mercredi 5 juin 2024

Dragons et princesses


Suite à la publication de mon article Onirosophie, un ami analyste m’a interpellé sur ce que l’on peut appeler le négatif du rêve. Il m’a écrit pour me dire qu’il n’était pas certain de pouvoir adhérer entièrement à ma façon de présenter la sagesse du rêve, même s’il s’y retrouvait assez bien. Il a tiré une parallèle entre l’inconfort dans lequel le mettait la lecture de mon article et le malaise qu’il avait éprouvé en entendant un théologien familier de Paul Tillich et de Jung dire que les rêves sont la plupart du temps envoyés par Dieu. Il lui semblait important de mettre en lumière que le Mercure alchimique qui est à l’œuvre dans les rêves, et dont je disais qu’il « joue avec nous jusqu’à nous faire « gai rire » (guérir) de nos aveuglements et inconsciences », est double, c’est-à-dire ambiguë. Il était d’accord sur le fait que le rêve propose généralement une ouverture vers l’avenir mais il insistait sur le fait qu’il y a des instances négatives – en termes jungiens, tout particulièrement : l’ombre, l’anima négative et l’animus négatifs – qui se manifestent dans les rêves et qu’il ne faut surtout pas prendre à la légère. Il faut donc éviter, soulignait-il, de prendre la voix qui parle dans le rêve pour une voix divine...

Je l’ai remercié d’amener ce sujet qui réclame en effet des éclaircissements en lui disant d’emblée que cela pourrait m’amener à écrire un nouvel article. Et j’ai commencé par lui répondre sur la nature de cette sagesse du rêve en lui disant que si un théologien mentionnait devant moi que le rêve vient de Dieu, cela ne me poserait aucun problème et ne me susciterait aucun malaise. Mais cela va avec le fait que je prendrais plutôt un certain plaisir à lui retourner un questionnement : de quel Dieu parle-t-il donc ? De ce Dieu qui est censé être toujours bon, identifié au « plus grand Bien » (Summum Bonum), mais dont Maître Eckhart prie Dieu de le débarrasser... ou de Dieu au-delà de Dieu (God beyond God) dont parle Tillich dans le Courage d'être ? S'il est question du premier, je comprends bien le malaise... qui est exactement ce qui a conduit Jung à dénoncer la conception du mal comme privation du bien (privatio boni). S'il s'agit du second et qu'il n'y a pas de projection d'un Dieu toujours bon, alors nous parlons du Soi, complexio oppositorum au-delà donc du bien et du mal, Plérôme intégrant les contraires, et là je serai complètement d'accord pour dire, avec les anciens qui parlaient du somnia a deo missa (le rêve comme message du dieu), que le rêve vient de Dieu, c'est-à-dire d'un espace de Conscience hors du mental et de la dualité engendrée par l'égo, hors des opposés, ou encore pour dire qu'il vient de la psyché objective dont parlait Jung. C'est dans ce sens, et dans ce sens seulement, que je réfère à la Sophia du rêve, en tant que le versant féminin de ce Divin, qui en laissant de côté la théologie, renvoie à la sagesse intérieure enfouie profondément en chacun de nous – notre lumière naturelle, la sagesse de la vie en nous.

J’ai continué en disant que dès lors, je suis complètement d'accord qu'il faut avoir à l’œil, en toutes circonstances, l'ombre et les anima.us négatifs... et que le Mercure est double, ambiguë. Il est facile de prendre des vessies pour des lanternes et de s’abuser, avec les rêves comme avec tout autre chose : si quelqu’un vous annonce que vous êtes la personne la plus importante du monde, que ce soit en songe ou dans la vie diurne, vous pouvez être certain que l’on flatte votre narcissisme et qu’il y a une entourloupe là. Mais cette ambivalence ne m'empêche pas de louer la sagesse du rêve. Mon mentor Nicolas Bornemisza me disait un jour qu'en 30 ans d'écoute des rêves, il n'en avait jamais entendu qui ait amené quelque chose de négatif au rêveur : le mouvement intérieur que le rêve provoque chez les rêveur est toujours bénéfique, même si c'est pour lui indiquer qu'il va bientôt mourir (ce qui arrive finalement à tout le monde un jour ou l’autre). 


