S’il est un domaine de la vie où nous rêvons le
plus souvent les yeux ouverts, c’est bien celui de l’amour. Nous rencontrons
quelqu’un et voilà que cet être devient le centre de nos pensées jusqu’à
confiner à l’obsession. Sa présence ou une simple marque d’attention de sa part
est un baume. Son absence est une torture qui reconduit à un manque qui n’a
aucun sens apparent. Les symptômes du phénomène amoureux sont bien connus et
défient toute rationalité. On dit bien que l’amour est aveugle, ce qui va avec
le fait que nous rêvons l’autre : il incarne quelque chose dans nos vies
qui va au-delà de la banalité de l’existence. Il y a quelque chose de divin qui
se manifeste dans l’amour : il réunit le céleste et le terrestre. C’est le
théâtre d’inévitables projections dans lesquelles nous pouvons rencontrer en
miroir notre anima (féminité intérieure) ou notre animus (masculin intérieur). Pour
simplifier le propos, nous parlerons ici de l’amour entre un homme et une
femme, étant entendu cependant que la rencontre amoureuse ne connait aucune
limitation de genre dans le vécu humain. On peut supposer cependant qu’il
s’agit toujours là de la recherche de l’union entre les deux versants de
l’énergie créatrice : la féminité et le masculin, qui s’incarnent dans les
amants, sous toutes les formes et dans toutes les variations possibles d’un
grand jeu générateur de vie.
Dans la tradition spirituelle, on évoque ainsi les jeux de la Bien-Aimée et de l’Amant comme figurant volontiers le rapport intime entre l’âme et le Divin, et non sans souligner qu’au-delà de cette dualité ressort le véritable mystère, celui de l’Amour qui réunit les amants. Mais dans nos existences, il y a là un double défi qui se pose à nous : il est évident qu’il y a une forme de folie dans l’amour, au sens de cet envahissement par l’inconscient que les anciens appelaient « passion ». Or cette folie est à la fois une bénédiction qui éclaire l’existence et nous prend par la main pour nous conduire à la rencontre du meilleur de nous-mêmes, et cependant une illusion tissée de projections qui nous conduit bien souvent à de terribles déceptions. L’enjeu psychologique de l’amour ressort de l’histoire que rapportait Platon qui veut que les dieux, jaloux de la puissance originelle des êtres humains, les aient divisé en deux moitiés qui passent leurs vies à se chercher pour retrouver leur intégrité originelle. On peut voir là une belle métaphore qui illustre ce que disait Jung de l’anima et de l’animus, à savoir qu’ils sont des passerelles vers le Soi, c’est-à-dire vers notre essence et notre totalité. Or là où il y a anima ou animus, c’est-à-dire notre partenaire intérieur, il y a nécessairement amour, fut-il déguisé, qui nous anime. Cependant la question se pose donc, et souvent cruellement : comment vivre le meilleur de l’amour sans nous perdre dans l’illusion ? Pouvons-nous parvenir à un amour sans projections ? Cela revient à demander : comment garder l’enfant divin et jeter l’eau du bain alchimique ?
L’analyste jungien Robert A. Johnson explique, dans un petit livre éclairant intitulé We, que l’amour romantique est une invention de l’Occident, qui va avec le développement de la notion d’individualité. Dans les civilisations traditionnelles, la plupart du temps, les unions sont décidées par les familles ou par le clan, et l’amour au sens où nous l’entendons n’a pas vraiment droit de cité. C’est vers le XIIème siècle, au moment de l’apparition de l’amour courtois, que la notion d’individu a émergé en Europe. Joseph Campbell disait qu’on pouvait voir la signature de cet événement psychologique dans le récit de la Quête du Graal, à un moment où les chevaliers, « sentant la disgrâce d’une aventure commune », s’engagent dans la gaste forêt chacun de leur côté, « là où nul chemin ne s’ouvre » et où elle semble le plus obscur. À la même époque, le mythe de l’amour romantique a pris forme avec l’histoire de Tristan et Iseult que Johnson étudie en détail dans son ouvrage. Il en ressort deux éléments qui réclament d’être considérés si l’on veut élucider le mystère de la passion amoureuse.
