Paolo Ucello - Saint-Georges et le dragon (1470) |
J’ai déjà abordé la problématique générale de ce sujet et présenté l’Anima dans ce blogue comme pouvant être la Porteuse du Graal[1] d’un homme. Maintenant, je veux approcher ce qu’il convient de nommer le problème de l’Animus en commençant par un constat : ce sont surtout des hommes, à commencer par Jung, qui ont parlé du masculin de la femme, et cela rarement en des termes élogieux ou même sympathiques. Il est bien rare par exemple que soit soulignée la capacité créatrice de l’Animus, et quel formidable allié il peut être pour une femme en quête d’autonomie tant sociale que spirituelle.
On peut rendre grâce à Jung d’avoir amené cette idée d’une capacité d’affirmation masculine chez la femme égale à celle de l’homme, jetant ainsi les bases de la revendication d’une entière égalité entre femmes et hommes et préfigurant d’importants changements dans leurs relations. Mais on ne peut plus omettre de signaler qu’il semble que ce soit Sabina Spielrein qui lui a soufflé cette notion sans qu’il ne lui en rende jamais justice, c’est-à-dire qu’il n’honore publiquement son génie créateur. Il était d’époque qu’un homme emprunte ainsi les idées amenées par une femme et se les approprie sans l’ombre d’un scrupule. Il est de notre temps que la vérité à ce sujet soit rétablie et que Mme Spielrein, ainsi que toutes ces nombreuses femmes qui ont entouré Jung et qui ont discuté, éprouvé et développé ses idées, soient remerciées – mieux que beaucoup d’hommes, elles ont su envisager ce qu’il y avait de profondément transformateur dans son travail.
Sabrina Spielrein |
- Ce n’est que ton animus (ton anima) que tu projettes là sur moi…
Or cela revient à se servir des concepts psychologiques pour se boucher les oreilles et refuser d’entendre l’autre dans ce qu’il dit. D’une part, c’est omettre que toutes nos relations sont empreintes de projections et que sans celles-ci, nous ne parviendrions sans doute pas à nous rencontrer. Mais surtout, c’est passer à côté du fait qu’il y a, dans la projection elle-même, quelque chose de la réalité intérieure de l’autre qui cherche à devenir conscient et à se dire. Je forme donc le vœu qu’au lieu de traiter l’Animus comme un rival qu’il faudrait dénigrer et « remettre à sa place », comme cela a si souvent été le cas dans la suite de Jung, nous – tant hommes que femmes – apprenions à l’accueillir amoureusement pour en souligner les vertus et l’essentiel apport à la vie et aux relations. Enfin, cette étude se veut un prélude à une réflexion sur le masculin sacré que je présenterai dans un prochain article.
Il est à noter que le simple fait de parler de « mon anima » ou « ton animus » dénote souvent une incompréhension de quoi il est question en en faisant, par l’adjonction du pronom possessif, une réalité personnelle. Or l’Animus et l’Anima sont des archétypes de l’inconscient collectif, des dimensions collectives de la psyché qui dépassent le niveau personnel et aident le moi à approcher la nature transpersonnelle du Soi. Je peux donc parler de l’Anima en moi ou de mon expérience de l’Anima, mais c’est donc une faute de langage de parler de « mon anima » à moins de n’entendre par là que je parle de mon expérience de l’Anima. Pour bien marquer cette distinction, sur laquelle Pierre Trigano a attiré mon attention récemment, Anima et Animus reçoivent ici, hors des citations dont je respecte la typographie, une majuscule rappelant leur dimension archétypale quand ils ne sont pas ramenés à la simple expérience personnelle.