La difficulté n'est pas dans un côté méchant ou pervers du rêve... mais dans l'interprétation qui en est faite, dans laquelle on peut encore s'illusionner, auquel cas le réveil (si je puis dire :-) est souvent brutal. Les anciens connaissaient bien cette ambiguïté des dieux qui parlaient dans les rêves ; l'exemple classique est celui du grand roi perse Cyrus qui a rêvé que s'il envahissait le territoire grec, le soir même un grand royaume aurait vécu. Il a compris ce rêve avec son égo comme lui promettant la victoire, et il a lancé l'attaque... pour déchanter avant la nuit. Le problème avec "les instances destructrices" qui apparaissent dans les rêves n'est pas dans la prise de conscience que permet le rêve, qui permet justement de les identifier, mais dans le fait que l'égo ne veut pas entendre la sagesse du rêve. Cependant, quand on travaille le rêve, particulièrement en imagination active, le mouvement intérieur les met clairement en lumière et le rêveur trouve généralement, avec quelques précautions dans leur approche, une façon d'entrer en relation avec elle qui permet leur transformation en conscience.

A partir de là, j’ai taquiné mon interlocuteur en interrogeant son langage et la nécessité de distinguer entre des instances dites « négatives » et la voix divine. C'est un point de vue dualiste que je n'endosse pas car pour moi, ce qui est désigné comme "négatif" reflète en fait toujours une attitude faussée du moi devant un contenu inconscient qui en lui-même est plutôt neutre - c'est du "vivant" qui cherche à vivre. Je ne crois pas pour autant que tout soit "bon" et positif dans ce qui nous vient des profondeurs, loin de là... mais en fait, cette dualité négatif / positif me semble appartenir surtout à l'égo qui est le seul à être véritablement menacé par les dites "instances négatives". Bien sûr, il ne s’agit pas d’être naïf devant des personnages qui, dans le rêve, se montrent agressifs, envahissants ou destructeurs, tout comme on ne peut rester indifférent devant un animal prédateur. C’est la nature de la relation qui va nous indiquer l’attitude juste à avoir devant le personnage de rêve, comme dans la vie. S’il semble s’en prendre à notre intégrité ou à celle d’un autre personnage du rêve, s’il nous humilie, nous condamne, nous méprise ou nous infériorise, il appelle une réponse fondée toujours sur l’amour de soi. 

S’il est une règle à garder à l’esprit dans l’écoute du rêve, c’est que ce dernier ne juge jamais, ne condamne pas. Si un personnage de rêve cherche à nous convaincre que nous n’avons pas le droit d’être qui nous sommes, exactement comme nous sommes, c’est qu’il y a quelque chose de pervers là qui doit être mis en évidence, amené à la conscience. On pourrait dire que la source du rêve nous aime inconditionnellement et nous invite toujours à nouer la meilleure relation possible avec nous-mêmes. A partir de là, nous pouvons faire preuve d’ouverture et même d’amour à tout ce qui se présente dans les rêves, en commençant par nous donner cet amour. Nous pouvons répondre en nous faisant respecter, avec force si nécessaire, à des comportements qui attentent à notre intégrité sans pour autant qualifier leurs auteurs d’instances « négatives » en soi. Tout comme dans la vie, ce sont les agissements qui sont condamnables mais non les personnages, dont il s’agit plutôt d’entendre le besoin, la motivation profonde. C’est le rôle même des rêves de nous permettre de prendre conscience de leur existence dans notre psyché, de leur donner un visage et de permettre d’établir le début d’un dialogue, d’une reconnaissance mutuelle. 