Le premier est que la potion que boit Tristan, qui le rend amoureux de la belle Iseult, est une potion tout à la fois d’amour et de mort. On ne retient généralement qu’un aspect de l’histoire, à savoir qu’alors que Tristan conduit Iseult à son oncle le roi Marc, ils boivent ensemble la potion que la nourrice de la belle avait préparé pour que celle-ci tombe amoureuse du roi et vive un mariage heureux avec lui. Mais ce breuvage ne fait pas que les rendre fous d’amour : il les condamne à vivre de terribles souffrances et finalement à mourir de cet amour qui les unit, ce qui signifie symboliquement que leur passion les amènera à une initiation transformatrice. C’est précisément ce que signifiait le terme « passion » quand, par exemple, il était question de la Passion du Christ, ce dernier figurant volontiers l’être humain suspendu entre les opposés pour accomplir le Soi, sa totalité. Le second point tient dans le fait que Tristan, à la fin de l’histoire, épouse une autre femme dont la parenté psychologique avec son amante Iseult la Belle est signifiée par le fait que c’est une autre Iseult, la douce Iseult aux blanches mains. Il est signifié là qu’en renonçant à sa projection romantique, Tristan a une chance d’entrer en relation avec la femme réelle derrière la projection. C’est ce qui arrive à tous les amoureux une fois passée la période de la lune de miel projective : ils sont appelés à se rencontrer mutuellement dans leur réalité et bien souvent, à constater que l’autre n’est pas à la hauteur des projections. C’est le moment de vérité de la relation, dans lequel une forme plus mature et moins romantique de l’amour peut émerger. Mais l’histoire est pessimiste : Tristan ne parvient pas à traverser le rêve. Il ne consomme pas le mariage et échoue à se détacher de sa passion, ce qui l’entrainera dans la mort par laquelle il sera finalement éternellement uni à Iseult.
Nous avons là une indication essentielle de la
nature initiatique de la passion amoureuse qui peut être une source de
croissance en conscience au prix du
retrait des projections. Ce n’est jamais une entreprise facile car cela
implique d’une certaine façon toujours la mort du rêve poursuivi dans la
relation romantique. Dans la mesure où nous sommes identifiés à ce rêve, nous
avons le sentiment de passer nous-mêmes alors par des phases de mort et de
renaissance. Si la relation ne meurt pas elle-même au travers de ces
tribulations, c’est-à-dire si les partenaires sont suffisamment engagés dans le
travail de conscience que permet la relation pour ne pas fuir la difficulté, le
vécu de l’amour lui-même est transformé, passant de l’amour romantique qui
idéalise les partenaires à l’amour humain qui accepte ceux-ci dans leur
réalité, leur vulnérabilité et le fait qu’ils ne sont pas idéaux. D’après
Johnson, « un des grands besoins des modernes est d’apprendre la
différence entre l’amour humain comme une base pour la relation et l’amour
romantique comme un idéal intérieur, un chemin vers le monde intérieur. »
Car dans l’amour romantique, nous dit la psychologie des profondeurs, ce n’est
pas l’autre que nous aimons mais l’idée que nous nous en faisons, le rôle que
nous lui donnons à jouer dans notre petit théâtre intérieur. Il faut que cette
projection soit écartée pour que puisse s’opérer une véritable rencontre.
Johnson ajoute : « L’amour ne souffre pas d’être libéré du système de
croyances de l’amour romantique. Le statut de l’amour ne peut qu’être rehaussé
quand l’amour est distingué de la romance ».
