J’ai lu récemment un livre remarquable, de ceux
qui font date dans un cheminement intellectuel. Il s’agit de Psychanalyser Jung, de Pierre Trigano,
paru fin 2016. Curieusement, il n’a pas reçu grande audience semble-t-il dans
les milieux qui se targuent d’être jungiens. Vous devriez voir mon sourire
quand je dis ce « curieusement », car il est, je l’avoue, tout à fait
ironique. Le principal tort fait à Jung, mis à part de l’ignorer purement et
simplement, consiste en lui dresser une statue et se cacher derrière celle-ci pour
recréer une sorte de dogme. Lui-même était conscient du danger que ferait
courir à son œuvre l’inévitable entreprise hagiographique de ses disciples. Il écrivait deux ans avant sa mort
à la baronne Von Der Heyt :
« De folles discussions nous font voir ce qu’il adviendra de moi lorsque je serai devenu posthume. Tout ce qui aura été feu et vent dans ma vie sera mis dans l’alcool et changé en préparation morte. Ainsi les dieux sont-ils enterrés dans l’or et le marbre, et les simples mortels comme moi, dans le papier. »
C’est ainsi qu’à chaque fois qu’apparaît une conscience libre, le conscient collectif l’annexe et l’émascule en la déshumanisant. Les saints, n’est-ce pas, sont beaucoup plus inoffensifs que les vrais humains car nous pourrions nous reconnaître dans ces derniers, et en tirer quelque conclusion valable pour nous-mêmes. Cependant, notre tâche plus de 50 ans après la disparition de Jung, si être jungien signifie autre chose que de porter un colifichet intellectuel pour se réfugier dans une nouvelle identité collective, consiste en retrouver et libérer le feu et le vent qui ont traversé sa vie et son œuvre. Mr Trigano s’y était déjà employé de façon brillante dans un premier livre cosigné avec sa conjointe Agnès Vincent : Le sel des rêves, dans lequel ils nous invitaient à revenir à la source vive de la psychologie jungienne. Leur ambition annoncée était alors rien moins alors qu’une « refondation spirituelle de la psychothérapie par une lecture nouvelle de Jung », ce qui a attiré mon attention. Mais avec Psychanalyser Jung, dont il ne nous a livré pour l’instant que le tome 1, c’est la genèse de l’œuvre du grand homme que Pierre Trigano interroge dans ses profondeurs. Et elle y gagne beaucoup car étant mise en perspective, elle y acquiert du relief, et si celui-ci souligne des zones d’ombre, il fait aussi ressortir les sommets lumineux.
Dans son avant-propos, l’auteur nous invite à oser en le lisant une « confrontation psychanalytique du chemin personnel de Jung pour conscientiser son ombre, processus que le maître lui-même n’a pu réaliser pleinement ». Ce faisant, il souligne qu’il était jusque maintenant pour ainsi dire impossible de remettre en question le « vieux sage » de Kusnacht sans pactiser avec les tenants de l’intégrisme rationaliste qui l’accusait d’obscurantisme. Il fallait faire corps avec celui qui a eu l’audace de réintroduire l’âme dans notre civilisation et de ré-ouvrir « la voie qui ré-enchante la vie ». Mais, souligne-t-il, « la fascination que Jung exerce sur ses disciples les alourdit de sa propre ombre et les empêche d’intégrer vraiment cette voie de ré-enchantement qu’il a su pourtant ouvrir pour eux ». Je le dirai plus durement : en entretenant une image sacralisée du maître, les disciples évitent de prendre le risque de l’individuation radicale à laquelle, pourtant, Jung n’a eu de cesse de nous exhorter. Ils oublient que, maintenant que nous ne pouvons plus nous confronter à la réalité vivante de Jung et à son bon rire, nous devons nous expliquer aussi avec l’image que nous nous en faisons, qui est tissée de projections.
