dimanche 11 décembre 2016

Tout ça pour ça



On peut légitimement se demander à quoi bon travailler sur soi, explorer nos rêves, méditer et se confronter avec l’inconscient. Qu’est-ce que cela apporte ? Kossa donne ?

Bien sûr, il y a un certain nombre de bénéfices évidents que j’ai soulignés dans un article qui date de 2013 sur les nombreuses raisons de travailler ses rêves. Le premier de ces bénéfices est le fait de favoriser l’équilibre de la psyché en tenant compte de la fonction compensatrice des rêves : si nous faisons un excès dans un sens ou dans l’autre, l’inconscient nous ramènera au milieu du chemin, nous évitant bien des désagréments. Avec  l’équilibre psychique, nous pouvons espérer une meilleure santé tant psychique que physique. Les rêves, et le travail sur soi en général, favorisent l’intégration de l’ensemble de la vie psychique dans une totalité dynamique, toujours en mouvement et en relation avec son environnement. On peut voir là une des meilleures définitions de la santé d’un point de vue holistique quand on sait par exemple comment l’anglais health renvoie à la totalité, wholeness. C’est en étant entiers que nous sommes en santé.

Il faut dire tout de suite que cela n’empêche pas de souffrir, de tomber malade et encore moins, bien sûr, de mourir. Mais on souffre plus consciemment, ce qui signifie souvent de façon plus aiguë mais moins inutile. On s’épargne la souffrance qui consiste en lutter avec la réalité, en lui résister dans une sourde inconscience. Mais il devient bien plus difficile de s’anesthésier avec la télé et tous les dérivatifs car finalement, la fuite de la souffrance s’avère simplement prolonger la souffrance. Cependant, le travail sur soi permet assez généralement de trouver un sens à cette souffrance, et avec ce sens, une certaine paix. C’est le bénéfice par exemple de l’écoute des rêves dans une grave maladie ou à l’approche de la mort. Ce sens n’est pas nécessairement une relation de cause à effet qui satisferait le mental, du genre je souffre parce que j’ai vécu tel traumatisme, ou qu’un de mes ancêtres est passé par telle épreuve irrésolue. Plus souvent, c’est une finalité qui se dégage : la souffrance s’avère être le feu dans lequel une conscience nouvelle, plus large et plus claire, est forgée.

J’ai parlé plus avant de cette problématique dans ma réflexion sur une voie jungienne. Le défi qui nous est lancé dans cette vie n’est pas d’échapper à la souffrance mais d’apprendre à souffrir, sans glorifier cette souffrance mais en l’acceptant. Je rappelle les mots de Jung :

« L’être humain doit gérer le problème de la souffrance. L’oriental cherche à supprimer la souffrance en s’en débarrassant. L’homme occidental essaie de supprimer la souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule façon de la surmonter est de l’endurer. »

Et il faut donc d’emblée dénoncer tous les bateleurs qui prétendent offrir la panacée qui mettra fin à la souffrance : ce sont des escrocs qui endorment le monde, et tôt ou tard, le réveil sera difficile pour les naïfs qui achètent leur boniment. Au contraire de la sécurité qu’ils prétendent vendre, le travail sur soi nous conduit bien souvent à des prises de conscience difficiles et à sauter à pieds joints dans l’inconnu, à goûter la bienheureuse insécurité[1] de la vie. Il implique de prendre un risque majeur, celui de devenir pleinement responsable de notre existence et par là, entièrement libres. Mais il n’est pas facile d’être libre. C’est ce que laisse entendre l’Évangile de Thomas quand le Christ dit :

« Les renards ont leurs tanières, les oiseaux leurs nids, mais le Fils de l’Homme n'a nulle part où reposer sa tête. »

Et bien sûr, le travail sur soi ne saurait dès lors devenir un produit de consommation de masse. C’est ce que faisait remarquer Jung quand il disait que l’ « on n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en rendant l’obscurité consciente. » Mais ce ne saurait être populaire. Ce n’est pas une voie de facilité car tôt ou tard, il faut quitter tous les repères balisés par d'autres, tous les chemins battus et rebattus à force d’être marqués au sceau du collectif, pour risquer d’être simplement soi, un individu unique dans sa façon de fleurir.

Le travail sur soi, dans toutes ses modalités – que ce soient l’écoute des rêves, la méditation, tous les yogas, etc… – s’accommode mal de l’ordre marchand dans lequel nous vivons. Celui-ci a en particulier pour défaut de suggérer un utilitarisme réducteur qui voudrait qu’on ne fasse rien sans en retirer un bénéfice direct de cause à effet. C’est ainsi que sur la place du sacred market, on trouve d’innombrables façons d’acheter la paix éternelle de l’esprit, la croissance de notre belle personne, le gonflement de nos biceps spirituels, la mise en forme durable de notre âme. On est venu à moquer cette tendance par exemple dans le domaine de la pleine conscience (mindfullness) en parlant de macfullness pour évoquer la méditation fast food. Chogyäm Trungpa, un des plus grand maitres tibétains de notre époque, par ailleurs alcoolique sévère et grand brûlé de l’âme – comme quoi l’un n’empêche pas l’autre – a dénoncé ce matérialisme spirituel[2]. Disons-le dans d’autres mots :

Le travail sur soi ne saurait avoir d’autre fin que lui-même. Tant qu’on l’asservit à un autre but, on monte deux chevaux, ou on sert deux maîtres différents, pour paraphraser l’Évangile. Tôt ou tard, ils s’écarteront et on tombera au milieu.

Dans mon article de 2013, je mentionnais d’autres bénéfices bien connus du travail avec les rêves, qui tiennent en particulier dans le fait de trouver une guidance intérieure qui nous connecte au savoir absolu de l’inconscient – on trouve par là un accès à notre maître intérieur, ce qui nous donne une entière autonomie spirituelle. Un autre bénéfice tient à la capacité de digestion de la psyché qui est favorisée par l’écoute des rêves et toutes les formes de méditation : on devient plus à même d’intégrer positivement les aléas de l’existence et tous les événements qui surviennent dans celle-ci. Tous ces éléments participent d’un processus que Jung disait être d’élargissement de la conscience, et in fine d’individuation, ce qu’on peut aussi décrire comme la réalisation de soi, l’accomplissement de notre totalité dans ce qu’elle a d’unique.

Il est amusant de constater qu’il y a encore de grands enfants qui jouent aux Pokemon spirituels en croyant que le travail sur soi va leur conférer quelque chose de spécial, que ce soient des connaissances secrètes ou des pouvoirs fabuleux. La totalité dont il est question ici est alors parée de vertus extraordinaires qui devraient permettre de marcher sur l’eau, de guérir les maladies par imposition des mains ou encore de transformer tout ce qu’on touche en or, ce qui pourtant n’a pas servi le pauvre roi Midas. Il ne leur vient pas à l’esprit que les fameux pouvoirs (siddhis) obtenus par les yogis avancés pourraient être essentiellement symboliques, et quand ils ont une réalité tangible, s’avèrent un défi et une responsabilité écrasante. On raconte ainsi l’histoire du jeune Ramakrishna qui, écoutant un concert musical en plein air, arrêta la pluie qui menaçait de gâcher son plaisir avant d’être repris par un vieux yogi qui cracha à ses pieds en lui disant que s’il interférait ainsi dans l’ordre des choses, il risquait de se réincarner en grenouille. La marque de l’infantilisme spirituel est de rechercher des pouvoirs ou quelque chose qui nous rendrait spécial. La sagesse commande de demander plutôt à grandir en conscience et en amour pour être capable d’user au mieux des petits pouvoirs qui nous sont conférés, ne serait-ce qu’en parlant ou en agissant comme n’importe quel être humain…

