dimanche 24 novembre 2013

Laissons les enfants jouer…

Photo Danielle Bouchard, tous droits réservés
J’ai entendu l’autre soir un rêve sublime. Le rêveur est un homme dans la soixantaine qui, le lendemain même du rêve, vient d’entrer en préretraite, et exprime le sentiment persistant d’un potentiel inemployé dans sa vie. Il est préoccupé par la justice sociale, une valeur centrale dans son existence qu’il incarne par son militantisme dans différentes organisations. Il mentionne que la veille du rêve, il animait une réunion d’information sur la situation des camps palestiniens, et que la question israélo-palestinienne lui est très sensible, presque douloureuse – une plaie ouverte dans son désir de justice.

Dans une pièce, il y a un drap bleu à demi-plié, sa fille Marie-Noëlle et un enfant nouveau-né de parent inconnu…

À un checkpoint israélien, un soldat lourdement armé regarde une femme palestinienne avancer lentement vers lui. Elle a les cheveux libres dans le vent, ne porte rien dans ses mains, et cependant le soldat se raidit. Elle s’arrête et l’observe tandis qu’il tripote nerveusement son arme. Quand il se détend un peu, elle avance à nouveau pour s’arrêter encore dès qu’il devient nerveux. Derrière le rêveur, il y a d’autres soldats goguenards qui observent avec lui la scène. À force de ce petit jeu, la femme se retrouve tout proche du soldat. Elle se penche alors et défait un nœud de son paquetage, puis lui dit : « Tu vois, ce n’était pas si compliqué… ».

Deux enfants jouent. L’un est juif, l’autre palestinien. Ils rentrent à la maison après le jeu et, de part et d’autre, les parents s’interrogent sur la nécessité de parler aux enfants de la guerre qui les opposent au peuple de son ami, mais ils laissent faire. La scène se reproduit à plusieurs reprises jusqu’à ce que le rêveur voie la couverture d’un livre dont le titre lui apparait comme :

Oui mais… laissons les enfants jouer…

Le rêve a déclenché une émotion palpable dans le cercle où il vient d’être raconté. Le rêveur explique comment lui-même pleurait en revenant à la conscience à la fin du rêve, en observant ces enfants jouer. Des larmes me sont venues aux yeux au même moment dans le récit, avec cette pensée : mais c’est un rêve miraculeux, un rêve qui parle d’un miracle possible et même, semble-t-il affirmer, inévitable. Le cercle convient que c’est un rêve à portée collective : il apporte une réponse inédite aux interrogations que porte le rêveur et qui sont partagées par beaucoup. La nouvelle perspective qui pointe dans le rêve est symbolisée par cet enfant nouveau-né dont on ne sait où sont les parents, qui va réclamer qu’on s’occupe de lui, mais qui représente l’apparition miraculeuse de l’Enfant Divin, du jamais-vu et jamais-entendu, du créateur de l’instant dans sa nouveauté toujours renouvelée, imprévisible.

Il n’est pas étonnant que les rêves se mêlent de politique internationale dès lors que ces questions revêtent une dimension de sens pour le rêveur, et la merveille du rêve est de lui proposer une solution créatrice à la fois surprenante et cependant « tombant sous le sens », allant de soi si nous prenons le temps d’y penser. D’une part, le rêve suggère qu’une approche entièrement non-violente et particulièrement attentive aux peurs de part et d’autres pourrait permettre de dénouer le nœud – ce n’est pas si compliqué, ironise-t-il. Le rêveur indique que les soldats en arrière de lui observant la scène lui semblent représenter une forme de pression sociale sans laquelle le jeune soldat serait peut-être plus avenant. Dans la dernière partie, cette pression sociale est symbolisée par les parents. D’autre part, le rêve montre qu’en laissant faire le temps, la nature qui fait jouer les enfants ensemble reprendra ses droits. Les jeux des enfants, par lequel se manifeste la douceur inexorable du Tao, l’emporteront sur la politique. C’est le consensus qui s’est rapidement dégagé dans le cercle de rêves avec beaucoup d’émotion : quel beau message, pour le moins apaisant.

