Comme beaucoup de gens, j’ai d’abord été abasourdi par la victoire aux élections américaines de qui-vous-savez. Je préfère ne pas prononcer son nom; c’est une façon de souligner l’insignifiance du personnage. Ses outrances spectaculaires et son art tout opportuniste de flatter les bas instincts démontrent son manque de substance individuelle, proportionnel au battage médiatique qui l’entoure et l’a dans une grande mesure fabriqué. Il est un pur produit de l’époque et de la télé-réalité dont il a été un maître d’œuvre, la création difforme de ce que Guy Debord avait identifié comme « la société du spectacle » quand elle va dans ses extrêmes.
C’est un clown, mais un clown triste et dangereux. Il ne faut pas s’y tromper. De même qu’il est des femmes aux contours psychologiques indéfinis qui recueillent toutes les projections, et engagent les hommes qu’elles fascinent à une certaine forme de folie, nous voilà devant une figure suffisamment protéiforme pour cristalliser un archétype redoutable, avec lequel nous espérions naïvement en avoir fini mais qui ne cesse de resurgir dans l’Histoire récente. Dans l’imaginaire collectif contemporain, il n’y a pas mieux selon moi que la figure du Joker pour exprimer la nature de cet archétype : cynique, cruel, prêt à tout pour obtenir une dose de sa drogue favorite, le pouvoir.
Ceux qui ont encore une culture historique
auront reconnu dans plusieurs des éléments saillants de son discours et de ses
provocations le vieil hydre du fascisme qui joue avec la colère et le désarroi
populaires. On retiendra en particulier son mépris insultant des femmes, son
machisme et sa misogynie affichés, son geste ignoble de moquerie envers un
journaliste handicapé, sa façon de désigner tous les Mexicains comme des
violeurs, son intention d’obliger les musulmans à porter un signe distinctif –
autant d’indicateurs propres à réveiller de sinistres mémoires. Wilhem Reich a
en son temps démontré comment la fureur fascisante est l’instrument du grand capital
qui détourne ainsi la frustration de la classe moyenne avant qu’elle ne puisse
devenir révolutionnaire. Mais c’est encore la lecture de Jung et de ses
réflexions sur la catastrophe européenne[1]
des années 1930 et 1940 qui s’impose pour comprendre la nature du phénomène
auquel nous sommes confrontés désormais à l’échelle mondiale.
Il faut le dire sans ambages dans un autre langage, qui remonte à la nuit des temps sans perdre de son actualité, nous voici à nouveau devant ce que les êtres humains appellent depuis toujours une incarnation du Mal.
Il ne s’agit pas pour autant de donner plus d’importance que nécessaire au bateleur cynique qui vient de s’emparer de la Maison Blanche; il n’est lui-même qu’un élément d’un décor qui se charge tranquillement de nuages noirs à mesure que la lumière vire au glauque. Le sinistre pantin qui se drape dans la bannière étoilée est en bonne compagnie au banquet sanguinaire qui se prépare sans coup férir. Il n’est qu’à songer au nouveau tsar russe qui n’hésite pas à assassiner journalistes et opposants non plus qu’à attaquer ouvertement ses voisins en arborant sa puissance nucléaire, à l’empereur de Chine qui manifeste de plus en plus clairement des appétits féroces en Mer de Chine, au massacreur de Damas qui jette des barils de bombes et des gaz toxiques sur son propre peuple, à l’autocrate égyptien, au sultan turc, au voyou philippin, sans oublier bien sûr dans cette monstrueuse cohorte les fanatiques religieux en kippa et leurs cousins barbus, tous épris d’eschatologie de l’Armageddon… pour comprendre qu’un esprit mauvais est en train de souffler sur le monde et d’éteindre une à une toutes les raison d’espérer. Rappelons-nous simplement que le Diable n’est autre que celui-qui-divise (en grec Diabolein), l’Accusateur qui dresse les uns contre les autres jusqu’à ce que tous baignent dans leur propre sang.