Mais alors, que veut dire « accomplir notre totalité » ? Et bien rien de plus que d’être nous-mêmes dans toutes nos facettes, et en particulier d’éviter le piège de l’unilatéralisme qui nous fait nous identifier à l’une ou l’autre de nos parties. En effet, il y a un consensus dans toutes les voies spirituelles incluant la psychologie des profondeurs pour reconnaître que nous sommes tissés d’opposés. On peut dire que nous vivons dans un monde marqué fondamentalement par la dualité, et par exemple l’opposition entre le clair et l’obscur, le froid et le chaud, le sec et l’humide, le bien et le mal, le grand et le petit, etc. Mais en réalité, qu’il s’agisse du monde ou de notre conscience – une autre dualité – il n’y a pas de véritable séparation entre ces opposés car ils s’avèrent être deux pôles extrêmes dans la manifestation d’une seule réalité. En termes contemporains, c’est le modèle énergétique qui l’explique le mieux car l’énergie est une réalité dynamique se déployant dans la tension entre deux polarités. Ainsi le clair et l’obscur sont-ils deux modalités du phénomène de la lumière, le chaud et le froid deux modalités de l’agitation des particules que nous dénommons « température », etc.

Or cela d’importante conséquence dans notre psyché même quand on réalise que nous ne saurions nous identifier ni à l’une, ni à l’autre, des polarités venant des innombrables paires d’opposés nous constituant, ou constituant les situations que nous vivons. Nous ne sommes jamais entièrement bons sans être un peu mauvais, entièrement conscients sans être un peu inconscients, etc. De la même façon, une situation n’est jamais entièrement mauvaise sans inclure un aspect positif. C’est le symbole du Tao mêlant de façon inextricable le yin (féminin) et le yang (masculin) comme étant deux aspects de l’énergie créatrice de l’Univers qui rend le mieux compte de cette vérité :

 Dès lors, accomplir notre totalité signifie simplement être toujours conscient des deux faces de la réalité. Une personne qui s’identifie à un aspect de sa psyché, par exemple en se faisant croire qu’elle est toujours franche et honnête, renvoie simplement dans l’inconscient l’ombre portée par cette franchise et cette honnêteté. Les rêves ont la fâcheuse habitude de nous rappeler l’autre côté oublié; cette habitude n’est fâcheuse que parce qu’elle nous irrite souvent profondément quand c’est par exemple un ami qui le fait. Mais l’inconscient, c’est nous-mêmes, c’est cette partie de nous qui n’est pas consciente et qui cependant nous dit vertement parfois notre quatre vérités. Et c’est une des raisons pour lesquelles les rêves ne sont pas faciles à comprendre. On se met facilement le doigt dans l’œil quand on croit savoir ce que les rêves peuvent avoir à nous dire : par définition, ils font toujours ressortir ce qui nous est inconscient dans les situations de notre vie, et dans notre connaissance de nous-mêmes. C’est à ce point qu’il est facile de penser que l’inconscient, loin d’être notre meilleur ami, est notre pire ennemi car il détruit systématiquement nos illusions.

Mais dès lors qu’on accepte ses avis, l’inconscient nous conduit sur la voie du milieu qui serpente au milieu des opposés. Ce n’est pas une voie droite, rectiligne, loin s’en faut. De la même façon que nous marchons en balançant pas après pas notre poids sur une jambe après l’autre, nous avançons sur cette voie du milieu en compensant régulièrement nos excès, qui nous emmènent un peu trop dans un sens puis dans l’autre jusqu’à ce qu’on rectifie le mouvement. Sans ce jeu de compensation et de rectification, il n’y aurait pas de mouvement, de dynamique : on se balancerait simplement d’une jambe sur l’autre. 

C’est de cette rectification, qui consiste donc à "rendre droit", dont parlaient les alchimistes avec la formule du VITRIOLUM, qui est l’acronyme de :

Visita Interiorae Terrae Rectificando Invenies Occultume Lapidem Veram Medicinam

Ce qui signifie :

Visite l’intérieur de la terre, en rectifiant tu trouveras la pierre occulte, véritable médecine.

La pierre est ce qui finalement ne change pas, ce qui a valeur d’éternité, et si elle est dite occulte, ce n’est pas pour faire fantasmer sur un secret ésotérique mais simplement qu’elle relève de la réalité cachée. Comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, cette réalité cachée est juste sous nos yeux et elle tient dans l’unité du Réel derrière les apparences de la dualité, la non-séparation de la Conscience et du monde, non plus que de quelques opposés que ce soit. « Un le Tout ! » s’exclamaient les anciens alchimistes, et il est impossible d’en exclure quoi que ce soit, même Donald Trump qui fait donc partie de la totalité que nous sommes, tou(te)s ensemble. Au-delà de la multiplicité des facettes de l’être, un seul JE SUIS…

Dans notre vocabulaire contemporain, on décrira encore ce cheminement vers notre totalité comme faisant partie du développement de la personne, ou « développement personnel ». La vertu de cette approche est simplement de souligner qu’il s’agit de faire de nous de meilleurs humains, et non des surhommes. Devenir de meilleurs humains, cela relève du devoir qui nous est fait par la vie de prendre en charge notre propre souffrance. En effet, si celle-ci n’est pas rendue consciente, elle se propage dans le monde sous forme de violence, ou encore elle est transmise comme une patate chaude aux générations suivantes. Cela me semble être la meilleure motivation au travail sur soi : contribuer à soulager la souffrance dans le monde, ou du moins ne rien lui ajouter, et veiller à ne pas transmettre cette souffrance aux futures générations. Ou, comme le disait une des premières affiches en France de prévention de la transmission du SIDA, prendre position et affirmer : « cela ne passera pas par moi ».

Il me semble cependant important, en regard de cette notion de « développement personnel », de prendre le contre-pied du terme trop galvaudé de la « croissance personnelle » qui relève souvent de la gonflette pour egos spirituels. Je préfère lui opposer la notion de « décroissance personnelle[3] » qui, de la même manière que la décroissance économique est le seul remède à notre folie de croissance perpétuelle, ouvre la seule voie praticable à long terme. Car finalement, le développement personnel n’a rien à voir avec le renforcement de la personnalité pour qu’elle se sente mieux, en meilleur contrôle de sa vie, plus productive ou dotée de superpouvoirs. Bien au contraire, il s’agit d’un travail de déconstruction et de démantèlement de cette structure pour laisser transparaître autre chose au travers des fêlures et interstices qu’elle élargit progressivement, jusqu’à ce qu’on puisse goûter à l’espace…

Mais alors, à quoi bon tout ce travail ?

Nous n’avons rien à en retirer.

En effet, l’inconscient s’avère foncièrement inutile, impossible à domestiquer pour en tirer du lait ou de l’or. Si on veut le mettre à mort pour manger sa viande, il ne faut oublier qu’il fait partie de nous, et que c’est finalement notre propre chair que nous mangeons alors. Tant que l’on veut tirer un profit du travail, c’est l’ego qui veut tirer ce profit et c’est contradictoire avec le fait que le travail met l’ego en vacances, affaiblit son emprise sur notre vie et prépare sa ruine totale. Quand quelqu’un poursuit un but défini au travers du travail sur soi, fut-ce l’illumination, on peut donc voir un ego en train de scier la branche sur laquelle il est assis, et s’attendre à ce qu’il tombe un jour de haut. Pire, plus on travaille avec l’inconscient, moins il nous apporte la fameuse guidance que nous pouvons encore rechercher auprès de lui. Cependant, cette inutilité s’avère au bout du compte ce qu’il y a de plus précieux. Voilà ce qu’en dit Mme Von Franz[4] :

« De quelle façon l'inutilité de l'inconscient peut-elle donc être précieuse ?