Cela fait longtemps que, de l’intérieur même des milieux jungiens, une réflexion critique sur l’Animus a été engagée, en particulier par des analystes jungiennes féministes. Elles sont les premières à avoir mise en question la problématique de genre dans ces concepts, interrogeant en particulier la sexualisation outrancière de deux modalités de l’énergie créatrice – une approche qu’a reprise James Hillman. Elles ont souligné que les notions traditionnelles d’Anima et d’Animus risquent de gommer la dimension de construction sociale des définitions de la fémininité et du masculin auxquelles elles sont attachées, et contribuent ainsi souvent à entretenir le système de croyances (genderisme) qui séparent strictement les genres sur une base biologique. Il ressort de leurs travaux que la notion d’Animus est souvent comme un manteau jeté par les hommes sur les épaules des femmes pour voiler leur réalité. Il semble que désormais, nous retrouvions sur ce point la fable qui veut que l’empereur soit nu mais que personne n’ose le lui dire : notre sacro-sainte notion de l’Animus s’avère contaminée par l’héritage de plus de 2000 de patriarcat et réclame d’être revisitée de fond en comble, et surtout que des femmes se l’approprient comme un outil de libération, au risque sinon de devenir obsolète.
Celles et ceux qui sont intéressé(e)s à poursuivre cette réflexion pourront lire avec profit l’analyse percutante de Lyn Cowan : dismantling the Animus[2].
Dans une perspective qui se veut moins radicale et qui
cherche plutôt à contribuer constructivement à enrichir le concept d’Animus
plutôt qu’à le démanteler, je suggère 3 lectures passionnantes :
- L’âme des femmes, ouvrage collectif
dirigé par Agnès Vincent (Réel Editions, 2017)
- La femme et son ombre, de Sylvia di
Lorenzo (Albin Michel, 1997)
- Les facettes de l’âme, de Marie-Laure
Colonna - en particulier le chapitre 2, la femme et le génie : de la sexualité à l’érotique (Dauphin, 2014)
Ce sont là 3 femmes qui éclairent de belle façon la problématique de l’Animus. Je complèterai la présentation, malheureusement limitée ici, de leur travail par une petite enquête qui donne voix à plusieurs femmes sur la métaphore qui convient pour décrire leur relation à l’Animus.
Agnès Vincent est la fondatrice, avec Pierre
Trigano, de l’école du Rêve et des Profondeurs. Elle a écrit
avec lui un livre remarquable sur le travail avec les rêves, le Sel des rêves, qui invite à une
relecture spirituelle de Jung et elle a dirigé un collectif de femmes qui nous
livrent des éléments de leur expérience de l’Animus dans L’âme des femmes, sous-titré « le
masculin dans la psyché féminine ». Ce livre a le grand mérite de dénoncer
d’emblée l’espèce de loi du silence qui, sans doute due en partie à la
vénération obligée du maître, a empêché la critique des théories de l’Animus
énoncées par Jung. Ce dernier fait pourtant remarquer la difficulté pour un
homme de comprendre véritablement la psyché d’une femme :
« Psychologiquement, on ne possède rien tant qu’on n’en a pas fait l’expérience. Une vision intellectuelle représente par suite trop peu, car on ne connait que les mots mais on ignore la substance de l’intérieur. »
Dans les chapitres d’introduction de L’âme des femmes, Agnès Vincent propose une synthèse critique des théories de l’Animus telles qu’elles ressortent des écrits de Jung et de ses disciples, parmi lesquels Emma Jung, Marie-Louise Von Franz, Jolande Jacobi, Elie Humbert, etc. Elle montre que les femmes dans la suite de Jung n’ont pas été en reste pour élaborer une vision plutôt négative de l’Animus, mais souligne aussi l’apport de Sylvia di Lorenzo, dont il sera question plus loin, et de Clarissa Pinkola Esté pour remettre en question ce concept par bien des côtés étriqué. Car la lecture de Jung est malheureusement édifiante : Jung est bien un bourgeois suisse des années 1930, qui dit que la femme « fait partie de la vie » de l’homme et même qu’« elle lui appartient ». La femme est toujours présentée comme affiliée à l’homme, dépendante de lui et toute entière au service de sa réalisation.
