dimanche 26 juillet 2015

Au coeur des ténèbres


J’ai vu récemment un film remarquable : le Sel de la Terre. C’est, plus qu’un documentaire, un véritable document d’humanité que nous livre là Wim Wenders en présentant l’œuvre et la vie du photographe brésilien Sebastião Salgado.



Attention, ce n’est pas un film facile. Âmes sensibles s’abstenir. Car au-delà de la beauté des images, de la finesse extrême avec laquelle Salgado a saisi la vie dans tous ses aspects, il y a aussi une réalité que son œil a fouillée. Il a longtemps été un photographe de l’humain – « Après tout, les hommes sont le sel de la terre… » explique-t-il –, et après s’être intéressé à toutes les facettes du travail humain, il s’est concentré sur les migrations dans le monde, en particulier en Afrique, où il s’est trouvé aux premières loges pour photographier les atrocités qui ont eu cours au Rwanda en 1994 et au Congo dans les années suivantes. Son art, qui « dessine le monde en lumières et en ombres » selon ses propres mots, est de rendre la réalité implacable tant elle est magnifiée, vivante, immédiate ; on ne peut plus détourner le regard, même quand il nous donne à contempler un charnier. On est fasciné par tant d’humanité, de proximité dans la transparence de l’œil qui a saisi cette image.

Lui-même, le photographe, n’en est pas sorti indemne ; il le dit et ce film est aussi l’histoire de sa guérison, qui vaut la peine d’être connue. Le tour de force de Wim Wenders et du fils de Sebastião Salgado, impliqué lui aussi dans la réalisation de ce film, est précisément de faire ressortir une métaphore, qui peut valoir pour tous, de la présentation de cet homme, loin de toute fiction. Et Salgado lui-même communique quelque chose qui va bien au-delà des images photographiques, tout en restant dans une entière simplicité et en manifestant une présence, un calme qui dénote qu’il a fait la paix avec lui-même. Mais avant d’en arriver à cette pacification, il a traversé des moments où il était totalement découragé de l’humanité et tout simplement désespéré. « On est un animal très féroce. On est un animal terrible, nous, les humains. » Wim Wenders commente le parcours de Salgado en disant qu’il est vraiment allé au cœur des ténèbres. Cela m’a sonné une cloche.

Avez-vous lu Au cœur des ténèbres (Heart of darkness), de Joseph Conrad ?

Il s’agit d’une longue nouvelle parue en 1899 qui est reconnue comme un des chefs-d’œuvre de ce prolifique écrivain anglais. Et c’est aussi une référence qui traverse discrètement notre culture, comme un clin d’œil que font en particulier plusieurs réalisateurs de cinéma au récit de Conrad. Par exemple, le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, avec Marlon Brando, en est une transposition directe dans le contexte du Vietnam. Coppola ne s’en cache pas, mais il faut avoir lu le livre pour saisir le second degré dans son film : Marlon Brando joue le colonel Kurtz, du même nom que son personnage équivalent dans le roman. Plus subtil : le King Kong de Peter Jackson sorti en 2005 comporte de brèves allusions à Heart of darkness. Par exemple, c’est le livre qu’est en train de lire le jeune mousse au moment où il demande à s’engager dans l’aventure consistant à aller explorer l’île où vit le grand singe : le garçon le montre à la caméra. Or si l’on considère King Kong dans la perspective du voyage décrit par Conrad, le film se révèle alors clairement proposer une métaphore psychologique de la nécessité d’explorer la profondeur obscure et sauvage de la psyché, de notre nature.

Dans Au cœur des ténèbres, nous nous enfonçons dans une Afrique presque inexplorée, au fil du parcours, le long d’un fleuve, de Marlow, un jeune officier de la marine marchande. Envoyé par une compagnie belge, il doit rétablir le contact avec Kurtz, le directeur d’un comptoir commercial perdu dans la jungle et dont on est sans nouvelles. Marlow, à mesure qu’il découvre le royaume que Kurtz s’est bâti loin de toute civilisation, s’engage dans un voyage en enfer. Kurtz est le prototype de l’homme blanc qui a « pété les plombs » au soleil de l’Afrique et règne par une violence absolue sur des esclaves, des humains qui ne sont plus reconnues dans leur humanité. La philosophe allemande Hannah Arendt a utilisé cet exemple dans son étude sur les origines du totalitarisme pour illustrer le racisme. Elle fait le lien avec les massacres perpétrés par les Boers en Afrique du Sud et au Congo, alors les pires abominations systématiques connues, confinant déjà au génocide. Car c’est de cela dont il question :  la réalité du mal, la souffrance et la violence des humains, ce « féroce animal ».

Le récit de Conrad poursuit une tradition millénaire de contes et de mythes qui décrivent le voyage initiatique de la conscience devant regarder en face la réalité du mal, sans y succomber. Il nous permet de confronter l’ombre de l’homme occidental civilisé. Il rappelle aussi qu’avant l’invention de la psychologie, la littérature, en particulier certains romans, faisait œuvre de psychothérapie, comme le soulignait James Hillman. Bref, la lecture de Heart of darkness comme la contemplation des photos de Salagado tiennent de l’exorcisme : le démon doit être vu, sinon il coure librement. C’est-à-dire que la réalité du mal est banalisée comme une nouvelle sur laquelle passe bien vite le journal télévisé, ou encore dans des films et jeux vidéo qui regorgent de violence. Mais quand le cœur des ténèbres est entrevu, on touche une limite. C’est de nature à nous jeter par terre, à nous désespérer, comme c’est arrivé à Sebastião Salgado.