Dans un premier temps, l'inconscient est difficile à pénétrer; il est difficile de parvenir à son cœur. Plus tard, vous êtes nourri par lui, puis vous profitez des illuminations spirituelles que l'inconscient offre, ce qui produit en vous une certaine résurrection spirituelle. Plus tard, vous parvenez au stade suivant qui est l'expérience de l'inutilité de l'inconscient. Cela signifie que vous devez maintenant renoncer à l'idée de vous servir de lui dans des buts égotiques. C'est le sacrifice qui consiste à ne plus chercher à tirer profit de la relation avec l'inconscient. Cela vient assez tard dans une analyse, parce que, naturellement, chaque analysé apprend d'abord à compter sur l'inconscient pour en retirer un bénéfice, comme de guérir de sa névrose, recevoir un avis sur un problème non résolu, et ainsi de suite. Mais, après un dialogue de longue durée avec l'inconscient, un jour vient où vous devez laisser tomber tout cela et arrêter de traiter l'inconscient comme une mère qui vous conseille ce que vous avez à faire. Si vous continuez à penser : « Je n'arrive pas à me décider, je vais demander à l'inconscient de le faire à ma place », celui-ci vous donne des conseils ambigus, et vous pensez : « L'inconscient m'a trahi, il m'a déçu. »

Jung disait toujours que plus longtemps quelqu’un avait été en analyse, pendant de nombreuses années, plus, s’il persévérait, les rêves devenaient difficiles et compliqués. […] Le rêve peut prendre alors un caractère d'énigme cryptique. Mais si vous parvenez à pénétrer le sens de ces rêves apparemment inutiles, vous découvrez qu'ils ne sont pas en relation avec un éclairage intérieur, mais avec le simple fait d'être; ils n'enseignent ni une connaissance intérieure ni à réaliser quelque chose, mais à exister : ils se contentent d'enseigner à vivre.

Le meilleur parallèle ou la meilleure illustration que j'en connaisse se trouve dans le bouddhisme zen, dans la série bien connue des dix illustrations de l'apprivoisement de la vache. Après la grande illumination, la dernière image est celle du satori ; on y voit un vieil homme avec sa sébile qui parcourt le marché en mendiant et la légende dit : « II a oublié les dieux, il a oublié l'illumination, il a tout oublié, mais, où qu'il aille, les cerisiers fleurissent. » Cela signifie que, d'une certaine manière, il est redevenu complètement inconscient. Un maître zen dit un jour : « Après l'illumination, vous pouvez aussi bien entrer dans une auberge et vous enivrer, vagabonder et vivre une vie ordinaire, oublier tout de nouveau. » Mais, évidemment, cet oubli n'est pas une régression. Ce n'est pas simplement un retour à l'inconscience précédente. C'est un degré de plus. C'est un progrès dans l'inutilité taoïste, le « simplement exister ». Tout l'aspect intellectuel de l'analyse, le fait de rechercher sans cesse les lumières et les instructions de l'inconscient, disparaissent dans une grande mesure. Ce serait la cible la plus haute, si bien que je pense qu'il est juste qu'elle soit inutile, et, en même temps, d'une inutilité qui est un accomplissement supérieur à celui des stades précédents. »[5]

Alors, encore une fois, si cela ne sert finalement à rien, à quoi bon travailler sur soi ?

Ce que nous pouvons espérer par là, c’est un texte plusieurs fois millénaire qui le dit le mieux selon moi, à savoir le Dhammapada, un recueil d’aphorismes qui viendraient directement de la bouche du Bouddha. Pour ma part, j’aime particulièrement la traduction en anglais de Juan Mascaro. Je vous livre en conclusion les quatre aphorismes qui me semble justifier tous les efforts à fournir pour marcher sur la voie, comme une invitation à risquer le voyage :

197. O let us live in joy, in love among those who hate ! Among men who hate, let us leave in joy.

198. O let us live in joy, in health among those who are ill ! Among men who are ill, let us live in health.

199. O let us live in joy, in peace among those who struggle ! Among men who struggle, let us live in peace.

200. O let us live in joy, although having nothing ! In joy let us live like spirits of light !
Ce que je traduis ainsi :

197. Ô vivons dans la joie, en amour parmi ceux qui haïssent ! Parmi les hommes qui haïssent, vivons dans la joie.

198. Ô vivons dans la joie, en santé[6] parmi ceux qui sont malades ! Parmi les hommes qui sont malades, vivons en santé.

199. Ô vivons dans la joie, en paix parmi ceux qui se débattent ! Parmi ceux qui se débattent, vivons en paix.

200. Ô vivons dans la joie, même en n’ayant rien ! En joie, vivons comme des esprits de lumière !

[1] Clin d’oeil en forme de référence au livre d’Alan Watts, bienheureuse insécurité, que je ne peux que recommander comme étant une des rares lectures nécessaire pour apprendre l’art de vivre.
[2] Chogyam Trüngpa, Cutting through spitual materialism
[3] Voir le livre délicieux du même nom du Dr Marquis.
[4] Merci à Amezeg de m’avoir indiqué cette référence dans un commentaire.
[5] Marie-Louise von Franz, la princesse chatte, chapitre VII : Le retour. Éditions La Fontaine de Pierre.
[6] La santé dont il est question est la santé de l’âme, la totalité dont il était question au début de cet article, ou encore le fait de ne pas nourrir de conflits intérieurs ni extérieurs.

lundi 28 novembre 2016

Petite lumière


Comme beaucoup de gens, j’ai d’abord été abasourdi par la victoire aux élections américaines de qui-vous-savez. Je préfère ne pas prononcer son nom; c’est une façon de souligner l’insignifiance du personnage. Ses outrances spectaculaires et son art tout opportuniste de flatter les bas instincts démontrent son manque de substance individuelle, proportionnel au battage médiatique qui l’entoure et l’a dans une grande mesure fabriqué. Il est un pur produit de l’époque et de la télé-réalité dont il a été un maître d’œuvre, la création difforme de ce que Guy Debord avait identifié comme « la société du spectacle » quand elle va dans ses extrêmes.

C’est un clown, mais un clown triste et dangereux. Il ne faut pas s’y tromper. De même qu’il est des femmes aux contours psychologiques indéfinis qui recueillent toutes les projections, et engagent les hommes qu’elles fascinent à une certaine forme de folie, nous voilà devant une figure suffisamment protéiforme pour cristalliser un archétype redoutable, avec lequel nous espérions naïvement en avoir fini mais qui ne cesse de resurgir dans l’Histoire récente. Dans l’imaginaire collectif contemporain, il n’y a pas mieux selon moi que la figure du Joker pour exprimer la nature de cet archétype : cynique, cruel, prêt à tout pour obtenir une dose de sa drogue favorite, le pouvoir.


Ceux qui ont encore une culture historique auront reconnu dans plusieurs des éléments saillants de son discours et de ses provocations le vieil hydre du fascisme qui joue avec la colère et le désarroi populaires. On retiendra en particulier son mépris insultant des femmes, son machisme et sa misogynie affichés, son geste ignoble de moquerie envers un journaliste handicapé, sa façon de désigner tous les Mexicains comme des violeurs, son intention d’obliger les musulmans à porter un signe distinctif – autant d’indicateurs propres à réveiller de sinistres mémoires. Wilhem Reich a en son temps démontré comment la fureur fascisante est l’instrument du grand capital qui détourne ainsi la frustration de la classe moyenne avant qu’elle ne puisse devenir révolutionnaire. Mais c’est encore la lecture de Jung et de ses réflexions sur la catastrophe européenne[1] des années 1930 et 1940 qui s’impose pour comprendre la nature du phénomène auquel nous sommes confrontés désormais à l’échelle mondiale.

