Je soumets un rêve à votre sagacité. C’est selon moi un rêve archétypique qui, c’est le cas de le dire, m’a soulevé et qui a, bien sûr, une dimension subjective personnelle mais peut-être aussi une portée collective. C’est la chaîne des associations qu’il a suscitée qui l’éclaire et je vous livre mon interprétation provisoire. Mais je suis curieux donc de ce que vous en ferez, de comment vous le comprendrez. Voici le rêve :
Je suis
avec d’autres personnes dans une chaîne humaine : nous sommes des milliers
et chacun donne la main à une autre personne. Soudain, une énorme vague
océanique arrive derrière nous et nous soulève, nous emporte – c’est de l’ordre
du tsunami et même au-delà, nous sommes transportés par les eaux. Au début,
j’ai la tête hors de l’eau et je m’assure de ne pas perdre le contact avec mon
voisin, c’est important de ne pas briser la chaîne. Ensuite, j’ai la tête dans
l’eau et je suis surpris de pouvoir respirer, comme si l’air était mélangé à
l’eau. Enfin, la vague s’épuise et nous dépose dans une eau calme, chaude et
d’environ 1 mètre de profondeur, sous le soleil ; il y a là une jetée et
je monte sur celle-ci pour m’assoir les pieds dans l’eau. À côté de moi, il y a
une très belle jeune femme noire, africaine.
Voici quelques éléments de contexte. La
veille, je discutais avec Nicolas Bornemisza qui me disait que Jung a affirmé
avoir le sentiment d’être passé, au moins en partie, à côté de sa vie. J’en
étais abasourdi. Selon Laurens Van der Post, Jung déjà vieillissant aurait
dit : « J’ai failli à ma tâche première d’apprendre à l’être
humain qu’il a une âme, et qu’il y a un trésor sous la terre. » Nicolas me
racontait avoir vu un film où Edward Edinger, un jungien plus particulièrement
intéressé par la dimension religieuse de la psychologie des profondeurs,
pleurait en évoquant ces mots de Jung : comment ce dernier a-t-il pu, ne
serait-ce que momentanément, méconnaître à ce point la portée de son
œuvre ?
C’est exactement ce qu’a fait Jung, disait
Edinger : il nous a montré que l’être humain a une âme et qu’il y a un
trésor sous la terre, c’est-à-dire dans le monde d’en bas, dans l’inconscient.
Il a reformulé en langage contemporain tout ce que les anciennes religions ont
cherché à exprimer de façon symbolique. J’ai été sensible aux larmes d’Edinger,
je les comprenais bien : si Jung lui-même a douté, comment éviter de
douter ? Nous avons continué à parler de comment la dimension spirituelle
de Jung est souvent gommée dans les cercles jungiens alors que c’était sans
doute l’essentiel pour lui : le logos
de la psychologie sur la psyché (l’âme) est volontiers intellectuel désormais,
c’est-à-dire qu’il met le vivant dans des concepts.
Le rêve montre un grand mouvement dans
l’inconscient collectif (l’océan), que je crois être cette redécouverte de
l’âme et du trésor enfoui, qui soulève et transporte beaucoup de gens.
L’important, c’est la chaîne que forment ces personnes : dans une chaîne,
la relation est individuelle d’un maillon à l’autre, et il faut veiller à
sa continuité dans la période de transformation. Il y a là clairement rappelée
l’obligation de rester parmi les humains pour ne pas se perdre quand
l’inconscient se déchaîne, ce qui tient essentiellement à des liens
individuels, d’une personne à une autre – et non à l’appartenance à un
groupe, une identité collective, la croyance dans un dogme, etc.