C’est dans Dialectique du moi et de l’inconscient (1928) que Jung parle pour la première fois de l’Anima et de l’Animus ; il consacre 40 pages à la première et 11 pages à l’autre. Agnès Vincent pointe deux problèmes dans la description qu’il donne de l’Animus : il passe trop rapidement de l’observation de cas individuels à une théorie appliquée à toutes les femmes et tous les Animus, et il propose une vision uniquement négative de l’Animus, érigée en vérité. Il en ressort que l’Animus a toujours tort ! Jung affirme ainsi que l’Animus s’exprime et apparait sous les traits d’une pluralité. Il est « quelque chose comme une assemblée de pères ou d’autres porteurs d’autorité, qui tiennent des conciliabules et qui émettent ex cathedra des jugements "raisonnables", inattaquables. »
Jung continue en disant que ces « jugements prétentieux » ne sont qu’un « amoncellement de mots et d’opinions » présents dans l’esprit de la femme depuis qu’elle est petite fille, et qui, « recueillis, choisis et collectionnés peut-être inconsciemment », constituent « une espèce de code de vérités banales, de raisons et de choses comme il faut ». Le discours de l’Animus serait une réserve de préjugés et d’opinions disparates où la femme puiserait. Ces propos s’enracinent dans une grande mesure dans le préjugé général à son époque et encore vivace d’une infériorité intellectuelle des femmes. Il ne lui est jamais venu à l’esprit que la prétendue supériorité des hommes venait d’un déséquilibre dans l’éducation que recevait les femmes. Aujourd’hui, à l’heure où il y a dans de nombreux pays occidentaux plus de diplômes décernés aux femmes qu’aux hommes dans toutes les disciplines, cette vision est dépassée. Mais le préjugé est tenace : dans les milieux de la recherche scientifique, par exemple, une femme devra encore en faire plus qu’un homme pour être acceptée et reconnue. Le fond, là, ne tiendrait-il pas finalement dans une relation des hommes avec l’Anima, et la féminité en général, qui est méprisée, sous-estimée ?
Dans le même ouvrage, Jung définit l’Animus comme « une manière de condensation de toutes les expériences accumulées par la lignée ancestrale féminine au contact de l’homme ». Cette définition pourrait presque paraitre positive. Il écrit aussi que l’Animus est un « être créateur », non pas dans le sens de la créativité masculine mais « dans le sens de qu’il crée quelque chose que l’on pourrait appeler un logos spermatikos – un verbe fécondant. » Dans un passage où il compare Anima et Animus, il écrit que l’homme voit en imagination l’Anima flotter devant ses yeux comme « la silhouette pleine de signification, et finement découpée d’une Circé ou d’une Calypso », tandis que l’Animus de la femme sera au contraire exprimé par un personnage comme le Hollandais Volant, ou autre spectre voguant par les mers du globe, et qui est à la fois insaisissable et protéiforme ». L’une est une ensorceleuse, et l’autre un fantôme…
Dans Aïon, Jung reconnait qu’il mène un travail de pionnier qui doit se contenter de sa nature provisoire. L’Animus s’exprime selon lui chez la femme comme « des avis, des interprétations, des opinions, des insinuations et des constructions fausses qui ont toutes pour objectif ou comme résultat de couper la relation entre deux êtres. » Il insiste encore sur les aspects négatifs de l’Animus, qui adore « argumenter au cours de discussion ergoteuses » mais plus tard, l’Animus est reconnu comme « psychopompe et médiateur entre le conscient et l’inconscient. » Enfin, Jung explique encore, dans une lettre écrite en 1957 :
« L’Anima,
c’est l’image de l’âme chez l’homme, représentée dans les rêves ou les
fantasmes par une figure féminine… l’Animus, c’est l’image des forces
spirituelles de la femme, représentée par une figure masculine ».