Il faut le dire sans ambages dans un autre langage, qui remonte à la nuit des temps sans perdre de son actualité, nous voici à nouveau devant ce que les êtres humains appellent depuis toujours une incarnation du Mal.

Il ne s’agit pas pour autant de donner plus d’importance que nécessaire au bateleur cynique qui vient de s’emparer de la Maison Blanche; il n’est lui-même qu’un élément d’un décor qui se charge tranquillement de nuages noirs à mesure que la lumière vire au glauque. Le sinistre pantin qui se drape dans la bannière étoilée est en bonne compagnie au banquet sanguinaire qui se prépare sans coup férir. Il n’est qu’à songer au nouveau tsar russe qui n’hésite pas à assassiner journalistes et opposants non plus qu’à attaquer ouvertement ses voisins en arborant sa puissance nucléaire, à l’empereur de Chine qui manifeste de plus en plus clairement des appétits féroces en Mer de Chine, au massacreur de Damas qui jette des barils de bombes et des gaz toxiques sur son propre peuple, à l’autocrate égyptien, au sultan turc, au voyou philippin, sans oublier bien sûr dans cette monstrueuse cohorte les fanatiques religieux en kippa et leurs cousins barbus, tous épris d’eschatologie de l’Armageddon… pour comprendre qu’un esprit mauvais est en train de souffler sur le monde et d’éteindre une à une toutes les raison d’espérer. Rappelons-nous simplement que le Diable n’est autre que celui-qui-divise (en grec Diabolein), l’Accusateur qui dresse les uns contre les autres jusqu’à ce que tous baignent dans leur propre sang.

Il est beaucoup question ces jours-ci de possible fraude électorale et des failles du système américain reposant sur le Collège des grands électeurs qui permet à un individu de rafler la mise alors que son adversaire a reçu la majorité écrasante des suffrages populaires. Le clown n’a cependant pas inventé les cinquante millions d’individus qui ont voté pour lui, et c’est là qu’est le vrai problème : comment tant de personnes censées être douées de raison ont-elles pu donner leurs suffrages à un tel Joker ?

On a beaucoup parlé du discrédit de la démocratie particulièrement évident quand le mensonge est érigé en système au point que le plus menteur de tous reçoit le bénéfice d’au moins mentir ouvertement – on peut entendre là ricaner le Prince de ce monde. Mais dans le fond, quand la vérité est à ce point portée disparue, il faut constater le risque d’une véritable psychose collective aux conséquences dramatiques, du même ordre que celle que Jung a constaté en son temps. Et il ne faut pas croire que le développement économique ni même l’éducation et la culture offriraient un quelconque antidote à ce risque psychotique qui tient du séisme collectif. Ernesto Sabato faisait remarquer dans son roman Alejandra que l’Allemagne était le pays le plus cultivé d’Europe avant de basculer dans la noire folie des années hitlériennes. Mais aujourd’hui, l’Allemagne est le seul pays qui ait fait sa thérapie suite à la crise nazie qui a pourtant concerné toute civilisation occidentale : tous les autres, à commencer par la France et l’Amérique, se sont complus dans l’autosatisfaction des vainqueurs et la ritournelle du « ce n’est pas moi, c’est l’autre » qui laisse entendre qu’ils pourraient sans surprise être vaincus de l’intérieur par le même démon.

J’ai entendu plusieurs de mes ami(e)s progressistes se réjouir du triomphe du clown triste au motif qu’il ne s’agit pas tant là d’une victoire que de la cuisante défaite du néolibéralisme et de l’establishment représentés par Mme Clinton. Je ne peux pas leur donner tort sur ce point. Il est un rejeton aberrant de ce système qui, au-delà des apparences, a sacrifié toutes valeurs aux seules valeurs boursières et financières. On peut voir là le signe de la faillite d’un système dans le fond anti-démocratique qui débouche sur le délire autoritaire révélant sa véritable nature dictatoriale. Et l’on peut voir aussi ici à l’œuvre le grand jeu de balancier qui fait succéder le fantasme de l’homme fort au Président « le plus cool » de l’histoire américaine, malheureusement impuissant sur nombre de dossiers cruciaux dont en particulier celui de la libre circulation des armes, tellement symbolique de la folie qui menace. Mais si je partage l’analyse politique de mes ami(e)s, je ne peux me réjouir avec eux en pensant que l’avènement de l’imbécile en chef va précipiter l’effondrement du système.

Pour moi, leur joie est teintée du même cynisme que celui qui a porté le Joker au pouvoir : on fait fi des vies humaines et de la souffrance au nom de certaines idées, et l’on se révèle finalement aussi inhumain que l’adversaire que l’on dit combattre. Autant prétendre venir en aide aux enfants endormis en mettant le feu à la maison où ils dorment ! C’est le tort de tous les fantasmes révolutionnaires qui s’avèrent finalement plus épris de destruction que capables d’inventer le nouveau monde dont ils se réclament; leur véritable nature se révèle justement dans le peu de cas qu’ils font des vivants au nom des idées. Cette insensibilité au sort de nos congénères humains est un des signes les plus flagrants de l’inconscience qui permet aux Joker de ce monde de prospérer, et finalement s’avère une part majeure du problème que les idéalistes prétendent vouloir régler. Notons comment les assassins se justifient mutuellement en disant, comme des gamins dans la cour d’école : ce n’est pas moi qui ait commencé, c’est lui. Mais qui commencera donc par prendre responsabilité de sa propre inconscience ?

Je dis tout cela en ayant été moi-même dans ma jeunesse un de ces révolutionnaires, mais je suis arrivé à la conclusion qu’aucun idéalisme ne justifie d’ajouter une goutte de sang au fleuve tourmenté de l’Histoire humaine. Je me réclame désormais ouvertement de la grande Etty Hillesum[2] quand elle disait à son ami Klaas (en 1942) :

« Je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà ». 

Je souhaite donc à mes ami(e)s révolutionnaires que ni eux-mêmes, ni un de leurs enfants ou de leurs proches, n’aient à souffrir dans leur chair ou leur âme de l’horreur tangible qui est en train de prendre forme. Quant aux électeurs du clown, il nous faut me semble-t-il considérer, si ce n’est avec compassion du moins sans haine, qu’ils sont mus par la peur et la souffrance, dont chacun sait qu’elles sont universelles. Il nous appartient donc de regarder chacun(e) de notre côté comment nous pourrions tou(te)s autant que nous sommes porter un Trump en dedans et, ce cas échéant certainement, en prendre la responsabilité consciente plutôt que d’accuser autrui.

C’est le délicat et douloureux  travail avec l’Ombre. J’ai publié récemment une vidéo à ce sujet : Danser avec l'ombre.