Nous nous intéressons ensuite aux aspects personnels du rêve : cette couverture de livre peut sembler une invite à en écrire le contenu, à porter le message du rêve dans les organisations et les forums où le rêveur intervient. À l’époque romaine, il aurait pu être considéré comme un héraut des dieux délivrant un avis sur la solution à apporter au problème moyen-oriental et son rêve être pris en considération par le Sénat. À tout le moins, il semble lui proposer une direction dans laquelle pourrait aller son énergie inemployée à l’aube de la préretraite. Mais bien sûr, cela soulève des peurs et nous entrons dans la symbolique personnelle de la peur représentée par le soldat israélien, et de la sensibilité attentive de l’anima [*] avec laquelle le nœud peut être dénoué. Et ce sera en laissant les projets jouer ensemble, sans mêler à cette dynamique des conflits inutiles, qu’émergera doucement une solution à ses propres conflits les plus difficiles. La présence du nouveau-né signe pour le rêveur le commencement d’une nouvelle vie.

Il reste à éclaircir la présence de sa fille, dont le nom évoque tant le féminin sacré, avec la redondance du bleu du drap, couleur virginale par excellence, que la naissance de l’Enfant Divin. Cette fille, dit le rêveur, lui ressemble particulièrement dans sa façon de penser, mais se montre volontiers critique envers ses engagements, interrogeant ses prises de risque. Elle pourrait lui refléter ici ses propres doutes, avec qui il est donc en relation en présence de l’enfant, du nouveau qui se manifeste ensuite. Le triangle peut indiquer symboliquement une dynamique, un mouvement, et la recommandation initiale du rêve serait de simplement aller avec ses doutes et ce qui se présentera de nouveau dans son existence. Nous avons clos la séance du cercle avec le sentiment d’une présence numineuse au contact de laquelle chacun se trouvait rafraichi, apaisé, renouvelé.

[*] Anima : le féminin intérieur du rêveur.

samedi 16 novembre 2013

Pure présence


Ce feu et ce vent dont je parle dans mon précédent billet, qui se veulent le fil d’Ariane de ce blogue, seule la poésie dans sa fulgurance peut vraiment leur rendre justice. Ainsi Christian Bobin nous dit sans ambages :

L’intelligence n’est pas de se fabriquer une petite boutique originale. L’intelligence, c’est d’écouter la vie et de devenir son confident. 

Et il enfonce allègrement le clou :

La vérité quand elle entre dans un cœur est comme une petite fille qui entrant dans une pièce fait aussitôt paraître vieux tout ce qui l’entoure.

La vérité du poète n’est pas celle des philosophes, à moins qu’ils ne soient amoureux de la sagesse. Le poème s’écoute comme un rêve : les images nous rentrent dedans, éveillent quelque chose au-delà de notre compréhension, court-circuitent notre cerveau logique. Voilà que la vérité est donc vivante et qu’elle est neuve, tellement neuve que son innocence éternelle renvoie immédiatement tout ce qui l’entoure au passé. Jung parle de cet aspect objectif de la psyché qui, comme un miroir impassible, nous reflète notre vérité à travers les rêves, c’est-à-dire le point de vue de l’âme. Ainsi, par exemple, à un moment où je n’étais peut-être pas tout à fait honnête avec moi-même quant à la nécessité de rompre avec une habitude malsaine, j’ai fait le rêve suivant :

Je vois une petite fille de 2 ou 3 ans avec de grands ciseaux dans les mains. J’ai peur qu’elle se blesse et je lui prends les ciseaux. Elle pleure à chaudes larmes.

Au réveil, avec le souvenir du rêve, est montée une violente tristesse. Une évidence m’est apparue au cours de la journée quand j’ai fait le lien avec le poème de Bobin : la vérité pleurait en moi. Oui, il y a avait un risque qu’elle se blesse et, ce faisant, qu’elle me blesse, que la vérité me devienne très douloureuse. Cela mettait en lumière qu’il était de ma responsabilité consciente de prendre les ciseaux qu’elle me présentait et de couper ce qui devait l’être, ce n’était pas à elle de le faire. Mais je n’étais pas encore rendu là dans ma vie, et la vérité en était très triste. 

