Avertissement. Il y a quelques temps, une personne m’a fait aimablement savoir que la lecture de mes articles est chronophage : non seulement ils sont souvent (très) longs mais en outre, ils sont fréquemment truffés de références et de liens pour qui veut approfondir les sujets abordés. J’ai entendu là une invitation à écrire des articles plus courts et plus accessibles, ce à quoi j’ai commencé à m’atteler (voir par exemple mon article précédent). Et puis mes articles sont aussi bien souvent des comptes-rendus de recherche qui s’adressent à d’autres chercheurs et veulent inviter à la méditation, et à poursuivre la recherche. Il faut donc en effet être prêt(e) parfois à perdre son temps quand on ne se contente pas de rester à la surface. L’article qui suit s’inscrit dans cette ligne...
J’ai entendu récemment un rêve remarquable – je ne devrais pas dire cela : tous les rêves sont remarquables. Mais celui-ci nous a entraîné, le rêveur et moi, dans une discussion qu’il m’a semblé bon de vous partager, avec sa permission. Voici sans autre introduction le rêve tel que je l’ai reçu, sauf la division en deux paragraphes qui est mienne :
Un Western. Nous sommes attaqués par des Indiens. Les flèches commencent à pleuvoir. Nous nous réfugions à l’intérieur dans une pièce où nous sommes relativement à l’abri. Je vois une vieille indienne qui est entrée. Son costume est magnifique, il porte des décorations dorées. Elle bande un arc, je voudrais l’arrêter mais je me sens paralysé incapable d’agir. Elle vise une sorte de boite en bois, la flèche fait basculer une trappe d’où jaillit à toute vitesse un chat sauvage bleu clair. C’est une boule d’énergie.
Le chat disparaît sous un meuble, l’indienne me dit : Il va ressortir et tout détruire. Je dois l’en empêcher, je dois agir. Je guette son apparition, vif je l’attrape et lui frappe la tête sur le sol. Il ne bouge plus, je le pose aux pieds de l’indienne. Elle me sourit, je lis dans son regard : le chat s’est juste assoupi, il va se réveiller et tout détruire, lui est indestructible.
Quand j’ai lu une première fois ce rêve, que le rêveur m’avait envoyé en me disant qu’il l’avait perturbé, je l’ai envisagé tout d’abord sur un plan personnel : il me semblait annoncer vraisemblablement une grande transformation, inéluctable quoi qu’il fasse, dans la vie du rêveur. Mais d’emblée, quand nous en avons parlé, ce dernier m’a dit y voir une dimension collective. C’est de celle-ci dont je vais vous parler.
Il se trouve que j’entends en effet beaucoup de rêves ces derniers temps qui reflètent une profonde inquiétude devant ce qui est en train de se passer dans le monde, et surtout devant ce qui nous attend. Moi-même avait reçu dans les jours précédents un rêve tout à fait significatif dans ce sens, qui a résonné fortement avec le travail dans lequel j’ai accompagné ce rêveur – je vous en parlerai. Le soir même, j’entendais encore un autre rêve qui se faisait l’écho de cette tension dans l’inconscient collectif. J’ai tourné tout cela en tous sens, et j’ai vu que cela me faisait obligation de vous parler de ces rêves… car ils proposent une réponse à cette inquiétude, et si ce n’est un remède à celle-ci, une solution à notre "problème" collectif, du moins une attitude intérieure pour y faire face…
Quand je dis que ce rêve a une dimension collective que je vais faire ressortir au travers de l’interprétation que j’en propose ici, je ne veux pas effacer la dimension personnelle qu’il a aussi. Celle-ci appartient au rêveur qui l’a bien comprise. Je ne dis pas que c’est un rêve prophétique qui devrait être proclamé sur la place publique ou devant le Sénat, comme cela se pratiquait à Rome quand un rêve apparaissait clairement comme un message des dieux. Je n’entrerai pas dans ces discussions à couper les cheveux intellectuels en quatre que nous avons déjà eu ailleurs pour distinguer si le rêve est plus personnel que collectif, où se trace la frontière entre ces deux dimensions, et si sa profondeur collective ne serait pas finalement projetée par le rêveur et moi-même. En effet, il faut admettre humblement, comme nous y invitait Von Franz, que toute interprétation d’un rêve est de toute façon projection, et il faut poser que la frontière entre le personnel et le collectif dans les rêves, et dans la psyché, n’est pas tracée au cordeau : les deux s’entre-mêlent car nous ne sommes pas séparés, isolés dans notre vie personnelle, du collectif.
