lundi 25 mai 2015

La jeunesse du monde


Je soumets un rêve à votre sagacité. C’est selon moi un rêve archétypique qui, c’est le cas de le dire, m’a soulevé et qui a, bien sûr, une dimension subjective personnelle mais peut-être aussi une portée collective. C’est la chaîne des associations qu’il a suscitée qui l’éclaire et je vous livre mon interprétation provisoire. Mais je suis curieux donc de ce que vous en ferez, de comment vous le comprendrez. Voici le rêve :

Je suis avec d’autres personnes dans une chaîne humaine : nous sommes des milliers et chacun donne la main à une autre personne. Soudain, une énorme vague océanique arrive derrière nous et nous soulève, nous emporte – c’est de l’ordre du tsunami et même au-delà, nous sommes transportés par les eaux. Au début, j’ai la tête hors de l’eau et je m’assure de ne pas perdre le contact avec mon voisin, c’est important de ne pas briser la chaîne. Ensuite, j’ai la tête dans l’eau et je suis surpris de pouvoir respirer, comme si l’air était mélangé à l’eau. Enfin, la vague s’épuise et nous dépose dans une eau calme, chaude et d’environ 1 mètre de profondeur, sous le soleil ; il y a là une jetée et je monte sur celle-ci pour m’assoir les pieds dans l’eau. À côté de moi, il y a une très belle jeune femme noire, africaine.

Voici quelques éléments de contexte. La veille, je discutais avec Nicolas Bornemisza qui me disait que Jung a affirmé avoir le sentiment d’être passé, au moins en partie, à côté de sa vie. J’en étais abasourdi. Selon Laurens Van der Post, Jung déjà vieillissant aurait dit : « J’ai failli à ma tâche première d’apprendre à l’être humain qu’il a une âme, et qu’il y a un trésor sous la terre. » Nicolas me racontait avoir vu un film où Edward Edinger, un jungien plus particulièrement intéressé par la dimension religieuse de la psychologie des profondeurs, pleurait en évoquant ces mots de Jung : comment ce dernier a-t-il pu, ne serait-ce que momentanément, méconnaître à ce point la portée de son œuvre ?

C’est exactement ce qu’a fait Jung, disait Edinger : il nous a montré que l’être humain a une âme et qu’il y a un trésor sous la terre, c’est-à-dire dans le monde d’en bas, dans l’inconscient. Il a reformulé en langage contemporain tout ce que les anciennes religions ont cherché à exprimer de façon symbolique. J’ai été sensible aux larmes d’Edinger, je les comprenais bien : si Jung lui-même a douté, comment éviter de douter ? Nous avons continué à parler de comment la dimension spirituelle de Jung est souvent gommée dans les cercles jungiens alors que c’était sans doute l’essentiel pour lui : le logos de la psychologie sur la psyché (l’âme) est volontiers intellectuel désormais, c’est-à-dire qu’il met le vivant dans des concepts.

Le rêve montre un grand mouvement dans l’inconscient collectif (l’océan), que je crois être cette redécouverte de l’âme et du trésor enfoui, qui soulève et transporte beaucoup de gens. L’important, c’est la chaîne que forment ces personnes : dans une chaîne, la relation est individuelle d’un maillon à l’autre, et il faut veiller à sa continuité dans la période de transformation. Il y a là clairement rappelée l’obligation de rester parmi les humains pour ne pas se perdre quand l’inconscient se déchaîne, ce qui tient essentiellement à des liens individuels, d’une personne à une autre – et non à l’appartenance à un groupe, une identité collective, la croyance dans un dogme, etc.

Une autre association éclaire la fin du rêve : la veille encore, je lisais avant de m’endormir des éléments sur la Reine de Saba, qui aurait été l’amante du Roi Salomon, et qui représentait volontiers la Sagesse au Moyen-Âge : c’était une Éthiopienne, une très belle femme noire. La légende veut qu’elle ait refusé de traverser un pont car elle avait eu la vision que le bois de ce pont servirait à fabriquer la croix sur laquelle est mort le Christ. Elle serait retournée chez elle convertie et enceinte de Salomon, pour engendrer une lignée de rois. Pour un homme, la sagesse peut volontiers se symboliser ainsi comme une femme noire, renvoyant au féminin obscur, c’est-à-dire à ce qui est facilement méconnu, méprisé, tenu pour négligeable, et naturel – l’Afrique est terre encore sauvage dans l’imaginaire, proche des instincts. Par association, on peut penser aussi à la Sulamite du Cantique des Cantiques, « noire mais belle »[1], ainsi qu’à Isis, la grande déesse, et finalement à l’Alchimie, son nom al-chemya évoquant directement la « terre noire », c’est-à-dire l’Égypte mais aussi l’obscure nature.