Les femmes qui ont pris la suite de Jung dans cette réflexion sur l’Animus ont repris généralement à leur compte sa définition négative tout en insistant sur l’importance pour une femme d’avoir une vie intellectuelle et spirituelle. Emma Jung pointait par exemple le conflit entre un Animus patriarcal vouant la femme à la maternité et au service de l’homme, et l’Animus allié de la femme dans son expression et son affirmation. Marie-Louise Von Franz a présenté l’Animus comme « quelque chose d’obstiné, de froid, de totalement inaccessible » qui coupe la relation avec la femme. Elle a cependant établi une heureuse distinction entre l’Animus négatif, qui peut être un véritable démon selon elle, et l’Animus positif qui a pour fonction d’aider la femme à « créer un pont vers le Soi et s’adonner à une activité créatrice ». Il faut enfin, pour conclure cette trop rapide revue, mentionner Barbara Annah qui soulignait que :
« De nombreuses femmes ont payé de leur vie sur les bûchers leur tentative d’oser être elles-mêmes. C’est leur Animus que les hommes brûlaient en vérité, par peur de l’expression autonome des femmes. »
Ces chapitres d’introduction de L’âme des femmes ne font que « mettre la table » pour une exploration toute en finesse et en profondeur de la réalité vécue de l’Animus par plusieurs femmes attentives à leurs rêves et engagées dans un travail intérieur. Le livre se poursuit par la présentation d’une vision nouvelle de l’Animus envisageant une alliance entre le moi féminin et l’Animus positif qui apporte à la féminité ses capacités d’action, d’affirmation et d’expression de soi. « Il n’y a pas confusion de genre mais union des deux. (…) Une alliance positive est possible entre la femme et l’Animus. Nous entrons dans un temps où l’alchimie n’est plus réservée aux seuls hommes (et leur anima / soror mystica) ». Il en ressort que l’Animus peut introduire la femme au Soi en tant que le Tout Autre dans la psyché.
Je ne détaillerai pas les chapitres suivants car il faut les lire pour en tirer toute la saveur riche des expériences de l’Animus qui y sont présentées. On y retrouve bien sûr les démêlés de nombreuses femmes avec l’Animus archaïque ou autoritaire jusqu’à sa transformation en Animus faiseur-de-liens, compagnon intérieur sur la route du Soi. On y voit son lien avec le père, l’alternance dans les rêves de figures d’hommes abuseurs ou violeurs avec des amis respectueux ou des amants attentionnés, mais surtout comment l’écoute des rêves, l’imagination active et la créativité permettent l’établissement d’une relation positive avec l’Animus. En cela, ce livre est précieux non seulement pour les femmes mais aussi pour les thérapeutes qui les accompagnent et y trouvent ample matière à réflexion.
La femme et son ombre - Sylvia di Lorenzo
Sylvia Di Lorenzo est une analyste jungienne italienne qui s’est attaché, dans La donna e sua ombra, ouvrage paru en 1989 et préfacé par Marie-Louise Von Franz, à éclairer le statut de la femme à notre époque en interrogeant entre autres la relation entre Animus et féminisme. Fondamentalement, le problème de l’Animus est ainsi défini : là où l’homme doit apprendre l’ouverture relationnelle à l’autre, la femme doit acquérir la capacité d’affirmation qui lui permet l’entière autonomie psychique. « L’intégration de l’Animus par la femme devrait correspondre à l’intégration de l’Anima par l’homme. Le développement de la femme exige l’acquisition d’une certaine virilité, c’est-à-dire de « savoir ce qu’on veut et de faire le nécessaire pour atteindre le but. » » Partant de cet énoncé, Mme Di Lorenzo pose d’emblée ce qui me semble être pour ma part le problème le plus critique avec l’Animus à notre époque : au nom de la libération de la femme, nombre de femmes semblent inconsciemment possédées par l’Animus et perdre contact avec leur nature.
D’une part, il y a celles qui sacrifient tout aux normes d’une société fondée sur les valeurs masculines de performance, de réussite et d’efficacité au détriment de la sensibilité, de la coopération et des qualités attachées à l’Eros relationnel. Mais d’autre part et d’une façon plus subtile, nombre de féministes tombent dans le piège d’attribuer aux hommes toute la responsabilité de l’infériorisation des femmes et de leur dépendance envers les hommes. Or en faisant de la masculinité le « mal » qu’elles combattent, elle la rejette dans l’ombre et tombent sous la dépendance d’un Animus qui les pousse à refuser la relation avec les hommes, et finalement à les combattre et à rivaliser avec eux sur un mode très masculin. Une des caractéristiques de cet état d’identification avec l’Animus est que la femme a toujours raison et ne souffre pas la discussion. Dans les rêves, cette situation se présente souvent comme un mariage ou une liaison avec un homme à la peau sombre.