C’est un point de méthode très important dans le travail d’un rêve, qu’a souligné en particulier James Hillman et dont je parle ailleurs1 : il nous faut toujours partir des préoccupations conscientes du rêveur pour regarder comment elles se symbolisent dans le rêve, et ce que ce dernier répond à ces préoccupations. Sinon, notre interprétation risque fort d’être hors-sol. En ce qui concerne notre rêve, j’ai été interpellé par l’affirmation du rêveur comme quoi son rêve avait une dimension collective qu’il voulait examiner. Je ne voyais pas bien de quoi il était question au prime abord, mais il m’a expliqué qu’il était très inquiet devant ce qui se passe dans le monde ces temps-ci, et qu’il cherchait comment y répondre. Plus précisément, il était touché par la difficulté dans laquelle se trouvent les jeunes d’imaginer un avenir viable, et il se demandait ce qu’il pouvait leur communiquer pour les aider dans ce défi, comment il pouvait s’impliquer dans ce monde. Il faut préciser – cela aura son importance pour la compréhension du rêve – que le rêveur est un homme dans la seconde moitié de la vie, plutôt introverti et qui accorde une grande importance à la vie spirituelle. Sa sensibilité ressortait aussi dans son trouble d’avoir cogné un animal dans le rêve, dont il m’a parlé d’emblée...
Après l’avoir interrogé sur comment il recevait ce rêve, je lui ai proposé que nous le parcourions pas à pas pour en déceler la grammaire émotionnelle. Il s’agit là simplement de se mettre à l’écoute des émotions et des mouvements intérieurs suscités par chacune des images du rêve, et d’observer cette dynamique, comment ils évoluent au cours du déroulé du rêve. Dans cette approche, nous prêtons attention aux associations suscitées par les différents symboles qui tissent le rêve, comme dans la méthode jungienne d’interprétation des rêves, mais avec un accent mis sur les ressentis émotionnels et corporels qui leur sont associés. Ce n’est pas encore ce que j’appelle « l’écoute intérieure du rêve », qui demande en outre d’entrer en relation par l’imagination active avec les images du rêve, mais cela en est une préliminaire. Cette méthode est fondée sur l’idée avérée par les recherches récentes en neurophysiologie qui veut que le rêve est un tissu d’émotions enrobées par des images qui leur donnent une forme mentale.
Refaisons ensemble le chemin pas à pas. Je vous invite à remarquer comment les images de rêve sont toujours racontées au présent, de façon à susciter les émotions associées en favorisant le revécu du rêve par l’imagination :
Un Western. Nous sommes attaqués par des Indiens. Les flèches commencent à pleuvoir.
J’ai donc interrogé le rêveur : « alors voilà, vous êtes attaqués par des indiens. Que ressens-tu devant cette image ? Et d’abord, qui "nous" ? » Il m’a répondu que ce nous était indéfini, il savait simplement qu’il n’était pas seul… et bien sûr, cette attaque était surtout associée à une sensation de danger. Il cherchait un abri.
Nous nous réfugions à l’intérieur dans une pièce où nous sommes relativement à l’abri.
Et voilà donc qu’il trouve cet abri dans une pièce où le rêveur et ses compagnons se réfugient – que se passe-t-il intérieurement à ce moment-là ? Il m’a répondu qu’il ressentait que cet abri était provisoire, temporaire – il pouvait prendre un peu de recul là, mais le problème posé par les indiens restait entier...