Ainsi, l’ombre apparemment la plus destructrice s’avère toujours avoir une « bonne raison » (de son point de vue) de se montrer ainsi – elle réclame d’être intégrée positivement, sans quoi elle reste bloquée dans sa négativité, c’est-à-dire dans le fait qu’elle est rejetée. Il n’est pas rare que l’instance perçue comme négative soit en réalité le gardien embauché par un système de défense qui nous a été bien utile au cours de notre enfance mais qui s’avère handicapant à l’âge adulte. Pour lui permettre de prendre des vacances, nous avons généralement à prendre connaissance de la vulnérabilité qui se cache derrière ce gardien et à nous en occuper consciemment. Une anima ou un animus négatifs reflètent souvent justement le fait que la féminité ou la masculinité internes ne sont pas valorisées. Ces instances sont souvent enragées par le fait même qu’on les catalogue comme « négatives ». Il est assez étonnant de voir comment elles peuvent se transformer positivement dès lors qu’on accepte d’entrer en dialogue avec elles en évitant de les considérer comme a priori négatives. Ce sont les jeux de coopération qui proposent les règles les plus efficaces pour composer avec les complexes qui hantent notre psyché : s’ils cherchent la bagarre, ils trouveront du répondant à la hauteur de la violence dont ils font preuve, mais dès lors où ils sont prêts à dialoguer et à s’expliquer, on peut toujours négocier et trouver un terrain d’entente...


Il faut s’attarder cependant sur le fait qu’il y a des situations dangereuses où le moi serait menacé de psychose. Mais alors le rêve lui-même, bien compris, donne des avertissements et indique comment protéger et renforcer le moi. Et puis Jung signale que parfois, un patient va beaucoup mieux après une bonne crise si celle-ci est proprement contenue. Von Franz raconte cet épisode où jeune analyste, elle luttait de toutes ses forces pour empêcher un patient de sombrer, et Jung l'avait alors interpellée en lui disant qu'elle ne devait pas s'opposer au mouvement de l'inconscient, mais l'accompagner. Effectivement, elle a constaté après que le patient soit passé par une crise psychotique qu'il allait mieux, comme si sa psyché s'était recomposée. Elle indique ailleurs qu’en fait, le travail avec les rêves et les images archétypales des contes et des mythes tisse un filet de sécurité autour de la psyché qui lui permet de traverser la crise sans dommage. 

Dans une autre perspective, qui est celle de la psychologie transpersonnelle et des cultures chamaniques, on peut penser que nombre d’épisodes qui sont appréhendés dans notre culture comme des catastrophes psychiques sont des initiations que nous ne savons pas accompagner. Le Dr Malidoma Somé nous dit ainsi que les symptômes que nous envisageons surtout sous l’angle de la pathologie des troubles mentaux signalent généralement une urgence spirituelle. C’est justement l’expression qu’employait Stanislas Grof dans son livre A la recherche de Soi en faisant un jeu de mot sur les spiritual emergencies, ce qui s’entend aussi bien comme parlant d’urgences spirituelles que d’émergences spirituelles. Pour les Dagara dont est issu le Dr Somé, comme pour tous les peuples premiers, la crise psychotique signe la naissance d’un guérisseur, qui doit être aidé par un autre guérisseur à venir au monde. Là où nous ne voyons que pathologie et négativité, le cadre symbolique qui relie conscient et inconscient au travers des rêves, mais aussi des mythes, des contes et des rituels ouvre un champ de possibilités tout autres. La sagesse traditionnelle a beaucoup à nous apprendre sur ce point.


Je réfère pour ma part, quant il est question de faire face à des instances carrément destructrices, à la technique du Chöd initiée au XIème siècle par la yogini tibétaine Matchick Labdrön. C’est un chemin direct pour la libération de toute forme de négativité, et dans le fond, d’illusion, qui a été popularisé par le livre Nourrir ses démons de la lama occidentale Tsultrim Allione. On peut considérer comme un démon toute forme d’énergie psychique ou spirituelle qui menace notre intégrité – par exemple, une obsession, une phobie, une addiction, etc. Le Chöd est une méditation qui se fonde sur la prémisse que les démons et nous avons en commun le désir d’exister, de participer à la vie, mais que rien n’est mauvais en soi, purement négatif. C ette méditationest préalablement dédiée au bien de tous les êtres vivants, sans oublier de nous inclure parmi ceux-ci au premier chef ainsi que toutes les personnes faisant partie de notre environnement, mais en considérant aussi notre démon comme étant un de ces êtres vivants. Après un temps de centrage dans la présence en relaxant, on visualise ce démon en imagination active et on le localise dans notre corps. A partir de là, on entre en dialogue avec le démon et on lui demande ce qu’il veut, de quoi il a réellement besoin. Il n’est pas rare par exemple qu’une addiction exprime un besoin de liberté ou de connexion spirituelle; il s’avère en fait que les démons ont soif de lumière dans différentes formes. C’est pourquoi les individus qui se tournent eux-mêmes vers la lumière attirent les démons : ces derniers ont l’espoir d’une délivrance. Quand le besoin devient clair – et les démons que l’on interroge ne font généralement pas mystère de ce qu’ils veulent –, le Chöd nous suggère de nous transformer en imagination en un océan sans limite de ce que le démon réclame, et de nous offrir ainsi à lui pour qu’il se rassasie. On devient océan de paix intérieure, de joie de vivre ou de liberté... selon ce que le démon réclame, et il peut alors s’y baigner, boire jusqu’à ce qu’il n’ait plus soif. Il s’agit fondamentalement de devenir toute lumière, entièrement amour, et de n’opposer aucune résistance à ce qui nous apparaît sous la forme d’un démon. 