C’est une démarche salutaire, que Jung aurait certainement saluée et encouragée. La bonne nouvelle, c’est que le fait même que l’un d’entre nous entreprenne ce déboulonnage signale que nous sommes donc collectivement mûrs pour élaborer une nouvelle vision de Jung et de sa psychologie. Le travail de Mr Trigano est empreint de respect et même d’amour pour Jung. On peut y lire une profonde compassion pour la souffrance qui a motivé la recherche et est à l’origine de l’œuvre. Son approche n’a rien à voir avec l’entreprise de démolition de Richard Noll dans Le Christ aryen, où ce dernier s’est attaché à agiter tous les vieux démons qui ont pu traverser la vie de Jung sans qu’aucun ne l’emporte véritablement, sauf dans la haine que Richard Noll lui voue. Ici, il s’agit, en reprenant l’ensemble des matériaux dont nous disposons, c’est-à-dire en particulier Ma vie et la correspondance, de retracer le parcours du jeune Jung et le développement de sa pensée en lien avec le cours de son existence.
Ce sera peut-être une surprise pour certains : Jung n’est pas issu d’une naissance virginale. Il n’a pas eu la révélation dans son berceau de la psychologie des profondeurs, et elle n’est pas sortie toute armée de pied en cap de sa tête. On savait qu’il y a eu plusieurs Jung : le Jung alchimiste du Mysterium Conjonctionis (1960) n’a que peu à voir avec le Jung de 1925, qui lui-même a rompu avec le Jung qui cherchait un père en Freud. Sa pensée n’a pas cessé d’évoluer jusqu’à sa mort. C’est un de ses immenses mérites et un exemple que nous serions bien inspirés de suivre au lieu de nous accrocher à des certitudes. On savait aussi qu’il a tenté de répondre à la crise de foi de son père Paul Jung, pasteur en proie à de grands affres car il ne croyait plus à ce qu’il prêchait en chaire, et qu’il a été aidé en cela par la proximité spirituelle de sa mère avec la nature. Mais ce que Mr Trigano met en évidence, c’est que Jung a été, pendant la première partie de sa vie, aux prises avec une sévère dissociation psychique dont il s’est auto-guéri. Ou pour être plus précis, car c’est toute la vertu de Psychanalyser Jung que de mettre ce point en lumière : le Soi a guéri Jung, et c’est de là que ressort son génie.
La dissociation qu’a vécue Jung n’est pas tout à fait une nouveauté, mais seuls les spécialistes bien informés avaient jusque ici l’occasion de se pencher sur ce sujet. En effet, le psychiatre Winnicott a dès 1964 réagi à la parution des mémoires de Jung en publiant une recension[1] dans laquelle il diagnostiquait chez le jeune Jung de 3 ans un effondrement psychotique dû à la dépression de sa mère qui a provoqué une séparation du couple parental. Winnicott, un spécialiste des psychoses infantiles, a trouvé dans Ma vie une image de la schizophrénie infantile. Il n’a pas alors posé ce diagnostic pour diminuer la valeur du travail de Jung, au contraire puisqu’il se dit impressionné par la force de la personnalité de ce dernier qui lui a permis de surmonter la dissociation, et qu’il souligne comment la psychose, si elle est le plus souvent désastreuse, peut être aussi à l’origine de réalisations exceptionnelles. La thèse de Winnicott a été alors mal reçue dans les milieux jungiens car elle venait jeter de l’huile sur le feu de l’animosité régnant entre freudiens et jungiens. Winnicott lui-même reconnait une certaine agressivité dans sa façon de tenter à partir de là de réévaluer de façon réductrice la notion jungienne d’inconscient. Ce qui est fort intéressant cependant, c’est que Winnicott lui-même, à l’occasion de ce travail sur la biographie de Jung, a reçu un grand rêve[2] qu’il dit avoir fait « pour Jung et pour certains de mes patients aussi bien que pour moi-même ».