J’ai alors attiré son attention sur la façon dont son récit du rêve était formulé : il trouvait refuge « à l’intérieur ». C’est ce qu’on appelle « travailler avec le matériau objectif du rêve » : la façon dont les choses sont dites a beaucoup d’importance et dévoile souvent des sens cachés, un peu comme des lapsus inconscients. Il ne s’agit pas seulement de prêter attention aux jeux de mots, ce qu’on appelle « la langue des oiseaux » – par exemple quand il est question de recueillir l’eau qui tombe du ciel dans un saint bol – mais de prêter attention à la structure du langage du rêve. Il y aurait moyen de fonder une véritable sémiotique du rêve sur cette approche – je vous en parlerai dans un autre article. Mais donc, voilà que notre rêve opère un déplacement « à l’intérieur » qui offre un abri tout provisoire. Le rêveur a reconnu là sa tendance à l’introversion qui n’amène pas de véritable solution aux questions qu’il se pose : il y trouve un répit mais c’est aussi le lieu d’une tension que nous allons voir se déployer tout au long du rêve.
Je vois une vieille indienne qui est entrée. Son costume est magnifique, il porte des décorations dorées.
C’est alors qu’apparaît, dans ce refuge même, une vieille indienne dans un costume magnifique, porteur de décorations dorées. Au rappel de cette image, le rêveur s’est exclamé : « c’est la Sophia ! », et m’a parlé d’une présence hiératique, c’est-à-dire directement évocatrice du sacré. Nous sommes convenus que son costume était à l’évidence un habit de cérémonie, où les décorations dorées évoquent l’or, la lumière matérialisée de la conscience. J’aurais pu alors faire ressortir qu’il s’agissait d’une figuration de l’Anima, le féminin de l’homme, à son stade d’évolution le plus avancé – la Sophia, c’est-à-dire la sagesse… – mais ces lieux communs jungiens n’auraient rien apporté : c’est bien beau de gloser sur l’Anima, mais on risque de se perdre dans une théorisation du rêve. Il était plus important pour mon rêveur de prêter attention au fait que cette image lui communiquait une sensation de stabilité : c’était un pilier, m’a-t-il dit, absolument tranquille, calme, stable. Au cœur même de son introversion, il y avait donc une présence sacrée accessible par la sensibilité (l’Anima) qui lui offrait stabilité et tranquillité, un pilier – on peut relever la verticalité associée avec cette image.
Elle bande un arc, je voudrais l’arrêter mais je me sens paralysé incapable d’agir.
La tension au cœur du rêve commence à prendre forme, d’une part dans le fait que la femme tend un arc, et d’autre part dans la paralysie du rêveur qui voudrait intervenir, mais est incapable d’agir. Il a tout de suite fait le lien avec ce qui le préoccupait, où il retrouvait cette tension entre un désir d’intervenir, d’agir, et une sensation de paralysie.
Elle vise une sorte de boite en bois, la flèche fait basculer une trappe d’où jaillit à toute vitesse un chat sauvage bleu clair. C’est une boule d’énergie.
Il se produit là un mouvement décisif. Quelque chose surgit de l’inconscient. A noter que la flèche symbolise quelque chose qui pointe, à la différence d’une épée qui tranche – il y a donc un point très précis qui déclenche le surgissement de ce chat sauvage bleu clair. Le rêveur s’est dit profondément surpris, saisi par cette apparition. C’est de l’énergie pure, m’a-t-il dit, qui prend la forme d’un chat – il a évoqué un arc électrique. Nous avons ri du fait que ce chat semblait venir tout droit d’un roman de Lewis Caroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles. C’était une façon de détendre l’atmosphère alors que la tension du rêve commençait à approcher de son apex…
Le chat disparaît sous un meuble, l’indienne me dit : Il va ressortir et tout détruire.