Jung signale que, dans toute relation amoureuse, il faut considérer quatre niveaux de relation entre les partenaires. Il y a d’abord la relation entre le conscient de l’homme et le conscient de la femme, qui déjà pose le problème d’une différence de langage et d’expérience à partir desquels se forment les visions respectives de la vie et de l’amour. Il faut aussi considérer la relation sous-jacente entre les inconscients des partenaires, qui peuvent poursuivre des buts bien différents de ceux des personnes conscientes. Et puis il y a la relation que le conscient de chacun des partenaires établit avec l’anima ou l’animus de l’autre, relation pour le moins ambigüe puisque ce dernier tend à se projeter sur le partenaire, mais aussi à rivaliser avec celui-ci. Ajoutons à cela le fait que la relation d’intimité est généralement conditionnée par notre relation primaire avec nos parents et par notre blessure fondamentale, et nous commençons à envisager quel écheveau psychique peut être une relation amoureuse. Or il est encore une autre dimension ignorée de l’amour en Occident, et c’est la mesure dans laquelle l’amour personnel est un canal de l’Amour Universel qui tend à se réaliser dans toutes les relations. En d’autres termes, nous négligeons volontiers l’aspect divin de la relation amoureuse, qui pourtant selon Johnson est précisément ce qui nous met au défi dans l’amour romantique, car ce qui rend alors l’autre unique à nos yeux est qu’il reflète quelque chose du Bien-Aimé ou de la Bien-Aimée. C’est cette connexion avec le Soi au travers de l’anima ou de l’animus qui rend la relation amoureuse si précieuse. Elle pourrait bien être la voie d’accès tout à la fois la plus directe et la plus difficile, car la plus brûlante, au Divin.
Cependant, une des difficultés majeures que nous rencontrons avec l’amour tient au fait que ce mot recouvre des réalités très différentes : nous ne parlons pas nécessairement de la même chose quand nous parlons d’amour, loin s’en faut. Dans l’introduction de We, Robert A. Johnson signale qu’il y a 96 noms différents pour l’amour en sanscrit, alors qu’il n’y en a qu’un en français, deux en anglais et en espagnol. Or plus on connait quelque chose, plus on a de vocabulaire pour le décrire dans toutes ses nuances. Il rapporte ainsi que les premiers explorateurs qui ont rencontré des Innus ont été fort surpris de constater que ces derniers avaient une centaine de noms différents pour désigner la neige. Il y a pour les Innus la neige du matin, la première neige qui ne tient pas, la neige collante qui tombe à gros flocons, etc. De même, il y a toute une gradation de l’amour qui va de l’amour du chocolat à l’Amour divin. La seule langue connue où il y aurait autant de vocabulaire qu’en sanscrit pour parler de l’amour est l’arabe. Il y a là sans doute trop de nuances pour que nous puissions en saisir toutes les subtilités et il nous faudrait entrer dans des considérations mystiques car l’amour, dans ses hauteurs, perd toute dimension personnelle et devient un nom de Dieu. Cependant, le grec nous offre déjà un éclairage significatif de cette diversité de l’amour en nous proposant une dizaine de noms pour l’appréhender. C’est ce que détaille Jean-Yves Leloup dans le livre Qui aime quand je t’aime qu’il a cosigné avec Catherine Bensaïd, où il présente une échelle de l’amour qui va de porneia à agapè en passant par philea et eros :
Jean-Yves Leloup et Catherine Bensaïd Qui aime quand je t'aime |
Porneia est l’amour faim, le plus primaire
pourrait-on dire, qui porte à littéralement « manger l’autre » :
c’est la faim du bébé pour le sein de sa mère. L’autre est là un objet de
consommation qui satisfait un manque, un appétit. « L’autre n’est pas
différencié, il n’est là que pour répondre à mes besoins, qu’ils soient
nourriciers, sexuels ou affectifs ». Mais il n’est là, nous dit Leloup,
rien à refouler : il y a toujours de l’enfant en nous et il s’agit de le
rendre conscient. Le défi que nous pose porneia
est de passer de consommer à communier.
Pothos, pathè, mania sont autant de variations de ce que l’on appelle la passion amoureuse, où les anciens voyaient la source de tous les maux. On a ici la racine étymologique de mots comme « pathétique », « pathologique », « manie » et « maniaque », qui pointent le caractère obsessionnel de l’amour à ce stade qui prolonge porneia en ajoutant à la dimension pulsionnelle un caractère émotif. Il dit alors : « je t’ai dans la peau, tu es tout pour moi et je veux être tout pour toi. » Leloup souligne que ce qui se cache dans cette forme d’amour tient de la demande de reconnaissance, de la confirmation du droit d’exister.