Dans les jours qui ont suivi l’élection, j’ai eu le privilège d’entendre plusieurs rêves faisant allusion de façon plus ou moins directe à la situation. Il semble que beaucoup de gens aient cauchemardé, parfois de façon prémonitoire. Or il faut savoir que l’opposé du diabolein est le symbolein, le symbole qui est ce-qui-réunit. J’élaborerai une autre fois autour de l’idée salvatrice qui veut que notre Joker est l’envers exact de notre désert spirituel. Il en découle cependant que si nous voulons contrer les nouveaux zélateurs du Mal, qu’ils soient nos propres nazillons ou ceux qui détournent l’islam à des fins sanguinaires, il nous faudra sans aucun doute développer une nouvelle vision spirituelle positive, nous réunir autour de symboles vivants. Un premier pas dans ce sens est simplement d’écouter la sagesse des rêves et des contes de fées. Voici un des rêves les plus frappants qui m’ait été communiqué à propos de l’élection. Il a été reçu dans la nuit du 8 au 9 novembre[3] :

J'ai rêvé que les États-Unis étaient plongé dans l'obscurité. Le soleil semblait couvert par des nuages sombres et épais de manière que la lumière n'arrivait pas à traverser. (si je me fie au faible halo dans le ciel, me semble-il que l'obscurité ne provenait pas de la nuit, mais bien du jour obscurci). Une personne m'approchait pour me dire qu'il y a eu une panne dans le système informatique et que Trump aurait eu un avantage grâce à ça. Ensuite, je vois Hillary sur une scène devant un podium en train de prononcer un discours incompréhensible. Progressivement durant son discours, elle devient émotive et elle commence à fondre en larmes et sanglots. Malgré la manifestation des émotions, elle continuait son discours avec une voix sanglotante . On aurait dit qu'elle ne cherchait plus à cacher son émotivité. Devant elle, se trouvait une plaine ou une grande surface de terre étendue où se trouvaient des personnes  regroupées en petits groupes dispersées sur cette surface (3-5 personnes par groupe - environ 20 personnes au total peut-être), ils portaient des masques (j'ai pensé à des masques à gaz) et un plastron sur la poitrine.

Ce rêve me semble ne pas appeler grand commentaire tant il est clair. Il est question de l’obscurité dans laquelle sont plongés les États-Unis. La panne dans le système informatique signale la suspension de la rationalité collective et le risque de psychose collective – les ordinateurs symbolisent volontiers le mental en tant que le principe ordonnateur de notre monde. La réaction émotionnelle que manifeste Hillary me semble déplacée : le Mal se nourrit volontiers d’émotionnalité impuissante. Or ses sanglots sont l’envers de sa malhonnêteté qui nous aura conduit à cette catastrophe. Les dernières images du rêve pourraient indiquer avec les masques à gaz que l’atmosphère va devenir irrespirable, ou évoquer une sorte de bal masqué où nul ne montre son vrai visage. Je suis bien sûr curieux de vos commentaires sur ce rêve.

Un autre rêve significatif m’a été rapporté, datant de quelques jours avant l’élection. La rêveuse rencontrait une enfant aux cheveux blonds en cherchant refuge au troisième étage d’une maison alors qu’elle fuyait une menace ressentie dans la rue. L’enfant lumineuse lui ouvrait alors la porte d’un appartement où se trouvaient des juifs et un jeune prêtre catholique qui priaient ensemble. La rêveuse fondait en larmes en leur disant que cela allait très mal en bas, et les encourageait à continuer à prier. Ce rêve m’a semblé souligner que finalement le seul antidote au mal qui coure dans nos rues est dans la connexion avec le sacré, que ce soit au travers de la prière ou de la vie des symboles.

Il y a sans doute là une allusion à la nécessité de dépasser les clivages confessionnels et de prier ensemble quelle que soit notre foi. Les juifs pourraient ici symboliser en particulier la mémoire des victimes du dernier Holocauste, tandis que le jeune – et beau, a précisé la rêveuse – prêtre catholique pourrait représenter le nécessaire renouveau du mythe chrétien que réclame la situation. Car encore une fois, la meilleure réponse à ce qui arrive pourrait être spirituelle.

La rêveuse avait eu dans les jours précédents des intuitions la renvoyant aux paroles d’Isaïe prévenant de la destruction de Sion dans l’Ancien Testament, et la présence des juifs en prière dans son rêve n’en est que plus significative. Son rêve m’a fait penser à un article que j’ai publié en octobre 2014, Paix dans le cœur, où se posait déjà la question :

L’avenir du monde semble inquiétant, particulièrement quand on a des enfants. Il semble que nous soyons dans une impasse. Que pouvons-nous faire ?

J’y rapportais deux rêves qui pourraient selon moi être à nouveau médités avec profit pour appréhender la dimension spirituelle de ce qui arrive maintenant, et je racontais l’histoire du faiseur de pluie de Richard Wilhem qui suggère de trouver l’harmonie en dedans pour contribuer à rétablir l’harmonie au dehors. On trouvera aussi d’importants éléments de réponse dans la lecture du maître livre de Marie-Louise Von Franz, l’Ombre et le Mal dans les contes de fées, où l’on pourra s’abreuver à ce que la sagesse ancestrale recommande devant le Mal. Je recommande en particulier la lumineuse analyse du conte Vassilissa la Belle, dont il ressort qu’il ne sert à rien d’opposer le mal au mal.

Selon l’enseignement de ce conte, ce qu’il convient de faire quand la nuit tombe et menace de nous engloutir, c’est simplement d’allumer une petite lumière, la lumière de la conscience et de l’amour, en ayant foi dans le fait que celle-ci, quand elle est enracinée dans le cœur, triomphe toujours finalement des Ténèbres. Ce serait la fonction de l’Ombre, finalement, que de nous rappeler à notre véritable nature lumineuse[4]. Et comme Jung qui a rêvé qu’il devait envers et contre tout protéger la petite flamme de sa conscience tandis que la nuit l’environnait de partout, nous avons tou(te)s cette tâche vitale qui consiste en préserver, chacun(e) de notre côté et ensemble, la petite lumière qui perce l’obscurité et prépare la renaissance. Celle-ci surviendra inévitablement quand l’œuvre de destruction sera achevée et que le balancier de l’Histoire repartira dans l’autre sens.

Alors enfin le jour se lèvera de nouveau. Comme toujours. Je vous souhaite de garder d’ici là une inébranlable foi au cœur, confiance dans la bonté de la vie et des humains de bonne volonté, paix et amour en dedans…. C’est le mieux que nous puissions faire.


[1] C.G Jung, Aspect du drame contemporain, 1948.
[2] Je vous invite à lire mon article : Sainte Etty
[3] Avez-vous remarqué qu’après que le XXIème siècle soit né un certain 11 septembre (9/11), il est entré dans une nouvelle époque un 9 novembre (11/9) ? Si l’on considère qu’il s’agit d’une synchronicité, elle pourrait indiquer que les deux événements sont intrinsèquement liés, l’un constituant l’aboutissement de l’autre…
[4] Voyez le texte de Luis Ansa : l’ombre et le chaman

mardi 8 novembre 2016

Définition de l'âme


Après que j’ai publié en octobre ma réflexion sur « une vie de rêve », mon amie La Licorne m’a interrogé en privé en m’interpellant sur la définition poétique que j’y donne de l’âme :

L’âme est ce qui aime en nous.

Elle me disait apprécier la qualité poétique de la définition mais m’invitait à la préciser, en particulier en regard des notions concomitantes d’esprit, de Soi et de psyché. Elle me disait en particulier avoir renoncé pour sa part au terme « âme » pour lui préférer « esprit » quand il s’agit de désigner la part éternelle de notre être – distinction qu’elle a explicitée dans un article sur « le soi qui écrit notre vie ». Elle y déploie la métaphore de l’écriture, où le papier et l’encre symbolisent la dimension physique de notre être, la plume la psyché ou l’ego, et la personne qui écrit le soi spirituel. C’est une métaphore qui, considérant mon amour de l’écriture, ne pouvait que m’enchanter…

À la fin de cet article, elle mentionne une vidéo de Jacqueline Kelen qui résume de façon brillante la différence entre les domaines psychologiques et spirituels : Quelle différence faire entre le psychologique et le spirituel ?. J’aime beaucoup les propos de Mme Kelen, dont je recommande tous les livres. Je souscris entièrement à la distinction qu’elle établit entre psychothérapie et spiritualité, entre âme ici assimilée au psychisme et esprit. « L’esprit se reconnait à ce qu’il est indestructible. Il est immense, clair et joyeux. » (3’15) Il est ce qui en nous tend vers les mondes supérieurs. Elle insiste avec justesse sur le fait que « la joie est le climat de l’être spirituel ». À l’inverse de l’esprit impassible dans ses hauteurs, l’âme est toujours changeante : « le psychisme, c’est le monde intermédiaire sur lequel on ne peut rien bâtir. » (1’15) Elle propose à son tour la métaphore traditionnelle de la lampe à huile (4’00…) pour décrire l’être humain, dans laquelle le corps est symbolisé par le corps de la lampe, la psyché par l’huile et l’esprit par la mèche enflammée par le feu divin.

