde au-dessus de l’horizon. Elle parle enfin :
- Tu te souviens de ce que je t’ai expliqué à propos de la constance de la vitesse de la lumière dans toutes les directions et dans tous les milieux, et des conséquences que cela a sur notre perception relative de l’espace et du temps ?
Il hoche la tête.
- Bien sûr. C’est prodigieux. D’ailleurs, ne m’as-tu pas dit qu’il est dès lors impropre de séparer le temps des trois dimensions de l’espace, et que nous devrions parler plutôt d’espace-temps, comme un continuum quadridimensionnel ?
Elle sourit d’aise. C’est vraiment un bonheur pour elle d’avoir un interlocuteur de ce niveau pour discuter et réfléchir à haute voix, ce qui ne les empêchait pas d’ailleurs d’arrêter de penser à d’autres moments. A nouveau, cette chaleur dans le bas-ventre et comme une poussée dans ses reins. Il lui faut se concentrer pour garder le fil de son idée :
- En effet. Et te souviens que notre doyenne, la grande Ludyana, a établi que nous sommes dans un univers courbé par la gravitation, un peu comme si nous étions des fourmis à la surface d’une sphère ?
- Absolument. Quelle idée ! Aucun poète, aucun philosophe n’aurait pu arriver à une telle conclusion…
- D’autant que nous savons que cette sphère se contracte. Les étoiles se rapprochent les unes des autres, et les galaxies en font autant…
- Mais ne m’as-tu pas dit que vous soupçonnez, sans pouvoir le prouver entièrement, qu’en un autre temps, un autre âge de notre univers, la sphère se dilatait ?
Elle frétille d’excitation. Il la devance, comme souvent, dans son raisonnement, par cette merveille de l’intuition pure.
- Oui, précisément. Et c’est là que ma découverte intervient justement, en amenant un élément décisif en faveur de cette hypothèse. Car tu comprends bien qu’il ne s’agit là que d’hypothèses validées par des expériences, pas des certitudes mystiques révélées par Ça ou qui que ce soit d’autre ?
Il sourit.
- Oui, j’ai bien compris cela et c’est là que je vous admire, vous autres scientifiques, de pouvoir regarder les vérités que vous avez sous les yeux comme des modèles provisoires, des lunettes au travers desquelles vous regardez la réalité… sans jamais vous arrêter.
Elle le regarde avec indulgence. Elle sait de quoi il veut parler, ils en ont déjà discuté. Lui, tout émotionnel qu’il est en tant que mâle, ne peut qu’aller d’une vérité à l’autre en la prenant à chaque fois pour un absolu. C’est un peu comme avec les femmes, l’avait-elle blagué : quand il est amoureux de l’une d’elles, elle éclipse toutes les autres et voilà qu’elle est l’unique amour de sa vie. Alors qu’elle peut accueillir plusieurs amants, et jouir de chacun d’eux, conservant de chacun quelque chose d’unique. Ainsi en va-t-il des théories scientifiques, qui sont autant de vêtements posés sur l’incroyable mystère qu’est la réalité. Il avait accepté, en même temps que la relativité de l’espace-temps, la relativité des vérités scientifiques, ce en quoi il rejoignait les plus brillants philosophes, dont le père d’Ilya était. Ils étaient tombés d’accord que le poète et la scientifique qu’ils étaient se rejoignaient dans l’émerveillement devant la beauté et l’immensité du mystère. Il l’avait ému, lui laissant pressentir qu’il entrevoyait quelque chose qu’elle ne saisissait pas encore, quand il lui avait dit que seul un amant éperdu d’amour pouvait contempler la Réalité dans sa nudité, sans vêtement, sans théorie. Alors, avait-il ajouté, c’est la Créatrice Elle-même, la Divine, la Radieuse, que contemplerait l’amant. Mais dès lors, il n’y avait plus d’amant car il était consumé par ce feu d’amour, comme le papillon s’offrant à la flamme. Que l’amour puisse être un moyen de connaissance, cela continuait à échapper à Illya. Et cela l’émouvait profondément de penser qu’il avait peut-être là quelque chose à lui enseigner, à lui montrer, qui pourrait la combler au-delà de toute mesure. Car si la vérité et l’amour pouvait s’unir dans son expérience et sa compréhension comme elle et lui s’unissaient parfois dans leurs corps, elle le sentait obscurément : tout en elle et dans l’univers, serait réuni. Un.
- Pour en finir avec les préliminaires, tu te souviens de la conséquence remarquable de la courbure de l’espace, à savoir que si tu partais dans l’univers en suivant une ligne droite, au bout d’un temps très long mais non infini, tu reviendrais à ton point de départ ?
- Oui, c’est clair. Et cela introduit une étrange question, n’est-ce pas ? Dans quel espace sur-jacent se déploie cette sphère à la surface tridimensionnelle dans laquelle nous, petites consciences prises dans les rets de la relativité, vivons si brièvement ?
- Exactement.
C’était mieux formulé qu’elle n’aurait pu le faire. Avec la touche poétique renvoyant à la brièveté toute relative de leurs existences. Ils avaient déjà discuté du fait que, même s’ils avaient été voués à vivre aussi longtemps que le soleil, cela leur aurait paru bref. Que c’était la nature du temps et de la conscience. Bon, elle peut maintenant tout lui dire car elle sait qu’il aura tous les éléments pour comprendre la portée de ce qu’elle va lui annoncer. Elle commence donc par le commencement :
- Bon, alors voilà. Comme tu sais, je suis en charge, avec beaucoup d’autres, de l’analyse des résultats obtenus par l’Œil, qui est en fait une immense oreille car il nous permet d’écouter le rayonnement de l’univers en captant sa lumière dans toutes les directions et toutes les fréquences accessibles, et d’observer les galaxies lointaines...
Il acquiesce de la tête en resservant le verre qu’elle tient encore en main, presque vide, et il lève la bouteille vers le ciel en disant avec emphase :
- Oui. Gloire aux deux générations de physiciennes qui t’ont précédée et se sont attelées à la tâche prodigieuse de construire l’Œil par lequel nous pouvons percer les secrets de l’univers lointain ! Gloire à elles, et à toi qui recueille les fruits de leurs efforts !…
Elle est touchée. Elle lève son verre. Il a raison. L’Œil est un prodige de technologie, la plus avancée du Peuple, et ce projet n’a été rendu possible que par la collaboration de milliers de chercheuses anonymes, et aussi par l’établissement de la paix sur l’ensemble de la planète, permettant la multiplication des observatoires tout autour du globe et le partage de l’ensemble des résultats, au bénéfice de toutes les académies de recherche. Il se ressert à son tour. Elle continue :
- Plus précisément, ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que je suis chargée, avec beaucoup d’autres, de travailler à la correction des erreurs et l’élimination des interférences qui peuvent venir de différentes sources. Par exemple…
Elle montre de la main les lumières dans la vallée qui sont maintenant allumées. Elle jouit de vivre dans les hauteurs, dans la pureté de la nuit qui les enveloppe désormais, avec les étoiles toutes proches qui commencent à poindre. Elle apprécie qu’il n’éprouve pas plus qu’elle le besoin d’allumer les feux éclairants et qu’il goûte la douceur de l’obscurité bleutée dans laquelle ils parlent.
- Par exemple, la pollution lumineuse des villes peut être une source d’interférence, et quantité d’autres facteurs. Or Thuryana, qui m’a formée et dont j’ai pris la relève, et son équipe, étaient parvenues en leur temps à une conclusion étonnante, que nous prenions cependant encore alors pour résultant d’une anomalie : il y a un bruit de fond dans l’univers. Ou plutôt, devrais-je dire, il y a un rayonnement de fond.
Elle se tait quelques instants, le laissant apprécier ce qu’elle avance. Il a le front plissé, ce qui l’amuse. Il interroge :
- Tu veux dire que vous vous attendiez à ce que le rayonnement que vous observez soit seulement celui des étoiles que vous voyez avec votre Œil ?
Elle est surprise de la rapidité avec laquelle il va au cœur du problème, encore une fois.
- Oui, c’est cela. Nous nous serions attendu à ce que la lumière observée le soit sur un fond entièrement neutre, comme une note de musique se détachant sur le silence...
Il poussa un léger grognement appréciateur, l’invitant à poursuivre.
- J’ai passé quinze ans à me battre contre cette anomalie en cherchant toujours à améliorer la technologie, que je soupçonnais d’être la cause de ce bruit de fond. Je suis devenue la spécialiste incontestée du problème. Et puis j’ai dû me rendre… à l’évidence. Une évidence que j’ai mis encore dix ans à établir sans aucune contestation possible.
Elle marque une pause. Ce qu’elle va dire fera date dans l’histoire de la science, elle le sait. Il est le premier, hors de son équipe avec qui elle a validé et revalidé tous les résultats, les observations et les calculs, à entendre ce qui va suivre :
- Les filles et moi avons tout tenté, et nous sommes arrivés à la conclusion que quelle que soit la technologie employée, quelles que soient les conditions, et quelle que soit la direction dans laquelle nous écoutons – sa voix s’étrangle – il y a un bruit de fond dans l’univers. C’est-à-dire qu’il y a un rayonnement fossile, qui nous vient des temps les plus lointains qu’ait connu l’univers…
Il s’agite tout à coup, semblant tout aussi remué qu’elle par ce qu’elle vient d’énoncer :
- Un rayonnement fossile, dis-tu ? Comme ces fossiles que nous retrouvons dans le sol, et qui nous parlent du passé lointain de notre terre, des espèces végétales et animales qui nous ont précédé, qui ont disparu depuis longtemps ?
- Oui.
- Mais alors… ?
Elle ne peut que hocher la tête devant l’énormité de ce qu’il est en train de comprendre, comme elle a fini par le comprendre. Il interroge encore :
- D’où vient ce rayonnement fossile ? De quel événement universel, en avez-vous une idée ? Le début d’une idée, une hypothèse ?
Elle sourit. Il ferait un parfait petit scientifique si les hommes étaient admis dans ces domaines de la pensée pure. Elle boit une gorgée avant de répondre avec une voix qui tremble un peu :
- Oh, nous avons mieux qu’une hypothèse. Une certitude, pour une fois. Il n’y a qu’une explication possible…
