Une
relecture spirituelle de Jung s’impose. Ce pourrait être une relecture dans une
perspective non-dualiste, parmi d’autres approches possibles puisque l’œuvre de
Jung est si riche qu’elle se refuse à toute saisie unilatérale. Plusieurs
publications récentes jettent une nouvelle lumière sur l’aventure intérieure du
chercheur d’or spirituel qu’il a été, à commencer par le Livre Rouge où il a
enluminé ses imaginations actives. La brillante étude Jung et la
mystique de Steve Melanson montre comment la démarche de Jung s’appuie
sur les traces laissées par Maître Eckhart. La thèse remarquable de Luc
Beaubien sur L’expérience mystique selon C.G. Jung[1]
apporte un éclairage sur les relations parfois ambigües mais incontestables qu’il y a
entre individuation, en particulier dans le vécu de Jung, et expérience
mystique, au sens d’une expérience du numineux au-delà des opposés. Le terme « mystique »
renvoie étymologiquement au verbe grec « mueô », qui signifie « rester muet, silencieux », et c’est précisément ce silence
qui caractérise l’expérience de l’espace ouvert au-delà de la dualité. Jung
parlait plus souvent pour sa part de « gnose », c’est-à-dire d’un
mode de connaissance direct, par l’intérieur, tenant dans le fait de contempler
la réalité dans le miroir de la « psyché objective », l’inconscient
collectif et le Soi au-delà des opposés.
L’autobiographie
intérieure de Jung commence sur ces mots : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation ».
Dans le travail des rêves, et un récit autobiographique est un grand rêve, la première
phrase est très importante car elle donne la note de tout ce qui suit. Ici,
dans cette phrase, il n’y a rien de personnel à part le « ma »
introductif ; le moi s’efface devant l’inconscient en même temps qu’il y a
l’affirmation décisive d’une réalisation. L’inconscient, c’est un voile de
silence bien commode qu’on tire sur ce qu’on ne peut pas nommer, pas
conceptualiser, parce que c’est hors de notre champ de conscience. Jung affirme
à mots couverts une réalisation de la conscience du Soi. Mais jusqu’où est
allée cette réalisation ? Plus loin, il parle de sa vie à Bolligen, la
tour qu’il s’était bâtie sur le lac de Zurich : « Par moment, je suis comme répandu dans le paysage et dans les choses et
je vis dans chaque arbre, dans le clapotis des vagues, dans les nuages, dans
les animaux qui vont et qui viennent, et dans les objets. » Ce qu’il
décrit là est caractéristique d’une expansion de conscience dans laquelle le
point de vue auto-centré sur le moi s’efface, une ouverture au-delà de la
séparation dans laquelle le vieux Jung semble avoir passé beaucoup de temps en
silence, sa propre nature résonnant avec la nature environnante.
Il ne
s’agit pas de faire dire à Jung ce qu’il n’a pas dit. Il n’a jamais discuté du
concept de « non-dualité » car c’était hors du vocabulaire et pour
ainsi dire du champ mental de son époque. Il est resté lui-même fort pris dans
la dualité, par exemple du bien et du mal, et plus profondément du sens et du
non-sens de l’existence. Il écrit à la fin de sa vie : « Comme dans toute question de métaphysique,
les deux (alternatives) sont probablement vraies : la vie est sens et non-sens
ou elle possède sens et non-sens. J'ai l'espoir anxieux que le sens l'emportera
et gagnera la bataille. » Il s’est intéressé au Satori mais considérait
que la réalisation ultime n’est accessible qu’à quelques individus
exceptionnels comme le Bouddha. Il décourageait les occidentaux d’aller
chercher la réalisation en Orient. Il aurait eu la possibilité de rencontrer
Sri Maharshi, dont il ne pouvait ignorer l’envergure spirituelle car son ami
Heinrich Zimmer lui en avait longuement parlé, mais il a préféré s’en
détourner. Je parlerai une autre fois de ce rendez-vous manqué avec le sage de Tiruvannāmalai
– pour nombre de chercheurs spirituels, c’est le « péché de Jung »
que d’avoir dédaigné aller s’assoir aux pieds de ce « saint homme ».
