Un tableau de Jackie MAIRE (galerie-création.com) |
Je ne trouve pas beaucoup de temps ces jours-ci pour écrire des articles et nourrir ce blogue. Je suis très occupé en particulier par la formation en Écoute Intérieure des Rêves que ma compagne et moi-même donnons depuis janvier. Je m’investis aussi dans différentes recherches dont je vous parlerai en temps et lieu, mais c’est d’abord l’exploration de cette approche « au-delà de l’interprétation » du rêve, et sa transmission, qui me préoccupent à ce point. Je veux vous présenter ici un rêve et le parcours en écoute intérieure qu’il a amené car ce dernier me semble exemplaire aussi bien de la profondeur et de la puissance du travail que permet le retour en imagination active dans un rêve que de certaines difficultés que l’on peut y rencontrer.
Nous verrons en effet dans cet exemple comment travailler avec des dimensions traumatiques qui peuvent, de façon caractéristique, ressortir dans l’écoute intérieure d’un rêve. Il semble en effet que cette approche puisse avoir une incidence profonde sur la gestion de nos émotions – c’est ce qui ressortait en particulier du témoignage d’une personne qui s’est exprimée lors de ma présentation vidéo de la formation : après quelques mois de pratiques, il constatait une évolution sensible de sa façon de vivre ses émotions. Une psychologue intéressée par la démarche me faisait remarquer récemment que cela indiquait que l’écoute intérieure du rêve avait un effet sur notre programmation limbique. Or c’est précisément ce que cherchent à obtenir les psychologues grâce à des outils cognitifs comme l’EMDR. Ces derniers sont efficaces mais requièrent des protocoles complexes. Ici cependant, c’est l’action naturelle du rêve qui amène à ce résultat, et cela ouvre un champ de recherche qui devrait être investigué plus à fond. On peut penser en effet que c’est une des fonctions du rêve que de faciliter une régulation émotionnelle. Il se pourrait donc que l’écoute intérieure, qui vise à simplement faciliter et amplifier le mouvement naturel de la psyché au travers du rêve, contribue grandement à cette régulation jusque dans la résolution de nœuds traumatiques. Mais ce sont des études plus systématiques que celles que je peux mener, avec un échantillon statistique plus large et dans la durée, qui pourront l’établir. Je m’attacherai ici simplement à mettre en lumière comment cette approche mettant en lien le rêve, l’imagination et le corps, semble pouvoir permettre d’aborder les nœuds traumatiques en suivant la dynamique naturelle du vécu onirique.
Cet article s’inscrit aussi dans un débat que j’ai lancé au sein de la petite communauté de pratiques qui se développe autour de l’écoute intérieure des rêves sur la question de la posture que nous devons adopter dans cette démarche. Il ressort en effet que cette approche des rêves repose moins sur des techniques et une méthodologie, même s’il y a effectivement un protocole et des règles précises qui sont établis, que sur une posture et une éthique dans la relation aux images intérieures. C’est en gros, tel que je le comprends moi-même pour l’instant, une approche résolument non-interventionniste qui s’inscrit dans la ligne à laquelle nous appelait Jung quand il répétait à l’envie : « do not interfere ! » N’interférez pas ! Ne contrariez pas le mouvement naturel de la psyché en cherchant à le diriger. Il nous recommandait d’écarter toutes les méthodes et tous les a-priori théoriques à l’abord d’un rêve, « car le rêve est unique comme le rêveur est unique. » Parmi les propositions qui ont émergé de la discussion dans la communauté, l’image d’un clair miroir a été suggérée avec l’idée de renvoyer avec clarté le rêve tel qu’il est. En contrepoint de cette proposition, il a été souligné que nous ne saurions écarter les interférences naturelles de l’inconscient, les projections et les ressentis du facilitateur, par une posture technique. J’ai eu l’impression de retrouver là des éléments de la discussion emblématique entre Shénxiù et Hui-Neng, le sixième patriarche du zen, à propos de la possibilité de nettoyer le miroir de la Bodhi.
Hui-Neng, sixième patriarche du bouddhisme zen |
Voici le rêve, intitulé « Naufrages » par le rêveur :
Un bateau récent construit à l’ancienne, un 3 mâts avec 5 étages, se couche sur l’Océan. Des enfants sont à son bord pour une activité de loisir. Les secours, l’hélicoptère vient récupérer les enfants. Les parents sont invités à venir les chercher, tout le monde est sain et sauf. Une maman, grande, brune, à cheveux crépus, récupère sont enfant mais contrairement aux autres parents, n’a pas l’air si émue que ça.