La poésie touche à quelque chose d’éternel. Elle traverse les siècles sans une ride. Aux mots de Bobin fait par exemple écho le chant de Kabir, un modeste tisserand du XVIème siècle né brahmane mais adopté par une famille musulmane, un arc-en-ciel au-delà de toutes les chapelles de l’Inde d’alors :

Ami, je demeure en ton cœur, pourquoi me chercher ailleurs ?
La perle est dans l’huître, l’iris est dans l’œil
Le parfum dans la fleur et l’Absolu dans ton cœur.

L’Absolu dont parle Kabir est un autre nom pour cette vérité vivante, dont il ressort qu’elle est paradoxale, à la fois toujours neuve comme l’instant présent et cependant éternelle. Il est intéressant de relever que les poètes s’accordent, par-delà le temps, sur le lieu en l’humain où la vérité élit domicile, et c’est bien évidemment le cœur. Kabir va plus loin, et nous livre le secret sans fioriture :

J’ai essayé tous les remèdes, mais nul n’est plus puissant que l’amour.
Si une seule goutte tombe en toi, elle te transmue.
L’amour ne se vend pas dans les échoppes
Si tu es en quête d’amour, offre d’abord ta tête.
Étrange en vérité est la quête de l’amour
Qui la connaît devient muet.
Vient-il, il ne part plus,
Part-il, il ne revient plus.

Quel rapport avec les rêves, me direz-vous peut-être ? Tout, absolument tout.

Les rêves nous ramènent implacablement à l’essentiel, à ce pourquoi la vie ne passe pas pour rien. Ils nous parlent de la vie de l’âme et, hors de toute définition métaphysique, l’âme est simplement ce qui aime. La langue des oiseaux le dit assez clairement dans sa petite musique qui tient de la comptine pour enfants encore capables de s’émerveiller : âme, amour, amant, aimant… C’est là, dans le secret du cœur, que se trouve notre Nord magnétique, celui qui toujours nous aimante et oriente notre boussole intérieure. L’amour est cela seul qui sauve, c’est-à-dire qui éclaire la vie quelles que soient les circonstances. Non pas tant l’amour qu’on a reçu mais l’amour qu’on éprouve, l’amour qui vit en nous, richesse inépuisable. Il n’y a pas d’amour impossible puisqu’il n’est jamais impossible d’aimer. Ce n’est pas tant une question de sens de la vie, mais c’est d’abord une question de valeur : qu’est-ce qui fait donc que la vie vaut d’être vécue ?

Cet amour, cette âme en nous, remuent et cherchent à se libérer, c’est-à-dire à se vivre pleinement. Les rêves sont un écho de ce mouvement au profond, et toujours ils nous interrogent : es-tu vrai avec toi-même ? Vis-tu à la hauteur de ton amour ? Aimes-tu ta propre vie ? Il n’est rien d’autre à espérer en effet que de trouver cet amor fati dont parlaient les anciens, c’est-à-dire la réconciliation avec notre destin et l’amour de notre propre vie, cette aventure sacrée. Or devant l’énigme de vivre, la théorie est vaine, sauf si l’on revient à son origine grecque où théoria veut dire « contemplation », et plus activement « regarder », « être conscient de ». La vie de l’âme, tant nocturne dans les rêves que diurne dans les projections, l’imagination et les synchronicités, ne se laisse pas saisir dans le filet d’une théorie. Cependant, le miroir de la psyché peut donc nous permettre de distinguer dans cette obscurité, à force de la contempler, des scintillements de sens qui apparaissent alors comme des étoiles peuplant notre ciel intérieur. La poésie, langage de l’âme, c’est justement quand les mots eux-mêmes se mettent à scintiller, se font soleil. Et c’est à elle, bien sûr, que revient le dernier mot, comme il ressort de ce que Jung confiait peu avant de mourir à Miguel Serrano :

« Il y avait une fois une fleur, une pierre, un cristal, une reine et un roi, un château, un amant et sa bien-aimée, quelque part, il y a longtemps, longtemps, dans une île au milieu de la mer, il y a cinq mille ans… Tel est l’amour, la fleur mystique de l’âme. C’est le centre, le Soi… Personne ne comprend ce que je veux dire. Seul un poète pourrait le pressentir… »

Au-delà de la poésie, il n’y a plus de mots. Il ne reste que le silence, pure présence. C’est ce silence qu’il faut faire en dedans pour entendre les rêves, et non seulement les rêves, mais aussi ce que murmure doucement la flamme qui danse joyeusement sous le vent, dans la nuit.