Eros est un dieu, volontiers représenté comme un sexe représenté avec des ailes pour signifier un amour qui se dégage de la pulsion (porneia) et de la demande affective (Pothos, pathè, mania) pour s’envoler vers la divinité de l’amour. Eros nous introduit dans le domaine du désir et de la célébration de la beauté, que ce soit celle des corps mais aussi des âmes. Nous réduisons volontiers en Occident à tort l’érotique au sexe alors qu’il s’agit plutôt du dévoilement de ce qui est derrière l’attirance sexuelle elle-même. Avec eros, il y a un élan visant à élever l’amour jusqu’à agape et l’on voit se dessiner le sens de cette progression que figure l’échelle de l’amour : « chacun de ses barreaux n’a pas d’autre fonction que de conduire à l’échelon supérieur, on n’est guéri d’un amour que par un plus grand amour ».
Philia est l’amour que nous traduisons désormais par le terme « amitié », dans lequel on peut entendre dans la langue des oiseaux la reconnaissance de deux êtres comme des âmes-moitiés. Les Grecs distinguaient quatre formes différentes à l’amitié : celle qui prévaut dans la famille, l’hospitalité envers l’étranger, l’amitié des amis et l’amitié amoureuse, qui est rare car l’équilibre est rare entre l’attachement amoureux et le respect de la liberté que présuppose une véritable amitié. Philia nous invite à nous montrer dans notre vulnérabilité car il repose sur la confiance mais il n’est pas encore agapè car on attend encore de l’ami qu’il nous comprenne, ou du moins qu’il nous accepte dans notre différence, et l’on y noue une forme de complicité.
Storgè et harmonia commencent à dégager l’amour de la relation à l’autre pour en faire une qualité intrinsèque à la personne : storgè est l’amour tendresse et harmonia la célébration du fait d’aimer en lui-même, sans que cet amour soit nécessairement payé de retour. Il s’agit d’un état de conscience qui va avec la recherche d’une vie d’harmonie, et « un rayonnement de l’être profond de la personne, qui se manifeste comme une tendresse infinie à l’égard de tous les êtres. » Sexualité et affectivité ne sont pas exclues de cette dimension de l’amour mais sont replacées dans une perspective plus vaste, moins égocentrée. « Lorsque deux êtres aimants dans le sens de storgè s’unissent, c’est l’harmonie même du ciel et de la terre qu’ils rétablissent. »
Eunoia est l’amour qui s’incarne dans le donc et le service. « Avec eunoia, nous ne sommes plus du côté de la soif, mais du côté de la source » : les autres « ne sont plus là pour combler nos manques, ils sont là pour que nous les aimions tels qu’ils sont et quelles que soient les circonstances ».