Elle ménage son effet, le suspense, en songeant quelques instants à l’ironie de la chose. Il fallait que ce soit elle, qui agaçait son père en lui disant que toutes ces histoires de création de l’univers et de commencement du temps n’étaient que des fariboles bonnes pour des hommes en proie à leurs rêveries émotives, s’accrochant à des croyances dépassées depuis longtemps par la science, qui assène au Peuple cette vérité :
- Ce rayonnement fossile vient du commencement de l’univers, d’une gigantesque explosion de lumière dont tout est né…
La réaction d’Arthuyr ne la déçoit pas. Il saisit immédiatement les implications les plus profondes de ce qu’elle vient d’énoncer. Il porte la main à son cœur en s’exclamant :
- Oh ! Ça…
- C’est cela. Ça, dans toute sa magnificence !…
Un moment de silence ému les réunit tous les deux. Elle en profite pour finir son verre tandis que lui boit à petite lampée, la tête penchée et le regard perdu dans le vide. La lune bleue, maintenant haute dans le ciel, éclaire son visage empreint de gravité. Il relève la tête et la regarde intensément :
- Mais alors, tu viens donc de prouver que l’univers a été créé un jour ?
Elle réplique immédiatement :
- Non, j’ai seulement prouvé que l’univers a commencé un jour, ou peut-être plutôt une nuit d’ailleurs – elle rit – car il n’y avait pas grande lumière avant que l’univers n’apparaisse… dans une explosion de lumière.
Il s’esclaffe avec elle avant de lever un sourcil interrogateur :
- Avant ?
Il a saisi le paradoxe au vol, avec la légèreté de celui qui attrape un papillon en veillant à ne pas le blesser. A la différence de tous ceux qui veulent clouer le papillon sur un tablette, il supporte de rester avec une interrogation insoluble.
- On ne peut pas dire « avant » puisqu’il n’y a pas de temps mesurable, la mesure du temps dépendant de la lumière…
- Je vois…
- Voir dépend aussi de la lumière…
Elle plaisante, car ils ont tous deux besoin de détendre l’atmosphère. Il reste sérieux :
- Au commencement, quoi alors ?
- Une concentration prodigieuse d’énergie en un seul point infinitésimal, sans aucun espace-temps. Et puis boom ! Ou plutôt bang. Un bang tellement grand et tellement fort que nous l’entendons encore… en prêtant l’oreille, en écartant tout le reste.
- Oh mon Ça !…
A nouveau, il a la main sur le cœur. A quoi pense-t-il, lui, le poète ? Peut-être à ces mots qui viennent des voyants des âges les plus anciens :
Si mille soleils se levaient
Et resplendissaient dans l’azur, 
Leur éclat aurait la féroce
Splendeur de ce tout-puissant Soi.
Splendeur. C’est le mot. Elle a médité ces paroles, se demandant comment les anciens avaient pu entrevoir la vérité, l’évoquer poétiquement. C’était à une époque légendaire où les hommes étaient tous poètes et les femmes toutes prêtresses du Mystère d’Être. Alors, pour le rejoindre dans sa rêverie, elle récite les vers sacrés et il incline la tête, en révérence. Et quand le silence revient, il demande encore :
- Tu as une idée de combien de temps s’est écoulé depuis le début… du temps ?
- Oui, une idée précise, avec un pourcentage d’erreur de moins de 0,001 %.
Cela l’amuse de le faire languir. Elle a l’entre-jambes trempé. Il faudra qu’elle vérifie si ce n’est qu’en sa présence que parler de tout cela l’excite ainsi, car ce serait du plus mauvais effet devant le Collège. Il n’y tient pas :
- Et alors ?
- Cent vingt-et-un mille milliards de nos années, et des poussières…
Il reste un moment silencieux, sans doute à tenter comme elle d’envisager la grandeur de ce nombre, et ne serait-ce que la multitude confinant à l’infini d’existences comme la leur. Pour l’aider à remettre tout cela en perspective, elle ajoute :
- Je te rappelle, pour te donner une idée des proportions en jeu, que nous avons établi que notre soleil existe depuis neuf milliards d’années, et notre planète a environ huit milliards d’années...
Il ne bronche pas. Il regarde le ciel au-dessus d’elle. Elle tend son verre, qu’il ne voit pas, alors elle prend la bouteille et se ressert. Deux vers du chant des anciens voyants lui reviennent encore à l’esprit. Elle les cite à voix haute :
Je suis la mort qui broie les mondes
Et anéantit toutes choses.
Il sursaute, la regarde, un peu interdit. C’est ce qu’elle voulait, avoir son attention pour lui amener un dernier élément de réflexion :
- Nous sommes parvenus à une conclusion aussi. Une conclusion pessimiste, même si nous avons encore tout le temps d’y penser...
Il ne dit rien alors elle continue :
- L’univers est passé par une phase d’expansion puis de stabilité, et maintenant, comme je te le disais, nous savons qu’il est en contraction. Nous pouvons prévoir qu’il va progressivement s’effondrer sur lui-même sous la pression gravitationnelle qu’il engendre.
Il reformule cela poétiquement, comme elle pouvait s’y attendre :
- L’univers va mourir, alors ?
- C’est cela. L’univers est né une nuit, et il mourra une autre nuit.
- Comme chacune de nous…
Elle admire le flegme avec lequel il prend cela. Mais c’est vrai, les poètes et les philosophes, et les hommes en général, envisagent plus volontiers la mort que les femmes, qui se tiennent du côté de la vie. Quoique la Déesse soit la Maîtresse des mystères de la naissance et de la mort, leur répétait-on depuis l’enfance. Il questionne encore :
- Combien de temps ? Je veux dire, combien de temps avons-nous avant que l’univers ne meurt, et si je comprends bien, redevienne un point infinitésimal, sans espace-temps ?
- Nous avons évalué qu’il nous reste environ vingt-neuf mille milliards d’années.
Il rit :
- Alors, il faut se dépêcher d’aller à l’Essentiel…
Elle secoue la tête, ne comprenant pas. Puis sérieusement, il revient au point clé :
- Et tu imagines quoi, alors, « avant » ?
Elle ose lui livrer ses plus folles réflexions :
- Un autre univers. En expansion, puis en contraction. Une infinité d’autres univers. Vie, mort, vie…
Il lit dans ses pensées :
- Une respiration. Comme nous. Expiration, inspiration. Jour, nuit. Naissance, mort, et renaissance. Explosion de lumière et effondrement. Ça respire !..
Elle tique. Elle n’a jamais voulu admettre ces idées de réincarnation dont il est friand. Il est convaincu qu’il l’a connue dans une autre vie, que c’est pour cela que leurs corps et leurs âmes s’accordent si bien. Il plaisante avec ça en disant qu’il a souvent été une femme et qu’elle, en tant qu’homme, le faisait jouir en le prenant dans toutes sortes de positions qui lui reviennent en mémoire, et qu’il aimerait expérimenter avec elle… de l’autre coté. Bon voilà, une onde de plaisir vient allumer son bas-ventre qui prend à nouveau feu. Ce n’est pas sérieux, ils sont dans une discussion scientifique tout de même. Alors elle lance l’interrogation qui la travaille depuis qu’elles ont calculé l’âge de l’univers :
- Mais il me reste une question. Une énorme question. Qu’en penses-tu ? Je me demande pourquoi l’univers a attendu près de cent vingt-et-un mille milliards d’années pour créer de la conscience. Je veux dire, une conscience comme la notre, capable de l’envisager dans sa splendeur, de le comprendre au moins en partie, de chanter sa beauté. Pourquoi ? C’est absolument illogique…
Il la regarde. Ses yeux brillent passionnément. Derrière lui, au Sud, une lueur orangée commence à apparaître dans le ciel, accentuant les ombres autour d’eux. Ils passent un long moment en silence, qu’il rompt finalement alors qu’elle n’attendait plus rien :
- Il faut bien que tu sois femme pour poser une telle question, qui déjà dépasse le plus hardi de nos philosophes. Peut-être la seule hypothèse qui tienne est-elle que la conscience était là depuis le début, et que c’est elle, la matrice dont naît l’univers et dans laquelle il se résorbe…
Il se lève alors et, contournant la petite table entre eux sur laquelle il dépose son verre, vient s’asseoir à côté d’elle. Elle a le cœur qui bat la chamade. La chaleur envahit tout son corps tandis qu’il s’approche d’elle. Sans un mot, il se penche sur elle et l’embrasse doucement, longuement, puis il se recule pour la regarder, et d’un geste l’invite à se tourner avec lui vers le Sud, où se lève maintenant une énorme lune orangée dont la lumière embrase tout. Elle a beau être habituée à ce spectacle majestueux, il l’émeut toujours autant, surtout quand Arthuyr est avec elle, si proche. Elle a l’impression alors que la grande lune vient allumer un incendie en elle. C’est alors qu’il dit :
- Ce que je sais avec certitude, car je l’ai lu au fond de mon cœur, c’est qu’il suffit d’un instant de conscience à quelque moment que ce soit de l’éternité, dans une existence aussi brève soit-elle, pour que celle-ci, la conscience, embrasse l’univers tout entier, et au-delà de l’univers, l’Être tout entier avec ses myriades d’univers aussi nombreux que les étoiles, et l’Éternité qui contient tout…
Elle a un peu de mal à le suivre. La conscience qui embrasse tout, elle veut bien, il va falloir qu’elle y pense, mais là, elle a surtout envie qu’il l’embrasse, elle. Il la devine bien. Il s’approche, effleure sa bouche du bout de ses lèvres puis se retire encore pour ajouter d’un ton un peu sentencieux, en souriant :
- Et ce que je sais encore plus clairement, parce que je le vis à chaque fois, c’est qu’un instant d’amour vrai s’inscrit dans l’Éternité au-delà de la naissance et de la mort des univers, comme la seule lumière impérissable.
Elle opine doucement de la tête, puis elle se penche pour poser son verre sur la table, et se redressant, elle le toise un peu. Puis elle caresse son beau visage du bout de ses griffes qu’elle a laissé sortir et qui brillent maintenant comme des lames d’acier dans la lumière des deux lunes. Elle pourrait le déchirer, le dévorer, et elle sait qu’il se laisserait faire, qu’il s’offrirait encore à elle tout entier. Elle admire l’impassibilité tranquille avec laquelle il contemple sa puissance de femme accomplie, sans trembler une seconde, sans se soumettre non plus, tout dans sa puissance d’homme. Ses écailles à lui se colorent de rosé, de rouge et d’orangé tandis qu’elle passe par toutes les teintes du bleu au vert. Alors, elle baisse la tête et offre son cou en murmurant :
- Montre-moi…