Il est beaucoup question ces jours-ci de possible fraude électorale et des failles du système américain reposant sur le Collège des grands électeurs qui permet à un individu de rafler la mise alors que son adversaire a reçu la majorité écrasante des suffrages populaires. Le clown n’a cependant pas inventé les cinquante millions d’individus qui ont voté pour lui, et c’est là qu’est le vrai problème : comment tant de personnes censées être douées de raison ont-elles pu donner leurs suffrages à un tel Joker ?
On a beaucoup parlé du discrédit de la démocratie particulièrement évident quand le mensonge est érigé en système au point que le plus menteur de tous reçoit le bénéfice d’au moins mentir ouvertement – on peut entendre là ricaner le Prince de ce monde. Mais dans le fond, quand la vérité est à ce point portée disparue, il faut constater le risque d’une véritable psychose collective aux conséquences dramatiques, du même ordre que celle que Jung a constaté en son temps. Et il ne faut pas croire que le développement économique ni même l’éducation et la culture offriraient un quelconque antidote à ce risque psychotique qui tient du séisme collectif. Ernesto Sabato faisait remarquer dans son roman Alejandra que l’Allemagne était le pays le plus cultivé d’Europe avant de basculer dans la noire folie des années hitlériennes. Mais aujourd’hui, l’Allemagne est le seul pays qui ait fait sa thérapie suite à la crise nazie qui a pourtant concerné toute civilisation occidentale : tous les autres, à commencer par la France et l’Amérique, se sont complus dans l’autosatisfaction des vainqueurs et la ritournelle du « ce n’est pas moi, c’est l’autre » qui laisse entendre qu’ils pourraient sans surprise être vaincus de l’intérieur par le même démon.
J’ai entendu plusieurs de mes ami(e)s progressistes se réjouir du triomphe du clown triste au motif qu’il ne s’agit pas tant là d’une victoire que de la cuisante défaite du néolibéralisme et de l’establishment représentés par Mme Clinton. Je ne peux pas leur donner tort sur ce point. Il est un rejeton aberrant de ce système qui, au-delà des apparences, a sacrifié toutes valeurs aux seules valeurs boursières et financières. On peut voir là le signe de la faillite d’un système dans le fond anti-démocratique qui débouche sur le délire autoritaire révélant sa véritable nature dictatoriale. Et l’on peut voir aussi ici à l’œuvre le grand jeu de balancier qui fait succéder le fantasme de l’homme fort au Président « le plus cool » de l’histoire américaine, malheureusement impuissant sur nombre de dossiers cruciaux dont en particulier celui de la libre circulation des armes, tellement symbolique de la folie qui menace. Mais si je partage l’analyse politique de mes ami(e)s, je ne peux me réjouir avec eux en pensant que l’avènement de l’imbécile en chef va précipiter l’effondrement du système.
Pour moi, leur joie est teintée du même cynisme que celui qui a porté le Joker au pouvoir : on fait fi des vies humaines et de la souffrance au nom de certaines idées, et l’on se révèle finalement aussi inhumain que l’adversaire que l’on dit combattre. Autant prétendre venir en aide aux enfants endormis en mettant le feu à la maison où ils dorment ! C’est le tort de tous les fantasmes révolutionnaires qui s’avèrent finalement plus épris de destruction que capables d’inventer le nouveau monde dont ils se réclament; leur véritable nature se révèle justement dans le peu de cas qu’ils font des vivants au nom des idées. Cette insensibilité au sort de nos congénères humains est un des signes les plus flagrants de l’inconscience qui permet aux Joker de ce monde de prospérer, et finalement s’avère une part majeure du problème que les idéalistes prétendent vouloir régler. Notons comment les assassins se justifient mutuellement en disant, comme des gamins dans la cour d’école : ce n’est pas moi qui ait commencé, c’est lui. Mais qui commencera donc par prendre responsabilité de sa propre inconscience ?
Je dis tout cela en ayant été moi-même dans ma jeunesse un de ces révolutionnaires, mais je suis arrivé à la conclusion qu’aucun idéalisme ne justifie d’ajouter une goutte de sang au fleuve tourmenté de l’Histoire humaine. Je me réclame désormais ouvertement de la grande Etty Hillesum[2] quand elle disait à son ami Klaas (en 1942) :
« Je ne vois pas d'autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu'il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu'il n'est déjà ».