Aujourd’hui, ce sont sur deux rêves de Jung que je voudrais m’arrêter car ils
me semblent ouvrir à une perspective bien plus large que celle de la
psychologie des profondeurs, et de toute psychologie finalement. Il présente ces
rêves en disant qu’ils éclairent « les questions les plus
difficiles » qui tiennent aux relations entre « l’homme
intemporel », le Soi, et l’homme terrestre pris dans le temps et l’espace,
le moi.
Jung
rapporte, dans Ma Vie (pages 367, 368), qu’en octobre 1958, il vit en rêve venir à
lui deux disques de métal brillant qui filaient vers le lac en décrivant un arc
de cercle au-dessus de sa maison. Il reconnut là des OVNI et voilà qu’un autre
objet sembla se diriger directement vers lui. « C’était une lentille circulaire comme l’objectif d’un télescope. À une
distance de quatre ou cinq cents mètres environ, l’objet s’immobilisa un
instant puis fila au loin. Immédiatement après, un autre corps arriva en
traversant les airs : une lentille d’objectif avec un prolongement métallique
aboutissant à une boîte, sorte de lanterne magique. À soixante ou soixante-dix
mètres de distance, il s’arrêta dans l’air et me visa. Je me réveillai en proie
à un sentiment d’étonnement. Encore à moitié dans mon rêve une idée me traversa
l’esprit : Nous croyons toujours que les ovnis seraient des projections, or il
semble bien que c’est nous qui sommes les leurs. La lanterne magique me
projette sous la forme de C.G. Jung, mais qui manipule la lanterne magique ? »
Ce rêve
lui rappelle un autre rêve qu’il a fait auparavant et où transparaît d’une
certaine façon la réponse à son questionnement. C’est un des signes très
surprenant de l’action du Soi, que j’ai pu moi-même observer dans ma propre
expérience, que de voir parfois la réponse à une question émerger bien avant
que l’interrogation ne soit même formulée. C’est assez déroutant pour la rationalité
qui a tendance à s’effondrer devant ce genre d’expériences. Celles-ci font
ressortir l’intemporalité du Soi, et il faut bien dire que cet effondrement
s’avère un allègement car, au fond, le temps psychologique linéaire apparaît
comme une construction mentale bien lourde à porter. En filigrane du récit de
Jung, c’est bien l’éveil à une réalité hors du temps qui est évoqué donc même s’il
n’est pas nommé comme tel : l’a-t-il réalisé ? On ne peut que
supputer. Mais dans ce rêve, Jung a clairement une intuition de la nature de la
lanterne magique et de qui la manipule :
« Dans ce rêve d'autrefois, je me trouvais en
excursion sur une petite route; je traversais un site vallonné, le soleil
brillait et j'avais sous les yeux, tout autour de moi, un vaste panorama. Puis
j'arrivai près d'une petite chapelle, au bord de la route. La porte était
entrebâillée et j'entrai. À mon grand étonnement, il n'y avait ni statue de la
Vierge, ni crucifix sur l'autel, mais simplement un arrangement floral
magnifique. Devant l'autel, sur le sol, je vis, tourné vers moi, un yogi dans
la position du lotus, profondément recueilli. En le regardant de plus près, je
vis qu'il avait mon visage; j'en fus stupéfait et effrayé et je me réveillai en
pensant : "Ah ! Par exemple ! Voilà celui qui me médite. Il a un rêve et
ce rêve, c'est moi." Je savais que quand il se réveillerait, je n'existerais
plus. »
Jung
indique qu’il eut ce rêve après sa maladie de 1944, c’est-à-dire après une
expérience de mort imminente accompagnée par des visions du mariage sacré entre
le dieu et la déesse, en l’occurrence Zeus et Héra sur la couche nuptiale. Il
commente : « C'est une parabole
: mon Soi entre en méditation, pour ainsi dire comme un yogi, et médite sur ma