Pour comprendre les implications philosophiques de cette nouvelle, il faut savoir que sur Gaïa (notre terre), nous avons découvert le rayonnement fossile de l'univers, ou fonds diffus cosmologique, en 1965 grâce aux travaux de A. Penzias et R. Wilson, ce qui nous a permis de dater le Big Bang à environ 14 milliards d'années. Notre soleil aurait 4.6 milliards d'années et Gaïa, 4.571 milliards d'années. Toutes les citations, sauf les premières lignes du prologue de l’Évangile de Jean reformulées à ma façon, sont extraites de la Bhagavad Gita dans la traduction de Stephen Mitchell. 

Par ailleurs, les lunes bleue et orange sont un clin d’œil en forme d'hommage à Haruki Murakami, qui évoque dans 1Q84 le fait que leur apparition soit l'indice de l'entrée dans un univers parallèle, ou peut-être ce qu'on pourrait appeler le temps du rêve. Le poisson d'or que porte Arthuyr est un autre clin d’œil en forme d'hommage à Philip K. Dick, mon maître éternel en fictions délirantes. Autant d'indices que vous pouvez retrouver dans la plupart de mes écrits.

dimanche 6 octobre 2019

Démembrement


J’ai entendu cet été un rêve très particulier. C’est le genre de rêve qui vous marque, qu’on le reçoive ou qu’on en soit simplement le témoin. Disons-le tout de suite, c’est un rêve terrible, comme le titre que j’ai donné à cet article le laisse entendre. Âmes sensibles s’abstenir, et pourtant… au-delà de l’horreur apparente qui le rend difficile d’accès, c’est un rêve précieux et en fait archétypique, qui signe un passage très important dans la vie de la rêveuse. Le rêve lui-même tient du rite de passage, et peut être mis en lien avec un très ancien rituel de renouvellement. Au-delà de sa dimension personnelle, c’est un rêve qui peut tou(te)s nous concerner car l’archétype est une dimension collective, et c’est pourquoi j’ai demandé à la rêveuse la permission de l’exposer et de le commenter ici. Je veux illustrer ainsi ce que l’on peut appeler à bon droit « l’alchimie du travail avec les rêves », c’est-à-dire le fait qu’en travaillant avec les éléments difficiles qui ressortent de nos rêves, nous grandissons et nous mûrissons – nous nous transformons.

La rêveuse a reçu ce rêve dans la nuit précédant sa signature d’une offre d’achat pour une maison, signature qui a marqué pour elle l’approche d’un grand changement puisqu'elle a passé les 3 années antérieures dans une vie de nomade, sans avoir vraiment de domicile fixe. L’achat de cette maison va avec le projet d’offrir un gîte aux pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, comme une façon pour elle de continuer à marcher sur le Chemin. Ce point mérite d’être mentionné car il pointe vers l’arrière-plan spirituel du rêve, et sa dimension alchimique – Saint-Jacques est le patron des alchimistes, et il y a dans ce rêve un élément frappant qui nous renvoie symboliquement à l’ancienne Égypte, patrie d’origine de l’alchimie occidentale. Et puis, pour approcher un tel rêve, nous avons bien besoin de la protection symbolique de la mérelle1.