La maman de Jules vient le chercher (même contexte?). Je les vois sur une place, Jules assis sur un muret au loin. J’ai un choc lorsque je vois qu’il a les cheveux longs avec une couette sur la tête. Alors qu’il m’aperçoit au loin et qu’il est en compagnie de sa mère qui est de dos, à côté de lui, je m’en vais, je fuis. Je suis choqué.
J’ai l’impression que Jules me suit et je monte me cacher en grimpant la façade d’un bâtiment ancien. Je dois bien être à 5 mètres de hauteur, peut-être plus, et j’ai le vertige. Je ne peux plus bouger lorsqu’il faut redescendre. Je tente de faire un mouvement pour regagner un rebord de fenêtre en contrebas et je perds mon téléphone qui s’explose sur le sol.
Le rêveur est un homme dans la cinquantaine qui vit une certaine souffrance d’être coupé, suite à une séparation, de son plus jeune fils Jules. Ce dernier ne lui parle plus, semble ne plus vouloir de contacts avec son père. Cette souffrance a été ravivée récemment par des circonstances de la vie extérieure. La veille du rêve, le rêveur est allé chez des amis qui ont un fils qui avait bien sympathisé avec Jules quand ils s’étaient rencontrés quelques années auparavant. Quand il s’est retrouvé en présence de ce jeune homme, qui avait les cheveux mi-longs avec une couette sur la tête, le rêveur a été submergé par l’émotion, palpable, et n’a pas su que dire, ne parvenant pas à la reconnaître, ni à l’embrasser ou lui serrer la main...
D’emblée, ce récit que m’a fait le rêveur au moment de la présentation du rêve, m’a alerté sur le fait qu’il y avait une dimension traumatique qui était approchée au travers de ce dernier – quand je dis « traumatique » ici, je veux dire qu’il y a une dimension de souffrance trop importante pour être intégrée directement par la psyché, qui réclame d’une certaine façon une « digestion » par celle-ci pour pouvoir être absorbée. On sait que les complexes inconscients se manifestent entre autres par une interférence avec le fonctionnement conscient habituel. C’est ce qu’a mis en lumière le test des associations élaboré par Jung encore tout jeune psychiatre : il mesure le temps de réponse à différents mots clés. La présence d’un complexe activé par l’évocation d’un mot est ainsi repérée par le fait qu’il faut plusieurs secondes à la personne testée pour répondre. Si on l’interroge, elle a simplement vécu un « blanc » momentané avant de pouvoir donner une association au mot. Quand un complexe intervient, on perd nos moyens – il y a une suspension momentanée de la conscience. Qui dit « complexe » dit « contenu psychique autonome » – on pourrait souvent dire « sous-personnalité » non intégrée – mais cette suspension de la conscience est aussi l’indice d’un système de défense qui est activé : il y a là une vulnérabilité, une souffrance, qui est trop dangereuse pour être rencontrée directement, et qui constitue un fragment psychique détaché de la conscience. Dans une définition large du traumatisme, nous pouvons donc parler ici du noyau traumatique du complexe qui est mis en évidence. La bonne nouvelle qui ressort ici, c’est que lorsque celui-ci apparaît dans un rêve, la psyché semble être prête à l’intégrer – cela en est un des indicateurs les plus sûrs car le vécu onirique lui-même amorce cette intégration. Dès lors, le travail du rêve, envisagé comme un processus naturel – l’action non entravée de l’énergie psychique – est donc un moyen privilégié pour cette intégration, comme va le montrer ce qui suit.
Je laisse toujours au rêveur, dans ce moment de retour à soi, le soin de m’indiquer quand il est prêt à passer à l’étape suivante. Cela permet de s’assurer que la démarche de retour dans le rêve est bien volontaire, voulue par la conscience, et qu’elle part d’un ressenti qui pose que le rêveur d’être prêt à aller à la rencontre de l’inconscient. Je n’ai jamais encore eu de rêveur qui ait préféré à ce stade renoncer à cette rencontre mais si ce cas advenait, je ne discuterais pas cette décision, le ressenti qui la fonde – il s’agit, dans ce travail, de ne jamais rien forcer. Tout au plus pourrais-je proposer de donner rendez-vous au rêve un autre jour, si le rêveur en ressent l’envie. Quand le rêveur m’a indiqué qu’il était prêt à passer à une autre étape, je l’ai invité à imaginer la porte d’entrée de "la maison du rêve".