On retrouve ici la vision négative de l’animus que développait Jung : « Dans la mesure où la femme force sa propre nature et sacrifie l’Éros, elle cède inconsciemment du terrain et du pouvoir à l’Animus, qui envahit la conscience. Cela donne un intellectualisme rigide et irritant par son argumentation dénuée de véritable logique, fanatiquement ancrée dans des présupposés collectifs de caractère dogmatique, et qui va de pair avec l’incapacité d’établir de vrais rapports érotiques et humains : la femme est ainsi écartée de la vie des sentiments et de sa véritable nature. » Il lui faut inconsciemment sacrifier ce qu’elle a de féminin pour ne pas risquer d’être dominée, tombant par là dans le mécanisme d’identification à l’oppresseur qu’a mis en lumière Bruno Bettelheim.
Cette problématique ressort souvent dans les rêves, où « l’Animus a souvent les traits caractéristiques de l’autorité : le père, le prêtre, le directeur, le chef de bureau, le professeur, etc. Il s’agit toujours de figures qui savent toujours ce que l’homme doit ou ne doit pas faire et cherchent à lui imposer leur opinion sans tenir compte ni du sentiment, ni de l’instinct féminin. Si la femme se fie aveuglément à l’autorité masculine, elle peut tomber dans un état d’infériorité sans espoir, encore plus destructif que la pseudo-assurance et la pseudo-supériorité que crée l’identification avec l’Animus. » Mais le prix à payer pour sortir de ce sentiment d’infériorité entretenu par l’Animus est une perte au niveau des contacts humains et l’asservissement à un tyran intérieur. En effet :
« Le Moi féminin court toujours le risque de reproduire dans sa relation à l’homme intérieur le risque de reproduire le même schéma (de renonciation à son autonomie, de mise au service de la réalisation du masculin), se déchargeant ainsi de tout engagement et de toute responsabilité. C’est là, dans l’identification avec l’Animus et sa masse d’opinions acceptées sans discussion, la loi du moindre effort, la voie facile et commode pour se sentir forte et puissante et avoir toujours raison, sans avoir conquis ni le pouvoir ni les raisons. »
Derrière le besoin de la femme-Animus d’avoir toujours raison, on trouve généralement une secrète volonté de puissance qui se pare de justice et de vérité, mais nie violemment ce qu’il y a de proprement féminin non seulement en elle mais chez les autres, qu’ils soient femmes ou hommes. Sylvia di Lorenzo souligne comment il s’agit souvent de femmes intelligentes qui n’ont pas assez confiance dans leurs propres valeurs spirituelles et ne tiennent pas compte de leurs besoins de réalisation intellectuelle et créatrice.
Elle poursuit la réflexion en soulignant que le problème du féminisme tient à la nécessité de détacher l’Ombre de l’Animus pour entretenir un rapport positif avec ce dernier. Elle avance l’idée d’une nécessaire distinction entre l’Animus collectif formaté par une société et une éducation patriarcales, qui continue à nier le féminin même sous couvert de le défendre, et l’Animus individuel ami du féminin. Elle rapporte ainsi l’observation pertinente de Hilde Biswanger qui remarque « lorsque l’Animus est en rapport négatif avec les qualités féminines de la femme, le féminin devient « rien d’autre que » féminin, et est au fond méprisé en tant que tel ». Dans cet esprit, le féminin ne se libère pas tant dans une opposition au masculin mais dans l’établissement de relations conscientes avec celui-ci, tant à l’intérieur dans la relation à l’Animus que dans la relation aux hommes.
Alors, il ressort que « le féminin est l’élément qui permet l’intégrité de l’être, homme ou femme ». Il est aussi le lieu du plus grand refoulement de l’humanité, souffrant de mémoires millénaires d’abus, de mépris et d’infériorisation, qui réclame la coopération des deux sexes dans la perspective d’une guérison. Il œuvre donc, avec le soutien et la collaboration de l’Animus positif ainsi que des hommes conscients de leur relation à l’Anima, à l’union des polarités pour l’avènement d’un être humain total, équilibrant féminin et masculin en lui-même autant que dans ses relations.