Voici le rêve :

Je marche sur un large chemin de terre montant en pente douce, au milieu d'une forêt de grands arbres. Le sous-bois est clair et laisse passer la lumière. J'arrive sur un plateau le chemin débouche dans une immense clairière. Au centre de celle-ci un très grand lac entouré de prairies d'herbes hautes et vertes, elles-mêmes entourées d'arbres identiques à ceux de la forêt traversée. L'eau est de couleur sombre et brillante (une eau miroir presque noire). Le chemin amène à ce lac. A la fin de celui-ci, juste au bord de l'eau, un jeune homme de dos d'une vingtaine d'année tient de sa main droite la main gauche d'une petite fille. Ils avancent lentement vers l'eau. Une femme "âgée", cheveux long libres et gris blancs, en longue robe, marche vers eux sortant de la forêt et traversant la prairie sur la droite du lac. Elle prend la main droite de l'enfant dans sa main gauche et avance avec eux vers l'eau. Je suis juste à la lisière de la forêt et des prairies et je les vois donc de dos.

Ils commencent à entrer dans l'eau. J'aperçois du bois flottant au centre et à l'extrémité opposée du lac. Un pré-sentiment, une intuition me font sentir que cela peut être dangereux. Je les appelle. Pas de réaction de leur part. Je continue à avancer.... mon regard change et je commence à voir à travers l'eau, comme si je radiographiais ou scannais celle-ci. Elle est trouble mais je distingue de mieux en mieux. Les morceaux de bois sont des crocodiles. Certains laissent juste voir leurs dos à la surface de l'eau, beaucoup restent en dessous. Ils convergent lentement vers les trois personnes qui ont maintenant de l'eau jusqu'aux hanches pour l'homme et la femme et jusqu'au cou pour l'enfant. Je continue à les appeler et même à crier qu'il y a un danger. Je crains que les crocodiles les aient sentis et si l'un d'eux mordait, le sang attirerait tous les autres et l'homme, la femme et l'enfant seraient déchiquetés et disparaîtraient, entraînés au fond du lac.

Je suis en colère pour ce qui me parait être de l'inconscience de cette femme. Pour moi, elle devrait être sage et pleine d'expérience. Ce que je prévoyais arrive, ma vision me montre les crocodiles qui attaquent. Les corps sont démembrés, déchiquetés sous l'eau. Je regarde la scène. Ils ne disparaissent pas.

La rêveuse précise : « Je me réveille. Ce rêve fort n'a pas été vécu comme un cauchemar. »

Le fait que ce rêve n’ait pas soulevé un sentiment d’horreur chez la rêveuse est évidemment le premier point qui a attiré mon attention, comme une incongruité signalant que le rêve n’est pas nécessairement ce qu’il semble être. Le conscient, en s’emparant de telles images, va y voir nécessairement un cauchemar que l’on interprétera éventuellement comme cristallisant des peurs inconscientes de la rêveuse, mais son sentiment au réveil dément une telle approche. Les incongruités sont nos portes d’entrée dans le rêve, là où se signale l’inconscient, c’est-à-dire que quelque chose échappe au conscient…



Disons-le d’emblée : c’est un rêve qui réclame une interprétation, et beaucoup de prudence dans l’intégration de son énergie transformatrice. Ce n’est pas le genre de rêves avec lequel je travaillerais directement avec le ressenti corporel et émotionnel, tout simplement parce que je ne prendrais pas le risque d‘exposer la rêveuse à une identification avec les protagonistes du rêve. Avec tous les rêves présentant des thèmes évoquant la désintégration ou le déchiquetage d’un corps, nous sommes tenus à la plus grande prudence car nous nous trouvons en présence d’images évoquant un risque de morcellement ou de fragmentation psychique. Cela ne veut pas dire que la rêveuse soit psychotique mais nous avons des précautions d’usage à respecter devant de tels rêves. C’est là que le travail d’interprétation s’avère tout particulièrement justifié – il ne faut pas rester avec un tel rêve non interprété – et tenir en fait du bouclier, et du filtre, permettant d’approcher et d’absorber la puissance disruptrice du rêve.

C’est la fonction du symbole, et de l’élaboration symbolique, que de faciliter l’approche de contenus inconscients qui, s’ils émergeaient directement à la conscience, pourrait en menacer l’intégrité. Von Franz signale que lorsque des personnes présentant un risque psychotique sont exposées à des images symboliques vivantes, qu’elles proviennent de leurs rêves ou de contes, de mythes, la compréhension symbolique qu’elles en retirent les aident à faire face à l’expérience accablante d’une irruption de l’inconscient. Nous vivons tou(te)s des processus de transformation, c’est-à-dire souvent de désintégration, dans notre psyché inconsciente, mais c’est notre capacité à communiquer ce qui en parvient à la conscience qui garantit notre santé psychique. Ainsi Von Franz écrit-elle que :

« Une certaine connaissance du symbolisme agit, pour ainsi dire, à la manière d’un filet permettant de recueillir le mystère indicible d’une expérience immédiate de l’inconscient. »

La forêt et le lac sont deux symboles caractéristiques de l’inconscient. La première symbolise un aspect de la vie naturelle, dans laquelle la rêveuse va par un Chemin en pente douce, tandis que le lac évoque la dimension émotionnelle de la relation avec l’inconscient. Et il y a dans ce rêve un élément typique qui appelle immédiatement l’attention : le contraste entre la belle lumière dans laquelle baigne la forêt, et la noirceur de l’eau du lac, « de couleur sombre et brillante » : « une eau miroir presque noire ». C’est un peu comme si la lumière de la conscience était présentée là comme un écrin au centre duquel se tient le joyau de l’obscurité sombre et brillante qu’il va falloir approcher. Un travail intérieur avec l’aspect obscur de la psyché se dessine.

Fort heureusement, ce n’est pas la rêveuse qui entre dans ces eaux noires mais un trio non moins typique : une femme, un homme, une enfant prépubère. C’est une image de l’inconscient dans lequel il y a une représentation du féminin, du masculin, et de la nouvelle vie qui naît de leur union. Du point de vue symbolique, il faut souligner qu’avec ce trio et la rêveuse, nous avons quatre personnages dans ce rêve, et donc une représentation de la totalité psychique. Il y a un bel équilibre dans cette image, que ce soit par la présence de la fillette (puer) et de la vieille femme (senex) que celles du masculin et du féminin dominant. Les trois âges de la vie sont aussi représentés avec l’enfant, le jeune homme et la vieille femme. On peut donc penser que ce rêve porte la signature du Soi, c’est-à-dire qu’il parle de la prochaine étape qui se dessine dans l’individuation de la rêveuse.

Compte tenu des circonstances dans lesquelles il est survenu, il est vraisemblable qu’il s’agit d’un rêve initial donnant la note du nouveau cycle de vie dans lequel la rêveuse s’est engagée en signant son offre d’achat. Un tel augure, à l’abord d’une nouvelle aventure de vie, en ferait reculer plus d’un(e). Ce n’est pas le cas de la rêveuse, qui a la maturité spirituelle lui permettant d’envisager, dès nos premières discussions autour de ce rêve, sa dimension initiatique. Il faut préciser qu’elle a beaucoup cheminé sur la voie chamanique, or la tradition rapporte que le candidat à l’initiation chamanique est souvent symboliquement démembré ou découpé en petits morceaux par les esprits, ce qui prélude à une recomposition à un autre niveau.

On retrouve ce thème du morcellement dont je parlais plus haut, qui, quand la crise n’est pas vécue dans sa dimension transformatrice et initiatique, présente le visage hideux de la folie, et qui cependant est une étape décisive de croissance pour les chamans. Il semble qu’il n’y ait pas de psychotiques dans les sociétés traditionnelles car le cadre symbolique qu’offre une culture en prise avec la nature et l’inconscient permet d’intégrer ces épisodes. Dans notre culture, on retrouve la même thématique dans l’alchimie avec l’œuvre au noir et la putréfaction qui suit la nécessaire mort symbolique. C’est l’angle sous lequel j’ai proposé à la rêveuse de considérer son rêve :

C’est un grand rêve qui annonce une transformation radicale qui tient de l’initiation chamanique, dans lequel les crocodiles symbolisent la puissance transformatrice, le Destructeur qui permet par son action au nouveau d’apparaître. Il est d’une grande importance dans la vie personnelle de la rêveuse à l’abord du nouveau cycle de vie qui s’ouvre à elle, mais il a aussi une portée collective dans ce que nous sommes tou(te)s, individuellement et collectivement à l’heure où nous devons envisager l’effondrement de notre civilisation, à risque de rencontrer celui que les anciens égyptiens appelaient Sobek, le Purificateur d’Âme, le dieu-crocodile. Il constelle le thème du sacrifice, et plus précisément celui du sacrifice de l’enfant, symbole d’innocence, mais aussi, comme nous le verrons plus loin, celui de l’« enfant intérieur » qui doit être sacrifiée pour permettre à l’adulte psychologique d’émerger.