Une autre association éclaire la fin du rêve :
la veille encore, je lisais avant de m’endormir des éléments sur la Reine de
Saba, qui aurait été l’amante du Roi Salomon, et qui représentait volontiers la
Sagesse au Moyen-Âge : c’était une Éthiopienne, une très belle femme
noire. La légende veut qu’elle ait refusé de traverser un pont car elle avait
eu la vision que le bois de ce pont servirait à fabriquer la croix sur laquelle
est mort le Christ. Elle serait retournée chez elle convertie et enceinte de
Salomon, pour engendrer une lignée de rois. Pour un homme, la sagesse peut
volontiers se symboliser ainsi comme une femme noire, renvoyant au féminin
obscur, c’est-à-dire à ce qui est facilement méconnu, méprisé, tenu pour
négligeable, et naturel – l’Afrique est terre encore sauvage dans l’imaginaire,
proche des instincts. Par association, on peut penser aussi à la Sulamite
du Cantique des Cantiques, « noire mais belle »[1], ainsi qu’à
Isis, la grande déesse, et finalement à l’Alchimie, son nom al-chemya évoquant directement la
« terre noire », c’est-à-dire l’Égypte mais aussi l’obscure nature.
J’étais content en travaillant sur ce rêve de
constater que j’arrivais, avec d’autres, dans des eaux calmes. Le rêve a, bien
sûr, une signification personnelle et intérieure, subjective, qui me laisse
espérer de bonnes choses. Mais la portée plus collective du rêve ne m’est
apparue que plus tard, au cours d’une méditation où cette image de femme noire
me revenait à l’esprit. Dans le vide relatif de la méditation, la pensée
s’est détachée clairement en résonance avec l’image : « la jeunesse
du monde ». Cela m’a rappelé immédiatement un rêve que j’avais fait en
2009, où je parlais avec un petit garçon arabe qui semblait très intelligent
mais déprimé : je l’encourageais en lui demandant s’il réalisait que
l’avenir lui était ouvert et qu’il pourrait être le prochain
« Obama ». Et donc ici, le rêve me dit que l’avenir du monde est
jeune, féminin et noir, c’est-à-dire à l’opposé de l’ordre dominant aujourd’hui
– le conscient collectif essentiellement blanc, masculin et vieillissant est
voué au déclin, à la mort. Cela vaut pour notre monde où :
« Au début de l’année 2012, la population
mondiale a dépassé les 7 milliards d’individus, les moins de 30 ans
représentant plus de la moitié de ce nombre (50,5 %). Selon cette étude,
89,7 % des moins de 30 ans vivent dans les pays émergents et en voie de
développement, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. » (UNESCO)
Et où l’un des plus importants facteurs
d’évolution et de développement est l’éducation des jeunes filles, de sorte qu’elles
prennent toute leur place dans la société.
Le rêve laisse donc entendre que l’issue de la
crise globale de transformation dans laquelle nous sommes pris s’incarnera dans
une sensibilité naturelle qui demeure proche des instincts et qui recèle
cependant une humble sagesse. Au fond, en mettant tous ces éléments associés
ensemble, le rêve dit qu’il faut regarder l’œuvre de Jung – la redécouverte de
l’âme et du trésor caché – comme faisant partie d’un grand mouvement de
l’inconscient collectif, dans lequel il est important de ne pas perdre contact
avec les autres humains engagés dans cette transformation, et qui nous amènera
à une nouvelle image de l’âme, « noire et belle », alchimique.
Note :
la proximité de la nature et des instincts – pour moi par ailleurs une grande
qualité – que je prête aux Noirs africains est ma projection qui ne repose sur
rien d’autre que mon imaginaire occidental – l’Afrique évoquée ici appartient à
ma géographie intérieure et non au monde objectif. J’espère donc n’indisposer
personne en exposant ces projections pour expliciter le rêve.
[1] C’est en fait une traduction discutable qui met en opposition ces deux
termes : l’hébreu dans lequel a été écrit le Cantique des Cantiques est
ambigu, permettant aussi bien à la Sulamite de dire « je suis noire mais
belle » (la traduction de la Vulgate) ou « je suis noire et
belle ». Pour plus d’information :
http://languesdefeu.hypotheses.org/559
http://languesdefeu.hypotheses.org/559