J’étais content en travaillant sur ce rêve de constater que j’arrivais, avec d’autres, dans des eaux calmes. Le rêve a, bien sûr, une signification personnelle et intérieure, subjective, qui me laisse espérer de bonnes choses. Mais la portée plus collective du rêve ne m’est apparue que plus tard, au cours d’une méditation où cette image de femme noire me revenait à l’esprit. Dans le vide relatif de la méditation, la pensée s’est détachée clairement en résonance avec l’image : « la jeunesse du monde ». Cela m’a rappelé immédiatement un rêve que j’avais fait en 2009, où je parlais avec un petit garçon arabe qui semblait très intelligent mais déprimé : je l’encourageais en lui demandant s’il réalisait que l’avenir lui était ouvert et qu’il pourrait être le prochain « Obama ». Et donc ici, le rêve me dit que l’avenir du monde est jeune, féminin et noir, c’est-à-dire à l’opposé de l’ordre dominant aujourd’hui – le conscient collectif essentiellement blanc, masculin et vieillissant est voué au déclin, à la mort. Cela vaut pour notre monde où :

« Au début de l’année 2012, la population mondiale a dépassé les 7 milliards d’individus, les moins de 30 ans représentant plus de la moitié de ce nombre (50,5 %). Selon cette étude, 89,7 % des moins de 30 ans vivent dans les pays émergents et en voie de développement, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. » (UNESCO)

Et où l’un des plus importants facteurs d’évolution et de développement est l’éducation des jeunes filles, de sorte qu’elles prennent toute leur place dans la société.

Le rêve laisse donc entendre que l’issue de la crise globale de transformation dans laquelle nous sommes pris s’incarnera dans une sensibilité naturelle qui demeure proche des instincts et qui recèle cependant une humble sagesse. Au fond, en mettant tous ces éléments associés ensemble, le rêve dit qu’il faut regarder l’œuvre de Jung – la redécouverte de l’âme et du trésor caché – comme faisant partie d’un grand mouvement de l’inconscient collectif, dans lequel il est important de ne pas perdre contact avec les autres humains engagés dans cette transformation, et qui nous amènera à une nouvelle image de l’âme, « noire et belle », alchimique.

Note : la proximité de la nature et des instincts – pour moi par ailleurs une grande qualité – que je prête aux Noirs africains est ma projection qui ne repose sur rien d’autre que mon imaginaire occidental – l’Afrique évoquée ici appartient à ma géographie intérieure et non au monde objectif. J’espère donc n’indisposer personne en exposant ces projections pour expliciter le rêve.

[1] C’est en fait une traduction discutable qui met en opposition ces deux termes : l’hébreu dans lequel a été écrit le Cantique des Cantiques est ambigu, permettant aussi bien à la Sulamite de dire « je suis noire mais belle » (la traduction de la Vulgate) ou « je suis noire et belle ». Pour plus d’information :
http://languesdefeu.hypotheses.org/559

mercredi 13 mai 2015

Jardiniers de l'âme


Une amie me partageait son interrogation :

Que sommes-nous, nous qui nous intéressons passionnément aux rêves et aux mystères de l’âme, mais qui ne sommes ni psychologues, ni psychanalystes ou analystes, ni psychothérapeutes et encore moins psychiatres ?

Voilà ce que j'ai trouvé, après réflexion, à lui répondre :

Nous ne sommes « rien ». C’est encore le mieux, d’être rien. Les arbres, les plantes, les fleurs et les animaux ne sont rien, tout comme les pierres, les rivières, les nuages et les montagnes, et tout ce qui suit l’ordre naturel. C’est fatiguant d’être quelque chose, et puis c’est toujours une petite boîte dans laquelle on s’enferme…

Les rêves sont comme les pierres, ou mieux, comme les plantes : des fleurs de conscience qui poussent tout naturellement. Et l’âme qui rêve est comme une terre fertile. S’il faut être quelque chose, soyons donc des jardiniers de l’âme !

Mais qu’est-ce que l’âme ?

Je risque une définition poétique : l’âme est ce qui aime en nous.

En travaillant avec les rêves, en nous laissant travailler par ceux-ci, nous apprenons doucement à mieux aimer, avec toujours plus de conscience, de présence à ce qui est. Mieux aimer, en commençant par nous-mêmes, tout ce qui nous entoure et la vie elle-même, car sur le chemin des rêves, comme le dit le poète[1] qui l’emporte sur toutes les psychologies : 

« Il n'y a pas de connaissance en dehors de l'amour. »

Cultivons l’essentiel…


[1] Christian Bobin : « Il n'y a pas de connaissance en dehors de l'amour. Il n'y a dans l'amour que de l'inconnaissable. »

samedi 2 mai 2015

Naviguer en suivant la lumière


Richard Moss présente régulièrement, au cours des ateliers qu’il donne, un grand rêve qui lui est advenu il y a près de 30 ans et qui lui a donné de précieuses indications pour son cheminement spirituel. C’est un rêve sur la façon de naviguer dans les niveaux profonds de la conscience et à travers les tempêtes créées par l'esprit, où est soulignée l'importance de l'humilité, du sens du service, et de l'écoute de la sagesse du corps. Récemment, il a diffusé au travers de sa lettre d’information un enregistrement audio où il raconte et commente ce rêve. Avec sa permission, je vous en propose ici une traduction en français ainsi qu’un résumé de son commentaire.