Dans le dictionnaire des symboles (Jean Chevalier et Alain Gheeerbrant), le crocodile est décrit comme un cosmophore, un porteur du monde. C’est une divinité nocturne et lunaire qui règne sur les eaux primordiales, « dont la voracité est celle de la nuit dévorant chaque soir le soleil ». Il symbolise certains aspects des forces maîtresses de la mort et de la renaissance. Certains peuples y voient un grand ancêtre, avec souvent un rôle initiatique. En Égypte, il y avait des crocodiles sacrés dans certains temples car on leur prêtait un rôle dans le jugement divin des défunts : ceux qui échouaient à la pesée des âmes étaient dévorés par le grand Crocodile. Mais alors que dans plusieurs cultures, dont la Chine et les Mayas, le crocodile est aussi associé à la fertilité et l’abondance, nous en avons une vision seulement négative en Occident, où il y a un relatif consensus à dire qu’il représente « une attitude sombre et agressive de l’inconscient collectif ».

En psychologie des profondeurs, nous considérons avec Jung que les animaux qui apparaissent dans les rêves symbolisent des forces instinctuelles. Quand il s’agit d’animaux à sang froid, comme les serpents ou les crocodiles, il s’agit de puissances archaïques très éloignées de la conscience, encore très loin de pouvoir s’humaniser. C’est dangereux. On ne peut pas faire confiance à un crocodile. Je me souviens d’avoir été effrayé dans une loge de rêve d’entendre un jeune homme expliquer qu’il s’approchait d’un crocodile sans aucune peur, en le sentant complètement pacifique. Pour moi, une telle attitude signale un idéalisme spirituel qui ne tient pas compte de l’ombre et invite le crocodile à mordre pour délivrer sa leçon de vie. Dans un autre rêve que j’ai entendu récemment, nous convenions avec la rêveuse que le crocodile pouvait renvoyer aux réflexes possessifs et agressifs du cerveau dit reptilien. Car le crocodile, comme tous les reptiles, n’a pas de cerveau limbique, c’est-à-dire aucune capacité de relation émotionnelle. C’est une force brute, destructrice, qui symbolise fort bien les aspects sombres de la nature et de l’inconscient.

Cependant, il n’y a pas d’initiation, et donc de croissance réelle, sans qu’intervienne le Destructeur que la mythologie hindoue symbolise sous les traits de Shiva. La mort symbolique prélude à la renaissance, et le démembrement est nécessaire pour un rem embrement, c’est-à-dire une recréation à un niveau supérieur d’organisation et de conscience. En 2013, j’ai eu la chance de vivre un rite de passage remarquable inspiré de la tradition celtique sur ce thème archétypique du démembrement – remembrement. C’est alors, sans que j’en ai conscience sur le moment, que s’est décidé au profond de ma psyché le changement radical de vie qui m’a ramené en Europe quelques années après. J’en ai retenu le passage par un état très particulier de mise à nu intérieure, dans une vulnérabilité qui va avec l’absence de toute forme définie, de toute carapace protectrice, entre le démembrement de l’ancienne personnalité qui meure et le remembrement préfigurant la nouvelle personnalité qui s’apprête à émerger. C’est à partir de cette expérience et de ma formation de passeur dans Ho Rites de Passage, où je me suis particulièrement intéressé à ces processus de transformation et à leur cadre symbolique, que j’ai interprété ce rêve. Cela n’exclue pas qu’il y ait d’autres niveaux d’interprétation possibles, tout aussi valables. A partir de là, on peut creuser…

La rêveuse, après que nous ayons discuté de cette interprétation, m’a indiqué que le sentiment qui lui restait avec ce rêve était une grande colère envers la femme de ne pas voir prévenu l’enfant. Plus tard, en loge de rêves, la rêveuse a été submergée par une vague de tristesse en disant que la petite fille avait été conduite au sacrifice. Ma résonance alors avait rappelé une parole de Jung qui s’exclamait que « Dieu est terrible », et qu’on pouvait penser que la tisseuse des rêves prévenait la rêveuse avec ce rêve de la présence de crocodiles dans la psyché. Poursuivant la discussion du rêve, nous en sommes arrivés à évoquer la présence en filigrane de la Grande Mère, d’Isis, et la rêveuse a inscrit son rêve dans le mythe du démembrement d’Osiris par Seth, et a commencé à accepter que ce dernier pourrait à avoir un rôle positif à jouer dans l’histoire. Elle a relié son rêve au mythe de la conception de la Reine de Saba, qui veut que sa mère, se baignant dans un fleuve, a été fécondée par un crocodile. Elle a parlé d’un processus de « dé-mentalement » des structures...


Après quelques mois, je l’ai recontactée pour finaliser l’écriture de cet article, et elle m’a encore parlé de ce « dé-mentalement » qui semble être la signature énergétique du rêve. Et nous sommes entrés dans le vif du sujet quand j’ai évoqué l’horreur de voir l’enfant démembrée et qu’elle m’a dit que non, il n’y avait pas de sentiment d’horreur. On en revenait à cette incongruité qui est la porte d’entrée dans le rêve, et elle a continué en interrogeant : mais qu’est-ce qui mérite chez l’enfant d’être démembré ? En cheminant avec le rêve, elle en venait à se dire qu’il s’agissait de détruire le faux self de l’enfant, l’illusion attachée à l’idéalisation de l’enfance et à l’identification avec la blessure, le traumatisme, etc. Elle avait entendu Pierre Trigano, parlant à la radio d’un autre rêve, mentionner que le crocodile peut représenter le matriarcat, et cela avait pris tout son sens pour elle. Isis, la Grande Mère, a une dimension totalisante, pour ne pas dire totalitaire, qui maintient dans l’enfance et empêche le moi adulte d‘émerger. Il s’agissait d’arrêter de continuer à attendre que la mère prenne la rêveuse par la main et montre le chemin, conduise à la sécurité.

C’est alors, dans la discussion, que la clé du rêve est apparue. La rêveuse m’a dit : « la femme sait ». Elle est revenue dans le rêve. Elle voit dans les eaux troubles et elle distingue clairement les crocodiles, mais surtout elle « voit » que la femme sait, et qu’elle aussi se sacrifie, « pour accompagner la petite fille dans la transformation ». Le jeune homme ne sait pas, lui, et va donc à la mort dans une certaine inconscience. Mais la vieille femme est entièrement consciente de ce qu’elle fait. Elle accomplit le rite de passage du sacrifice de l’enfant intérieur pour entrer vraiment dans l’âge adulte. Notre discussion m’a fait alors penser à ce qu’en dit Ginette Paris dans « au-delà de la honte et de l’orgueil » (nouvelle édition de « la sagesse des larmes ») :

« Tous les individus, de toutes les races et de toutes les cultures, hommes et femmes, sont pour la plupart placés devant le défi de la survie (le travail) et le défi des relations (l’amour sous toutes ses formes). Donc, pour sortir d’un narcissisme propre à l’enfance et pour s’orienter dans le bon sens, le premier pas consiste non pas à se tourner vers son enfant intérieur, comme le suggère une certaine psychologie populaire, mais de s’en éloigner. (...) Les approches basées sur le monomythe de l’enfant intérieur monopolisent aujourd’hui la conscience de bien des individus. Les blessures, les besoins, la vulnérabilité de l’enfant ont reçu une attention qui a fait de cet archétype une divinité tyrannique. Ce Dieu Enfant fait écho à un monothéisme répressif; nous avons simplement remplacé Dieu le Père par un Dieu Enfant, tout aussi unique, jaloux et omnipotent.