J’ai souri de voir que, dans cette discussion, l’animus (c’est-à-dire en latin : l’esprit) de la femme réclame une définition précise, un logos, tandis que l’anima (en latin : l’âme) de l’homme n’a pour lui répondre, au prime abord, qu’à offrir un certain flou poétique préservant l’éros entourant la question. Mais j’ai décidé de relever le défi de tenter d’éclaircir mon propos en vous partageant ma réflexion car l’interrogation de ce terme âme me parait vitale. Comme Jung, qui avoue l’avoir aimée autant que haïe, je me veux en effet au service de l’âme. C’est en cela, dans ce service plus qu’en me considérant comme « jungien » – ce qui supposerait un « jungisme » auquel on pourrait adhérer, ce dont je doute – que j’aime à m’imaginer comme un fidèle du vieux sage de Küsnacht…

Mon sourire s’est encore élargi quand, réfléchissant au titre que j’allais donner à cet article, j’ai commencé par penser à « Madame l’âme » avant de me rappeler que j’avais déjà publié un article ainsi intitulé en décembre 2013. J’ai relu ce billet avec grand plaisir car il introduisait déjà les éléments de ma présente réflexion. J’y disais déjà, sans que cela ait soulevé grand commentaire : « Hors de toute métaphysique donc, l’âme est finalement ce qui aime en nous, et c’est en cela qu’elle est immortelle. »

J’ai alors pensé intituler mon article « Objectivité de l’âme » car finalement, c’est de cela dont je veux discuter ici : est-il possible de définir objectivement l’âme ? Mais là encore, ma mémoire souvent défaillante m’a rappelé que j’avais déjà utilisé ce titre dans un article d’août 2014. Il s’agit là d’une discussion de la façon dont un rationalisme excessif peut, au nom de l’objectivité, sacrifier tout ce qui a trait à l’âme, réduite elle-même à une mystification. J’y fais preuve, me semble-t-il, d’une belle suite dans mes idées en énonçant là, encore une fois, ma définition poétique. J’y indique aussi déjà la direction que je donnerai à ma réflexion ici, à savoir la subjectivité intrinsèque à cette notion d’âme :

« Paradoxalement encore, c’est dans ce que nous avons de plus subjectif que transparait cette objectivité, et c’est dans le langage imagé de la poésie et des rêves, cette « poésie mathématique » de l’âme, qu’elle s’exprime le plus clairement. C’est ainsi, par exemple, qu’il est impossible de parvenir à une définition rationnelle satisfaisante de l’âme, non plus que de l’observer avec un quelconque instrument – au grand dam de notre ami rationaliste –, mais que nous pouvons en donner une définition poétique comme étant ce qui aime en nous. C’est en suivant le fil de cet amour sans lequel nous ne saurions vivre, en remontant le fleuve des rêves et des images vivantes en nous, que nous pouvons remonter jusqu’à sa source vive. »

J’en suis donc venu à considérer que le seul titre qui convient à cet article est celui qui précise exactement son objet, à savoir : sur quelle définition de l’âme pouvons-nous nous appuyer et pourquoi ? Cette réflexion m’a obligé à un retour à mes sources, nombreuses, sur le sujet. Parmi les plus importantes :

-  le livre remarquable de Diane Cousineau Brutsche, le paradoxe de l’âme sous-titré « exil et retour d’un archétype ».

- un article de James Hillman intitulé « peaks and vales »[1], (tiré des "Puer Papers," 1976) et qui s’intéresse à la distinction entre âme et esprit comme base pour la différentiation entre psychothérapie et discipline spirituelle.

Je ne vous cacherai pas que j’endosse dans une grande mesure le point de vue de James Hillman sur cette question, qui me semble amener de l’air frais dans un débat qui est un peu suranné. Il a été un des grands avocats de l’âme, se moquant sans complaisance de la façon dont on peut la déserter pour aller camper sur les hauteurs de l’abstraction à saveur spirituelle. À l’inverse du désir de conquérir les sommets de l’esprit, il reprend les mots du poète Keats pour évoquer la vallée de l’âme et parler de la nécessité de « faire de l’âme » (soul making). 

Keats écrivait dans une lettre : « Appelez le monde, si vous voulez, la vallée de la fabrique de l’âme (soul making). Alors vous connaitrez à quoi sert le monde ». On peut voir ici toute l’importance de l’âme, bien au-delà de la métaphysique : le monde est le lieu de son incarnation, et si elle n’y prend pas chair, à quoi bon le monde et la vie ?

Les cultures chamaniques ont cette notion, qui échappe le plus souvent à notre psychologie, de la « perte d’âme » qui se traduit par un vide suicidaire. Notre société de consommation, au contraire de fabriquer de l’âme, la détruit car c’est plus rentable : elle propose de combler l’absence essentielle avec des objets inutiles et des distractions sans fin. C’est ce qu’évoque ma chère enseignante Paule Lebrun quand elle parle de ces adolescents dont l’âme meurt de faim à Las Végas[2] et ailleurs. La Licorne me donnait dans nos échanges un exemple saisissant de cette perte d’âme à grandeur de notre monde en me disant qu’un enfant d’une dizaine d’années était venu la trouver pour lui dire qu’il manquait une lettre au mot « âme ». Il ne comprenait pas de quoi il était question, pour lui il ne pouvait être question là que d’une « arme », ce qui personnellement me tire une larme. Dans notre monde désenchanté, nous ne pouvons bien souvent connaître l’âme qu’en creux, par le vide que crée son absence…

Vous aurez peut-être remarqué la proximité entre soul making, faire de l’âme, et love making, faire l’amour. Elle n’est pas aussi hasardeuse qu’il y parait car l’un et l’autre ont une dimension collective : on tisse de l’âme ensemble, de même que faire l’amour implique une relation. On peut voir là, déjà en filigrane dans ces mots, ce que l’âme a de féminin, c’est-à-dire de dévolu à l’éros. Mais ces considérations anticipent sur ma conclusion puisqu’elles commencent à suggérer que l’âme et l’amour sont indissociables, comme le prétend ma définition poétique. Remarquons cependant que quand il n’y a plus d’âme, c’est tout le tissu relationnel qui se disloque : l’individu déserté par son âme ne sait plus comment se relier, et quand la société ne crée plus d'âme, le tissu social se délite. Verra-t-on un jour une révolte de l’âme qui brûlera les fausses idoles qui l’empoisonnent ? Je me prends à le souhaiter ouvertement, à l’appeler.

Hillman nous amène encore deux idées clés. D’abord, il suggère que l’âme comme l’amour sont des réalités d’expérience que l’on éprouve, et non que l’on prouve, comme le voudrait l’esprit. L’âme n’est pas une donnée acquise, il s’agit de la générer, de la tisser et de la faire. Si l’âme n’est pas vécue, elle est nulle et non avenue, et l’on peine à distinguer l’humain du robot, de la machine programmée pour remplir une certaine tâche dans laquelle elle est remplaçable. La génération de cette âme vivante est le but du soulwork (travail de l’âme) que nous faisons par exemple dans l’école Ho Rites de Passage fondée par Paule Lebrun au travers de l’élaboration de rituels, ou dans l’expérience de la quête de vision. C’est aussi ce qu’on fait en écoutant les rêves, en particulier dans les cercles de rêves : l’âme est tissée par les images vivantes.