Charis, qui a donné notre « charité » en en pervertissant le sens pour le réduire à l’aumône, est la joie de donner, et de se donner. Tout est donné gratuitement. « C’est ce qu’on appelle parfois « l’état de grâce ». Tout est simple, l’amour coule de source, il se nourrit même des obstacles et des oppositions qu’il rencontre. »
« Agapè est l’Amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles ». C’est cet amour que les chrétiens nomment Dieu, le seul dieu qui ne puisse être une idole car on ne le possède qu’en étant possédé par lui, qu’en le donnant et en le vivant. « Cet amour est un Autre en nous, une autre conscience, un tout autre amour que tous ceux que nous avons connus précédemment et qu’on ne peut comparer à rien. (…) Cet amour ne détruit rien, ni l’enfant en nous avec ses besoins, ni l’adolescent avec ses demandes, ni l’adulte avec ses désirs, mais il nous rend libre de toutes les formes d’amour que nous avions pris pour l’Amour. »
Plutôt qu’une échelle impliquant toujours une notion d’ascension qui laisse la terre derrière nous pour s’en aller au ciel, on peut se représenter aussi l’amour comme un arc-en-ciel déployant toutes les couleurs implicites dans la blancheur de la lumière. Mais le point important que cette étude met en évidence, c’est que les degrés supérieurs de l’amour s’appuient sur les précédents et en impliquent le vécu, l’intégration consciente. Il n’est pas possible d’accéder à l’Amour divin sans passer par l’amour humain, à l’amour universel sans incarner celui-ci dans l’amour personnel, à moins de perdre toute la richesse du spectre des couleurs de l’arc-en-ciel. Il ressort cependant de ces réflexions que la passion amoureuse peut être envisagée comme une voie spirituelle de connaissance de soi et du Divin pour peu que l’on soit prêt à y introduire de la conscience, à travailler la relation pour en retirer les projections. C’est une voie que l’on peut qualifier d’humide et de féminine car entièrement centrée sur la relation consciente, à la différence de la voie sèche et masculine qui se fonde sur la volonté et l’ascèse, pour laquelle l’amour humain doit être écarté au profit de la recherche d’un amour transcendant.
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« Tomber amoureux est l’acte le plus mûr et le plus réaliste que vous puissiez accomplir. L’amour stimule votre vie, vous remplit d’énergie positive, génère la générosité et embellit chaque instant. Être amoureux dissipe immédiatement le sentiment qui saisit nombre d’entre nous de mener une existence vide et déconnectée du monde. Le corps guérit, le cœur est heureux.
Être amoureux est notre état naturel. La question que nous devrions nous poser est : pourquoi ne sommes-nous pas tout le temps amoureux ?
(…)
Contrairement à l’opinion répandue, le
véritable amour ne fait jamais mal ni ne blesse. Seules nos attentes confuses
peuvent ébranler notre vie au point d’entrainer des conséquences négatives. Il
y a une pensée bouddhiste qui dit : « renoncez à la nourriture
empoisonnée à chaque fois qu’elle se présente à vous. » Une fois que nous
aurons appris à faire la distinction entre ce qui empoisonne et ce qui nourrit
nos relations, une fois que nous aurons appris les lois de l’amour et comment
les mettre en pratique, nous serons en mesure de mener une vie remplie d’amour
et de bâtir une relation qui ne pourra pas échouer. Le zen nous montre comment
renverser toutes les situations de notre vie.
(…)
Le zen et l’amour sont incroyablement
compatibles. La merveilleuse pratique du zen, si ancienne, équivaut en fait à
tomber amoureux. Lorsque vous êtes centré(e) sur ce que la vie vous apporte en
l’accueillant avec plaisir, chaque jour devient un bon jour où vous êtes
prêt(e) à tomber amoureux(se) de la vie toute entière, à trouver constamment
des causes d’émerveillement et de gaité, des manifestations de bonté et
d’amitié. »
Tomber amoureux de la vie toute entière. Par ces mots, Brenda Soshanna pointe une direction essentielle qui consiste en sortir la relation amoureuse des griffes de l’ego pour l’élargir à l’ensemble de l’existence. Car finalement, le seul obstacle à l’Amour est l’ego qui tente de le capter à son propre profit. Avec l’ego, l’amour est nécessairement attachement et source de souffrance car il est tissé de projections et d’attentes qui seront nécessairement déçues. La difficulté de la démarche et ses enjeux les plus profonds sont magnifiquement décrits par Eckhart Tolle dans un article[1] où il est interviewé par sa bien-aimée et où il pointe la confusion que nous faisons volontiers entre l’amour égotique et l’Amour :