Il ne s’agit pas de nier que l’enfant-en-nous mérite notre attention, et que cet archétype représente non seulement la vulnérabilité fondamentale, mais qu’il est aussi le symbole de la joie, du jeu, de la spontanéité et du renouvellement. Toutes les écoles de sagesse et de disciplines spirituelles s’entendent pour dire qu’il faut porter attention à cet enfant intérieur et de ses besoins propres, car, pour qu’il cesse de geindre et de manipuler, il faudra développer envers lui une attitude de compassion pour lui permettre d’évoluer. Mais en faisant de lui le centre de notre conscience psychologique nous allons tout droit vers une victimisation: l’enfant intérieur deviendra vite un tyran, pour soi-même et pour les autres. »

On retrouve donc ici le problème du Puer aeternus (l’enfant éternel) dont parle Marie-Louise Von Franz en analysant le cas de Saint-Exupéry dans des conférences et un livre sur ce thème. Cet enfant ne veut pas grandir, ou plutôt, nous ne voulons pas cesser de nous identifier à lui. C’est aussi ce qu’on appelle le syndrome de Peter Pan, car ce dernier ne veut pas vivre dans le monde réel. Ce qui caractérise l’enfant, c’est le manque : il a besoin d’une mère pour pourvoir à ses besoins. A force de rechercher dans le passé d’où s’origine notre blessure fondamentale, nous nous identifions inconsciemment à celle-ci – nous restons dans ce passé. Mais alors, ce sont l’enfant intérieur et la nécessité de satisfaire ses besoins, de le protéger, qui guident notre comportement dès lors infantile. Cependant, l’enfant a besoin pour grandir que nous soyons adultes et que nous soyons à même de l’accueillir à partir de ce point de vue adulte. Cela implique de renoncer à l’idéalisation sous quelque forme que ce soit, et de prendre nos responsabilités. C’est le sacrifice de l’enfant intérieur, offert à la dimension obscure de la psyché pour permettre le renouvellement de celle-ci , auquel semble donc s’engager notre rêveuse en signant une promesse d’achat qui augure pour elle une toute nouvelle vie.



1 La coquille Saint-Jacques ou Mérelle de Compostelle est le symbole le plus connu du Chemin. Elle est portée mystiquement par tous ceux qui entreprennent le travail et cherchent à obtenir l'étoile. Mérelle signifie mère de la lumière. Elle sert à désigner le principe Mercure, appelé encore Voyageur ou Pèlerin, ou encore "l'eau benoîte" des Philosophes.

lundi 22 juillet 2019

Constellations de rêves


La première fois, il y a plus de 10 ans, que j’ai participé à une session de constellations familiales, j’ai été proprement esbaudi. J’en suis sorti en marchant pour ainsi dire sur les mains. Je me disais : « voilà, on a trouvé l’appareillage expérimental qui prouve la dimension collective de l’inconscient ! » En physique, rien n’importe plus que l’appareillage expérimental. On peut développer toutes les théories que l’on veut, se livrer à des calculs infiniment complexes mais tant qu’on n’a pas élaboré l’expérience qui prouve la théorie, celle-ci reste du vent. Par exemple, l’existence du boson de Higgs a été postulée mathématiquement en 1964 mais n’a été démontrée qu’en 2012 dans ce qui relève d’un exploit absolu de la science expérimentale grâce à l’utilisation du Large Hadron Collisionner du CERN, un énorme dispositif permettant de faire entrer en collision des protons à haute énergie, qui a requis la collaboration de milliers d’ingénieurs et de chercheurs. Et voilà donc que, pour mettre en évidence une caractéristique fondamentale de la conscience, il suffit d’une poignée d’humains jouant à un drôle de jeu, me disais-je en jubilant. Et puis j’ai assez vite déchanté : bien sûr, si le dispositif expérimental repose sur des humains, cela ne prouvera rien à ceux qui ne se livrent pas à l’expérience. Je n’ai pas fini de réfléchir à ce paradoxe de la nature de la conscience, qui veut que l’on ne puisse l’approcher qu’au travers de la subjectivité. Mais dès lors, j’ai commencé à penser aussi à la possibilité de consteller un rêve, de le travailler en constellation systémique. 

Le principe du travail en constellation est de représenter un système d’interactions psychiques au travers de personnes qui se prêtent au jeu en tant que représentants, et d’observer par là les dynamiques propres à ce système. Le champ d’application le plus connu de cette méthodologie est la thérapie familiale, si bien que cette approche a été popularisée sous le nom de « constellation familiale » qu’on assimile improprement à une forme de psychothérapie fondée sur des jeux de rôles et des psychodrames. Je dis « improprement » car cette définition évacue le principal intérêt des constellations qui tient au fait que les représentants ne jouent pas de rôles théâtraux mais sont affectés par des ressentis qui ne peuvent être compris que dans le cadre de l’observation du système représenté. La méthode des constellations familiales a été mise au point par Bert Hellinger, un ancien prêtre converti à la thérapie. Elle s’intéresse à la mise en lumière des conflits dans un système familial en tenant compte de sa dimension transgénérationnelle mais aussi de tous les éléments participant à l’inconscient de ce système. Ainsi, s’il a fallu qu’un amant s’écarte ou meure pour que se rencontrent le grand-père et la grand-mère dont l’union a abouti, quarante-cinq ans plus tard, à la naissance de la personne dont le système est constellé, il sera tenu compte de cet amant dans la représentation, qui encore une fois n’a rien à voir avec une simple mise en scène. 

Lors d’une session de constellation familiale, toutes les personnes impliquées dans le système familial sont représentées par des représentant.e.s qui ne savent rien d’eux. Une fois qu’ils ont été disposés dans l’espace, on observe les interactions, et en particulier qui voit qui, qui est en relation avec qui. Mais surtout, on interroge chacun.e des représentant.e.s sur leur ressenti, et alors, on entend souvent des choses surprenantes, comme si le représentant était « branché » directement sur le vécu de la personne représentée, qu’elle soit vivante ou décédée, présente ou absente. Il n’est pas rare que des secrets familiaux soient révélés dans ce qui ressemble à des séances de médiumnité collective, et cependant en diffère fondamentalement car il n’est normalement aucun ego sur patte pour prétendre là être « le médium », avoir des capacités particulières de voir dans l’invisible. Toutes les personnes impliquées dans la constellation médiatisent le système, et l’invisible parle tout seul. Tout l’art de la personne qui facilite le travail est alors de mettre en évidence les dynamiques, de dénouer les nœuds relationnels, de faire en sorte que tous et toutes soient vu.e.s et entendu.e.s, de redonner à chacun.e.s sa place dans le système, d’aider à la reconfiguration de ce dernier. Non seulement la personne qui fait consteller son système familial ressort souvent transformée de la session, mais il est fréquent que des personnes distantes soient affectées au travers de fortes synchronicités, que des relations évoluent soudainement de façon surprenante.

J’ai été représentant à quelques reprises dans des sessions de constellation familiale et j’ai été à chaque fois impressionné par la force des ressentis émotionnels et corporels qui m’ont alors affecté sans que je ne puisse leur trouver de cause autre que l’implication dans le système. Je me souviens d’une fois où je me suis senti vidé de toute énergie, les jambes molles et le ventre en révolution, dès que j’ai été désigné pour représenter l’oncle d’une constellante. Je suis entré dans l’espace du système à reculons, avec l’envie de me cacher jusqu’à ce qu’une énorme colère me prenne quand j’ai été mis en face de la personne qui représentait le grand-père. Cela s’est éclairci quand j’ai appris que cet oncle était mort dans les Aurès après avoir tout tenté pour échapper à la guerre d’Algérie, et avoir subi les brimades et moqueries de son père, militaire qui s’estimait déshonoré par ce pacifiste. Il a fallu que je hurle cette colère qui était devenue mienne, et qu’enfin mon « père » me prenne dans ses bras pour que je sois apaisé, et en même temps que moi, la constellante a été soulagé d’un énorme poids qui lui ôtait tout désir de « se battre » dans la vie. 