Bien sûr, cela réclame une entière confiance dans le fait que rien ne peut nous menacer, que ce soit dans la foi qu’une plus grande Lumière que la notre nous protège ou dans la conscience de ce que la négativité apparente est donc une illusion qui n’a de pouvoir sur nous qu’au travers de nos peurs. C’est parce qu’ils entretiennent ces peurs que je considère ces discours qui entretiennent l’idée d’une négativité irréductible de certaines instances de la psyché comme particulièrement dommageables. Ils justifient un combat, un état de guerre intérieure, qui perpétue le piège de la négativité dans lequel on se trouve alors enfermé. Or il apparaît que les pires démons, une fois qu’on accepte de les rencontrer et d’écouter leurs besoins, se transforment et sont heureux de participer à la vie. Les anciens mythes nous disent que même le Diable attend la délivrance, la rédemption qui surviendra à la fin des temps. Cela commence avec la rédemption de nos propres démons, et il s’avère qu’en leur donnant de l’amour, un amour conscient de la nature de l’illusion qui les a fait paraître séparés de nous, c’est à nous-mêmes que nous donnons cet amour. Le bénéfice d’un tel travail est une unité intérieure renforcée. 

Quant au fameux Mercurius Duplex (Mercure double), il faut revenir à l'histoire de Khidr et de Moïse, c'est-à-dire que sous des dehors négatifs, le Soi agit toujours dans le sens de la vie (qui inclut aussi la mort et donc la destruction permettant le renouvellement). Dans la sourate Al-Kahf du Coran, il est raconté comment Moïse demanda à accompagner l’Ange Khidr – dont le nom signifie « celui qui est vert », si bien qu’on le désigne aussi comme l’Homme Vert – qui se promenait sur terre. Khidr accepta à condition que Moïse ne pose aucune question. Cependant, peu après, Khidr coula un bateau, ce qui scandalisa Moïse car un pauvre pécheur venait de perdre tout moyen de subsistance. Mais une tempête arriva qui détruisit tous les bateaux dans le port, tandis que l’on put repêcher le bateau qui avait coulé et nourrir tout le village en péchant avec celui-ci. Le même thème est répété à plusieurs reprises, qui montre un Moïse prompt à juger des actions de Khidr comme étant « négatives » jusqu’à ce qu’il s’avère qu’en fait, une sagesse insaisissable au prime abord était à l’œuvre. Finalement, Khidr enjoint Moïse de cesser de se perdre dans des jugements dualistes et de rester toujours ouvert. La connaissance de cette duplicité ambiguë de l'inconscient oblige donc à réserver son jugement avant de désigner comme "négatif" un élément du rêve, tout comme on tempérera les enthousiasmes envers ce qui semble trop "positif". C'est à cette sagesse là, au-delà de la dualité apparente, que conduit le travail avec le rêve, me semble-t-il, et non à s'inquiéter des instances négatives...