dimanche 10 novembre 2013

Feu et vent


Photo Danielle Bouchard, tous droits réservés

Quelques années avant de mourir, Jung, après avoir répondu avec une certaine mauvaise grâce à des questions d’école, écrivait dans une lettre adressée à la Baronne von der Heydt :

« De telles discussions nous font voir ce qu’il adviendra de nous quand je serai devenu posthume. Tout ce qui avait été feu et vent sera mis dans l’alcool et changé en préparations mortes. Ainsi les dieux sont enterrés dans l’or et le marbre, et les simples mortels comme moi, dans le papier. »

Un peu plus de cinquante ans après son décès, nous pouvons apparemment donner raison à l’amertume qui semble poindre dans ces mots de Jung. Le potentiel pour ainsi dire « révolutionnaire » de ce qu’il nous a légué a presque été neutralisé. C’est ainsi, alors que son œuvre est largement ignorée ou dévalorisée, que certains de ses héritiers se laissent regrouper sous la bannière d’une « psychanalyse jungienne ». Ce serait risible – du bon rire de Jung, qui s’entendait de loin – si ce n’était aussi triste, car ces termes sonnent comme l’aveu d’une reddition à une forme de normalisation par le bas ; c’est alors source d’une grande confusion, car il devient difficile de distinguer la voie ouverte par Jung de la psychologie de l’inconscient et de la méthode élaborées par Freud. La psychologie analytique de Jung devient, du moins en apparence, une « psychanalyse avec des archétypes », et ce qu’elle a de spécifique est gommé. Ainsi Jung dénonçait-il le fait que Freud avait fixé en une doctrine sa théorie de la sexualité et du refoulement et, dans le fond, se dissociait clairement de la conception essentiellement rationaliste de l’être humain qui sous-tend la psychanalyse. À moins donc que les mots qui composent cette expression aient perdu leur signification, une « psychanalyse jungienne », c’est, de mon point de vue, un joli oxymore, comme un soleil noir.

C’est aussi à tout le moins un étrange animal, comme un mammifère doté de pieds palmés et d’un bec de canard. Je propose cette image pour être clair sur le fait qu’il ne s’agit pas de discuter son droit à l’existence : un tel animal existe dans la nature, c’est un ornithorynque ! Par contre, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une impasse évolutive, de la même façon que l’ornithorynque est une espèce fossile. Dans un article datant de 2007, l’analyste jungien Marvin Spiegelman s’interroge sur ce qu’il ressent comme la mortification, au sens alchimique, de la psychologie jungienne maintenant qu’ont disparu les dernières personnes qui ont travaillé directement avec Jung, en particulier la regrettée Marie-Louise Von Franz, décédée en 1998. Comme un symptôme de cette décomposition, nous pouvons noter la multiplication des courants dits post-jungiens et l’apparente schizophrénie qui fait qu’il existe désormais deux écoles se réclamant de Jung à Zurich. 

Lui-même ne voulait pas créer d’école et semble n’avoir accepté d’établir un institut que lorsqu’il s’est rendu compte qu’il valait mieux qu’il le fasse lui-même ; il prévoyait cette inévitable dégénérescence. Il récusait aussi le terme « jungien » en disant : « Je ne suis pas jungien, je suis Jung ». Au-delà de la plaisanterie, dont il était friand, on peut voir là une ligne directrice nous invitant à ne pas référer à une quelconque bannière collective et à assumer notre individuation dans ce qu’elle a d’original, c’est-à-dire de proximité avec l’Origine. Dans sa perspective, il est bien évident qu’aucune forme collective ne saurait encapsuler longtemps le mystère auquel il avait touché. C’est pourquoi, bien que je réfère pour ma part à Jung comme à mon grand-père spirituel, je refuse de me considérer « jungien » ; c’est trahir son esprit en lui rendant un culte de la personnalité qui n’a aucun sens. La seule chose qui importe est de boire à la même Source que lui (non point « sa » source d’eau vive puisqu’elle est éternelle et qu’elle était bien connue des anciens), et de continuer l’exploration du continent obscur auquel il a abordé.