On ne connaît pas le détail de ce rêve mais Winnicott dit qu’il l’a aidé à « réduire une dissociation » dont lui-même souffrait depuis toujours et que l’analyse ne lui avait pas permis de guérir. Sans en livrer le contenu, il en donne une interprétation détaillée dans une lettre à son ami Fordham au moment où il écrit cet article sur Jung. Ses termes sont saisissants : « Cela m’irait bien que quelqu’un accepte de me fendre le crâne (d’avant en arrière) afin d’en extraire quelque chose (tumeur, abcès, sinus, suppuration) qui s’y trouve et s’y fait sentir juste au centre, derrière la racine du nez ». Winnicott admet sans ambages qu’il y a quelque chose de malade dans sa tête et que cela prendrait une intervention qui tient du chamanisme chirurgical pour l’en délivrer. Il semble que ce soit Jung, c’est-à-dire le Jung auquel Winnicott se confrontait au travers de l’écriture de son compte-rendu, qui lui ait ouvert le crâne et l’ait aidé à faire sortir ce qui était malade. On pourrait dire en souriant que l’arroseur a ainsi été arrosé et qu’on ne peut pas s’attendre à moins quand on se frotte à Jung, qui tenait des anciens chamans. La caractéristique de ces derniers était justement qu’ils étaient ce qu’on appelle des « guérisseurs blessés », c’est-à-dire qu’au cours de leur apprentissage, ils traversaient la maladie et s’en guérissaient, c’est-à-dire en fait qu’ils en étaient guéris par les esprits. Y-a-t-il vraiment une autre façon d’apprendre ce dont il est question ici ?
Pierre Trigano apporte de l’eau à ce moulin, et quelle eau ! Il va beaucoup plus loin en profondeur que Winnicott, et cela sans doute grâce à sa sympathie pour Jung. Il remonte aux origines dramatiques de la dissociation. Il nous entraîne dans une enquête passionnante en revisitant les rêves et les expériences intérieures de Jung jusque, dans ce tome, en 1920. Il démontre que Jung a été victime d’un abus sexuel dans ses jeunes années, très probablement de la part d’un de ses oncles pasteurs. Jung lui-même a évoqué cet inceste dans une lettre qu’il a envoyée à Freud en 1907, dans laquelle il dit : « petit garçon, j’ai succombé à l’attentat homosexuel d’un homme que j’avais auparavant vénéré ». Sa biographe Deirdre Bair a recueilli des témoignages de proches permettant de confirmer l’abus et d’établir la responsabilité de la famille proche. L’établissement de ce fait éclaire d’une lumière crue le grand rêve que Jung a fait vers 3 ou 4 ans et dans lequel il descendait dans les profondeurs pour découvrir un énorme phallus érigé sur un trône d’or. Cette vision cristallisait une violente angoisse allant avec l’idée que ce dernier pourrait à tout moment descendre de son trône et ramper vers lui, angoisse redoublée par la voix de sa mère qu’il entend lui crier : « Oui, regarde-le bien, c’est l’ogre, le mangeur d’hommes ! » avant de se réveiller dans une violente terreur.