A peine est-il apparu que le voilà disparu, ce sacré chat. Il a quelque chose de fugitif, d’insaisissable. Voilà donc quelque chose qui effleure à peine la conscience pour retourner dans l’inconscient aussi vite. Mais la haute figure hiératique prévient : il va apparaître de nouveau et tout détruire. Tout ? Nous avons commencé là à toucher au cœur de l’inquiétude qui travaille le rêveur : est-ce que l’humanité va disparaître ? Le monde tel que nous l’avons connu va à l’évidence être détruit, s’effondrer sous les coups conjugués de la nature et de la folie des hommes. On retrouve ici les accents de Pippin faisant part de son désarroi à Gandalf tandis que Minas Tirrith est envahi par les Orcs de Sauron (référence geek pour les amateurs du Seigneur des Anneaux) : « je ne croyais pas que ça finirait de cette manière... ». Nous verrons plus loin ce que la sagesse du rêve, son Gandalf, répondra à cela. En écho à cette image du rêve, le rêveur a parlé de son désarroi devant l’archétype de mort qui se constelle dans notre ciel collectif. Nous avons exploré la tension dans ses différents aspects : tension entre l’intérieur et l’extérieur, tension entre la tendance à l’introversion solitaire et le besoin d’agir dans le monde, tension entre le souhait que le système insensé dans lequel nous vivons s’effondre et l’effroi devant les conséquences que cela pourrait avoir pour des millions de gens...
Bien sûr, on peut penser que le rêveur est travaillé par la perspective de sa propre mort, et que quelque chose d’intensément sauvage pourrait surgir dans sa psyché, provoquer un effondrement, une destruction totale. Il pourrait y avoir là aussi les prémisses d’un éveil, d’une ouverture radicale de conscience, mais cela est vrai tant sur le plan personnel que collectif – ces deux niveaux étant encore une fois indissociables dans le rêve.
Je dois l’en empêcher, je dois agir. Je guette son apparition, vif je l’attrape et lui frappe la tête sur le sol.
La tension du rêve est à son comble, elle explose dans l’action. Cette fois, la paralysie est dépassée. Le rêveur parvient à se saisir du chat, lui cogne la tête sur le sol. En écho à cette image, le rêveur a dit ressentir un soulagement. Le trouble d’avoir frappé un animal a disparu. J’ai fait remarquer que le rêve suggère là une attitude d’intense vigilance à l’égard de ce qui peut surgir de l’inconscient, et qu’il s’agit de lui cogner la tête sur le sol – c’est le mental, ici, qui est neutralisé. Et puis j’ai souligné l’ambiguïté qui ressort dans la formulation du rêve : « vif je l’attrape » : il n’est pas clair si c’est le rêveur ou le chat qui est « vif » là. Le matériau objectif du rêve laisse entendre que le rêveur est pleinement vivant dans cette confrontation avec ce qui le préoccupe, qui réclame toute sa vivacité…
Il ne bouge plus, je le pose aux pieds de l’indienne.
Nous parvenons au point de retournement du rêve : la tension a été déchargée dans l’action, le chat est immobile. On peut voir là, dans cette immobilité, comme un pivot autour duquel tourne le rêve. C’est un peu, en regard de ce qu’annonce la suite du rêve, le moment suspendu de calme avant la tempête, la « zone neutre » de la transition, quand il semble que rien ne se passe. Le chat est à nouveau inconscient, mais cette fois, il semble maîtrisé par la conscience. Dans les associations du rêveur à cette image, c’est la notion d’offrande qui ressort là, avec à nouveau la révérence devant la figure hiératique, la relation consciente au sacré. Il a remarqué : « c’est vrai, j’aurais pu le balancer, ce chat... » mais non, il est déposé en offrande aux pieds de la Sophia.
Elle me sourit, je lis dans son regard : le chat s’est juste assoupi, il va se réveiller et tout détruire, lui est indestructible.
Après l’immobilité, voici le silence : tout se passe dans un regard et un sourire empreint, encore une fois, de tranquillité. Il apparaît que la destruction amenée par le chat est tout simplement inéluctable, et que le rêveur est complètement impuissant à l’empêcher. Mais ce n’est plus l’objet d’une tension interne, d’une angoisse : il a fait ce qu’il avait à faire, et surtout, il est en relation maintenant avec la dimension sacrée du moment, qui lui communique calme et stabilité intérieure. C’est la sensation finale qui se dégage du rêve : ce qui importe devant ce qui semble bien être la destruction inéluctable de notre monde – et en tous cas, l’angoisse que suscite la perspective d’un tel effondrement de notre civilisation techno-industrielle – c’est la connexion avec le sacré, la conscience du numen (la présence hiératique) et une attitude de révérence devant « plus grand que nous ».