Le passage d’un seuil d’entrée dans l’espace de l’imagination active est en effet un élément clé du protocole complet de l’écoute intérieure, qui fait partie du cadre sécuritaire dans lequel le rêveur peut aller sans risque à la rencontre de l’inconscient. Quand un rêveur a une grande expérience du travail, et démontre une aisance dans celui-ci, on peut se passer de cette étape et plonger directement dans le bain des images intérieures en choisissant simplement l’une d’elle comme porte d’entrée, mais dans la majorité des cas, il est recommandé d’avoir un rite d’entrée dans l’espace intérieur, ce qui permet de délimiter une frontière nette avec la vie psychique dite normale, l’espace de la conscience dite éveillée (waking consciousness), et aussi de ménager la possibilité d’en ressortir par un rite de sortie. Ce dernier peut être particulièrement utile en cas de la nécessité de sortir le rêveur d’un mauvais pas, et de le ramener sur la terre ferme, par exemple s’il commence à perdre pied et donne des signes de dissociation sévère. Mais aussi, il permet de refermer la porte derrière soi et de protéger la vie diurne du rêveur d’un éventuel envahissement par les contenus inconscients. Il s’agit au fond de bien distinguer les espaces du rêve de ceux de la réalité ordinaire. C’est le processus, plus difficile qu’on ne croit, par lequel passe les enfants vers l’âge de raison, quand leur sommeil est troublé par de nombreux cauchemars. Il y a des adultes qui échouent à faire cette distinction, et dans ce cas, l’écoute intérieure n’est pas recommandée. Et nous devons toujours tenir compte d’une possible fragilité dans la frontière qui sépare le conscient de l’inconscient. Nous donnons donc à ce dernier les éléments symboliques constitutifs d’un temenos (sanctuaire, espace sacré) dans lequel il pourra se déployer tout en étant contenu par le fait de poser des repères liminaires, des bornes délimitant clairement les frontières.
La "maison de rêves" de Dali, assisté par l'I.A Dall-E |
Dans ce sens, je propose la métaphore de "la maison du rêve" comme cadre symbolique : on entre dans cette maison par une porte et on en sortira par une autre, ce qui nous amènera « ailleurs ». Nous allons au cours de l’écoute intérieure visiter en imagination active les scènes du rêve qui se présentent comme une enfilade de pièces qui se succèdent, ce qui ne préjuge pas de la possibilité d’explorer des pièces adjacentes ou d’autres étages de la maison – tout est possible dans l’espace de l’imagination, et cependant, nous tiendrons fermement le fil du rêve pour être bien certains de parvenir à la porte de sortir, où qu’elle se trouve. Et s’il le faut, nous sortirons par une fenêtre ou par la cheminée – tout est possible, encore une fois, à condition d’y mettre de la conscience, de savoir ce que l’on fait. C’est peut-être la principale exigence de la posture qu’exige la facilitation du travail : autant que possible, être conscient et présent à ce qui se passe, en sachant que cependant, l’inconscient est au travail. Et que la nature même de l’inconscient est que nous n’en sommes pas conscients. Mais au moins lui proposons-nous un cadre contenant, et pouvons-nous dès lors lui faire confiance qu’à moins de situations extrêmes, il jouera le jeu et restera dans cadre. Présence, conscience, confiance dans le processus où l’inconscient est notre partenaire pourraient bien être les mots clés à l’entrée dans l’espace de l’imagination, les bases sur lesquelles nous appuyer…
Comme le rêveur m’avait déjà livré au cours de l’étape du retour à soi comment il se sentait à l’approche de ce temps de retour dans le rêve, je ne l’ai pas interrogé sur ce ressenti devant la porte. J’ai choisi de prendre un chemin symbolique pour entendre comment l’approche du rêve se présentait et j’ai demandé au rêveur de me dire comment il imaginait la porte d’entrée. Il a ri, car cela le déjouait un peu – il connaissait assez le processus pour ne pas s’attendre à cette question, ce qui est bon : il faut toujours surprendre nos rêveurs pour éviter qu’ils préméditent leurs réponses. Puis il m’a décrit une belle porte en bois, de menuisier m’a-t-il précisé, avec un espace vitré opaque mais qui laissait passer la lumière. J’ai été rassuré. Il y avait de la lumière dans la maison. Nous n’allions pas plonger dans une obscurité totale. Alors, je l’ai invité à ouvrir la porte et nous sommes entrés dans le rêve, en commençant donc par la première scène. Sur le seuil, il m’a indiqué que son attention était sollicitée par son bassin, son sacrum et son coccyx, où il ressentait comme un frisson signalant la mise en mouvement d’une énergie.