Ce qui nous amène à la deuxième idée clé de James Hillman sur cette question. Pour commencer, il interroge de quel droit et de quel point de vue nous définissons l’âme. Il y a là le même abus que lorsque nous parlons de « notre » âme alors qu’il faut être clair, c’est nous qui lui appartenons, à l’âme. L’esprit fait violence à l’âme quand il prétend la définir, en faire une abstraction. Il oublie que l’âme est un archétype et que les archétypes sont des réalités vivantes, non conceptuelles, et dont les frontières ne sont pas tirées au cordeau. L’âme est psyché, nous disent la psychologie et Mme Kelen, et avec elle toute la tradition, c’est-à-dire psychisme, changement, inconstance, papillon multicolore et virevoltant. Jung est ambigu sur ce point : il évoque souvent l’âme en lieu et place de la psyché (der Seele), et puis il arrive qu’il laisse entendre que l’âme est une dimension spécifique de la psyché, par exemple quand il affirme :

« L’âme est à Dieu ce que l’œil est au soleil. »[3]

Une autre confusion vient de l’assimilation fréquente chez Jung de l’âme à l’anima de l’homme. Mais alors les femmes n’auraient pas d’âme ? Et les pingouins, interrogeait déjà Anatole France[4] ? On peut détecter là des relents de la vision patriarcale qui s’est glissée dans l’arrière-plan des travaux de Jung, qui ne pouvait s’élever au-dessus de son époque même s’il a fait beaucoup pour l’émancipation féminine. Justement, Hillman propose de sortir de ces modèles sexués et affirme ouvertement que femmes et hommes ont une anima comme un animus, entendus moins comme féminin de l’un et masculin de l’autre que comme des modes d’appréhension du réel, âme et esprit. Et c’est là qu’Hillman amène, quant à notre définition de l’âme, l’élément décisif en revenant et en s’arrêtant à la proposition fondamentale de Jung :

« La psyché est images. »[5]

On pourrait dire, pour être plus précis encore et renverser l’assimilation de l’âme à la psyché : l’âme est images. Elle est tissée d’images vivantes. Là où l’esprit cherche à tirer des abstractions du réel, l’âme se manifeste dans l’imagination, les fantaisies, les  métaphores et les symboles, nous dit Hillman. Faire de l’âme, comme il nous y invite, consiste en mettre notre existence en images qui ont leur propre vie. C’est ce que font les rêves, mais nous pouvons le faire consciemment avec l’imagination active. J’ai déjà parlé[6] du fait que la plupart de notre conflits existentiels ne se laissent pas rationaliser, ou plutôt, leur rationalisation n’amène aucune solution au « problème » (un vocabulaire qui dénote l’esprit à l’œuvre), tandis que la mise en images de la situation dynamise notre cerveau droit et se révèle souvent riche de potentialités insoupçonnées.

Hillman assène enfin le coup de grâce à toutes nos tentatives pour abstraire une définition de l’âme en faisant remarquer que, quelle que soit l’ambition de l’esprit de s’élever jusqu’à une abstraction objective, nous sommes toujours pris dans des métaphores. Il parle des métaphores-racines qui constituent la base de notre conception du monde et de la vie, sans lesquelles nous ne pourrions les appréhender. Ces métaphores sont collectives et généralement inconscientes, liées à l’époque et à la culture. C'est ce qui peut nous rendre difficile de comprendre la mentalité d’un Égyptien d’il y a 3500 ans, à moins d’entrer dans le monde de ses images intérieures.

Et remarquons donc, pour revenir à notre définition, que La Licorne avec l’écriture ou Mme Kelen avec la lampe à huile ne peuvent nous proposer que des métaphores à propos de l’âme. En effet, nul n’a vu l’âme, ne peut la décrire de façon concrète. Et ce n’est pas non plus un concept que nous pouvons déduire par raisonnement. C’est une réalité vivante, inconnue, sur laquelle quelque chose (l’âme elle-même) se projette. Mais en tentant de la définir ainsi, nous essayons de tirer des abstractions de métaphores, c’est-à-dire de faire de l’esprit à partir de l’âme, ce qui équivaut à tenter de sauter par-dessus notre propre tête ! Mais qu’en est-il vraiment ? Que pouvons-nous savoir de l’âme ?

Qu’a-t-elle à dire à son propre sujet ?

Le poisson dans l’eau peut-il analyser cette eau et parvenir à une définition de celle-ci ? Oui, si c’est un poisson chimiste et qu’il a une notion de l’existence de l’hydrogène et de l’oxygène, ainsi que de leur combinaison. Mais cette définition est du même ordre que la formule chimique de la pomme, elle ne nourrit pas, et cette eau là, rendue abstraite, ne désaltère pas. Le poisson y meurt. En outre, pour avoir une telle capacité à abstraire l’eau, il faudrait que notre poisson puisse en sortir et la différentier d’autre chose, mais dès lors, ce ne serait plus un poisson. C’est le problème que n’a cessé de souligner Jung : quoi qu’on dise de la psyché, c’est encore la psyché qui le dit. Cela vaut pour l’âme : comment pourrions-nous nous différentier de notre âme ?

C’est à ce point du débat qu’il me parait judicieux de faire intervenir Mme Cousineau Brutsche car son exposé amène un éclairage précieux. Relevons au passage, comme une synchronicité amusante, le fait que la couverture de son livre est illustrée par la tapisserie de Cluny appelée <i>La Dame à La Licorne</i>, qu’elle analyse en détail pour alimenter sa réflexion. Là où la vision traditionnelle propose donc la métaphore qui veut que l’âme soit entre le corps et l’esprit, et dans notre perspective judéo-chrétienne éprise des sommets spirituels, dévalorisée avec le corps et le féminin de l’être au profit du « pur esprit », Mme Cousineau Brutsche propose de considérer l’âme comme une réalité paradoxale et toujours médiatrice entre les opposés.

Dans la vision duelle du mental, le monde est toujours fait d’opposés et ils semblent disjoints, séparés. Ainsi, il semble qu’on puisse gloser à perte de vue sur le corps et l’esprit, la forme et le fond, comme si l’un pouvait exister sans l’autre. De la même façon, nos physiciens ont tenté de déterminer si la lumière était ondulatoire ou faite de particules avant de se rendre à l’évidence que leur renvoyaient leurs instruments : la lumière est onde ET particule. Les bouddhistes ont cette expression qui tranche dans le paradoxe de l’âme quand ils parlent du corps-mental, ou du corps-esprit, comme constituant une réalité indissociable. Voilà donc la définition fondamentale que nous pouvons donner de l’âme : elle est cette réalité paradoxale qui se définit tout à la fois comme esprit et comme corps, et les relie. Cette approche n’invalide pas les métaphore de l’écriture et de la lampe à huile mais elle leur donne un contexte, elle les élargit…

La métaphore racine qui permet ici l’élargissement de la perception de l’âme réclame de passer d’une vision qui prétend faire de l’âme un objet bien défini à une vision énergétique qui sous-tendait la pensée de Jung. Je cite Mme Cousineau Brutsche :

« L’énergie psychique étant le résultat de la tension entre les opposés, l’Âme, entité apparaissant au centre du champ énergétique, pourrait être décrite comme un "effet" de la polarisation des opposés psychiques. Toutefois, étant donné que cette séparation en paire d’opposés résulte elle-même d’un acte psychique, l’Âme, comme sujet psychique cette fois, se révèle du même coup "effet" et "cause" de la tension entre les opposés : autre aspect de sa nature paradoxale. Une telle représentation permet de percevoir l’Âme comme un sujet à la fois créateur et médiateur entre les deux énergies collectives des instincts (corps) et des archétypes (esprit); entre ces deux sujets aussi que sont le Moi (individuel et unique) et le Soi (collectif, universel). »

Dans cette perspective, – dont il faut bien avoir à l’esprit qu’il s’agit d’une représentation, d’une autre image – on peut encore dire que l’âme est au cœur de ce que Jung a appelé la « fonction transcendante » qui relie le moi temporel au Soi éternel. Ou pour renverser le propos, on peut dire que ce que nous appelons le moi est la part mortelle de l’âme tandis que le Soi en est la dimension éternelle, qui toujours renaît dans de nouveaux « moi ». De même, Jung a expliqué que ce n’est pas l’âme qui est dans le corps mais le corps qui est dans l’âme, qui en est la partie visible. Et si l’on cesse de vouloir abstraire l’esprit de la réalité, on conviendra qu’il est simplement la partie invisible de l’âme. Non sans remarquer que ce qui change par là, ce ne sont pas tant la définition que nous donnons aux mots que la relation que nous entretenons avec la réalité de l’âme au travers des mots que nous employons pour en parler.