La déesse Bastet (Egypte) |
Le rêve nous invite à faire offrande de l’expression de nos angoisses.
C’était le contact avec le numen qui, pour Jung, était le facteur décisif de guérison. Ce mot latin signifiait littéralement « signe de tête », et il évoquait en particulier le sourire qu’adressait un dieu ou une déesse à l’individu auquel l’être divin voulait manifester sa présence. On a des récits antiques faisant mention de statues qui ont ainsi hoché la tête en souriant. C’est une des fonctions des rêves (entre autres) de, parfois et souvent en réponse à des questions insolubles tenant de la destinée, mettre en contact avec cette dimension numineuse de l’existence qu’on pourra appeler comme on voudra : le Soi, Dieu, le ou la Bien-Aimé(e) de l’Âme, etc. C’est dans ce contact que l’on trouve le Sens vivant qui vient répondre à nos lancinantes questions existentielles, non par une explication de quelque ordre que ce soit mais par la connexion vivante avec une Présence.
En conclusion de notre discussion, j’ai amené quelques éléments d’amplification symbolique au rêveur en lui signalant que les amérindiens sont un des visages de l’Ombre collective des occidentaux. Ils renvoient dans notre imaginaire aux « bons sauvages » qui vivaient sans technologie, proches de la nature et dans une spiritualité native, qui s’exprimait en particulier dans l’importance qu’ils donnaient au cercle dans leurs activités – le cercle symbolise une relation féminine, inclusive, à l’environnement. Jung disait que les amérindiens font partie intégrante de l’Ombre de tous les nord-américains car ils ont été exterminés pour que la civilisation américaine se développe. Cela est vrai aussi pour les européens comme mon rêveur : au Québec, on sourit volontiers de l’image d’Épinal des amérindiens qu’ont les immigrants français dans leurs bagages. Ils sont volontiers idéalisés…
D’ailleurs, le récit du rêve s’ouvre en mentionnant qu’il s’agit d’un Western, c’est-à-dire de la projection d’un film parlant de la conquête de l’Ouest. Il y a là une invitation à examiner les projections du rêveur, mais aussi un clin d’œil appuyé quand on sait que, dans la Roue de Médecine amérindienne, l’Ouest est la direction de l’introspection et dans laquelle on fait face au déclin, on se prépare à la mort. Je lui ai donc proposé de voir son rêve comme parlant d’une irruption de l’Ombre sur le chemin de l’Ouest.
Une autre amplification nous a donné matière à discussion : le chat est souvent symbole de sensualité et d’indépendance. Nous avons tiré des liens avec la vie personnelle du rêveur, en particulier en ce qui concerne sa créativité. Mais soudain, il s’est exclamé que ce chat symbolisait à l’évidence pour lui la vie sauvage qui se vengera de façon inéluctable de notre civilisation, tandis que l’indienne en représente l’aspect féminin bienveillant, empreint de sensibilité et de tranquillité. J’ai pour ma part fait le lien avec l’intuition que j’ai exprimée dans mon article intitulé « Celle qui vient », où je parle de l’approche dans notre ciel d’une figure archétypique en lien avec la Nature. Ici, sous la forme de cette vieille indienne, elle pourrait représenter une sagesse millénaire qui nous regarde en souriant tandis que nous nous agitons, en proie à un affolement croissant…
Comme je vous le disais plus haut, il se trouve que j’avais reçu, dans les jours qui ont précédé cette rencontre, un rêve qui parlait aussi à l’évidence de mon inquiétude devant l’évolution du monde. Je l’ai mentionné au rêveur dès le début de notre discussion, quand nous avons commencé à considérer la dimension collective de son rêve, et je le lui ai raconté. En effet, il me paraît important en tant qu’analyste de toujours exposer quels pourraient être mes biais subjectifs dans l’écoute du rêve d’autrui – le rêveur doit savoir à partir de quels éléments de mon propre vécu je suis amené à proposer une interprétation. Celle-ci est bien sûr relativisée par cette subjectivité assumée : au lieu de prétendre à une quelconque autorité en s’appuyant sur le cache-sexe d’une prétendue objectivité, j’invite le rêveur à faire son chemin avec l’interprétation pour voir ce qui fait sens pour lui, comment elle nourrit (ou pas) son propre mouvement intérieur. C’est ce dialogue de subjectivités qui est fécond dans l’écoute du rêve. Et puis je crois fondamentalement à la vertu de la réciprocité dans la relation : le rêveur me livre quelque chose de son intimité en me parlant de son rêve, et c’est la moindre des choses que de ne pas hésiter à en faire autant.