Dans son autobiographie, quand Jung raconte ce rêve, il tourne autour du pot. Il avoue s’être demandé a posteriori comment un si petit garçon pouvait avoir une représentation aussi claire et impressionnante d’un phallus en érection. Il semble avoir écarté d’emblée toute interprétation sexuelle pour y voir seulement le début de sa vie spirituelle. Ainsi, ce phallus serait-il selon lui une image archétypale remontant du fond de l’inconscient collectif et il élabore autour de cette notion du phallus rituel, dans lequel il voit « un dieu souterrain qu’il vaut mieux ne pas mentionner. » Il associe cependant cette vision à sa défiance précoce envers le « Seigneur Jésus », dont il dit qu’il n’a jamais été pour lui « tout à fait réel, jamais tout à fait acceptable, jamais tout à fait digne d’amour » car il avait conscience de sa contrepartie souterraine. Sans rien enlever à la dimension archétypale qui transparait au travers de toutes les images et les expériences, on peut voir là le danger de s’en tenir seulement à de telles altitudes devant un rêve. En effet, la façon même dont il n’est pas même fait mention d’une possible interprétation sexuelle pour mieux la réfuter ensuite fait penser à une occultation. Et les associations autour du côté sombre du Seigneur Jésus, quand on les rapproche du traumatisme de la trahison de la confiance mise dans l’oncle pasteur, c’est-à-dire représentant du Christ et néanmoins abuseur, permettent de comprendre quel est ce « dieu souterrain qu’il vaut mieux ne pas mentionner. »
C.G. Jung, Livre Rouge |
Nous avons un autre indice important de
dissociation psychique dans le jeu que Jung invente vers l’âge de 10 ans en
sculptant un petit bonhomme en redingote noire qu’il cache et auquel il confie
ses secrets. L’analogie entre le petit bonhomme noir et les pasteurs, qu’il
décrit comme « des gens en redingotes noires et aux souliers
luisants », est évidente. Au travers de ce jeu symbolique, l’enfant
procède à une réduction fantasmatique de son traumatisme qui lui permet de
contrôler les angoisses qui le tourmentent. Il commence ainsi à assimiler sur
le plan imaginaire la toute-puissance de l’archétype masculin dont il a été
victime. Il ne sait pas ce qu’il fait ainsi mais l’inconscient commence à le
guider vers une résolution du traumatisme de la même façon qu’on peut observer
en laissant des enfants ou des adultes meurtris jouer avec des figurines dans
le jeu de sable. Ces différents éléments donnent aussi un sens renouvelé à la
vision qui a assailli le jeune Jung quand il a vu Dieu lâcher un énorme étron
sur la cathédrale de Bâle. Avant de laisser ce fantasme prendre forme dans son
esprit, le collégien qu’il était a vécu un grand conflit psychique qu’il n’a
résolu qu’en laissant couler les images en lui. Jung développe à partir de là
sa conception de la nature terrifiante de la divinité qui veut le mal autant
que le bien, et détruit les églises édifiées à sa gloire. Mais Pierre Trigano montre
que plus fondamentalement, Jung commence à partir de là à s’identifier
inconsciemment avec un archétype masculin en inflation.
La thèse principale de Psychanalyser Jung est que ce dernier a été en grand danger de succomber à cette inflation du masculin jusqu’à ce qu’émerge la figure du Soi, le guérisseur intérieur qui a rétabli l’ordre dans la psyché de Jung. En élaborant cette thèse, Mr Trigano montre qu’au-delà de l’aspect personnel du vécu de Jung, nous sommes concernés de façon collective par cette inflation de l’archétype masculin, et que son expérience est donc exemplaire, vaut pour nous tous. Dans la vie de Jung, cette inflation du masculin ressort en particulier dans ses relations avec les nombreuses femmes qui l’entouraient. Dans son livre Femmes autour de Jung, Nadia Neri montre que Jung doit beaucoup au Jung Frauen du Club de Psychologie de Zürich. Il aurait tiré nombre de ses concepts les plus remarquables, dont celui d’anima, de ses conversations avec celles-ci sans leur rendre justice publiquement. Mais c’est dans l’intimité de ses démêlés amoureux avec son épouse Emma Jung et sa maitresse Toni Wolff que l’inflation du masculin en Jung est la plus manifeste. D’une part, il apparait que cette inflation l’a conduit à imposer de façon brutale l’existence de Toni dans la maison d’Emma. D’autre part, il ressort que la relation qu’il entretient avec la jeune femme qu’était Toni lorsqu’il l’a rencontrée a un caractère symboliquement incestueux dans laquelle l’abusé qu’il était a pris la posture de l’abuseur.