Une vertu majeure de cette situation de mortification, c’est-à-dire d’œuvre au noir, que traversent les héritiers de Jung, est de forcer une décantation et une différentiation. En premier lieu, elle montre que nous avons atteint les limites de la métaphore médicale ou psychothérapeutique dans laquelle s’inscrit précisément la psychanalyse. C’est dans ce cadre que l’œuvre de Jung s’est déployée, au moins dans un premier temps, mais cette métaphore est limitée, et lui-même l’avait dépassée à partir du moment où il a rejoint le grand courant de l’alchimie qui traverse les siècles. Le modèle médical voudrait que l’on ne s’intéresse par exemple à nos rêves que parce que nous serions malades et que nous voulons remédier à quelque souffrance, mais ce n’est là qu’un point de départ. De même, nous touchons aux limites de l’ambition scientifique de la psychologie ; Jung a veillé à toujours garder une rigueur et une ouverture toutes scientifiques, et celles-ci sont parmi les acquis les plus importants de notre modernité, qui doivent bien sûr être préservés, mais avec une conscience claire des limites asphyxiantes du rationalisme. Pour la véritable science, la raison est un tremplin vers l’émerveillement. Il ne s’agit donc surtout pas de jeter la psychologie jungienne, ses concepts et ses méthodes ainsi que tous ses apports. Il s’agit de se poser la question qui a saisi Jung quand il a réalisé qu’il avait en main la clé qui ouvrait tous les mythes : pour quoi faire ? Or, disons-le, nous crevons d’être médicalisés et rationnalisés de partout ; l’âme étouffe et qui a des oreilles peut entendre son cri, qui est le cri de Merlin, enfermé dans une prison de verre, hurlement dont Jung s’est fait l’écho…

Mon parti pris à moi, tout subjectif et revendiqué comme tel, c’est que si la géographie sert à faire la guerre, comme l’a mis en lumière Yves Lacoste, alors la psychologie sert à faire la révolution ! C’est-à-dire à faire de nous-mêmes de meilleurs humains, ce qui est la définition de la spiritualité que propose le Dalaï-Lama et, par là, à transformer le monde à notre petite mesure, sans y ajouter de violence. Il s’agit, pour reprendre les mots de Gandhi, de devenir le changement que nous voulons voir advenir. L’immense apport de Jung, ce en quoi son œuvre est fondatrice, c’est d’avoir reconnecté notre modernité, qui sans cela serait orpheline, comme née de la cuisse de Jupiter, à la sagesse des anciens et en particulier de l’alchimie, mais aussi de l’orient spirituel. Il a montré que, malgré notre prétention collective à mieux comprendre que nos ancêtres l’univers et la vie, nous sommes faits de la même nature, qui cherche toujours à s’exprimer en nous et à créer de nouvelles formes de vie. Il nous a fourni un appareil conceptuel et méthodologique qui nous permettent d’intégrer la connaissance de toutes les cultures spirituelles sans y perdre notre âme occidentale ni la gaver seulement de mets exotiques. Au fond, nous pouvons dire que l’envergure de Jung est, bien plus largement que celle d’un psychologue, celle d’un alchimiste qui traverse les siècles et a écrit surtout pour l’avenir. Il a été d’une certaine façon le premier homme du Verseau, âge dont un mythe majeur semble devoir être l’alchimie, l’art de la transformation du poison qu’est le plomb en or – image de la lumière de la conscience incarnée.