Voici donc mon rêve :
Je suis avec d’autres personnes (à nouveau, un « nous » indéfini) dans un complexe de recherche, un bâtiment circulaire de très haute technologie où des couloirs en hauteur, donnant sur des bureaux, entourent une grande masse d’eau, un lac artificiel. Je parle avec un homme qui cherche à alerter tout le monde de l’inéluctabilité d’une catastrophe : une vague énorme va tôt ou tard s’abattre sur le complexe et tout détruire, tout emporter. Mais il n’est pas cru. Au contraire, il est moqué, ridiculisé. Pour ma part, je le crois et sur son invitation, nous le suivons dans son bureau. Pour y parvenir, il faut traverser plusieurs pièces encombrées de choses en désordre, et je me dis qu’en effet, il est bien mis à l’écart par ses confrères. Dans la grande pièce où il nous conduit, il y a un hublot par lequel on peut voir la mer. Une petite fille (à moins que ce soit moi-même : la petite fille et moi semblons être confondus un instant) s’exclame en voyant une grosse vague de plusieurs mètres se former que c’est en train d’arriver. Mais l’homme la rassure en disant que non, ce n’est pas encore ça, car la vague qui viendra sera immense, comme un gigantesque mur d’eau qui ira jusqu’au ciel. Et puis, un peu plus tard dans le rêve, cela arrive – l’eau envahit tout, nous sommes emportés. Mais parce que nous savions que cela allait arriver, parce que nous avions foi dans ce que disait l’homme, nous avions une chance de nous en sortir. C’est-à-dire, de sauver les enfants…
Il y a de nombreuses parallèles avec le rêve que je vous ai exposé, et vous comprendrez sans doute que j’ai été saisi quand j’ai pris conscience de la dimension collective de ce dernier. J’ai été frappé en particulier par la nature à nouveau inéluctable de la destruction, et par le contraste entre la vieille indienne et la petite fille. A nouveau, je ne prétends pas que ce rêve soit prophétique et j’en vois bien les dimensions personnelles, que je n’exposerai ni ne discuterai pas ici. J’attire l’attention des personnes intéressées sur le fait qu’il s’agit là d’un rêve qui est en continuité avec un autre rêve que j’ai reçu il y a quelques années, où déjà une immense vague emportait tout, et dont j’ai parlé dans un article intitulé « la jeunesse du monde » ainsi que dans une vidéo intitulée « demain la paix ». Ce rêve disait au fond qu’au-delà de la crise que nous traversons, nous reviendrons à des eaux tranquilles et des lendemains souriant à partir desquels nous pourrons regarder vers l’avenir de façon sereine. Il insistait sur la nécessité de rester en relation les uns avec les autres au travers des tribulations qu’entraîne la crise.