Je souhaite donc à mes ami(e)s révolutionnaires que ni eux-mêmes, ni un de leurs enfants ou de leurs proches, n’aient à souffrir dans leur chair ou leur âme de l’horreur tangible qui est en train de prendre forme. Quant aux électeurs du clown, il nous faut me semble-t-il considérer, si ce n’est avec compassion du moins sans haine, qu’ils sont mus par la peur et la souffrance, dont chacun sait qu’elles sont universelles. Il nous appartient donc de regarder chacun(e) de notre côté comment nous pourrions tou(te)s autant que nous sommes porter un Trump en dedans et, ce cas échéant certainement, en prendre la responsabilité consciente plutôt que d’accuser autrui.
C’est le délicat et douloureux travail avec l’Ombre. J’ai publié récemment une vidéo à ce sujet : Danser avec l'ombre.
Dans les jours qui ont suivi l’élection, j’ai eu le privilège d’entendre plusieurs rêves faisant allusion de façon plus ou moins directe à la situation. Il semble que beaucoup de gens aient cauchemardé, parfois de façon prémonitoire. Or il faut savoir que l’opposé du diabolein est le symbolein, le symbole qui est ce-qui-réunit. J’élaborerai une autre fois autour de l’idée salvatrice qui veut que notre Joker est l’envers exact de notre désert spirituel. Il en découle cependant que si nous voulons contrer les nouveaux zélateurs du Mal, qu’ils soient nos propres nazillons ou ceux qui détournent l’islam à des fins sanguinaires, il nous faudra sans aucun doute développer une nouvelle vision spirituelle positive, nous réunir autour de symboles vivants. Un premier pas dans ce sens est simplement d’écouter la sagesse des rêves et des contes de fées. Voici un des rêves les plus frappants qui m’ait été communiqué à propos de l’élection. Il a été reçu dans la nuit du 8 au 9 novembre[3] :
J'ai rêvé que les États-Unis étaient plongé dans l'obscurité. Le soleil semblait couvert par des nuages sombres et épais de manière que la lumière n'arrivait pas à traverser. (si je me fie au faible halo dans le ciel, me semble-il que l'obscurité ne provenait pas de la nuit, mais bien du jour obscurci). Une personne m'approchait pour me dire qu'il y a eu une panne dans le système informatique et que Trump aurait eu un avantage grâce à ça. Ensuite, je vois Hillary sur une scène devant un podium en train de prononcer un discours incompréhensible. Progressivement durant son discours, elle devient émotive et elle commence à fondre en larmes et sanglots. Malgré la manifestation des émotions, elle continuait son discours avec une voix sanglotante . On aurait dit qu'elle ne cherchait plus à cacher son émotivité. Devant elle, se trouvait une plaine ou une grande surface de terre étendue où se trouvaient des personnes regroupées en petits groupes dispersées sur cette surface (3-5 personnes par groupe - environ 20 personnes au total peut-être), ils portaient des masques (j'ai pensé à des masques à gaz) et un plastron sur la poitrine.
Ce rêve me semble ne pas appeler grand commentaire tant il est clair. Il est question de l’obscurité dans laquelle sont plongés les États-Unis. La panne dans le système informatique signale la suspension de la rationalité collective et le risque de psychose collective – les ordinateurs symbolisent volontiers le mental en tant que le principe ordonnateur de notre monde. La réaction émotionnelle que manifeste Hillary me semble déplacée : le Mal se nourrit volontiers d’émotionnalité impuissante. Or ses sanglots sont l’envers de sa malhonnêteté qui nous aura conduit à cette catastrophe. Les dernières images du rêve pourraient indiquer avec les masques à gaz que l’atmosphère va devenir irrespirable, ou évoquer une sorte de bal masqué où nul ne montre son vrai visage. Je suis bien sûr curieux de vos commentaires sur ce rêve.