Vous pouvez écouter cet enregistrement ici (durée 10 minutes) :      http://richardmoss.com/resources/free-videosaudios/navigate-by-the-light-inside

Voici le rêve :

Je suis sur le pont d’une frégate à plusieurs mats, un magnifique bateau à voiles de la fin du XIXème siècle et nous nous dirigeons vers le large. Sur ma gauche, il y a un phare tandis que devant moi, il y a de grandes vagues et l’eau est noire. Du phare sur ma gauche sort une voix qui dit : « Beaucoup se sont perdus dans ces eaux. Si tu ne sais pas comment naviguer ces eaux, retourne-t-en maintenant. »

Le rêve change. Je marche sur une jetée, un quai dans un petit village. Il y a une boutique dans laquelle j’entre, et il y a là un petit homme rond et chauve avec un tablier sali par son travail. Je regarde autour de moi, à la recherche d’indications à propos d’un bateau qui me permettrait de quitter cet endroit, mais je ne trouve rien alors je me tourne vers cet homme et lui demande : « Est-ce que vous pourriez me dire comment revenir sur le continent ? » L’homme me regarde et dit : « Si vous attendez que j’aie fini ce que j’ai à faire, je vous y emmènerai. » Je le regarde, stupéfait, et je dis : 

« Vous ? »

Le rêve change encore. Je suis cette fois sur un bateau moderne, un gros croiseur du XXème siècle, qui se dirige maintenant vers les grosses vagues de l’océan. C’est un bateau qui n’aura aucun problème à affronter ces eaux. En fait, je ne suis pas sur le bateau, je suis le bateau, et il y a une voix qui monte du centre de mon être, qui dit :

« Oriente-toi selon la brillance de l’eau ».

Je regarde en avant et je constate qu’en effet, la lumière du soleil brille particulièrement, de façon presque aveuglante, là où l’eau est la plus calme, où sa surface est plus lisse, et c’est alors que je me réveille.

Richard commente ce rêve en expliquant que la première partie réfère à une période de sa vie où il pensait être prêt pour explorer les profondeurs de la conscience, mais en fait, il y avait encore en lui trop d’égoïsme, trop d’amour-propre et de suffisance, d’importance. La seconde partie donne une clé extrêmement importante car c’est finalement un homme ordinaire, un travailleur qui n’a rien d’impressionnant, qui pourra l’aider à traverser la grande mer. Il avoue qu’il était complètement surpris car cet homme semblait si insignifiant qu’il ne voyait pas comment il pourrait l’aider à accéder à un niveau de conscience plus profond, et cependant le message était clair : c’est le moment d’être en contact avec le côté ordinaire des choses et de la vie, et non avec le sentiment d’être spécial. C’était, dit Richard, le contraire de l’idéal de son ego ; il fallait qu’il fasse confiance à une partie ordinaire de sa personnalité pour le mener à bon port.

Le rêve change à nouveau quand il a établi le contact avec cette partie « ordinaire » de sa psyché, et cela lui donne le moyen de traverser les eaux noires. C’est alors qu’une voix intérieure l’invite à s’orienter selon la brillance de l’eau. Richard y voit un message très clair lui suggérant de prêter attention à son corps et à prendre les sentiments de paix et de douce expansion dans le corps comme des indicateurs du fait d’aller dans la bonne direction. Quand l’esprit est perturbé, il y a des perturbations dans le corps et l’énergie devient boueuse, trouble – il est intéressant de savoir qu’en ancien Hébreux, le mot désignant le « péché » signifie aussi « boueux ».

Ces indications sont particulièrement importantes quand nous faisons face à des choix difficiles ou que nous sommes dans des moments de grands changements. La recommandation de Richard, partant de ce rêve, est de simplement nous assoir tranquillement à l’écoute de notre corps, avec humilité. Il s’agit alors d’attendre que nos rêves de grandeur perdent de leur importance, jusqu’à ce que s’installe un sentiment de paix, de tranquillité et d’espace intérieur. C’est alors seulement que nous sommes en mesure de prendre une décision valable, et non quand nous sommes contaminés par l’inquiétude et l’agitation de notre mental.


J'aurai bientôt le plaisir d'assister Richard Moss en tant que traducteur dans l'atelier "Présence et Art de l'intimité" qu'il donnera à Montréal les 15, 16 et 17 mai prochains. Pour plus d'information sur cet atelier, suivez ce lien : http://richardmoss.com/fr/events/montreal. Pour un avant-goût du travail avec Richard avec une méditation guidée (avec traduction française), je vous invite à écouter l'enregistrement suivant :