L’intérêt du film de Wim Wenders tient au fait que non seulement il nous fait voir l’horreur, mais qu’il y apporte une réponse. Il relève en cela de la métaphore onirique dont le propos est quasi subliminal et il illustre fort bien comment on peut regarder un film comme un rêve. Le photographe a retrouvé le goût de vivre en plantant des arbres, en régénérant une forêt qui avait été dévastée par la poursuite d’un profit pécuniaire. Avec sa conjointe, il a créé une fondation dédiée à la préservation d’un vaste espace naturel, auparavant la ferme familiale des Salgado, dans lequel ils ont replanté des millions d’arbres. Symboliquement, la nature guérit la nature : c’est d’être allé voir trop loin dans l’obscurité de la nature humaine qui a rendu l’homme malade, et il a guéri en régénérant sa propre nature, en cultivant les forces de vie.

Cela peut valoir pour nous tous. Quand nous rencontrons des moments de découragement ou de désespérance devant les folies du genre humain ou simplement le poids de notre propre vie, il est bon de revenir à la terre, à la vie toute simple qui pousse malgré tout. Plutôt que de lutter, il y a là une acceptation et un lâcher-prise devant la réalité qui permet la régénérescence. Enfin, revenir dans le corps en suant toute son eau pour replanter des arbres dans le désert ou en s’occupant de son jardin, ou encore en se promenant dans une nature vivante, c’est encore le chemin le plus court, peut-être, pour revenir dans notre humanité. Je vous invite donc à voir ce film, à lire Conrad… mais surtout à profiter de l’été pour vous ressourcer en nature.

vendredi 10 juillet 2015

Paréidolie mon amie


Depuis quelques temps, ma méditation matinale est troublée par une femme qui me fait l’œil. Elle ressemble à une institutrice avec un chignon et des lunettes, par-dessus lesquelles elle me regarde avec un sourire. Il faut dire que je médite les yeux ouverts. Il est beaucoup plus difficile de rester concentré les yeux fermés car l’intériorisation est propice à la rêverie quand ce n’est pas à la somnolence. Et puis, en méditant les yeux ouverts, on s’entraine à méditer en toutes circonstances, dans une file d’attente ou dans l’autobus, à chaque fois qu’une immobilité mentale est possible. Mais alors, il faut composer avec les distorsions de notre perception : quand je médite en laissant mon regard se poser sur le plancher devant moi, il y a une tâche dans le bois qui, avec les jeux de lumière et d’ombre du moment, prend forme de cette femme qui semble s’amuser de mes efforts pour ne pas la regarder.

Qui ne s’est pas couché dans l’herbe pour observer les nuages dans le ciel et jouer à y trouver des formes éphémères ? Souvent, on y discerne un visage énigmatique pendant quelques secondes mais on y peut y voir aussi par exemple des chevaux galopant, un bateau fendant les flots, une vague... Elles ont un beau nom, ces formes : ce sont des paréidolies, du grec ancien para-, « à côté de », et eidôlon, diminutif d’eidos, « image, apparence, forme ». Une paréidolie est une illusion d’optique qui, dixit Wikipédia : « consiste à associer un stimulus visuel informe et ambigu à un élément clair et identifiable, souvent une forme humaine ou animale. » C’est une illusion très personnelle : chacun peut voir une chose différente dans un même nuage.

Il y a une grande part de projection dans ce phénomène. Il est à la base d’un test psychologique (Rorschach) très utilisé dans lequel le sujet est invité à dire ce qu’il voit dans des tâches d’encres. Dès lors, on peut l’utiliser aussi pour collecter et examiner des images intérieures : c’est un mécanisme cérébral de reconstruction de la réalité qui est à l’œuvre et qui nous introduit dans une irréalité, une sorte de rêve dans laquelle il y a aussi de la vie symbolique. Jung raconte comment, après avoir fait une première étude statistique pour valider l’astrologie qui lui avait donné un résultat étonnamment positif, il avait fait une seconde étude similaire qui lui avait donné un résultat contraire ; quand il a pris connaissance de ce résultat, il a observé que l’ombre qui tombait sur le mur à côté de lui dessinait un diable ricanant. Il a tout de suite compris que le diable riait de sa prétention à tenter de cerner un phénomène synchronistique avec la statistique.

Le danger de ce genre de pratiques consiste en voir des signes et des synchronicités partout : on n’arrête pas de recevoir des messages de l’Univers mais on ne les comprend pas. Dans ce cas, le mieux est sans doute de débrancher et de revenir aux messages de base de notre organisme : la faim, la soif, le sommeil… ainsi qu’aux messages que nous pouvons échanger avec notre entourage, dont on peut espérer qu’ils soient moins sibyllins. L’obsession dénote une crispation mentale, or l’attention aux synchronicités et aux images intérieures réclame d’abord de relaxer et de ne pas avoir d’attentes, de se laisser simplement emmener par ce qui se présente. Il s’agit de développer une forme de lucidité poétique de la profondeur symbolique de nos vies, dans laquelle la réalité est habillée de rêve. Il en va ainsi des paréidolies comme des synchronicités dont parle si bien Robert Moss :

« Suivre les synchronicités, ce n’est pas simplement accueillir des messages. Il s’agit plutôt de laisser s’épanouir la conscience poétique, cette conscience qui nous permet de goûter et de toucher à ce qui rime et résonne dans ce monde, et comment le-monde-derrière-le-monde se révèle en agitant doucement le voile de la réalité communément admise. »

Je suis retourné voir mon institutrice avec ces réflexions dans un coin de ma tête, et bien sûr, elle souriait. Mais en regardant mieux, j’ai vu qu’elle-même n’était qu’un élément d’un visage plus vaste, d’une veille femme qui semblait bien rire de moi