« Ce que nous appelons habituellement « amour » est une stratégie de l'ego pour éviter de s’abandonner. On cherche quelqu’un pour qu'il nous donne quelque chose qui ne vient à nous uniquement lorsque nous sommes dans l’état d’abandon. L’ego utilise cette personne comme un substitut pour éviter la nécessité de s’abandonner. L’espagnol est la langue la plus honnête à ce sujet. En espagnol on utilise le même verbe te quiero à la fois pour dire « Je t’aime » et « Je te désire ». Pour l’ego, aimer et désirer est la même chose, alors que le véritable amour n’a pas de désir en lui, il ne veut ni posséder ni transformer l’amoureux/ l’amoureuse. L’ego trouve un être qu’il singularise et puis le « rend » spécial. Il utilise cette personne pour couvrir un sentiment fondamental constant d'insatisfaction, d’« insuffisance », de colère et de haine, tous étant étroitement liés. Ce sont les facettes d’un sentiment profond enraciné dans chaque être humain et qui est inséparable de l’état égotique. »
L’ego et l’amour sont antinomiques. L’un, qui tient toujours de la volonté de puissance, est l’ombre de l’autre et reconduit toujours à la dualité tandis que l’amour tend vers le dévoilement de l’unité fondamentale. Cependant, c’est une erreur typiquement spiritualiste que de croire que l’on peut écarter cet ego par la force de la volonté pour trouver la réalité de l’Amour : l’abandon ne se commande pas, il survient. C’est la même erreur qui est véhiculée quand on croit que l’Éveil prône la destruction de l’ego alors que la véritable non-dualité inclut ce dernier, c’est-à-dire la dualité et le mental, en les replaçant dans une perspective plus large dans laquelle ils ont leur place : la conscience relative est le marchepied sur lequel s’appuie Conscience pour s’incarner. Le danger en cherchant à écarter l’ego est de le refouler, et ce faisant de le renforcer inconsciemment en en faisant un ego spirituel qui se cristallise dans cette volonté d’écarter l’ego. Au pire, on risque de prendre des états psychotiques dans lesquels l’ego est effectivement détruit pour la réalisation de l’Amour alors qu’il s’agit d’une catastrophe psychique dans laquelle toute l’Œuvre est compromise. En fait, la volonté de transcender l’ego dans l’Amour est une négation de la réalité de l’amour telle qu’elle ressort de l’échelle de l’amour, dans laquelle agapè inclut tous les degrés précédents. Il n’est donc pas d’autre voie que d’accepter les limitations de l’ego et du mental dans l’amour, c’est-à-dire les souffrances qui vont avec l’attachement et les projections, mais on peut le faire en pleine conscience. C’est en cela que la méditation est l’antidote à la passion.
Cet ego qui nous pose tellement de problèmes dans la vie amoureuse peut être vu comme un enfant qu’il nous faut commencer par accueillir en nous-mêmes en nous occupant de ses besoins sans le laisser nous dominer. Cela nous ramène au fait qui veut que, pour vivre l’Amour, il faut commencer par nous donner à nous-même de l’amour. Le mot « compassion » signifie « souffrir avec », et avant d’être capable de souffrir avec les autres, il faut commencer par souffrir avec nous-mêmes, nous rencontrer dans notre propre souffrance, c’est-à-dire dans nos pulsions, nos demandes, nos désirs, nos attentes, nos projections. Il s’agit, nous dit par exemple Swami Prajnanpad, non pas de nier l’ego mais de l’élargir à l’Univers entier, c’est-à-dire de reconnaître notre souffrance dans tous les êtres et de réaliser par-là que nous n’en sommes pas séparés, pas différents. Or la nature paradoxale de l’amour veut que ce soit justement dans le vécu de la séparation amoureuse, qui est finalement l’aboutissement de toute relation par nature impermanente, que ressort sa véritable nature. On voit alors tout à la fois que l’amour dans sa dimension égotique est nécessairement souffrance, mais que nous ne saurions échapper à celle-ci car l’amour est aussi le rappel de ce qu’en réalité, nous ne sommes jamais séparés, nous sommes Un. Il s’avère ainsi être un feu alchimique qui travaille les métaux que sont l’ego et la conscience relative jusqu’à en extraire l’or de la Conscience. L'amour est la ruse des dieux par laquelle ils réveillent l'âme...