En en faisant sa « femme-anima », une sorte de déesse qui avait le pouvoir de le faire accéder à l’inconscient, Jung a privé Toni d’une vie de femme différenciée. Elle a certainement trouvé de son côté une compensation narcissique à être « l’enfant préférée du père » au sein du microcosme gravitant autour de lui mais on ne peut éviter de considérer que, dans une certaine toute-puissance, il l’a empêché de connaître d’autres hommes, de se marier et d’avoir des enfants, pour n’exister finalement que pour Jung. Cela est tellement vrai que si cela n’avait tenu qu’à Jung, il semble que toute trace de la vie de Toni Wolff aurait été effectivement effacée : il a détruit toute sa correspondance avec elle et l’a fait effacer de ses mémoires. Sa disparition a cependant été empêchée par les témoignages de nombreuses autres personnes, patients et amis, qui ont côtoyé Mme Wolff. Cette affirmation sur la nature possessive de Jung, dont Mr Trigano se fait le relai, doit être atténuée par le fait que l’on sait désormais qu’Aniéla Jaffé, sa dernière secrétaire, a effacé toute mention d’Emma Jung et de Toni Wolff de Ma vie, à la demande de la famille. Mais la nature inflationniste de la relation ressort en particulier d’une lettre de Jung à Carol Jeffrey dans laquelle il écrit que certaines femmes ne sont pas faites pour avoir des enfants mais pour apporter à l’homme l’inspiration et la renaissance spirituelle. Elles sont ainsi psychologiquement asservies à l’homme, comme une fonction interne de sa psyché qui font d’elles son objet. C’est ce que Toni Wolff a été pour Jung.
On ne peut balayer ces faits sous le tapis au motif que cela aurait été d’époque toute vouée au patriarcat dominant. Il ne s’agit pas non plus de juger Jung mais il faut examiner quelles ont été les conséquences de cette inflation du masculin dans l’œuvre de Jung. On peut en souligner deux, qui se perpétuent chez nombre de jungiens. La première est une certaine confusion entourant les notions d’anima et d’animus. D’une part, l’anima de l’homme est volontiers glorifiée dans son rôle d’inspiratrice au détriment d’aspects plus prosaïques ou terrestres qui pourtant font tout autant partie de la féminité. Or nous l’avons vu, réduire le féminin à une fonction d’inspiration est une façon de dénier son indépendance de l’homme et sa véritable puissance. D’autre part, le masculin en inflation apparaît être volontiers en conflit avec l’animus de la femme, qu’il diabolise et auquel il reproche de lui disputer la suprématie. Il faut bien dire que les écrits de Jung sur l’animus frisent bien souvent la misogynie, ce dont curieusement les disciples se sont rarement distancés. Marie-Laure Colonna raconte ainsi dans un article[3] comment il sied volontiers dans les milieux intellectuels jungiens, surtout masculins bien sûr, de prêter aux hommes une Muse, mais beaucoup moins de reconnaître aux femmes un Génie. Agnès Vincent a exploré dans L’âme des femmes, un ouvrage collectif de femmes que je présenterai en détail dans un autre article, les voies d’une réhabilitation et d’une réappropriation de l’animus par les femmes.