Ces deux rêves – celui dont j’ai parlé au début de cet article, et le rêve que j’ai moi-même reçu – me paraissent exemplaires d’un grand mouvement de fond dans la psyché collective ces temps-ci. En deux mots comme en cent : l’inquiétude grandit. Entre les dérèglements climatiques dont les effets se sont fait de plus en plus sentir avec la sécheresse cet été, la guerre qui se prolonge en Ukraine avec le risque d’un dérapage nucléaire, l’épuisement annoncé d’un certain nombre de matières premières, les nuages s’accumulent sur l’horizon. On pourrait dire que nous sommes collectivement frappés de solastalgie – on désigne par ce mot une forme de détresse psychique et existentielle devant l’énormité du « problème » écologique auquel nous faisons face, qui entraîne une paralysie momentanée. J’ai raconté dans un article comment j’ai vécu un choc de cet ordre lors de l’été 2018 quand, au cours de vacances en Grèce, j’ai pris conscience de la disparition de tous les insectes dans mon environnement. On a l’impression de rencontrer un mur psychique, ce qui s’accompagne nécessairement d’une certaine sidération, d’un effarement...
Ecart à la moyenne des températures pour le mois de juillet en 2022 relativement à la période 1951-1980 |
La solastalgie est en train de devenir le mal de notre siècle, et paradoxalement, constitue un signe de bonne santé psychique car elle indique que l’on est en contact avec la réalité. Le déni est beaucoup plus inquiétant. L’un et l’autre vont avec le fait que notre système nerveux a du mal à appréhender un défi aussi immense auquel il n’y a aucune solution immédiate et facile, ce qui conduit certains d’entre nous à encore chercher inconsciemment à ignorer le problème, en continuant par exemple à voler gaiement vers des vacances insouciantes, éventuellement en jet privé, sur le mode « après moi le déluge ». D’autres s’activent, et c’est tant mieux car il n’y a que l’implication active qui puisse soulager la solastalgie, mais c’est généralement sans illusion : personne ne croit sérieusement que l’on va vraiment changer la trajectoire de notre petite planète en limitant le nombre et la durée de nos douches et en recyclant nos déchets. Il faudrait changer tout notre mode de vie, de production et de transport. Maintenant. Pour ma part, je suis particulièrement préoccupé par le désespoir de notre jeunesse, qui se traduit entre autre par une montée inquiétante des tentatives de suicide chez les jeunes, et je cherche les voies qui permettront à nos descendants d’inventer un avenir heureux que nous ne sommes pas capables d’imaginer.
Je souscris entièrement aux mots d’Ariane Mouchkine :
Je vous disais en introduction de cet article que j’entends beaucoup de rêves ces derniers temps qui se font l’écho de cette inquiétude généralisée – ceux que j’ai cités ici sont ceux qui m’ont semblé les plus significatifs pour soutenir mon propos mais les images de désordre collectif abondent. Je n’insisterai pas sur le caractère souvent inéluctable pour ces rêves de la catastrophe – on peut penser que la prospective onirique prolonge simplement là ce que nous sommes de plus en plus nombreux à penser : on ne pourra pas continuer longtemps comme ça... on s’en va droit dans un mur de briques, avec l’accélérateur au plancher et les freins coupés, et des ravins de chaque côté de la route. S’il ne s’agissait que de cela, je ne parlerais pas de ces rêves car il n’est pas utile d’ajouter à la morosité ambiante. Mais ce qui est intéressant, c’est que ces rêves proposent des éléments de réponse, qui tiennent dans une attitude intérieure, à cette situation pour le moins désespérante.
On peut résumer leurs propositions en quelques points :
- Être lucides, écouter les lanceurs d’alerte. Il s’agit tout simplement de rester conscients devant ce qui se joue, qui nous dépasse. C’est ce qui permettra de « sauver les enfants », disait mon rêve, c’est-à-dire de préserver l’avenir.
- Rester en relation les uns avec les autres. C’est la solidarité, l’entraide, qui permettra de répondre aux défaillances croissantes de nos systèmes sociaux et technologiques.