La femme et le génie - Marie-Laure Colonna
Ce chapitre, plus particulièrement consacré au problème de la sexualité, du livre Les facettes de l’âme s’ouvre d’une façon inspirée sur une prière à Éros qui l’invoque en tant que « Premier-né créateur de l’univers aux ailes d’or, être sombre » et rappelle qu’il crée « le feu invisible touchant tout être animé, le torturant infatigablement de plaisirs et délices douloureux ». Marie-Laure Colonna nous ramène par là aux sources de notre réflexion sur les jeux d’Anima et Animus en rappelant que dans la perspective de Jung, sexualité et spiritualité sont deux mouvements fondamentaux et complémentaires, indissociables, qui président au déploiement de la conscience.
Elle nous invite par là à nous pencher sur ce qu’elle appelle joliment une « érotique de l’âme ». Bien sûr, nous dit-elle, « cette érotique c’est la rencontre de l’autre côté de son âme, animus ou anima, à l’intérieur ou à l’extérieur, qui va en être le pivot, ainsi que le lien visible ou invisible du transfert. Or l’expérience montre que bien avant de venir un amant, une amante, l’animus et l’anima se comportent plutôt comme un troupeau de démons, transforment en purgatoire la vie quotidienne et particulièrement la vie amoureuse, dans laquelle ils semblent susciter par aimantation des êtres porteurs de malheur et de destructivité. »
Marie-Laure Colonna nous présente un cas clinique d’analyse, intitulé Hélène et le frère-amant, dans le détail duquel je n’entrerai pas. Elle montre que cette analyse a dans une grande mesure tourné autour de la quête de Psyché, qui est un thème archétypique important pour de nombreuses femmes. Psyché, une très belle jeune femme, est jalousée par Aphrodite et est brutalement séparée de son époux, le divin Éros. Pour le retrouver, elle doit se soumettre à une série d’épreuves initiatiques qui semblent au prime abord absurdes et insurmontables, mais dans lesquelles elle reçoit à chaque fois une aide inespérée. « L’aspect impossible de ces épreuves oblige d’une part [la femme] à y consacrer toutes ses forces consciente et oblige, d’autre part, à prier l’inconscient d’apporter son aide. Cette mise en tension des opposés enclenche et tisse progressivement le filet protecteur et unifiant de la vie symbolique. »
Pour Hélène comme pour beaucoup de femmes, l’épreuve transformatrice fut la solitude, après plusieurs relations décevantes. C’est en rêve d’abord, puis en imagination active, qu’Hélène a rencontré une figure d’Animus qui a pris peu à peu une place centrale dans sa vie intérieure. La première image de rêve que rapporte Marie-Laure Colonna est remarquable : une soucoupe volante atterrit. Un homme noir, majestueux dans un ample manteau chamarré, en sort et s’avance vers la rêveuse. C’est un Roi mage, dit celle-ci en première association. Cette image a évolué avec le temps jusqu’à la rencontre tant intérieure qu’extérieure avec un troubadour, dont l’auteure nous dit qu’il « annonçait l’aube d’un romantisme vrai, d’une versant masculin, ou d’un homme au service de sa Dame, en qui l’anima, la sensibilité, serait différenciée de la relation à la mère. »
Voilà peut-être exposée, avec l’air de ne pas y toucher, la clé de nos relations avec l’Anima et l’Animus. La question ne serait-elle pas, tant dans nos relations que dans notre vie intérieure : sont-ils différentiés de notre mère ou notre mère ? Nous savons que les premières images du partenaire contrasexuel sont nécessairement attachées au parent de sexe opposé, mais toute la dynamique d’évolution de l’Anima / Animus, jusque dans ses aspects les plus négatifs, ne viserait-elle pas au moins en partie à obliger à cette différentiation ? C’est à ce prix seulement que nous pouvons vraiment rencontrer notre partenaire humain dans sa réalité…