Pour conclure provisoirement cette réflexion, j’ai proposé à mon interlocuteur que nous évitions absolument de théologiser ces réalités psychologiques car cela nous amène à des projections du type Summum Bonum (Dieu vu comme un Bien absolu) qui sont de véritables pièges. L'ambiguïté du Mercurius implique que nous avons un allié en celui-ci même devant ces aspects apparemment négatifs, comme Job se découvre un avocat dans le ciel contre le Satan, lui-même procureur au service de Dieu. Et cependant, si nous projetons un bon papa sur le Mercurius, nous risquons fort en effet de nous prendre une claque qui nous aidera à grandir. Mais il n’y a pas de position unilatérale sur cette question portant sur la façon de composer avec le négatif des rêves. En effet, dans un premier temps du travail intérieur, il est nécessaire de renforcer le moi pour qu’il se débarrasse de tous les jugements introjectés et des croyances limitantes dans lesquels il est enfermé. On rencontre là un paradoxe bien connu des analystes qui veut qu'il faut un moi fort pour être capable d’abandonner le moi. Autant l'insistance sur les aspects ombre et anima.us négatifs servent alors à renforcer le moi, autant pour s'ouvrir au Soi, il s'agit de dépasser cette dualité positif / négatif pour entrer simplement dans le courant de la vie qui inclut ces deux. Alors, du deux (et en fait du quatre) émerge le Un. 

Mon interlocuteur m’a répondu qu’il était d’accord pour l’essentiel avec moi en soulignant que dans sa pratique, il cherche toujours dans le rêve ce qui peut émerger pour donner une nouvelle voie positive ou une nouvelle énergie à la personne.  Et puis il est revenu sur le fait qu’il constate que les personnes qu’il accompagne sont souvent aux prises avec la puissance du côté négatif. Je le cite avec sa permission: 

« Leur conscient a la vue obscurcie par quelque chose qui remonte de l’inconscient, qui a été engrammé dans les premières années, et qui vient détruire les avancées par des jugements négatifs et insidieux. Les ouvertures saines sont là, mais dans l’impossibilité de se réaliser. (…) Donner l’occasion à la fonction transcendante de se dégager de ces opposés est vital, pour que la personne trouve son chemin juste. Mais l’unité dont vous parlez vient souvent après un long combat et de longues souffrances. »

Il me disait avoir expérimenté cette unité pour sa part dans une expérience religieuse, et ce témoignage, ainsi que ce qu’il disait plus haut, m’a amené à développer encore un autre aspect de cette question. Je crois qu’il faut dire en préalable que ce qui qualifie à l’écoute des rêves, et à l’accompagnement psycho-spirituel, ce n’est pas un diplôme ou une accumulation de connaissances, mais bien d’avoir expérimenté cette unité, ce qui prend généralement forme de ce que l’on désigne comme « une expérience religieuse », qu’il s’agisse là, selon le vocabulaire, d’une rencontre avec une dimension transcendante de l’existence ou d’un éveil, d’une percée hors de la dualité phénoménale. Et dès lors, il s’avère que le plus grand bien est bien cette unité intérieure qui résorbe la dualité apparente, et que le seul véritable mal est la division intérieure. 


Voici ce que j’ai répondu à mon ami analyste :

« Comme vous, j'accompagne des personnes qui bien souvent sont entravées par des jugements négatifs tout à fait insidieux, et je m'attache à les mettre en lumière. Nous sommes bien d'accord je crois que nous ne pouvons en aucun cas nous permettre d'être naïfs devant les aspects destructeurs de l'anima.us négatifs et de l'ombre. Ce serait comme de nous montrer insouciants alors qu'il y a un nid de vipères dans le jardin, et d'y laisser jouer les enfants sans prendre de mesures. Cependant, dans ma pratique, que ce soit d'analyse ou plus profondément encore de méditation, j'ai observé la chose suivante : si je mets l'accent sur le négatif en induisant l'idée d'un combat, je renforce la division intérieure et je contribue à aggraver la situation. Car finalement, ces éléments négatifs sont eux-mêmes un symptôme du véritable mal qui tient dans cette division intérieure, et le remède que je cherche à favoriser ressort de l'unité intérieure – à commencer par mon unité intérieure en face du déchirement dans la psyché de mes analysant(e)s, qui est capable d'accueillir le conflit sans jeter d'huile sur le feu, en manifestant simplement de la compassion pour la souffrance vécue dans ce déchirement. Je propose donc en règle générale simplement de rendre aussi conscient que possible le jugement négatif en allant examiner ce qu'il donne à ressentir, où l'énergie de vie est entravée – cela n'exclue pas bien sûr de reconnaître là une voix parentale introjectée, de lui opposer un démenti mais ce n'est pas dans l'énergie du combat que les nœuds se dénouent, me semble-t-il. Il s'agit bien plus profondément d'accueillir le "négatif" pour entendre le besoin qu'il exprime, qui se révèle être toujours positif et peut être intégré à la psyché...