Nous avons alors examiné la première image du rêve : « Un bateau récent construit à l’ancienne, un 3 mâts avec 5 étages, se couche sur l’Océan. » Tout de suite, il m’a dit que c’était une catastrophe car c’était un beau bateau, un chef-d’œuvre et qu’il éprouvait le sentiment d’être face à un terrible gâchis en contemplant ce naufrage. Je lui ai demandé d’élargir sa vision en me précisant si la scène se déroulait en pleine mer ou à proximité de la côte, à quel moment de la journée, dans quelle lumière. Il m’a dit que le naufrage se produisait non loin de la côte où lui-même assistait, en tant que témoin de la rive, à ce désastre qui le déroutait. C’était l’après-midi, le ciel était couvert. Je l’ai alors ramené à cette impression de gâchis dont il me parlait en lui demandant s’il pouvait faire le lien avec un tel sentiment éprouvé dans la vie diurne. Il m’a répondu que oui, il avait rencontré un tel sentiment lors de la séparation avec la mère de Jules. Leur couple avait duré une vingtaine d’années et le rêveur n’aurait jamais cru qu’il ferait naufrage. Je lui ai fait remarquer que le bateau était dit « construit à l’ancienne » et je l’ai interrogé sur les valeurs qu’il avait investi dans son couple : se pourrait-il qu’il ait envisagé ce dernier dans une perspective traditionnelle ? Il a été d’accord et il a précisé que le bateau s’avérait être plus haut que trapu, ce qui avait facilité son déséquilibre. Nous n’avons pas épilogué mais je pouvais voir qu’il voyait par lui-même l’analogie avec son couple. Il n’était pas besoin d’en dire plus. De mon point de vue, l’important était là qu’il ait pu faire le lien entre le rêve et sa vie diurne par le biais du sentiment car dès lors qu’une telle équivalence est établie, l’énergie du rêve commence à couler dans la vie.
Nous avons alors enrichi cette première image en y ajoutant l’information suivante « des enfants sont à son bord pour une activité de loisir », ce qui a amené le rêveur à dire immédiatement, avec un sentiment d’urgence visible : « tout de suite, il faut agir ». Nous n’avons donc pas tardé à amener l’élément suivant : « les secours, l’hélicoptère vient récupérer les enfants », ce qui a fait dire au rêveur avec satisfaction que tout était bien fait. Il accompagnait les secours en pensée. Je l’ai alors interrogé sur ses ressentis corporels et il a constaté que son estomac et sa gorge s’étaient détendus.
Il y aurait ici plusieurs éléments symboliques – un bateau, l’Océan, les chiffres 3 et 5... – qui pourraient être discutés, mais cette discussion analytique est renvoyée à la fin de l’écoute intérieure. Ce n’est pas que l’interprétation soit inutile mais elle n’apporte rien au travail direct du rêve que nous allons voir se déployer. Elle la complète simplement au moment où il s’agit d’intégrer ce que le mouvement intérieur du rêve a communiqué par et de lui-même…
J’ai donc proposé que nous examinions l’image suivante : « Les parents sont invités à venir les chercher, tout le monde est sain et sauf. » En la rappelant au rêveur, je lui ai demandé ce que le fait d’être témoin de ces retrouvailles lui donnait à ressentir. Il a immédiatement réagi à ce mot « retrouvailles », me disant que c’était exactement de cela dont il était question. Il était ému, a parlé de soulagement. Pour ma part, je me souviens avoir pensé alors que le thème fondamental du rêve tournait autour de cette notion de retrouvailles. A posteriori, je me suis rendu compte que cet échange illustre précisément l’impossibilité pour le facilitateur en écoute intérieure d’un rêve de se cantonner dans une pure neutralité : la façon dont nous formulons les choses, et sans doute simplement le ton de notre voix, interfère avec le processus. Mais il me paraît important de préciser que je n’avais rien prémédité en employant ce terme « retrouvailles ». Il faut éviter de tenter de diriger consciemment le processus, laisser jouer les inconscients ensemble.