Marie-Laure Colonna décrit l’évolution d’Hélène en rapportant une série de rêves remarquables au travers desquels nous la voyons se reconnecter avec l’instinct et prendre conscience de la présence d’un Animus archaïque qui s’avère être la contrepartie sombre de son pôle candide, dans lequel elle s’identifie à la « jeune fille innocente, petite chèvre de Monsieur Seguin que le loup va finir par saigner à l’aurore. » En effet, cet « animus archaïque saigne les petites chèvres innocentes envoûtées par le romanesque passionnel qu’elles confondent avec le romantisme vrai du sentiment adulte. » C’est la situation typique de l’éternel(le) adolescent(e) pris(e) entre un conscient sentimental et une ombre brutale agissant en coulisse. En ce qui concerne les éternelles adolescentes, « on finit par découvrir que ces douces victimes possèdent des crocs bien aiguisés et que le revers du prince charmant qu’elles appellent est une sorte d’homme de Cro-Magnon tout velu et noir au milieu des bois. »
Mais c’est finalement un rêve remarquable où la dimension du Soi est mise à jour qui amène la conclusion de l’analyse, dans lequel le rôle positif de l’Animus ressort par la nécessité d’un acte masculin de transgression pour amener un dénouement. La rêveuse a vécu autour de ce rêve une véritable expérience numineuse qui a amené la guérison en apportant, comme souvent, une solution complètement imprévisible au conflit dans lequel elle se débattait depuis si longtemps. Il s’agissait bien symboliquement d’unir Éros et Psyché, mais là où le mythe ne les réunissait que sur un plan archétypal, dans l’Olympe, « il semble que ce soit une tâche, un but de la conscience propre à notre temps que de permettre à Éros et Psyché de se trouver sur terre, de former ce couple intérieur qui tend vers la complétude de l’âme et crée aussi une nouvelle forme d’amour et de destinée entre l’homme et la femme. »
Je ne peux que souscrire à cette vision. Malheureusement, pour y parvenir, il nous faudra encore surmonter bien des préjugés, jusque dans les milieux qui sont censés être les plus informés. En témoigne cette petite histoire que rapporte Marie-Laure Colonna :
« Un soir, dans les années quatre-vingt, j’assistais à un séminaire public d’un analyste réputé. On en était une fois de plus à l’anima : — « Les hommes, Mesdames, oui, les hommes, on le sait, ont une muse ! s’écria soudain notre conférencier d’un ton inspiré, et vous Mesdames, qu’avez-vous ? Si tant est que vous ayez quelque chose !… »
Silence consterné dans la salle, de part et d’autre de la longue table rectangulaire autour de laquelle nous nous tassions à près d’une cinquantaine. Quand soudain une voix intimidée mais décidée perça le silence.
- « Nous ? Nous avons un génie, Monsieur », déclara une jeune femme assise tout à l’autre bout de la table, déclenchant involontairement un éclat de rire général, pendant que l’orateur s’agitait :
- « Un génie ! Mais, Madame, il faut le prouver, le prouver ! »[3]
On ne peut que déplorer que des propos comme ceux que tenait cet orateur aient eu droit de cité dans les milieux jungiens. L’éclat de rire qui a accueilli la courageuse proposition de cette jeune femme est particulièrement désolant car elle avait sans doute raison : le genius des Romains était l’équivalent du daïmon des Grecs, auquel par exemple Socrate référait ouvertement. En effet, si les hommes peuvent avoir une Muse pour les inspirer dans le meilleur des cas de leur relation à l’Anima, les femmes peuvent certainement avoir un Génie à leur service. Ces propos démontrent en tous cas qu’il ne suffit pas de connaitre intellectuellement les théories de l’Anima et de l’Animus pour éviter la muflerie, et ils en disent long sur la qualité de la relation de cet analyste, tout réputé qu’il était, avec l’Anima.
Une métaphore pour l’Animus
Un Génie pour la femme, une Muse pour l’homme, ce sont autant de métaphores. Or, au-delà des théories que l’on nourri à leur sujet, Anima et Animus vivent surtout dans des images, des symboles. En même temps que je rassemblais différents matériaux pour cet article et d’autres à venir, je me suis livré à une petite enquête auprès de plusieurs femmes ayant en commun d’avoir une riche vie intérieure et conscience de leur relation à l’Animus. Tout a commencé par une conversation avec une amie à propos de la métaphore du chevalier et de sa Dame, que je lui disais fort bien décrire ma relation avec l’Anima. Elle m’a alors répondu avec feu :
- Mais cela ne marche pas du tout pour l’Animus !