Mais l’expérience la plus déterminante pour moi a été la constellation d’un poème de Hafiz. J’assistais, en tant qu’observateur, à une session de formation en constellations quand la formatrice a lu un poème et a demandé qui voulait le consteller. J’ai été fort surpris de sentir ma main se lever d’elle-même. Je ne vous raconterai pas ce travail par le menu car ce serait bien trop long. Je peux dire qu’il a transformé ma vie en mettant en lumière une dynamique qui m’était complètement inconsciente. Je me souviens de mon émotion quand j’ai réalisé que l’homme que j’avais désigné pour me représenter ressentait l’angoisse qui me travaillait alors bien souvent. Il était devenu pâle comme un linge, et ses yeux soudain étaient emplis d’une tension que je connaissais trop bien. Je suis allé m’excuser auprès de lui à la fin de la session de lui avoir infligé cette épreuve, ce à quoi il a souri : il était habitué à se prêter à ce travail. Mais l’enseignement le plus remarquable que j’ai retenu de cette session a donc été que l’on peut consteller tout ce qui participe à un système psychique, incluant par exemple la relation à l’argent ou à l’amour, un poème ou un film qui nous inspire, un rêve, etc. C’est à partir de là que j’ai commencé à songer sérieusement à la possibilité de consteller un rêve. Et la nuit suivante, comme en écho à ces interrogations naissantes, j’ai rêvé que ma femme, mes filles et moi-même nous tenions chacun dans un coin d’une pièce, comme si nous occupions chacun une place dans un espace défini. Il s’agissait clairement que nous entrions en relation les un.e.s avec les autres. J’ai compris alors ce rêve comme me proposant une direction de travail, mais je ne saisissais pas bien encore quelle elle pouvait être. 

A partir de là, j’ai donc commencé à me renseigner sur le travail des rêves en constellation. J’ai entendu parler de plusieurs praticiens qui s’y essayaient mais je n’ai jamais eu l’occasion d’échanger avec aucun d’eux. Il m’a fallu faire mon propre chemin avec ça. Après avoir étudié plus en profondeur le travail de Bert Hellinger, j’ai commencé à me livrer à différentes expérimentations voilà un peu plus d’un an. J’ai eu la chance de pouvoir approfondir ces expérimentations avec un petit groupe de recherche au cours de la dernière année, et mon approche théorique du rêve en constellation a été enrichi de façon décisive par les travaux de Robert Bosnak, dont je parle dans mon article précédent : au-delà de l’interprétation des rêves. Bosnak met en lumière le fait que le rêve est un écosystème de subjectivités qui se caractérisent par des sensations corporelles, des émotions et un langage spécifiques, des postures singulières tant physiques que psychologiques, une façon de voir les choses, un « point de vue » dans une dynamique complexe tissée de multiples points de vue.  Ce n’est que récemment, avec l’aide de ce petit groupe de recherche qui s’est prêté à l’expérimentation en laboratoire, que j’ai vu émerger une forme satisfaisante du travail d’un rêve en constellation. L’ingrédient essentiel s’est avéré être le corps, c’est-à-dire l’attention scrupuleuse accordés, au cours du déploiement de la constellation, aux ressentis émotionnels et surtout corporels de la personne qui constelle son rêve.

Voici, à partir de l’exemple d’un rêve déployé en constellation, une présentation rapide de la méthodologie. La rêveuse est une femme en pleine transition de vie, qui se cristallise tout particulièrement dans une violente crise professionnelle. Elle reçoit alors ce rêve :

Je suis sur un lieu sinistré dont je fais le tour comme pour y faire mes adieux. Je suis en hauteur. Le lieu est inerte, désert, triste et froid, une eau glauque noirâtre a envahi les lieux au sol.

Je suis habillée d’une façon élégante et raffinée qui me va bien. Je ne suis pas atteinte par cette noirceur.

Je perçois que mes collègues dirigeants sont là, je ne les vois pas sauf celle qui assure l’intérim de mon poste de direction et qui m’aperçoit. Elle me lance «  tu es belle ».

Je m’approche alors de ma petite valise rouge qui est ouverte, où un grand sac de terreau universel prend toute la place. Je me dis que ce terreau n’est plus adapté à la situation à venir et je le remplace par un sac plus petit d’engrais pour rosiers.

Le rêve est d’abord accueilli dans une loge de rêves où, sans analyse ni prétention à l’interprétation, les membres du cercle lui font écho dans leur ressenti et leur imaginaire. Il en ressort une évocation de la fertilité des eaux noires, puis du terreau et de l’engrais, et une invitation à cultiver son jardin en y faisant pousser des roses. Bien sûr, le contexte de la crise professionnelle que vit la rêveuse s’impose, mais le rêve lui donne une perspective existentielle plus profonde. Une carte du Symbolon tirée au début de la session par la rêveuse symbolisait merveilleusement son sentiment de passer en jugement dans son ancien travail :


Le conflit ressort dans la présence en arrière-plan des collègues dirigeants, mais ils sont comme dépotentialisés (invisibles) et l’accent est mis sur sa belle persona (le fait qu’elle soit bien habillée) ainsi que surtout sur l’affirmation « tu es belle » que lui lance celle qui l’a remplacée. On peut voir là une symbolisation de la résilience de la rêveuse, éventuellement compensatoire de la blessure du jugement, qui la conduit à envisager l’avenir autrement. Elle reconsidère ce qu’elle emmène avec elle, son bagage. Et finalement, elle semble dès lors invitée à faire ce qu’elle aime, car les roses sont le symbole de l’amour, non seulement romantique mais surtout comme tenant du désir secret de l’âme, et qu’à ce point dans sa vie, le « terreau universel » n’est plus adapté. Il s’agit peut-être de sacrifier le désir d’être capable de tout faire pour se concentrer sur les rosiers et les roses. Dans le contexte du jugement, il pourrait bien s’agir d’une invitation à laisser tomber la culpabilité de ne pas « y arriver » dans son ancien emploi, pour s’occuper plutôt de faire ce qui est important pour elle. Mais même si le rêve montre clairement une dynamique positive, sa compréhension ne permet pas à la rêveuse d’échapper au sentiment d’être aux prises avec les eaux noires de l’inconscient. Nous avons donc décidé de concert de consteller ce rêve qui se prête très bien à ce genre de travail. 

Pour ce faire, il faut commencer par recenser tous les symboles du rêve et désigner pour chacun d’eux, en commençant par le « moi de rêve » de la rêveuse, un représentant. Tous les éléments du rêve, incluant les lieux et les objets inanimés, peuvent être représentés, selon le principe qui veut que tous les éléments du rêve font partie de la psyché qui rêve. Ce sont autant d’éléments distincts de subjectivité auxquels il s’agit de donner voix, et que le rêve, amplifié par la constellation, met en relation. Ici, la rêveuse a désigné des représentants pour elle-même, le lieu sinistré, l’eau glauque et noirâtre, les habits de la rêveuse, les collègues dirigeants, la directrice qui la remplace, la valise rouge, le sac de terreau universel, le sac d’engrais pour rosiers. Idéalement, il faut désigner un représentant distinct par symbole, mais il est possible qu’une personne représente plusieurs symboles, ce qui a été notre cas lors de cette pratique car nous étions un nombre insuffisant.

Une fois les représentants désignés, la rêveuse lit le rêve phrase après phrase, en prenant le temps de bien ressentir ce qui se passe en elle à chaque étape. Et, au fur et à mesure de l’activation des symboles, les représentants entrent en scène et vont se positionner selon leur intuition et leur ressenti. Ainsi, la première phrase fait entrer en jeu la rêveuse et le lieu :

Je suis sur un lieu sinistré dont je fais le tour comme pour y faire mes adieux. 

Les personnes représentant la rêveuse et le lieu sont interrogées sur ce qu’elles ressentent tandis que la première tourne autour de la seconde. La principale difficulté à ce point est de s’en tenir aux ressentis et d’éviter les élaborations mentales en forme de : « je pense que... ». Ce sont les ressentis physiques et émotionnels qui nous intéressent, pas ce que les représentants imaginent. Ici par exemple :

- rêveuse : j’ai les jambes lourdes, j’ai du mal à avancer…

- lieu : je me sens vide, abandonné…

… Une eau glauque noirâtre a envahi les lieux au sol.

