San Giovanni Evangelista - Piero di Cosimo |
Jung, dans une lettre de 1941 à un pasteur, explicite ce point de vue : « Je n’essaie nullement, en tant que psychothérapeute, de délivrer mes patients de la peur. Je les mène jusqu’au fondement de leur peur [...] Si un de mes patients comprend le langage religieux, je lui dis : n’essaie pas de te dérober à cette peur que Dieu t’a donnée, mais essaie de la supporter jusqu’à ses dernières extrémités – sine poena nulla gratia[1] ! […] Je sais en outre que mon patient n’a pas inventé sa peur, qu’elle est suspendue au-dessus de lui. Par qui ou par quoi ? Le religieux appelle cet absconditus Dieu ; l’intellect scientifique le nomme inconscient. »
Le rêveur est un homme dans la quarantaine avancée, aux prises avec plusieurs addictions et qui travaille depuis longtemps ses rêves. Nous échangeons de temps à autres car nous partageons un même intérêt pour l’approche spirituelle du rêve et la spiritualité en général. Il a voulu avoir mon avis sur celui-ci qui, me dit-il en introduction, l’a effrayé et laissé avec une angoisse diffuse mais profonde qui a duré plusieurs jours :
Je suis dans un grand carré de sable, comme une arène. Au centre de celle-ci, il y a une petite caisse cubique en bois. J’accomplis une sorte de rituel en tournant trois fois autour de celle-ci dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. La troisième fois, je ferme les yeux et je continue à avancer mais j’effleure quelque chose dans le sable ; j’ouvre les yeux et je vois que c’est un petit serpent vert couvert de sable et lové sur lui-même, qui semble dormir. J’ai très peur mais il ne bouge pas. Cependant, quand je vais pour sortir de l’arène, un homme grand et fort me dit avec un air ennuyé : « toucher ce serpent, pour la plupart des gens, c’est la mort. Il y a quelques personnes à qui cela ne fait rien, et d’autres, encore plus rares, qui en sont guéris. »
En entendant son rêve, j’ai ressenti un inconfort proche du malaise. J’ai questionné le rêveur : quelque chose de particulier dans sa vie dans les jours qui ont précédé le rêve ? Non, rien de spécial sauf peut-être une anxiété plus violente qu’à l’accoutumée avec le sentiment de s’engluer, selon ses propres termes, dans ses comportements addictifs : s’en sortirait-il un jour ? Il avoue un certain découragement : après toutes ces années de travail sur lui-même, il a le sentiment d’avoir échoué à se libérer de l’addiction et il nourrit des pensées morbides – à force de s’autodétruire, il allait bien finir par se tuer, me dit-il avec une ironie douloureuse. « Quel est le sens de tout cela ? À quoi bon ? » sont les questions qui le taraudaient au moment du rêve.
Il est ressorti de la discussion qui a suivi que l’arène pourrait bien représenter le contexte professionnel et plus largement la vie dans la société, lieu d’un combat quotidien pour cet introverti intuitif. Le rêveur plaisantait lui-même souvent, me dit-il quand il devait relever un défi professionnel en faisant le salut des gladiateurs à sa compagne : « ave César, ceux qui vont mourir te saluent ! »
Le serpent est un symbole qui l’a bien sûr beaucoup intéressé, qu’il comprenait ici négativement comme étant assimilable au poison, mais sur lequel il voulait mon avis. Bien sûr, les amplifications renvoyant le serpent au mal et aussi à l’énergie de la kundalini méritent d’être examinées. Mais j’ai proposé de le regarder ici comme une image du Mercure alchimique, l’agent de la transformation par excellence, mais toujours ambigüe, double : à la fois mortel et vivifiant. C’est l’inconscient dans son aspect à la fois corrosif et créatif. Le fait que le serpent soit vert en souligne la fécondité mais son contact est mortel pour la plupart. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que le serpent a sans doute à voir avec ses addictions, ou plutôt sur ce qu’il a touché au travers d’elles, et qu’il y a là quelque chose de numineux, de sacré – et ce sacré est à la fois le noyau fascinant mais aussi redoutable de la dépendance.
Cela nous a amené à parler du mouvement des Alcooliques Anonymes dont un des fondateurs est allé travailler avec Carl Jung mais a rechuté après un an d’abstinence. Jung lui avait alors dit qu’il ne pouvait rien pour l’aider et que l’unique chose qui pourrait le sauver serait de « vivre une expérience spirituelle ou religieuse seule capable de le remotiver. ». Il lui a aussi suggéré de partager son expérience avec d’autres alcooliques pour sortir de l’isolement. En effet, l’alcool et toutes les autres addictions nous coupent du commun de l’humanité par la honte qu’elles nous infligent, et la rencontre dans la vulnérabilité partagée permet de réintégrer une communauté. Mais seule l’expérience d’une dimension sacrée de l’existence guérit de la soif, quelle que soit sa forme. Jung soulignait que, par exemple, le problème de l’alcoolisme se résume dans la formule « spiritus contra spiritum » - l’esprit contre le spiritueux.
Le travail avec l’inconscient n’apporte pas, ou rarement, de solution aux dépendances sévères, Jung avait l’honnêteté de le reconnaitre. Son ami Wolfgang Pauli a eu des démêlés sérieux avec l’alcool auxquels la cure analytique n’a rien changé. Mais on gagne à approcher ces nœuds avec conscience du numineux qu’il peut y avoir là. Il ressort des études anthropologiques sur l’usage des substances altérant la conscience que les cultures traditionnelles ne connaissent pas l’addiction. Les substances sont toujours consommées dans un cadre sacré, qui offre un contenant au « serpent ». Or en Occident, nous avons complètement oublié ce contexte sacré qui se retrouve dans l’inconscient, et dès lors l’aspect redoutable de l’archétype n’est pas contenu.