Cela m’a interloqué : quelle métaphore pouvait donc décrire la relation de la femme à l’Animus ? J’ai donc posé la question autour de moi et j’ai été frappé par la diversité des images que j’ai recueillies, et que je vous présente sans commentaire car les images parlent d’elles-mêmes :
Pour l’une, l’Animus est le Prince Aimant, en insistant sur la différence qu’il y a là avec le Prince Charmant…
Pour une autre, c’est Ulysse sur le chemin d’Ithaque, fidèle à Pénélope qui tisse et défait sa tapisserie en espérant son retour de la guerre.
Pour une autre, c’est le conte de La princesse et le crapaud qui décrit le mieux sa relation à l’Animus : c’est en le jetant contre les murs qu’il finit par être délivré de la malédiction qui le faisait apparaitre comme un crapaud et se transforme en beau prince.
Pour une
autre, c’est le conte Neige blanche, Rose
rouge qui fournit la trame décrivant l’évolution de l’Animus d’un nain
grincheux que finit par tuer l’ours qui se transforme en prince d’or.
Pour une autre, c’est le tableau de Ucello illustrant cet article qui décrit le mieux la situation avec l’Animus : la princesse est enchaînée par le dragon et le chevalier doit triompher de ce dernier pour la délivrer…
On m’a raconté aussi l’histoire de Shiva et de Sati, dans laquelle celle-ci est l’épouse du dieu et transgresse sa volonté. Mais, m’a dit mon interlocutrice, ce qui la frappait était que le dieu savait qu’elle faisait une erreur et l’a laissé faire, libre de se tromper.
Ayant été imprécis dans la façon dont j'ai rapporté ses mots, je reproduis ici une partie du commentaire de Marie (voir ci-dessous) qui précise son propos : "Shiva savait que c'était une erreur. Mais elle était son égale". "Mais elle était son égale." C'est cette phrase qui me fait vibrer depuis toute petite. Ce n'est pas que le Dieu "laisse" faire son épouse, "laisser faire, laisser se tromper" révèlerait encore un égo qui se croit supérieur à autrui. Ce n'est pas le cas pour moi dans cette représentation du couple divin. Il y a parfaite reconnaissance de l'autre en temps que "même", il n'y a aucune intention de saisir l'autre dans un jeu de pouvoir, aucune supériorité, aucune infériorité, pas de séparation: autrui est un mouvement de Vie aussi fondamentalement libre que je le suis. L'Animus auquel j'aspire, a une attention pour l'autre sans l'enfermer dans un jeu de pouvoir, aussi subtil soit-il, aussi "apparemment" bienveillant soit-il.
En
conclusion, je reproduirai simplement les mots d’une de mes correspondantes en
réponse à cette question car ils me semblent éloquents :
« L'Animus positif a quelque chose pour moi du magicien. Il est ce qui favorise le rayonnement, le plein potentiel lumineux. Il tient l'espace permettant la création. Il inspire, sécurise. Il rend libre. Il est à l'opposé de la contraction et du jugement de l'Animus négatif... L'Animus pour moi est d'abord un guide. Il a la carte mais c'est moi qui marche. Il est aussi un chevalier dans le sens d'être au service dans le sens le plus noble du terme. Et cela me semble encore plus important à notre époque... Quelque chose de l'Animus cesse de condamner l'énergie du féminin et la sert, dans le sens de favoriser son rayonnement, dans une mise au monde. Il est aussi le troubadour qui inspire, joue, nourrit l'accès à la joie. Et je dirais aussi l'Amant, le bien aimé dans son aspect le plus royal. Le masculin intérieur avec qui s'unir... »
Dans un prochain
article faisant suite à celui-ci, je vous parlerai du Masculin sacré, qui réclame
d’être interrogé tant dans la vie des hommes que des femmes, tout à la fois
comme un pendant au Féminin sacré dont on parle beaucoup ces temps-ci – sans doute
le partenaire qu’Elle appelle – mais aussi regard de l’omniprésence du masculin
blessé et / ou abusif, castré ou en inflation.
[3]
Cette histoire est aussi rapportée ici : https://carnetsdereves.wordpress.com/2016/03/01/marie-laure-colonna-le-genie-de-la-femme
avec un commentaire de Marie-Laure Colonna, et dans un contexte plus large où elle présente d'autres cas cliniques,
ici : https://cgjungfrance.com/2006/01/la-femme-et-le-genie-de-la