Mais, pour l’instant, Jung est donc, comme il le prévoyait, enterré dans les concepts et sous des tonnes de papier. C’est la principale erreur en ce qui le concerne ainsi que l’inconscient que de tenter de les cerner avec des concepts et des mots, des « préparations mortes » : sa plus importante, sinon seule, recommandation était de nous exposer aux images vivantes qui constituent la psyché, moyennant quoi ce qui vit dans les images saurait nous guider. Mon ambition avouée, que ce soit dans ce blogue ou dans toutes mes activités autour du rêve, est de contribuer à libérer le feu et le vent dont parle Jung. De quoi s’agit-il ? Le feu, c’est l’image de la passion à son meilleur, de l’amour qui éclaire le cœur, et c’est l’agent de transformation par excellence. Le vent, c’est le souffle de l’Esprit, dont il est dit qu’il souffle où il veut, que rien ne saurait l’arrêter ni le domestiquer. Une alternative à la métaphore médicale tient dans la proposition ancestrale du yoga qui consiste à consacrer nos efforts à un art de vivre qui vise à la réalisation de notre pleine conscience, c’est-à-dire à notre libération intégrale de toute forme d’inconscience. J’en reparlerai dans un prochain billet puisque je suis un tenant du « yoga psychologique » élaboré par mon mentor et ami Nicolas Bornemisza, et qui poursuit l’ambition de Jung de voir émerger un yoga proprement occidental dans notre civilisation. Mais, dans l’immédiat, observons donc simplement que le vent attise le feu… et que la seule façon de propager l’incendie du cœur, c’est de commencer par allumer le feu sacré dans notre propre vie et de lui faire confiance, moyennant quoi il trouvera ses propres voies.

Rappelons en conclusion les mots de Jung, dont vous mesurerez toute l’actualité :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la ‘longue route,’ seul un chevalier risquera la ‘queste et l’aventure’. »

mardi 5 novembre 2013

Lumières dansantes

Cela fait trois ans que la disparition tragique de Serge[*] a plongé ses proches et ses amis dans un profond deuil. Pour Stéphanie et sa sœur, c’est comme un oncle ou un second père qui a disparu  brutalement; dès lors, j’ai entendu des cauchemars et différents rêves dans lesquels Serge revenait, ou semblait ne pas vouloir partir, demander de l’aide. C’est toute la famille qui en a été bouleversée, remuée au plus profond dans son appréhension de la vie et de la mort. Après trois années donc, voilà le rêve que je reçois de Stéphanie :

Nous visitons en famille un château quelque part en France. Avec nous, quelques amis dont Josiane, la compagne de Serge, et sa fille. Aujourd’hui exceptionnellement, l’accès aux égouts et aux greniers est autorisé. Le guide distribue à chacun de nous une grande bougie allumée dans un pot de verre, comme un petit vase. Nous visitons le château et, lorsque nous sommes arrivés au point le plus bas où nous puissions aller, le guide déclare : « Nous sommes ici pour vous annoncer le décès de Serge. » Nous nous regardons : de quel Serge parle-t-il ? Le nôtre est mort il y a 3 ans. Devant nos regards interrogatifs, le guide continue : 

- Si, si, je dois vous dire que Serge L. vient de mourir ! » 

À cet instant se fait entendre une musique d’église qui semble matérialiser un enterrement…

Poursuivant notre chemin dans les égouts, nous parvenons à une rivière. Le guide nous invite à y laisser partir les bougies dans les pots de verre qui nous ont été remis, dans cette intention, à l’entrée : ce geste facilitera l’envol de l’âme de Serge. Surpris, nous nous exécutons et nous regardons ces flammes dansantes s’éloigner doucement. La rivière fait un coude au-delà duquel nous apercevrons encore les lumières de notre chemin de retour vers le château, ce qui nous communique le sentiment qu’elles sauront affronter les tumultes de la rivière.

Nous ne nous sommes pas aperçus jusque-là que nous sommes suivis par deux gendarmes qui sont prêts à réagir à une attitude anormale de notre part à l’annonce du décès : notre chagrin peut-être excessif, mêlé d’incompréhension et d’étonnement, semble nous valoir d’être ainsi sous surveillance. Par une porte secrète, nous revenons dans l’enceinte du château, maintenant plein de gens, chacun avec une bougie allumée. Personne ne remarque notre chagrin et nos larmes, tout le monde étant absorbé par la visite.

C’est un privilège d’entendre un tel rêve. Je suppose une émotion similaire chez la sage-femme quand elle accueille un nouveau-né et qu’à travers lui, le contemplant un moment et envisageant les longues années qu’il aura à vivre, c’est la flamme de la vie qu’elle honore. Il y a des rêves, comme celui-ci, dans lequel miroite un mystère plus profond que ne peuvent saisir toutes les psychologies, qui appelle simplement à révérence.