Eckhart Tolle met en lumière comment la mystification de l’amour consiste en croire que l’autre est unique et qu’il peut seul nous apporter la joie à laquelle nous aspirons; nous en faisons un être « spécial » et dès lors, nous voulons le posséder. Il y a là deux éléments qui réclament notre attention. Le premier est que l’erreur de l’ego consiste en croire qu’il y a une bonne personne pour nous, et d’autres qui seraient « mauvaises », ou du moins pas la bonne personne. C’est par là qu’est réintroduite la dualité, qui différencie donc au nom de l’amour la personne qui rencontre mon besoin des autres. Or l’amour est une qualité de relation, et fondamentalement, quand on va dans les étages supérieurs de l’amour (storgè, enoia, charis, agapè), nous pouvons vivre une relation d’amour avec toutes les personnes que nous rencontrons. Le déni de l’amour, en forme de « ce n’est pas la bonne personne pour moi », est toujours égotique et un refus des défis que pose la relation. Il y a là un rappel de ce que l’amour pointe finalement vers l’unité fondamentale, la non-séparation dans le Un de tous les êtres. Dans l’amour, il y a cette reconnaissance du Un par le Un sous le déguisement des formes, et c’est ce qui fait que l’union est délicieuse : c’est un retour à l’Unité, un dépassement de la blessure originelle de séparation. Ainsi, pour paraphraser Plotin qui parlait de « l’envol de l’unique vers l’Unique », il y a dans l’élection d’un être unique par notre amour une reconnaissance de l’Unique auquel nous aspirons, et si nous sommes capables de voir au-delà de la forme, nous pouvons trouver là une passerelle de l’amour personnel à l’Amour universel. Teilhard de Chardin le disait clairement :
« C’est par ce que nous avons de plus personnel que nous touchons à l’Universel. »
Mais encore faut-il dépasser l’amour égotique dont Eckhart Tolle souligne justement qu’il est pris dans la dualité amour / haine pour toucher à l’Amour qui sous-tend l’amour et la haine. Cela nous ramène au fait que ce qui rend l’autre unique à nos yeux, c’est que nous projetons sur lui quelque chose de notre propre unicité : nous lui prêtons inconsciemment d’être la seule personne qui puisse nous mettre en contact avec le Divin en nous. Mais les difficultés en amour commencent quand l’autre déçoit la projection, c’est-à-dire se révèle différent de ce qui était attendu, espéré. L’autre devient haïssable de ne pas répondre au besoin qu’il semblait combler. En réalité, il nous offre alors une merveilleuse opportunité de différentier la projection de l’être humain, et de commencer à rapatrier la première. Il s’agit de voir alors clairement ce que l’autre représente pour nous : ce pourra être par exemple un partenaire spirituel ou un parent, un compagnon qui nous valide ou un antidote à la solitude existentielle, un miroir dans lequel nous interrogeons notre beauté ou un sauveur, etc… En le voyant et en assumant qu’il s’agit dès lors de devenir pour nous-mêmes ce vis-à-vis que nous cherchons chez l’autre, nous libérons ce dernier de l’obligation de répondre à nos attentes, et plus profondément encore, nous libérons l’amour de la dualité. Alors, il devient clair que jusque dans la haine, il y a de l’amour qui avait mal tourné, et nous revenons à l’unité de l’Amour. Mais pour cela, il faudra oser nous risquer à la vulnérabilité, c’est-à-dire à rencontrer le sentiment d’insuffisance dont parle Eckhart Tolle et que recouvre l’amour égotique. Il faudra expérimenter dans leur pleine mesure, et en conscience du cadeau qu’elles recèlent, la souffrance, l’insatisfaction et la colère qu’impliquent la rencontre de la réalité de l’autre au-delà des projections…