Je ne suis pas pour l'extermination des vipères, pour reprendre la métaphore que je proposais plus haut, car elles font partie de la nature et de l'équilibre écologique. Je vais juste chercher le moyen qu'elles aillent faire leur nid dans un endroit qui convient, et respecter leur territoire autant que je leur demande de respecter le mien.


Bien sûr, pour trouver la force d'accueillir ces éléments négatifs, il faut souvent d'abord livrer combat et trouver suffisamment de sécurité intérieure pour accepter de passer à la table de négociation. Parfois, il faut sciemment aggraver la situation, et fournir à notre analysant(e) les missiles dont il a besoin pour faire reculer l'envahisseur – renforcer son moi. Mais en tant qu'analyste, je crois que j'ai d'abord la responsabilité de ne pas alimenter la division intérieure. Quand l'animus négatif par exemple entend qu'il y a un espace où il pourrait être accueilli dans la réalité de son besoin, il commence à se modifier. Bien sûr, cela ne m’empêche pas encore une fois de soutenir mon analysant(e) dans son combat intérieur contre un parent abusif et sa dénonciation des abus, mais je ne suis pas juge ni procureur... et en dernier lieu, je sais que la guérison la plus fondamentale viendra quand le parent lui-même sera vu dans son humanité, et pardonné. D'où il me semble vraiment important de déjouer cette façon dont le négatif nous entraîne toujours plus loin dans la division. Au fond, le message à l'instance "négative" vient directement des jeux de coopération : si elle veut le combat, elle l'aura et elle ne l'emportera pas... mais il y a aussi toujours une possibilité de négociation, et finalement donc de coopération gagnant / gagnant. Oui, l'unité ne vient qu'après un long combat et beaucoup de souffrances, souvent comme une grâce, mais c'est ma responsabilité d'analyste, précisément, de représenter le point de cette unité jusque dans les moments où le conflit fait rage. Et ceci étant dit, nous nous rejoignons donc entièrement dans cette recherche de la voie positive proposée par le rêve. C'est bien pour cela que je loue la Sophia des rêves : dans sa sagesse, la psyché me semble toujours proposer une voie. »

Comme par hasard, j’ai entendu dans les jours au cours desquels nous avions ces échanges des rêves qui sont venus alimenter la réflexion. Je vous en livre deux particulièrement frappants :

Les nazis sont là. Un officier SS s’intéresse particulièrement à moi. Je ne sais pas comment lui échapper. Il me touche, j’ai le sentiment que je ne vais pas pouvoir résister. Je l’emmène voir un spectacle (film ou cabaret) en espérant détourner son attention, qu’il s’intéressera à d’autres femmes, mais il n’en démord pas, revient vers moi. Je décide alors que je préfère mourir pour rester en accord avec moi-même.

J’ai évidemment sursauté en entendant ce rêve car les nazis, et particulièrement les SS, sont un symbole incontournable du mal dans notre culture. Il est fort significatif de mon point de vue que la rêveuse aux prises avec des SS choisisse de mourir plutôt que d'être en désaccord avec elle-même. Elle ne prend même pas les armes contre eux, image de l'ombre et de l'animus destructeur s'il en est, elle leur répond dans cette intégrité radicale qui fait qu'elle a vaincu sans même combattre. Au fond, le message général du rêve, au-delà de l’écho qu’il pouvait donner à la situation personnelle de la rêveuse, est qu’il vaut mieux mourir (se transformer radicalement) que d’accepter la division intérieure.


Hommage à la Rose Blanche, mouvement de résistance au nazisme

Une autre rêveuse m’a partagé le rêve suivant :

Je suis dans une ville et je fuis en courant, poursuivie par tout un ensemble d’entités négatives et de démons, parmi lesquels il y a même le diable ! Je suis dans une robe blanche un peu sale, jeune et blonde. J’ai peur. Et puis je m’arrête pour reprendre mon souffle et je me retourne. Alors, j’ouvre ma robe et je dévoile ainsi mon cœur, le centre de ma poitrine, avec les poings serrés sur celle-ci, et je fais face aux entités et démons qui me poursuivent. Des mots s’imposent à mon esprit : je suis prête !