La seconde conséquence non moins redoutable de l’inflation du masculin chez Jung relève de l’occultation du Soi par le masculin tout-puissant. Pierre Trigano s’appuie sur l’idée, à laquelle je souscris entièrement, qui veut que le Soi, en tant que centre harmonisateur de l’ensemble de la psyché, est la (re)découverte capitale de Jung. Il montre « comment le Soi, avant même que Jung ait pu forger son concept, travaille patiemment (et malgré son moi, pourrions-nous dire) à le guérir d’une grave dissociation. » Au fond, au-delà de l’histoire personnelle de Jung, c’est du Soi et de son œuvre dans la vie de Jung dont il est question dans Psychanalyser Jung. Les trois premiers chapitres du livre nous proposent une synthèse remarquable des idées entourant ce concept limite qu’est le Soi et met en lumière la contradiction de Jung qui serait porté, au moins initialement et comme toute notre civilisation, à assoir le moi sur le trône du Soi. Il nous fournit ainsi un exemple typique de cette inflation à méditer en pointant comment il est de bon ton chez ceux qui croient avoir compris de quoi il s’agit de parler de « mon anima », comme si le moi pouvait s’approprier la féminité intérieure, en faire encore une fois sa chose. Il dénonce ce trait dominant de la culture du développement personnel réduisant l’anima et l’animus à des attributs du moi (« mon » féminin ou mon « masculin ») alors que « le masculin est l’Autre dans l’inconscient de la femme et le féminin, l’Autre dans l’inconscient de l’homme. »
De la même façon , Mr Trigano souligne qu’il est « en fait impropre de parler de "mon Soi" ou de "ton" Soi, car en réalité le Soi est le centre transpersonnel unique qui nous traverse. » Il met à partir de là remarquablement en lumière la relation entre l’inconscient collectif, composé de l’ensemble des archétypes, et le Soi en tant que « centre ordonnateur et régulateur de l’inconscient collectif et de l’inconscient personnel. » Mais il n’est pas rare qu’un archétype tente de prendre le pouvoir au sein de la psyché, et c’est alors que, cet archétype tentant de s’installer à la place centrale du Soi, il entre en inflation comme la grenouille de Mr de Lafontaine qui cherchait à se faire aussi grosse que le bœuf. Le masculin, en tant que puissance d’affirmation tout particulièrement vouée à la recherche de la puissance, tombe facilement dans ce travers. Nous rencontrons tous un reflet de cette situation de désordre intérieur dans la façon dont nos sous-personnalités cherchent tour à tour à s’emparer du micro pour revendiquer d’être la personnalité totale, à être « moi ». Le piège est précisément de nous identifier à l’une ou l’autre de ces figures et de perdre de vue la totalité de ce que nous sommes. C’est ainsi que nous sommes possédés, au sens propre comme figuré, par un archétype qui, subjuguant le moi et le conduisant à se prendre pour le centre de la psyché, usurpe le trône qui revient au Soi. Or ce dernier, nous dit Pierre Trigano en nous en proposant une définition lumineuse, n’est jamais exclusif car il est « le véritable sujet supraconscient de la psyché, réunissant harmonieusement toutes ses figures. »
« Le Soi, « Dieu en nous », est (…) ce centre transcendant de la psyché qui amène au moi ce qu’il est, à savoir le point de vue de la totalité réunifiée et harmonisée de tous les contraires qui affectent l’expérience humaine. Il est l’instance guide de la réconciliation. Il crée continuellement les symboles qui permettent au moi, pour autant qu’il les reçoive, de s’orienter dans le sens de la résolution de ses dissociations archétypales (…) Nous comprenons que, si le Soi est l’esprit directeur, il ne peut pas être lui-même inconscient, même si le moi n’est pas conscient de lui au départ. Il est la source de conscience transcendante qui procède paradoxalement du cœur même de l’inconscient, du centre vivant de la psyché, source de conscience guérissante à laquelle le moi peut s’ouvrir dans l’analyse, notamment en se penchant sur les symboles des rêves. »
Illustration originale de éphême |
Mais l’histoire de Jung est aussi la merveilleuse histoire d’une guérison par le Soi, qui peut donner une direction à quiconque se confronte consciemment à ses propres schismes intérieurs. Son génie a été de montrer que notre croissance psychique réclame que nous restions conscients de notre dualité intérieure , Ce n’est qu’en endurant la tension entre les opposés que nous pourrons trouver la voie du milieu et qu’un troisième terme salvateur indépendant de notre volonté pourra surgir. Une des grandes leçons que porte le livre de Pierre Trigano tient dans le fait que ce que la psychologie clinique nomme froidement dissociation est aussi synonyme de proximité avec l’inconscient collectif. Tout à coup, la dichotomie entre la personnalité no 1 du jeune Jung et sa personnalité no 2 qui lui semble sans âge prend tout son sens de proximité de l’âme, avec le danger que cela sous-entend pour l’incarnation sur terre. On retrouve là non seulement quelque chose du destin des chamans initiés par leur confrontation avec la blessure, mais aussi de l’exigence de James Hillman d’arrêter de pathologiser l’âme. Car si le jeune Jung avait été enfermé dans un diagnostic pathologique par un de nos psychologues contemporains, nous n’aurions pas eu de psychologie des profondeurs. On peut se demander si, au travers de nos pathologies mentales, le Soi ne tenterait pas de nous guérir, c’est-à-dire d’amener de nouvelles perspectives créatrices dans un monde profondément dissocié.