On pourrait dire, pour filer la métaphore implicite à la notion de projection, qu’on ne peut pas sortir de la salle de cinéma avant que le film ne soit fini. On ne peut pas sortir du rêve avant de s’éveiller. Quoi qu’on fasse, on est encore dans le film et l’on continue à rêver. Mais à la fin de la projection, quand la lumière de la Conscience s’allume, la véritable nature de l’histoire que nous venons de vivre apparait et nous sortons librement de la salle de cinéma. Il faut croire qu’il y a une valeur suprême, au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer et conceptualiser, dans ces jeux de l’amour. C’est peut-être la seule voie spirituelle qui soit entièrement naturelle, c’est-à-dire qui ne soit pas entravée par le projet mental d’une réalisation. Or de nombreux témoignages convergents laissent entendre que ce que l’âme vient chercher sur terre est simplement d’expérimenter toutes les formes de l’amour. Nous serions comme des abeilles venant de l’Éternité pour récolter le pollen de l’amour dans le temps. Ainsi, de nombreux récits d’expériences de mort imminente rapportent que la seule chose que nous emmenions de l’Autre Côté de la vie serait l’amour que nous avons vécu. Cela tombe bien car dans cette perspective, il n’est pas d’amour impossible : il n’est jamais impossible d’aimer. Au fond, le seul véritable risque serait de manquer à l’amour. Christian Bobin le dit fort bien :
« Ils craignent la mort plus que tout, sans voir qu'il y a une chose plus redoutable encore : une vie sans amour. »
Dès lors, la seule « faute » réelle serait de blesser l’amour. Ainsi, j’ai entendu récemment une expérience de mort imminente dans laquelle la personne, au moment de se remémorer son existence, s’est rappelée toutes les fois où elle a repoussé l’amour, et par exemple le mépris avec lequel à douze ans elle avait écarté un prétendant boutonneux qui l’invitait à danser. Cela était entièrement pardonné mais réclamait d’être rendu conscient au moment de partir. Comme le disait Christiane Singer, il semble donc qu’il faille :
« Ne jamais oublier d'aimer exagérément : c'est la seule bonne mesure. »
En conclusion, j’ajouterai simplement que l’éclairage le plus pertinent que j’ai trouvé pour ma part sur cette délicate question de l’amour vient du témoignage d’une chercheuse spirituelle engagée sur la voie de l’amour auprès d’un maître soufi. Le titre même de son livre est éloquent, il s’agit de L’abîme de feu de Irina Tweedie. Tout au long de ces pages, on voit comment l’amour qu’elle éprouve pour son enseignant sert à brûler les scories mentales et anéantit progressivement l’ego, consumé comme une bûche dans un foyer, jusqu’à ce qu’il ne reste que l’Amour. Il n’est pas besoin cependant de partir en Orient et de s’assoir aux pieds d’un maître pour rencontrer ce feu transformant car la rencontre amoureuse est finalement toujours un rendez-vous avec le/la Bien-Aimé(e) de l’âme, qui réclame que celle-ci se dénude entièrement tôt ou tard de toutes ses illusions. La vision romantique de l’amour voudrait ainsi nous faire croire que ce dernier conduit à la félicité éternelle des amants, mais en réalité, le travail de l’amour ne commence véritablement que quand son feu se met à brûler et nous oblige à nous éveiller de notre rêve. Cela implique d’accueillir tous les démons qui accompagnent l’amour – la jalousie, le manque, la douleur du rejet et de l’abandon, le désir lancinant, la culpabilité, etc… – comme faisant partie de son mystère et œuvrant à son initiation, et de les célébrer comme faisant partie de la merveille d’aimer. Dans la souffrance d’amour, on peut toujours se dire : je ne souffrirai pas tant si je n’aimais pas, mais il vaut encore mieux souffrir ainsi que ne pas aimer. C’est suivre avec grâce la loi de l’amour, dont Saint-Bernard de Clairvaux, éminent mystique, disait :
« Celui qui aime aime l'amour, et aimant l'amour, il forme un cercle si complet qu'il n'est pas de fin à l'amour. »
Alors, si donc nous regardons l’existence comme un grand jeu, plutôt qu’une affaire sérieuse dans laquelle il s’agirait de réussir ou de réaliser quelque chose, il apparaît clairement que le nom du jeu est Amour et qu’il n’y pas de perdant à celui-ci, à condition d’y jouer en pleine conscience.
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