On retrouve ici l’invitation que nous faisait Jung de nous retourner et de faire face quand quelque chose nous poursuit. Il n’est pas rare alors que les démons et les monstres se transforment sous l’effet de la conscience. A quoi la rêveuse s’avérait-elle prête selon ce rêve, cela relève de son aventure personnelle mais on peut souligner ici l’insistance sur le cœur, centre de la poitrine, avec lequel elle fait désormais face à la cohorte démoniaque qui lui coure après. L’écoute de ce rêve a été pour moi l’occasion de lui raconter un rêve et une petite histoire que j’évoque dans un autre article :

«  [Le rêve] se passe de toute interprétation. La rêveuse traversait une forêt pour atteindre un arbre merveilleux. Des ombres tentaient de la retenir, et plus elle les combattait, plus celles-ci se faisaient denses et puissantes, la ralentissaient jusqu’à l’immobiliser. Mais une voix lui chuchotait qu’il suffisait de dire « je t’aime » à ces ombres pour qu’elles perdent de leur pouvoir sur elle. Elle n’y croyait pas, ne ressentait aucun amour pour ces ombres, mais essayait tout de même et à sa grande surprise, cela marchait : « je t’aime » dissipait les ombres. 

Ce rêve fait écho à une histoire orientale que l’on m’a rapportée à peu près au même moment :

Tous les 100 ans, il est accordé à quiconque le souhaite vraiment d'atteindre l'illumination et le Nirvana sans consacrer sa vie à la méditation et à l'effort. La seule chose qu'il a à faire est de se rendre à l'orée de la forêt des 10 000 morts et de la traverser. Lorsqu'une personne y arrive, on l'accueille et la prévient qu'elle traversera cette forêt pour y rencontrer ce dont elle a le plus peur. Il suffit qu'elle se souvienne que cette peur n'est qu'une illusion, qu'elle n'est pas réelle, et qu'elle change aussi pour quiconque souhaite traverser la forêt. Si la personne réussit, un Bouddha l'attend de l'autre côté pour lui ouvrir les portes du Nirvana et lui conférer l'illumination. Le Bouddha lui demande alors : « Comment as-tu traversé la forêt, mon enfant ? » Généralement, on lui répond ceci : « J'y ai rencontré ma plus grande peur, mais j'ai fermé les yeux et j'ai continué à avancer pas à pas. Et petit à petit, je vous ai rejoint. »


Mon interlocuteur a conclu notre discussion en soulignant la nécessité de différentier plusieurs points de vue en regard de cette question du négatif du rêve. Je le cite à nouveau :

« Pour ce qui est du négatif dans les rêves, je crois que la réaction doit varier selon les rêveurs. Dans mon message précédent j’avais en tête plusieurs personnes envahies dans leur vie consciente par les jugements négatifs sur elles-mêmes. Dans ce cas, il est vital pour elles d’apprendre à se dés-identifier de ce jugement, et de savoir qu’elles l’ont introjecté dans leur jeunesse. En faisant cela, je n’introduis pas forcément de la division en elles-mêmes. Leur apprendre à réagir et à dire « non ce n’est pas moi qui pense cela » est vital, pour se libérer de la possession et laisser de la place au vécu positif écrasé depuis la jeunesse par la possession négative. 

Une fois le vécu positif reconstruit sur des énergies archétypales, la personne peut assumer un autre travail, celui de la distinction entre l’animus négatif et l’ombre, et peu à peu entrer dans un processus de ressenti et d’apprivoisement de l’ombre, pour lequel la relation avec la figure du Soi est nécessaire. Par là, l’unité peut se construire peu à peu, en connectant le moi aux dieux d’en haut et aux dieux d’en bas, par la puissance des images qui viennent dans les rêves et les imaginations. »

Je ne pouvais qu’être d’accord avec lui. Dès lors, j’ai eu envie de laisser le dernier mot de notre conversation à Rainer Maria Rilke, grand connaisseur de l’âme humaine, qui nous dit en quelques mots l’essentiel de ce que j’ai cherché à exprimer ici :

« Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions. »