Une amie
m’a communiqué le dernier rêve qu’a fait son père, quelques jours avant son
décès. Je le retranscris, avec sa permission, exactement comme il m’a été
transmis :
Je suis avec Julien (son petit-fils le plus proche qui vient d'avoir un garçon) dans le grenier de sa maison....il travaille dans un ski-doo, un modèle très futuriste comme je n'ai jamais vu, avec une couleur incroyable que je ne connais pas.....si tu avais vu ça .....c'est pas croyable! Il fait beaucoup de bruit et il ne s'occupe pas de moi....il parle sans arrêt et je ne comprends pas tout ce qu'il dit....je trouve qu'il parle trop....j'ai froid j'ai tellement froid et il ne prend pas soin de moi il continue de parler et ça fait trop de bruit....mais si tu avais vu la couleur ....une couleur que je n'ai jamais vue....et tellement une drôle de machine! Mais là je me cache avec une couverte mais j'ai froid j'ai froid j'arrive pas à me réchauffer.....Je descends un escalier et là j'arrive dans mon appartement...je suis dans mon appartement.
C’est un rêve de mort. Bien sûr, le contexte dans lequel il a été reçu facilite cette interprétation : le vieil homme était à l’hôpital et savait qu’il était en fin de vie. Je ne suis pas certain que je l’aurais compris ainsi si je l’avais entendu hors de ce contexte, mais il y a quelques indices typiques d’un rêve signalant l’approche du grand passage. La mort s’annonce volontiers en rêve, mais toujours sous forme déguisée. Quand on rêve explicitement de la mort, par exemple qu’on meure dans un accident ou assassiné – thème plus fréquent qu’on ne croit –, c’est très généralement symbolique d’une grande transformation. Ou alors il y a une partie de nous qui meure en effet, et on vit éventuellement son agonie tandis qu’on est obligé de s’en détacher, mais notre corps physique a encore de beaux jours devant lui. Quand la mort s’annonce dans un rêve, c’est souvent sous la forme de retrouvailles avec de chers disparus, d’un voyage auquel il faut se préparer, ou encore d’un retour à la maison ou d’un mariage.
Marie-Louise Von Franz, qui a été la principale collaboratrice de Carl Jung, a publié un livre remarquable sur Les rêves et la mort. C’est une lecture qui m’a profondément touché et qui a profondément orienté mon propre travail sur les rêves. Je me souviens comme j’étais ébranlé au tréfonds après l’avoir lu une première fois, pour ainsi dire d’une traite. J’ai été élevé dans une culture matérialiste qui niait la possibilité d’une survie de la conscience après la mort, et pour la première fois, mais non la dernière, je trouvais des éléments à l’appui d’une vision bien plus large de la nature de la conscience. Le plus surprenant pour moi à l’époque a été de réaliser que c’était moins les explications de Mme Von Franz qui me communiquaient cette certitude que les images de rêve qu’elle mentionne. C’est alors que j’ai mesuré que les rêves parlent à l’âme au-delà et par-delà toute rationalité, qui peut toujours être discutée. Je pourrais dire que c’est à partir de là que j’ai vraiment ressenti l’appel profond à travailler avec les rêves et, encore aujourd’hui, je considère qu’il n’est pas de plus grand service qu’on puisse rendre à un être humain que de l’aider à mourir, c’est-à-dire à naître à une autre dimension.
Jung l’avait déjà remarqué, et la tradition orientale le confirme : la mort, même accidentelle, s’annonce dans les rêves. Il semble qu’il y ait un rêve préparant explicitement au passage environ 6 mois avant le décès. Cette datation est frappante car, en Inde, on dit que 6 mois avant la mort, le flux de l’énergie s’inverse : au lieu d’absorber le prana, le corps le rejette. Il y a de nombreux exemples frappants de cette anticipation. L’un des plus connus est rapporté par Jung qui avait un ami médecin qui se moquait de l’interprétation des rêves, et qui lui a raconté qu’il avait rêvé être arrivé au sommet d’une haute montagne. Il a alors ressenti un tel sentiment de bonheur et de supériorité qu’il s’est senti capable de monter dans l’univers, et c’est effectivement ce qui s’est passé : il a commencé à monter dans les airs pour se réveiller finalement en pleine extase. Jung lui conseilla de ne plus pratiquer l'alpinisme en solitaire et d'être très prudent, s’attirant le rire du rêveur. Deux mois plus tard une avalanche faillit l’emporter alors qu'il faisait seul une course en montagne mais il fut sauvé à temps par une patrouille militaire. Quelques temps après, il mit le pied dans le vide et sa chute fut mortelle.