J’ai demandé au rêveur de faire un petit exercice d’imagination active pour aller voir ce qu’il pourrait y avoir dans la caisse au centre de l’arène. Habitué à ce genre de pratique, cela ne lui a posé aucune difficulté et il m’a dit : « une étoile. ». Rien de particulier à dire sur cette étoile, simplement une étoile qui brillait dans le noir. Il était bien avec cette étoile. C’était son étoile. On a tous notre étoile, c’est un symbole de notre destinée en tant qu’individu unique, et aussi une image de notre double lumineux. Cette étoile est dans le rêve dans une petite boite cubique en bois d’une cinquantaine de centimètres de hauteur autour de laquelle le rêveur tourne trois fois dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Il se pourrait, convenons-nous, que la caisse représente le corps ou du moins la dimension matérielle de l’existence, qui lui occulte l’étoile. Et ce serait donc dans la nature même de la vie incarnée qu’il ne puisse voir l’étoile de sa destinée qu’à sa mort, quand la boite sera enfin ouverte.
Voilà l’interprétation que j’ai proposée à partir de ces éléments :
Le rêve parle de la destinée du rêveur et lui donne une bonne explication pour son angoisse. Il lui montre que sa vie dans le monde professionnel et la société, qui lui semble affreusement dépourvue de sens, est du point de vue de l’inconscient le théâtre d’une circumambulation[2] rituelle. Le sens antihoraire signale un mouvement d’involution, c’est-à-dire de retour vers la source, le centre, et non d’évolution, de croissance, ou encore d’introversion plutôt que d’extraversion. On est dans le cadre d’un mandala carré, le monde, et le rêveur décrit un cercle autour d’un cube – le contexte de la réalisation du Soi est clairement évoqué. Il y a donc un sens secret, inconscient, à sa vie dans le monde et c’est bien la volonté du Soi qu’il en soit ainsi. Sa destinée, son étoile lui est cachée mais on peut penser aussi qu’elle est ainsi protégée par sa structure matérielle, et il tourne autour de son propre soleil…
Le fait qu’au troisième tour il ferme les yeux indique un retournement volontaire du regard vers l’intérieur au lieu de regarder l’extérieur. Cela correspond sans doute à son travail sur lui-même et sa recherche spirituelle qui s’est intensifiée dans les dernières années, ainsi qu’à la confiance aveugle qu’il fait à l’inconscient dans sa démarche, où il a lâché toutes les mains pour se fier seulement à sa lumière intérieure. Cette expression « confiance aveugle » l’a fait sursauter mais nous sommes convenus après discussion qu’il y avait là peut-être un enseignement précieux sur l’équilibre à trouver entre la confiance et la vigilance. Nous sommes peut-être parfois trop naïfs vis-à-vis de l’inconscient et nous devons nous rappeler qu’il est nature, et que dans la nature, quand elle n’est pas aseptisée, il y a des dangers qu’il vaut mieux approcher les yeux ouverts.
Mais, dans son inconscience d’où il mettait les pieds, il a donc touché au serpent, c’est-à-dire au numen à la fois fascinant et redoutable, le poison illuminant. Se retrouvent là-dedans à la fois sa quête spirituelle, son désir d’un ailleurs « anywhere out of this world » (n’importe où hors de ce monde), et ses démons favoris, l’alcool et la marijuana, qui concrétisent un désir intense de dévotion et de liberté. Et le Grand Homme, l’homme intérieur ou encore le Soi, lui énonce l’oracle : « pour la plupart des gens, c’est la mort. Il y a quelques personnes à qui cela ne fait rien, et d’autres, encore plus rares, qui en sont guéris. »
Son angoisse est parfaitement justifiée : il y a quelque chose de fatal dans le chemin sur lequel il s’est engagé. Mais il y a une toute petite chance qu’en s’empoisonnant ainsi, il ait commis une felix culpa, une faute heureuse qui le conduise à la guérison de l’âme, c’est-à-dire à « gai rire ». Mais l’angoisse fait partie du chemin, est inévitable et traduit la progression du poison tout à la fois mortel et vivifiant. Mieux, le processus alchimique implique une mort et la voie spirituelle, par bien des aspects, se résume à « mourir avant de mourir ». Il se pourrait que la clé qui rende le contact du serpent vivifiante et guérissante plutôt que mortelle soit justement l’entière acceptation de cette angoisse et de cette mort comme faisant partie de la destinée.
En conclusion, je suis allé chercher dans mes notes cette citation de Jung :
« L’angoisse d’un être lui montre toujours la tâche à accomplir. Si vous l’esquivez, vous avez perdu une partie de vous-même, et une partie problématique à l’extrême, de surcroit, par laquelle le Créateur de toutes choses veut faire une expérience, à Son insondable manière. Ses voies ont de quoi provoquer de l’angoisse. Surtout tant que vous n’êtes pas en mesure de voir plus profond que la surface. »
Mon
malaise s’était dissipé à la fin de la discussion, comme s’il m’avait guidé au
long de l’interprétation et avait fini son travail. Mais il en est resté comme
une écume pendant plusieurs jours, une vague anxiété qui m’a amené à examiner à
mon tour où pourrait être le serpent dans ma vie. Il y a des rêves, comme cela,
qui vous mettent au contact de quelque chose d’indéfinissable, mais qui ne vous
laisse pas indemne.
[1] Sans peine, nulle grâce.,
[2] J’ai écrit un article sur le sens symbolique de la circumambulation : http://voiedureve.blogspot.ca/2015/08/circumambulation.html