Dès lors, comment puis-je affirmer que l’âme est ce qui aime ?

D’abord, vous l’aurez peut-être entendu, il y a là un jeu sur les mots qui rapproche « âme » de « amour », « amant », « aimant ». Or le langage n’est pas innocent : l’écoute des rêves familiarise avec le fait qu’il y a là des connexions subtiles qui transparaissent, de l’ordre de ce qu’on appelle « la langue des oiseaux ». Mme Cousineau Brutsche fait remarquer que « l’amour, comme l’Âme, joue le rôle de tiers médiateur entre les opposés », en particulier le masculin et le féminin. » Dès lors, explique-t-elle, « l’amour me parait être, sur le plan inter-personnel, exactement ce que l’Âme est sur le plan intrapsychique ». Mais le lien entre l’âme et l’amour va plus loin quand on considère que l’amour est la principale force motrice de l’univers, l’aimant qui aimante toutes choses pour les mener à leur finalité.

En effet, rappelons-nous qu’en latin, l’âme est « anima », non dans le sens psychologique mais dans celui de « ce qui anime ». Dès lors, nous entrons dans le domaine de l’intuition pure que rien ne prouve et, je l’ai bien dit, de la poésie. Qu’est-ce qui anime les êtres vivants, et plus largement, fait tourner les planètes ? L’amour est à l’origine de tout dynamisme psychique. L’animal mange pour avoir la satisfaction d’avoir le ventre plein; c’est bon, il aime ça. Même un meurtrier agit par amour, non pas pour sa victime mais pour lui-même et la satisfaction qu’il éprouve dans ce geste, ou pour toute autre cause qu’il se donne pour justifier son acte. Cet amour est primaire, aveugle à l’autre, et ne l’absout pas de la culpabilité de son geste. Mais s’il n’y avait pas d’amour, rien ne serait donc en mouvement, au moins dans la psyché…

C’est au fond ce que nous disent les mystiques quand ils annoncent que « Dieu est amour », ou dans les termes de Jung  quand il désigne Éros comme « kosmogonos[7], créateur, père et mère de la conscience ». Il avoue du même souffle qu’il n’a cessé d’être confronté dans sa pratique thérapeutique comme sa vie personnelle aux mystères de l’amour, sans rien y comprendre. Il ajoute : « il en va ici de ce qu’il y a de plus grand et de ce qu’il y a de plus petit, de ce qu’il y a de plus éloigné et de plus proche, de ce qu’il y a de plus élevé et de plus bas, et jamais aucun de ces termes ne peut être prononcé sans son contraire. S’il (l’homme) possède un grain de sagesse, il déposera les armes et appellera ignotum per ignotius – une chose ignorée par une chose plus ignorée encore – c’est-à-dire du nom de Dieu. »[8] Ou plutôt, du nom de la Déesse. Et revoilà donc l’inséparable de l’âme, le Mystère créateur qu'elle serait seule à pouvoir voir, appréhender. Mais ce que dit Jung dit ici vaut aussi pour l’âme, dès lors où l’on accepte de considérer que l’être humain n’a pas le monopole de l’âme, mais qu’il y a une Âme du monde, et des âmes minérales, végétales, animales…

En conclusion, il me semble aussi erroné de prétendre définir l’âme autrement que par une voie poétique qui laisse tout ouvert que d’essayer de comprendre l’amour qui est sa manifestation première. En disant que l’âme est ce qui aime en nous, je laisse l’âme se présenter par elle-même hors de toute abstraction. Je ne fais que désigner par là l’évidence sensible de quelque chose qui dépasse toute autre considération jusqu’à nous entrainer dans ce qui, aux yeux du monde, sera toujours folie. Mais aux yeux de l’éternité, n’est-ce pas l’épice, ce qui fait que la vie vaut d’être vécue ?

On pourrait enfin dire que, si le Soi est le Sujet essentiel, le JE SUIS originel, l’âme en est la première enveloppe, la première manifestation qui, par amour pur, fait venir le monde (et le moi) au monde. Dès lors, la psyché en est l’objectivation à l’usage des psychologues, mais l’âme est une réalité trop précieuse pour être laissée aux seules mains des psychologues. C’est pour cela qu’elle chérit les poètes et les amants, mais aussi les idiots, les fous et les enfants, manifestations de son innocence. Elle vibre dans la Beauté et et se moque de la Vérité à laquelle prétend l'esprit car elle est vérité vivante, vibrante. On peut dire d’elle aussi qu’elle est éternelle, c’est certain, mais non d’une façon statique, figée comme le voudrait l’esprit engoncé dans l’absolu, mais bien plutôt dans sa capacité de toujours mourir et renaître, d’embrasser la mort comme la vie. Et les rêves, comme le dit si bien Robert Moss, nous rappellent que l’âme a des ailes…


Quant à l’amour qui est sa substance même, il n’a rien à voir avec une rêverie de Bisounours qui voudrait que la vie avance toujours dans le coton et la douceur. Ainsi Jung affirme-t-il encore que « rien n’est possible sans amour » car, même si « la pulsion vers la totalité est la pulsion la plus forte en l’homme », seul « l’amour permet de risquer le tout pour le tout ». Sans doute faudrait-il majusculer ce second tout : risquer le tout pour le Tout, n’est-ce pas le jeu suprême ? Cet amour est donc aussi destructeur que créateur, au service toujours de l’âme qui veut s’incarner pleinement. Mais c’est le poète Kalil Gibran qui dit le mieux la rude loi de l’âme :

« Quand l’amour vous fait signe, suivez-le,
bien que ses voies soient dures et escarpées.
Et lorsque ses ailes vous enveloppent, cédez-lui,
bien que l’épée cachée dans son pennage puisse vous blesser.
Et lorsqu’il vous parle, croyez en lui
malgré que sa voix puisse briser vos rêves
comme le vent du Nord saccage vos jardins. »
[9]

[1] Traduction: Sommets et vallées.
[2] Voyez “Madame l’âme”.
[3] C.G. Jung,  Psychologie et Alchimie.
[4] Dans un roman satirique intitulé l’île des pingouins, Anatole France a imaginé (1908) qu’un curé à la vue basse ayant baptisé des pingouins en les prenant pour des hommes, ceux-ci se sont vus conférés une âme immortelle par l’Église. Il prête alors ce mot, qui est resté, à Catherine d'Alexandrie : « Donnez leur une âme, mais une petite. »
[5] C.G. Jung,  Commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or.
[7] En français : Créateur de mondes (cosmos)
[8] C.G. Jung, Ma vie. Cité par Marie-Louise Von Franz dans Psychothérapies, Quelques aspects du transfert.
[9] Kalil Gibran, le Prophète.