Le propos du livre de Mme Von Franz va beaucoup plus loin que de telles anecdotes. Elle s’est intéressée à ce que nous disent les rêves de la nature de la mort elle-même, et a mis les éléments qu’elle a tirés des rêves en relation avec le symbolisme des alchimistes et, en particulier, celui des anciens Égyptiens. Ces derniers peuvent être considérés comme ayant été de grands spécialistes de la mort : pour eux, notre existence sur terre était beaucoup moins importante que leur devenir « de l’autre côté ». Le rituel d’embaumement des cadavres qu’ils ont raffiné à l’extrême préparait à la résurrection dans un corps glorifié dont le symbolisme renvoie clairement à la notion du corps subtil. Mme Von Franz le dit sans ambages : « l’inconscient, de toute évidence, "croit" à une vie après la mort ». C’est généralement un message réconfortant que reçoit la personne qui rêve – il arrive ainsi que la mort soit présentée à une personne malade comme une guérison, comme en témoigne ce rêve d’une jeune femme se mourant du cancer :
« Je suis à l’hôpital, debout près de mon lit, je me sens forte et guérie. Le soleil entre à flots dans la pièce. Le médecin est là et me dit que je suis complètement guérie, d’une façon inattendue, et que je peux quitter l’hôpital. Alors je me suis retournée et j’ai aperçu dans mon lit… mon cadavre. »
Cette vision saisissante n’est pas sans rappeler de nombreux récits d’expérience de mort imminente (NDE) et de sortie du corps (OBE), qui étayent l’idée d’une indépendance de la conscience vis-à-vis du corps. Un autre thème symbolique qui ressort volontiers de ces rêves est celui du renouvellement de la végétation, dont nous avons un écho encore aujourd’hui dans la représentation de la mort comme portant une faux. Mme Von Franz rapporte ainsi ce rêve d’un homme qui n’arrivait pas à accepter un diagnostic fatal : il voyait un champ de blé saccagé par un troupeau de bovins avant d’avoir pu parvenir à maturité, et soudain il a entendu une voix lointaine dire :
« Tout parait anéanti mais tout repoussera, les racines sont sous terre et d’elles repoussera de nouveau le blé ».
Ce thème des racines souterraines est fréquent en rêve quand il est question de la mort. Dans le dernier rêve connu de Jung, il a ainsi vu une pierre ronde entourée de vases et d’un carré d’arbres avec des fils d’or scintillant parmi leurs racines. Les vases sont peut-être à mettre en relation avec la façon dont les anciens Égyptiens conservaient des parties du corps démembré d’Osiris dans l’attente qu’il soit reconstitué. Quant aux racines, elles renvoient, pourrait-on dire, nécessairement à cette citation de Jung qui met notre existence en perspective : « La vie m'a toujours semblé être comme une plante qui puise sa vitalité dans son rhizome ; ce qui devient visible au-dessus du sol ne se maintient qu'un seul été, puis se fane... Apparition éphémère. Quand on pense au devenir et au disparaître infinis de la vie et des civilisations, on retire une impression de vanité des vanités ; mais personnellement je n'ai jamais perdu le sentiment de la pérennité de la vie sous l'éternel changement. Ce que nous voyons, c'est la floraison - et elle disparaît - mais le rhizome persiste. »
De par la règle pars pro toto qui veut que la partie fasse allusion à l’ensemble, les racines évoquent aussi l’arbre, c’est-à-dire un des symboles majeurs de l’individuation. C’est une des conclusions frappantes du livre de Mme Von Franz : « Presque tous les symboles repérables dans les rêves de mort apparaissent également au cours du processus d’individuation, notamment tel qu’il se manifeste pendant la seconde phase de l’existence. (…) Le processus d’individuation est, littéralement, une préparation à la mort. En fait, rêves de mort et rêves d’individuation ne se distinguent en rien les uns des autres dans leur symbolisme archétypique ». Cela conduit à penser que vivre en conscience implique de faire face à l’inéluctabilité pour chacun de la mort et de s’y préparer, mais aussi dès lors de ne pas perdre une seconde pour vivre aussi pleinement et intensément que possible dans le présent.