La mort d’un proche est toujours une épreuve difficile, particulièrement choquante dans la période sensible et vulnérable de l’adolescence. L’absence désormais acquise de toute référence religieuse ou même spirituelle dans l’éducation, et plus largement dans la société, nous rend dépourvus de toute protection psychique devant des événements comme la mort. C’est la vertu de toutes les mythologies, des professions de foi religieuse et de la communauté des croyants que d’offrir une telle protection psychique. Cependant, nous vérifions dans ce rêve ce que Jung et Campbell avaient remarqué : la psyché réinvente en rêve les symboles salvateurs même s’ils n’ont pas été fournis par l’extérieur. Ici, l’image centrale est celle de la flamme de la vie, ou de la conscience, que symbolise volontiers la bougie, s’éloignant doucement sur la rivière…

Le rêve souligne l’importance de dire adieu à Serge au travers d’un rituel, d’un geste symbolique joignant une intention à l’acte. Il évoque directement le mystère de l’âme, de ce qui perdure après la mort, qu’il faut aider à s’envoler. Ce que la rêveuse ne sait pas, c’est que la cérémonie fait écho à la fête hindoue de Divālī où la Déesse du Gange est remerciée pour la vie qu’elle dispense par un lâcher de lanternes flottantes sur le fleuve. La Thaïlande en a développé sa propre version dédiée au Bouddha : le Loy Kratong invite à l’abandon des rancunes, des regrets et colères, pour repartir d’un bon pied. La rivière, le fleuve, symbolisent volontiers le flux de l’existence, dans une perspective qui est donc ici non limitée à la vie terrestre. Le rêve se conclut sur l’assurance de la capacité de la conscience à surmonter le passage de la mort, les tumultes de la rivière, quand la rêveuse aperçoit les lumières dansantes encore au loin.

Le château représente une structure psychique collective référant à une époque révolue, celle de la royauté et des seigneurs qui ont pu habiter cet espace, évocation d’un Moyen-Âge où les hommes vivaient dans une foi simple, dans la proximité de Dieu. Les vieilles pierres sentent la mort, les fantômes, la mémoire des passions de ces vivants qui nous ont précédés. Aujourd’hui, c’est-à-dire dans le temps du rêve, maintenant, à tout moment, dans l’instant présent : voilà que tout est ouvert, les égouts et les greniers sont accessibles ! C’est une sorte de Toussaint intérieure, une fête des morts comme l’Halloween, quand les deux mondes sont tellement proches qu’ils peuvent communiquer ; les profondeurs et les hauteurs de la situation sont rendues accessibles par le rêve qui les met en lumière. Bien sûr, il dit que le deuil est fini, que Serge peut enfin partir. En cela, ce n’est pas simplement un rêve personnel, il a une dimension collective qui concerne toute la famille et les proches de Serge, à qui je recommanderais qu’il soit donc communiqué. Mais plus largement encore, il amène à qui l’entend un point de vue de l’inconscient collectif sur la mort et sur notre situation spirituelle face à celle-ci.

Les gendarmes sont les forces de l’ordre, les « gardiens de la paix ». À l’annonce de la mort de Serge dans le rêve, il y a un risque de réaction émotive excessive, et les gendarmes sont là pour y veiller. Le chagrin n’est pas approprié, du moins au-delà d’une certaine mesure, car il fait fi du mystère révélé dans le rituel des lumières dansantes sur la rivière. Notre façon de pleurer les morts en Occident traduit souvent, du point de vue de l’inconscient collectif, notre ignorance et notre incapacité à envisager la dimension sacrée de la mort. Le rêve affirme que nous sommes des êtres spirituels dont quelque chose perdure au-delà de la mort, comme une lumière dansante sur les flots de l’existence. Il pointe comment, ayant collectivement oublié cela en tant que société, nous ne savons plus faire le deuil de nos chers disparus, ni l’enseigner à nos jeunes qui s’en trouvent désemparés, en danger. Nous avons besoin de la protection des gardiens de la paix intérieure. Et finalement, quand Stéphanie et les siens reviennent dans l’enceinte du château, c’est pour constater que tout le monde porte une bougie, et que personne ne fait attention à eux : la mort est une épreuve qui nous concerne tous, et beaucoup moins personnelle qu’il n’y paraît quand elle frappe. À chacun sa bougie, sa flamme, et cependant c’est une même lumière qui relie et éclaire…

[*] Tous les noms ont été changés.