Un autre rêve significatif m’a été rapporté, datant de quelques jours avant l’élection. La rêveuse rencontrait une enfant aux cheveux blonds en cherchant refuge au troisième étage d’une maison alors qu’elle fuyait une menace ressentie dans la rue. L’enfant lumineuse lui ouvrait alors la porte d’un appartement où se trouvaient des juifs et un jeune prêtre catholique qui priaient ensemble. La rêveuse fondait en larmes en leur disant que cela allait très mal en bas, et les encourageait à continuer à prier. Ce rêve m’a semblé souligner que finalement le seul antidote au mal qui coure dans nos rues est dans la connexion avec le sacré, que ce soit au travers de la prière ou de la vie des symboles.
Il y a sans doute là une allusion à la nécessité de dépasser les clivages confessionnels et de prier ensemble quelle que soit notre foi. Les juifs pourraient ici symboliser en particulier la mémoire des victimes du dernier Holocauste, tandis que le jeune – et beau, a précisé la rêveuse – prêtre catholique pourrait représenter le nécessaire renouveau du mythe chrétien que réclame la situation. Car encore une fois, la meilleure réponse à ce qui arrive pourrait être spirituelle.
La rêveuse avait eu dans les jours précédents des intuitions la renvoyant aux paroles d’Isaïe prévenant de la destruction de Sion dans l’Ancien Testament, et la présence des juifs en prière dans son rêve n’en est que plus significative. Son rêve m’a fait penser à un article que j’ai publié en octobre 2014, Paix dans le cœur, où se posait déjà la question :
L’avenir du monde semble inquiétant, particulièrement quand on a des enfants. Il semble que nous soyons dans une impasse. Que pouvons-nous faire ?
J’y rapportais deux rêves qui pourraient selon moi être à nouveau médités avec profit pour appréhender la dimension spirituelle de ce qui arrive maintenant, et je racontais l’histoire du faiseur de pluie de Richard Wilhem qui suggère de trouver l’harmonie en dedans pour contribuer à rétablir l’harmonie au dehors. On trouvera aussi d’importants éléments de réponse dans la lecture du maître livre de Marie-Louise Von Franz, l’Ombre et le Mal dans les contes de fées, où l’on pourra s’abreuver à ce que la sagesse ancestrale recommande devant le Mal. Je recommande en particulier la lumineuse analyse du conte Vassilissa la Belle, dont il ressort qu’il ne sert à rien d’opposer le mal au mal.
Selon l’enseignement de ce conte, ce qu’il convient de faire quand la nuit tombe et menace de nous engloutir, c’est simplement d’allumer une petite lumière, la lumière de la conscience et de l’amour, en ayant foi dans le fait que celle-ci, quand elle est enracinée dans le cœur, triomphe toujours finalement des Ténèbres. Ce serait la fonction de l’Ombre, finalement, que de nous rappeler à notre véritable nature lumineuse[4]. Et comme Jung qui a rêvé qu’il devait envers et contre tout protéger la petite flamme de sa conscience tandis que la nuit l’environnait de partout, nous avons tou(te)s cette tâche vitale qui consiste en préserver, chacun(e) de notre côté et ensemble, la petite lumière qui perce l’obscurité et prépare la renaissance. Celle-ci surviendra inévitablement quand l’œuvre de destruction sera achevée et que le balancier de l’Histoire repartira dans l’autre sens.
Alors enfin le jour se lèvera de nouveau. Comme toujours. Je vous souhaite de garder d’ici là une inébranlable foi au cœur, confiance dans la bonté de la vie et des humains de bonne volonté, paix et amour en dedans…. C’est le mieux que nous puissions faire.
[1] C.G Jung, Aspect du drame contemporain, 1948.
[2] Je vous invite à lire mon article : Sainte Etty
[3] Avez-vous remarqué qu’après que le XXIème siècle soit né
un certain 11 septembre (9/11), il est entré dans une nouvelle époque un 9
novembre (11/9) ? Si l’on considère qu’il s’agit d’une synchronicité, elle
pourrait indiquer que les deux événements sont intrinsèquement liés, l’un
constituant l’aboutissement de l’autre…
[4] Voyez le texte de Luis Ansa : l’ombre
et le chaman