On ne peut finalement tirer aucune certitude des rêves quant au devenir de la conscience après la mort, mais seulement des indices d’une profonde transformation et d’une « continuation du processus vital que notre conscience ordinaire ne permet pas de saisir ». C’est cette réflexion de Mme Von Franz qui permet de comprendre que le rêve du vieil homme que j’ai présenté en introduction est un rêve de mort : voilà que son devenir, représenté par son petit-fils, s’affaire sur un véhicule d’une couleur jamais vue, qui préfigure un autre monde, une autre dimension. La conscience ordinaire ne peut pas saisir de quoi est faite cette nouvelle dimension car c’est complètement hors du connu. Il semble, selon plusieurs témoignages, que nous vivions dans une réalité restreinte par nos sens et par notre mental, et que ces limites disparaissent de « l’autre côté », au point qu’il soit pénible de revenir. Ainsi Jung, quand il devint clair au cours de son expérience de mort imminente qu’il devait continuer son œuvre sur terre, éprouva la déception de devoir retourner au « système des caissettes » : notre réalité ordinaire lui semblait être un monde artificiel dans lequel chaque être humain occupe une petite caisse à trois dimensions…
Un autre indice qui permet de comprendre que le rêve présenté en introduction prépare le rêveur à partir tient à ce grand froid qu’il éprouve quand il se rend compte que son petit-fils ne s’occupe pas de lui, et dans le fond n’a plus besoin de lui. Ce ressenti de froid impossible à surmonter est un signe du retrait de l’énergie qui quitte ce monde. Il est temps pour le vieil homme de s’en aller et voilà donc qu’il rentre chez lui, dans son appartement. C’est peut-être le thème archétypique le plus commun en ce qui concerne la mort : le retour à la maison. En filigrane de cette image, on retrouve le thème de l’exil de l’âme dans la matière et l’idée qui veut que notre véritable demeure soit l’immensité. J’ai déjà évoqué ailleurs comment Jung était arrivé à l’intuition de ce que le Soi prend forme humaine comme quelqu’un revêt un costume de plongeur, pour s’immerger dans les expériences du monde à trois dimensions.
La mort fait partie de ces impensables qui réclament une pensée mythique et symbolique pour l’appréhender. Un symptôme du désarroi intérieur de notre époque apparait de façon criante dans la façon dont nous traitons la mort, c’est-à-dire en la cachant et en détournant le regard tandis qu’elle ressort sans cesse dans nos écrans de télévision et nos jeux vidéo. Jung insistait sur l’importance pour une personne qui vieillit de « se familiariser avec la possibilité de mourir. Une ultime interrogation se pose à elle et il faudrait pouvoir y répondre. À cette fin, il faudrait disposer d’un mythe de la mort car la raison ne lui offre rien que la fosse obscure dans laquelle il est sur le point d’entrer. » Il ne s’agit selon lui pas tant de « croire » que de suivre l’archétype qui ouvre le passage, de laisser la nature nous prendre par la main et nous emmener. Le mythe collectif a beau être perdu, l’archétype ressort encore et toujours dans les rêves des individus et laisse entrevoir un sens au-delà de notre compréhension. Dans cette perspective qui tend, avec l’individuation, vers la réalisation de notre totalité, Jung disait encore que « la dissolution de notre forme temporelle dans l’éternité n’est pas une perte de sens. Au contraire, le petit doigt apprend à reconnaître qu’il fait partie de la main. »