La personne qui a représenté l’eau noirâtre dit qu’elle se sentait irrésistiblement attiré par la terre, avec le besoin d’être enterrée. Elle s’est retrouvée couchée en croix sur le sol dans le besoin d’être accueillie par la terre, de s’en remettre à celle-ci. La terre dès lors sera un des fils conducteurs du rêve jusqu’au sac d’engrais en fin de celui-ci. La représentante de la rêveuse exprime à son tour sur ce qu’elle ressent en présence des eaux noires, et finalement, la rêveuse est interrogée sur son senti corporel. Elle a la gorge bloquée, c’est un ressenti fort et elle semble avoir du mal à respirer. Ce ressenti va évoluer tout au long de la session au fur et à mesure de ce que le rêve est déployé. Nous allons suivre l’évolution du blocage énergétique qui va descendre dans le plexus.

On procède ainsi phrase après phrase, en interrogeant les représentants sur l’évolution de leurs ressentis dans chaque étape. Ainsi, il est intéressant de savoir ce que ressent la personne représentant la rêveuse quand il s’avère qu’elle est en hauteur, puis quand il est dit qu’elle est habillée de façon élégante et raffinée, quand elle est complimentée par la directrice, quand elle constate qu’un grand sac de terreau universel prend toute la place de sa valise rouge, etc. Au fur et à mesure de leur intervention, l’eau glauque et noirâtre, les habits, les dirigeants, la directrice, la valise rouge, le sac de terreau et le sac d’engrais sont aussi interrogés sur leurs ressentis. On prête attention aux moindres modifications de la configuration, et par exemple, il faut interroger le sac de terreau sur comment il se sent de prendre toute la place, puis à l’idée d’être remplacé par un petit sac d’engrais. 

Mais le point clé du travail du rêve en constellation tient à la nécessité de revenir régulièrement, étape après étape, aux ressentis émotionnels et surtout corporels de la personne dont le rêve est constellé. Sans ce retour, le rêve est essentiellement objectivé par la représentation des symboles, c’est-à-dire que ceux-ci deviennent extérieurs à la personne qui a rêvé. On en arrive alors facilement à l’impression que le rêve est objectif, et par exemple dans notre cas, qu’il parle essentiellement de la situation de crise professionnelle que vit la rêveuse. Pour éviter cet écueil, il faut interroger la rêveuse sur ce qu’elle ressent à chaque fois qu’elle a lu une phrase, mais aussi et surtout après que les représentants se soient exprimés, et en prêtant donc particulièrement attention aux ressentis corporels qui ancrent l’énergie du rêve. C’est là que l’on relève les évolutions les plus significatives, semble-t-il. Ainsi la rêveuse, que j’interrogeais sur les temps forts qui lui restaient de cette expérience après plus d’un mois, m’écrit-elle récemment :

« Les temps forts étaient les ressentis dans le corps, très impressionnant de constater comment l’énergie bloquée dans la gorge et le plexus avec une forte pression dans la poitrine au niveau du thymus pouvait à nouveau circuler lorsque les participants me renvoyaient eux-mêmes leurs impressions, ressentis. Comme un verrou qui sautait pour laisser apparaître la blessure du cœur avec une forte sensation au niveau d’une porte du cœur qui cherchait à se décristalliser... » 

La décristallisation s’est faite dans « un feu d’artifice », selon ses propres mots, quand l’énergie est descendue dans le ventre en même temps que nous en venions au remplacement du terreau universel par l’engrais pour rosiers. La gorge et le plexus se sont alors libérés avec des impressions de forces et de lumières intérieures au corps et qui sont allées avec une libération perceptible de la tension. Tout le groupe pouvait ressentir que quelque chose était transformé, l’atmosphère générale avait changé, s’était joyeusement allégée. Je n’ai pas eu besoin d’aller au bout du protocole de Bosnak et de demander à la rêveuse de juxtaposer les différentes sensations pour tenir tous les éléments subjectifs du rêve ensemble, la dynamique de transformation s’est enclenchée d’elle-même. On pouvait sentir qu’un étau venait de se desserrer. Ici, il faut souligner que le support du groupe est essentiel car le vécu du groupe donne une enveloppe objective, dans lequel l’inconscient vivant est reflété à la rêveuse, à son expérience intérieure. Quelques jours plus tard, comme je venais de lui demander la permission de parler de sa constellation dans ce blogue, elle écrit :

« La magie de la constellation en lien direct entre le ressenti des participants et le ressenti dans mon corps apporte une réelle alchimie qui harmonise la libre circulation de la Vie potentialisée en un feu d’Artifice où tous les possibles fusent comme l’eau féconde qui jaillit de la source. »


Les bénéfices de ce travail dans le déploiement d’un rêve sont remarquables et réclament des recherches plus approfondies. D’emblée, il y a une distanciation de la rêveuse d’avec son rêve qui prend vie devant ses yeux dans un théâtre symbolique. Elle fait face à l’inconscient du rêve qui, en prenant forme, devient partageable et symbolisable sans injonction ni directivité, dans un mode rodgérien. Le danger là, du point de vue du travail avec le rêve, serait d’objectiver les symboles c’est-à-dire d’en faire quelque chose d’extérieur, ou plus précisément de séparée, de la rêveuse. D’où le retour fréquent aux sensations corporelles de la rêveuse qui nous met en contact avec le mouvement intérieur du rêve au profond de la rêveuse, et permet finalement d’incorporer le rêve, d’en ancrer l’énergie dans le corps. C’est une démarche complémentaire de l’analyse, qui ne l’invalide pas, mais qui la complète et amène la compréhension du rêve à un autre niveau, plus cellulaire. Elle porte encore la rêveuse des semaines après, lui donnant un support sur lequel s’appuyer au travers des péripéties de la transition. Car le rêve est une réalité vivante.

Les ressentis corporels, et accessoirement émotionnels (mais ils ne priment pas), nous offrent des indicateurs extrêmement sensibles de la force des symbolisations dans un espace dégagé de tout filtre d’interprétation toute faite où les subjectivités et les singularités se conjuguent. Le symbole est compris comme une énergie. Sa représentation va, dans un certain contexte d’ouverture, créer une différence de potentiel et susciter par là-même un mouvement, une mise en jeu de l’énergie. La représentation dans le contexte du groupe offre un contenant qui permet d’accueillir toutes les émotions, dont les plus difficiles, en leur donnant la prise de terre du corps. L’accent n’est pas mis sur le processus de l’émotion mais sur celui du ressenti corporel : les émotions sont accueillies, reconnues, mais ce qui nous intéresse, c’est comment le corps réagit.. Robert Bosnak nous livre une clé en affirmant que la conscience a pour rôle non de comprendre mais de permettre aux différentes subjectivités constituant l’écosystème psychique de prendre conscience les unes des autres. Dès lors, des changements en profondeur tenant d’une réorganisation de l’écosystème psychique sont envisageables mais imprédictibles : comme souvent dans le travail avec les rêves, il s’agit de faire confiance à la dynamique globale d’actualisation du Soi, de laisser-faire « quelque chose de plus grand » en se gardant d’interférer avec une théorie ou un objectif particulier.

Au fond, les ingrédients de ce travail avec le rêve sont très simples. Il s’agit essentiellement de mettre en place un cadre contenant dans laquelle la symbolisation pourra se déployer dans un espace sécuritaire où toutes les subjectivités vont pouvoir s’exprimer, avoir leur place. Plus important encore que le cadre fonctionnel que j’ai décrit, qui pourrait être modifié de différentes façons et éventuellement transposé à un travail en individuel, c’est le cadre éthique qui est déterminant pour le déploiement du rêve en constellation. La personne qui facilite doit tenir l’espace comme on le fait en loges de rêves, c’est-à-dire dans une entière non-directivité, suivant simplement le processus en s’assurant que chaque subjectivité invoquée puisse s’exprimer, être entendue. On en revient à une des injonctions chère à Carl Jung : « do not interfere ! », n’interférez pas ! Cette approche éthique du rêve et du rêveur, toujours uniques, singuliers - offre un socle solide sur lequel s’appuient ressentis, émotions et besoins pour s’exprimer dans un cadre limitant. Alors l’indicible, l’insondable, trouvent des moyens de se dire, d’être entendus, accueillis sans jugement. 


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Je remercie toutes les personnes qui ont participé à cette recherche et qui ont contribué à cet article. A noter que je donnerai une fin de semaine d'atelier sur les constellations de rêves en région parisienne les 26 et 27 octobre prochains. Pour plus d'information et inscription, voyez le flyer.