Et c’est alors que, sans que rien ne le laisse présager dans une lecture superficielle du rêve, nous sommes arrivés au cœur de celui-ci en évoquant cette femme qui ne manifeste aucune émotion au moment de récupérer son enfant : « Une maman, grande, brune, à cheveux crépus, récupère sont enfant mais contrairement aux autres parents, n’a pas l’air si émue que ça. » Le rêveur m’a immédiatement fait part du fait qu’il était révolté devant cette image, et qu’il se demandait si cette femme contrôlait ses émotions, ou était en inadéquation avec son ressenti. Il y avait beaucoup d’intensité dans l’expression du rêveur qui m’a parlé d’un feu attisé par un souffle. Je l’ai interrogé sur son ressenti corporel et il m’a indiqué que le feu montait de son thorax jusque dans ses yeux. J’ai senti qu’il se passait quelque chose d’important et je lui ai donné du temps sans commenter ou plus interroger, mais en laissant se dire tout ce qui était là. Nous verrons à la fin du travail que c’est essentiellement autour de cette incapacité à ressentir ou a exprimer l’émotion, et la violence du conflit qu’elle déclenche chez le rêveur, que s’articule tout le mouvement intérieur du rêve. C’est là que se trouve le noyau, mais l’interprétation symbolique aurait été bien en peine de le faire ressortir de l’ensemble, sauf à considérer que l’incongruité de cette image en soulignait l’importance.
Une fois que le rêveur a été prêt à le faire, nous sommes passés à la seconde partie du rêve. Il est important de noter que la première partie a été vécue en mode dissocié, c’est-à-dire avec la distance du témoin qui permet d’aborder des choses difficiles en toute sécurité. La seconde partie se déroule en mode associé : le rêveur est directement partie prenante de l’action, et on peut penser qu’il contacte plus immédiatement la souffrance qui est au cœur du rêve. Cela réclame d’autant plus d’attention. Et en effet, nous nous sommes immédiatement heurtés à une difficulté. Dès que j’ai évoqué la présence de Jules et de sa mère sur la place, en rappelant que son fils a les cheveux longs avec une couette, le rêveur s’est retrouvé en état de choc. A posteriori, je constate que j’aurais pu m’en douter puisque il est question de choc directement dans le texte du rêve :
« La maman de Jules vient le chercher. Je les vois sur une place, Jules assis sur un muret au loin. J’ai un choc lorsque je vois qu’il a les cheveux longs avec une couette sur la tête. »
Il est à noter que, dans la restitution du rêve, je ne rappelle que les images – ici la mère et le fils sur une place, les cheveux longs et la couette – sans mentionner les émotions vécues dans le rêve car ce sont les émotions qui ressortent dans l’imagination qui m’intéressent au premier chef. Bien sûr, si elles diffèrent de celles du rêve, cela appelle notre attention, mais je veux donc souligner que je n’ai pas suggéré au rêveur qu’il était en état de choc dans cette image. Cela est revenu tout seul, comme découlant naturellement de l’image. Le rêveur m’a alors dit qu’il sentait que sa gorge s’était resserrée et qu’il était comme tétanisé, tout à la fois figé et tremblotant. Il était à la limite de l’incapacité à décrire ses émotions. Le temps était suspendu, m’a-t-il indiqué, comme dans un arrêt sur image. J’ai pensé alors que c’était caractéristique de l’émergence d’un contenu traumatique, dont une des signatures est le mode freeze de notre cerveau reptilien : quand nous sommes vraiment coincés, qu’il n’est plus possible d’attaquer ou de fuir, notre système primaire de défense nous paralyse et nous empêche de ressentir quoi que ce soit. Quand on va se faire manger par un prédateur, c’est mieux. La nature fait bien les choses... 😉
C’est là, devant un tel état de paralysie émotionnelle, qu’en tant que facilitateur, il faut garder son sang-froid et éviter de chercher à aller trop vite – on pourrait être porté à emmener le rêveur vers l’image suivante et ce serait une erreur. On court-circuiterait le processus en évitant la difficulté. En effet, le fait que l’état de choc soit maintenant vécu consciemment est en fait une opportunité car la psyché va pouvoir y apporter sa réponse naturelle si on lui donne l’attention requise. On ne peut pas rester « gelé » perpétuellement, tôt ou tard, le mouvement de la psyché va se remettre en route. J’ai donc proposé au rêveur de rester avec ce qu’il ressentait en lui disant que nous avions tout notre temps, rien ne pressait, et que j’avais confiance dans le fait que le mouvement intérieur reprendrait en temps voulu. Et c’est ce qui s’est passé. Le rêveur m’a mentionné qu’il reprenait contact avec son corps avec une sensation dans les pieds. Il avait un sol sous ses pieds mais pas de jambes, m’a-t-il précisé. Il avait désormais un corps dissocié en trois éléments : il y avait ses pieds d’une part, une zone figée et tremblante dans sa poitrine d’autre part, et enfin son regard qui restait rivé en imagination sur la place où se trouvait Jules et sa mère. J’ai alors eu l’intuition de lui proposer de prêter attention à sa respiration. C’est une astuce qui se fonde sur le fait que la respiration est toujours présente – si le rêveur ne respire plus, il faut arrêter l’écoute intérieure (lol) – et est toujours en mouvement. Nous verrons que cela ne fonctionne pas toujours, mais en l’occurrence, la conscience de la respiration a produit immédiatement son effet. Après quelques instants, le rêveur m’a dit que le souffle descendait jusque dans la terre et qu’il avait un sentiment de complétion. Il se sentait enfin complet. Un peu plus tard, il a ajouté que le retour au souffle lui avait donné à goûter le fait qu’il était vivant. Ouf !