Pierre Trigano décèle ainsi tout au long de son livre les contre-tendances guérissantes du Soi à l’œuvre dans les rêves et les expériences de Jung. Par exemple, il souligne comment une tâche vitale de préservation de la conscience lui est assignée dans ce rêve célèbre où il avance avec peine dans une tempête en préservant une petite flamme qui risque de s’éteindre à tout instant tandis qu’il est poursuivi par une immense ombre noire. Le grand mérite de Jung est qu’il n’a jamais laissé s’éteindre la flamme et qu’il a osé la confrontation avec l’inconscient. Le Soi a œuvré de multiples façons pour permettre la guérison. La rencontre avec Freud, qui a été un autre père abusif, a été une occasion manquée. Finalement, c’est au travers de la rencontre intérieure avec Philémon et dans le déploiement de la vision qui lui est échue au travers de l’écriture des Sept Sermons aux morts que le Soi réaffirmera sa prééminence dans la vie de Jung et détrônera le masculin inflationniste. Mr Trigano nous offre une magnifique analyse des Sermons dans cette perspective, et montre que ce texte, au travers duquel le Soi se révèle, est porteur de guérison pour notre civilisation toute entière. En le relisant, je me suis demandé si nous n’aurions pas là toutes les caractéristiques de ce que les anciens appelaient un texte sacré. Il commence avec ces mots qui signent l’entrée dans une nouvelle époque spirituelle :
Les morts s’en revenaient de Jérusalem où ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient…
En conclusion, Pierre Trigano situe Jung dans ce qu’il appelle le « moment manichéen de l’humanité » et annonce que le tome 2 de Psychanalyser Jung montrera que la difficulté qu’il a rencontré « n’est rien moins que l’écho rapproché de la problématique collective de l’humanité pour intégrer enfin son être authentiquement humain. » Il s’agit de transmuter la dualité en union, et par-là, de naître à notre être humain véritable. Et comme le souligne magnifiquement l’auteur, pour cela, il s’agit moins d’être disciple de Jung que d’être disciple du Soi qui s’est exprimé par Jung et dans sa vie, ainsi que de tant d’autres façons, chez tant d’autres êtres humains. C’est à cette condition première du déboulonnage des idoles que chacun(e) de nous pouvons réaliser dans cette existence l’avènement plein et entier du Soi dont témoignait Osho quand il disait :
« Cela peut arriver ici et maintenant. (…) Cela m’est arrivé, cela peut vous arriver. Si c’est arrivé à un, cela peut arriver à tous. »
[1] D.W.
Winnicott, « Memories, dreams, reflections by C.G. Jung », International
Journal of Psychoanalysis, 45, 1964, p. 450-455. Ce compte-rendu a été traduit et publié par Les cahiers jungiens de
psychanalyse, numéro 78 (1993) :
http://www.cahiers-jungiens.com/articles/document-compte-rendu-de-ma-vie-souvenirs-reves-et-pensees-de-c-g-jung/
[2] Il est question de ce rêve dans les
Cahiers jungiens de psychanalyse, numéro 129 (2009). Article ici en accès
libre : https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2009-2-page-81.htm