- Nourrir notre relation au sacré, à « ce qui est plus grand que nous ». Il n’est pas nécessaire pour cela d’entrer en religion, de rejoindre une église, mais simplement d’honorer la dimension sacrée de la vie. C’est parce que nous avons collectivement oublié cette dimension sacrée, qu’elle a disparu des principes fondateurs de nos sociétés, que nous arrivons dans cette impasse…
D’une façon ou d’une autre, il nous faut préserver l’essentiel, qui tient à la connexion avec plus grand que nous, la dimension sacrée de l’existence, et la relation avec nos sœurs et nos frères en humanité, sans exclusive. Ce sont ces deux points qui, selon ce que Jung a dit à Bob Wilson, le fondateur des Alcooliques Anonymes, garantissent la bonne santé psychique et la capacité de surmonter le désespoir. Il y a un bon usage du désespoir quand il nous conduit à abandonner l’espoir, dont Daniel Odier disait que c’est de la peur qui a mal tourné. Pour nombre d’enseignants spirituels, rencontrer vraiment le désespoir avec des yeux ouverts est l’occasion d’une ouverture de conscience et d’entrée dans l’immédiateté de l’action. Il n’y a plus de futur, seulement le présent, et c’est là une forme d’éveil.
Les Alcooliques Anonymes le savent bien, il faut avoir touché le fond pour admettre que l’on est devant quelque chose de plus grand et de plus fort que nous, et que nous avons besoin de l’aide de quelque chose qui nous dépasse. Il nous faut reconnaître que, comme un alcoolique ou un drogué, nous sommes collectivement dépendants de cela même qui est en train de nous tuer. Ce n’est qu’ainsi que nous saurons transformer le défi qui est devant nous, tant individuellement que collectivement, en une fantastique opportunité spirituelle.
Nourrir notre relation au sacré, c’est aussi écouter nos rêves. Nous pouvons espérer recevoir par là l’aide de quelque chose qui nous dépasse. Il semble que l’inconscient collectif de l’humanité – un terme qui permet de désigner sans se mouiller quelque chose dont nous ne savons rien, dont nous constatons l’existence mais dont nous ne sommes généralement pas conscients – ait des projets pour cette belle humanité. Jung, par exemple, a eu à la fin de sa vie2 des visions dans lesquelles il entrevoyait un futur où, après de grandes destructions, un mariage sacré de grands archétypes nous amenait à une autre étape d’évolution. Le père Teilhard de Chardin a pour sa part eu l’intuition dans les tranchées de la première guerre mondiale de comment l’évolution accouche souvent dans la boue et le sang d’une nouvelle forme de conscience3 – il a élaboré cette intuition jusqu’à proposer l’idée de la "noosphère", une conscience collective qui serait en formation et peut-être bientôt capable de s’éveiller à elle-même.
Il faut garder à l’esprit que du point de vue archétypal, il n’est pas de mort sans renaissance. C’est pourquoi, au moment où notre président en France parle de « la fin de l’abondance, de l’insouciance et des évidences », il convient surtout (en veillant à respecter les rimes) de ne pas perdre conscience et de cultiver l’espérance.
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Ceux que ces questions intéressent pourront lire un autre article où je parlais de rêves portant sur les mêmes sujets : « Paix dans le cœur »
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J’en profite pour annoncer que je nourris le projet d’offrir à l’été 2023 un atelier qui tiendra du rassemblement festif sur le thème « rêver la terre de demain ». J’ai développé les idées qui guideront notre travail dans cet article : « un rêve pour la terre de demain ».
Je cherche un lieu privé pour ce rassemblement, où nous pourrons planter des tentes en nombre, faire des feux, jouer du tambour, chanter et danser, etc. Si vous disposez d’un tel lieu, ou avez connaissance de l’existence d’un lieu pouvant convenir à cette expérience, ou si vous êtes intéressé.e.s à participer à l’organisation pratique de cet événement, contactez-moi s’il-vous-plaît via la boite de message de ce blogue.
1 J’ai exposé l’approche du rêve dans la psychologie archétypale dans mon article « métaphores »
2 Voyez le livre « La prédiction de Jung : la métamorphose de la Terre » de Christine Hardy, Editions Dervy, 2012. L’auteure en parle aussi ici : http://www.urantia-gaia.info/2012/04/20/la-prediction-tres-meconnue-de-jung
3 Un livre paru récemment en parle fort bien : Patrice Van Ersel, Noosphère, Albin Michel 2021