J’ai attendu que le rêveur m’indique qu’il était prêt à passer à l’étape suivante et quand cela a été le cas, nous sommes allés voir l’image dans laquelle il fuit son fils qui vient de l’apercevoir : « Alors qu’il m’aperçoit au loin et qu’il est en compagnie de sa mère qui est de dos, à côté de lui, je m’en vais, je fuis. » Quand je l’ai interrogé sur ce qu’il ressentait maintenant dans cette image, le rêveur m’a dit qu’il sentait que cette fuite était l’objet d’un choix, et certainement la meilleure solution. Il avait le choix en substance entre aller vers Jules ou partir, et c’était son corps, son organisme tout entier – et non son mental, son cerveau – qui choisissait de fuir. Nous sommes allés ensuite examiner l’impression qu’il avait dans le rêve d’être suivi par Jules : « J’ai l’impression que Jules me suit. » Le rêveur m’a dit que ce n’était qu’une vague impression, comme si son fils le cherchait, et qu’il ne savait pas pourquoi. Il a parlé de confrontation, en disant qu’il s’interrogeait sur la possibilité que Jules veuille lui mettre son poing dans la figure, ou recherche une confrontation pacifique avec lui. Il était clair que le rêveur ne voulait pas de cette confrontation; à tout le moins, ce n’était pas le moment. J’ai alors rappelé l’image dans laquelle il grimpe en hauteur pour échapper à son fils : « je monte me cacher en grimpant la façade d’un bâtiment ancien ». Il m’a indiqué alors qu’il volait littéralement en escaladant cette façade, comme s’il se sentait léger et rempli d’énergie. Cependant, une fois en haut, il a regardé en bas pour voir si Jules était là et il n’y avait personne, et il a été soudain pris de vertige, à nouveau paralysé, dans l’incapacité de descendre.
Le rêveur a parlé d’une sensation de vide associée avec un risque de chute. Il s’est dit sidéré, paralysé et anesthésié – il ne sentait plus rien, ni son corps, ni ses émotions, dont il était complètement coupé. La seule sensation qui demeurait était celle de ses extrémités froides agrippées à la façade tandis que ses yeux contemplaient le vide, et dans celui-ci, la mort. Après un temps, je lui ai proposé de faire attention à sa respiration mais cette fois, il ne la sentait pas du tout. Il avait seulement conscience de sa tête, et de respirer dans cette tête, mais celle-ci ne communiquait pas avec le reste du corps. Je lui ai alors demandé ce qu’il pouvait faire, ou ce qui pouvait se passer, pour sortir de là. Il a tout de suite parlé du besoin d’une aide extérieure et a commencé à imaginer qu’une fenêtre s’ouvrait et que quelqu’un l’invitait à le rejoindre. Mais ce n’était pas encore une solution viable, m’a-t-il dit, parce qu’il fallait qu’il bouge et il s’en sentait incapable. C’est alors qu’une idée lui est venue :
« L’hélicoptère ! Quelqu’un a appelé l’hélicoptère et ils arrivent, a-t-il imaginé, et ils me lancent une échelle de corde. Ça je sais faire, une échelle de corde, je l’attrape et je grimpe à bord... »
J’aime autant vous dire que nous avons été deux à pousser un soupir de soulagement. On ne peut pas rester neutre dans l’écoute intérieure : la facilitateur est engagé dans l’action au même titre que le rêveur. Là, je pouvais sentir que la situation était très difficile. Le rêve n’offrait aucune issue et il était nécessaire, de toute façon, de faire appel à l’imagination pour lui donner une solution. Au fond, on peut penser que c’était le but du rêve que de mettre le rêveur devant le problème représenté par sa paralysie en hauteur en lui disant : et maintenant, que vas-tu faire ? Comment vas-tu t’en sortir une fois que tu auras pris conscience du mauvais pas dans lequel tu t’es mis ? Ou vas-tu te fracasser les os sur le sol ? Pour ma part, devant une telle difficulté, je ne vois en tant que facilitateur que trois possibilités :
- soit le rêveur retrouve ses moyens, par exemple avec l’aide du souffle et s’en sort par lui-même, peu importe par quel moyen. Il aurait pu imaginer qu’il se mettait à voler, tout est possible en imagination...
- soit le rêveur fait intervenir une aide extérieure issue de sa propre imagination, sans que le facilitateur ne suggère quoi que ce soit, ce qui a donc été le cas ici. Il est intéressant que ce soit un élément du rêve qui ait été recyclé pour amener cette aide, opérant ainsi une jonction entre les deux parties du rêve.
- soit le rêveur avoue être incapable d’imaginer une issue satisfaisante, et le facilitateur doit intervenir dans l’imagination – le rêveur avait implicitement demandé de l’aide en mentionnant que une aide extérieure pouvait le tirer de là, et il ne faut pas oublier que l’écoute intérieure se déroule en relation. J’aurais pu donc en dernier lieu suggérer que je revêtais un costume de superman et que j’apparaissais dans le rêve pour lui tendre une main salvatrice, ou toute autre façon de venir en aide au rêveur. Encore une fois, tout est possible en imagination !
Je ne pouvais pas le laisser tomber et se tuer en s’écrasant sur le sol, à moins que cela soit le fait d’une décision du rêveur, auquel cas cela pourrait symboliser une façon d’affronter sa plus grande peur et de se transformer radicalement, en imaginant mourir et renaître. Mais disons qu’en tant que facilitateur, je préfère éviter ce genre d’extrémité car une telle chute peut présager d’un sérieux effondrement psychologique. On est là devant une situation limite où il faut prendre très au sérieux le pouvoir de l’imagination : tout y est possible, mais c’est tout de même très sérieux du point de vue de la psyché.
Le rêveur m’a mentionné qu’une partie de lui aurait voulu qu’il s’en sorte seul. J’ai souligné en réponse qu’il était parfois important de reconnaître qu’on peut avoir besoin d’aide, il semble que cela fasse partie de notre humanité. Je lui ai alors demandé où l’emmenait l’hélicoptère, et c’est alors que le rêve s’est dénoué de façon surprenante. Avant même qu’il ne réponde, il a été en proie à une forte émotion et des larmes sont venues, ce qui m’a donné à penser qu’enfin le rêve entrait en mouvement. Les larmes sont l’indice d’un profond mouvement intérieur, et il n’est pas rare qu’une écoute de rêve amène à un tel moment où l’émotion déborde. Puis il m’a dit que l’hélicoptère l’avait amené sur un tertre où il avait retrouvé la grande jeune femme de la première partie du rêve, et que désormais, ils se comprenaient bien : « je la comprends et elle me comprend ». Le rêveur a pris conscience que lui aussi ne pouvait pas manifester d’émotion quand ce qu’il vivait était trop fort. Il a cessé de se juger. Ils ont parlé. J’ai été frappé par ses mots :
« Ça se dégèle. On aime à en parler. La vie reprend. »
Amphitheatrum sapientiae aeternae - La rose cosmique |
J’ai emmené le rêveur vers la porte de sortie de « la maison du rêve ». Je lui ai demandé si cela était complet pour lui, si rien ne restait en suspens ou appelait son attention, et c’était le cas. Vous aurez peut-être remarqué que je n’ai pas évoqué avec lui la dernière image du rêve où son téléphone s’explose sur le sol après qu’il ait fait un mouvement. Ce n’était pas utile puisque désormais, la communication était rétablie avec cette jeune femme. Je demande souvent à la fin d’une écoute intérieure comment le rêveur prolonge le rêve en imagination pour voir où l’énergie du rêve s’en va, mais là, ce n’était pas nécessaire puisque l’hélicoptère nous avait déjà emmené ailleurs, amenant ce prolongement. Il restait donc à sortir du rêve, ce que nous avons fait, non sans demander une dernière image au rêveur : quelle est la première chose qui te vient une fois que tu es de l’autre côté de la porte ?
« Une sensation d’apaisement. Le corps étalé de tout son long sur l’herbe. Cela fait un bien fou. » Le rêveur a encore parlé de connexion, d’abandon, d’expansion…
Bien sûr, après un tel travail, il faut bouger le corps, le solliciter avec du mouvement, reprendre contact avec lui dans un auto-massage. Nous avons donc pris un petit break avant de discuter de l’expérience que nous venions de vivre, et poser quelques éléments d’interprétation a posteriori. Je ne développerai pas outre mesure cette interprétation dans cet article déjà très long. Il suffit pour ma part que le rêveur ait pris conscience, au travers de ce rêve et de l’écoute intérieure de ce dernier, de la force des émotions à l’œuvre dans son vécu avec son fils, et que celles-ci se soient « dégelées ». En termes analytiques, on peut dire de ce rêve qu’il appelait à rencontrer l’Anima représentée par la grande jeune femme apparemment insensible lors des retrouvailles avec son enfant. Je crois que c’est ce qu’aurait pu mettre en lumière une interprétation très fine en partant de la révolte du rêveur devant l’attitude de la femme, sans offrir de possibilité de permettre cette rencontre hors de l’imagination active, du moins dans un premier temps. Cependant l’écoute intérieure permet une telle rencontre sans même s’embarrasser du concept d’Anima...
Il peut être intéressant, je l’ai souligné, d’observer comment la première partie du rêve expose un drame en mode dissocié, avec la distance du témoin, tandis que la seconde partie élabore le vécu personnel de ce drame. Au-delà du naufrage du couple évoqué par le rêveur par association avec le sentiment de gâchis, il faut relever que les bateaux symbolisent bien souvent la conscience dans sa relation avec l’océan de l’Inconscient. Ici, le fait que le bateau se couchait symboliquement sur l’Océan – souligné par la majuscule dans le texte du rêve – fait ressortir que le théâtre de ce drame était l’Inconscient collectif. Cela signifie que le rêveur est invité à voir que le naufrage de ce qu’il avait imaginé autour de ce couple dans lequel il a beaucoup investi de lui-même, fait partie du vécu commun à toute l’humanité. Dans le même sens, le chiffre 5 répété dans le rêve pointe vers l’humain, la reconnaissance de ce qui est bien humain. Il semble que le rêve vise donc à une acceptation et une réconciliation avec ce qui s’est passé, et même avec le fait que le rêveur soit momentanément séparé de son fils. Là où, avant d’entrer dans l’imagination active, il ne pouvait comprendre qu’il soit en train de fuir ce dernier, l’écoute intérieure lui enseigne la sagesse d’une instance supérieure au mental qui indique que le temps de la rencontre n’est pas encore venu. Mais le rêve montre aussi les dangers de la fuite, en particulier dans ce qu’elle peut conduire à monter dans les hauteurs du mental pour se protéger d’un ressenti trop violent, et se retrouver paralysé, incapable de redescendre.
Je donne dans cet article public – destiné au premier chef aux étudiant.e.s en EIR – à voir tous les rouages d’une écoute intérieure. Cela peut surprendre dans un monde où beaucoup croient devoir protéger leur petit fond de commerce, avouant ainsi combien leur travail est fondé sur une indigence. Pour ma part, je préfère m’ancrer consciemment dans l’abondance qui permet le partage. Je considère tout ce qui a trait au travail des rêves comme étant de l’ordre du bien commun, et je ne dépose pas de copyright sur la méthode de l’écoute intérieure, pas plus que je ne l’ai fait pour les loges de rêves. J’ai de bonnes raisons de penser que ces approches étaient intuitivement connues des anciens, et coulent en fait de source naturelle que je n’aurai pas le front de m’approprier. Je viens en outre de la tradition informatique de l’open source qui s’ancre dans l’idée que le partage des connaissances nous enrichit tous et je travaille sous l’emblème du copyleft qui invite chacun.e à s’inspirer de ce que je publie pour créer sa propre méthode, avec pour seule contrainte que je demande à celles et ceux qui utilisent mon travail de le laisser libre de copie. Si ce que je partage ici s’avère donc utile à d’autres et au service du rêve, je serai heureux que cela nourrisse les travaux d’autres chercheuses et chercheurs. Bien sûr, j’apprécierai d’en être informé car cela enrichira ma propre recherche avec de nouvelles perspectives. Merci d’avance !
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