forme terrestre. On pourrait dire aussi : il prend la forme humaine pour venir dans l'existence à trois dimensions,
comme quelqu'un revêt un costume de plongeur pour se jeter dans la mer. Le Soi
renonçant à l'existence dans l'au-delà assume une attitude religieuse, ainsi
que l'indique aussi la chapelle dans l'image du rêve; dans sa forme terrestre
il peut faire les expériences du monde à trois dimensions et par une conscience accrue, progresser vers sa
réalisation. »[2]
Je ne
vous cacherai pas que je ressens une profonde révérence devant ce rêve. Je
m’incline devant lui comme on pourrait s’incliner devant un grand Bouddha de
pierre. J’y reviens régulièrement depuis trente ans comme on revient se
désaltérer à une source d’eau fraiche inépuisable. C’est cela sans doute qu’on
appelle un « sentiment religieux », et si j’ose en parler, c’est
d’une part parce qu’il serait temps de réhabiliter la fonction sentiment[3]
et que je suis prêt à rompre quelques lances dans ce sens, mais aussi, d’autre
part, parce que mon commentaire sur ce rêve est l’occasion de préciser ce que
Jung entendait par le mot « religion ». Il distingue celle-ci de la
notion de confession religieuse et en propose une compréhension qu’on peut
qualifier de spirituelle. L’étymologie de « religion » n’est en effet
pas nécessairement le « religare » (relier) sur lequel les pères de
l’Église ont justifié et construit le dogme et la structure contraignante que
l’on sait. Pour Jung, le terme s’origine plus probablement du latin
« religere », qui signifie « attention scrupuleuse ». Il
définit donc la religion comme « une attention scrupuleuse aux mouvements
de l’âme ». La mienne d’âme danse en écoutant ce rêve qui est pour elle comme
une épiphanie.
Tout est
là, en effet. D’abord cette évocation d’une excursion dans la campagne où nous
pouvons voir une métaphore de l’existence avec son relief vallonné, ses
hauts et ses bas : le soleil de la conscience brille et l’esprit contemple
un vaste panorama. Au bord de la route, il y a une petite chapelle : le
mystère transcendant revêt les formes culturelles du lieu et de l’époque, mais
se caractérise par une certaine discrétion. Rien à voir avec les grandes pompes
qui témoignent surtout de la volonté de puissance des prêtres, le numen se tient au bord de la route. Pour
un peu, il passerait presque inaperçu, et c’est d’ailleurs ce qui arrive à la
plupart : ils ne l’aperçoivent pas, trop pressés d’arriver quelque part.
J’ai une pensée incongrue pour le regretté Lou Reed et son invitation à marcher
sur le côté sauvage de la vie ; c’est en sifflotant Walk on the
wild side que j’entrerai moi-même dans ce rêve en imagination active et
que je pousserai la porte. Car la porte est entrebâillée, invitante : rien
n’empêche d’aller à la rencontre du mystère d’être, mais encore faut-il prendre
le temps de s’arrêter et de pousser la porte qui conduit
« au-dedans ».
Et voilà
donc qu’au grand étonnement du rêveur, il n’y a là ni crucifix ni statue de la
Vierge – à l’intérieur, il n’y a aucune forme cultuelle qui tienne – mais
« un arrangement floral magnifique ». Les fleurs sont volontiers
symboliques des sentiments ainsi que de l’ouverture de la conscience. On
raconte que le bouddhisme zen découle d’un sermon au cours duquel le Bouddha
Sakyamuni se contenta de présenter une fleur à ses disciples. Seul l’un d’eux
aurait compris et il sourit en retour au Bouddha qui déclara alors qu’il venait
de lui transmettre son trésor spirituel le plus précieux. Ici, la présence du
Soi se manifeste aussi dans la beauté qui ressort de cet arrangement : le
Soi est un principe d’ordre et sa signature est l’harmonie, un ordre au-delà de
la rationalité et une harmonie vivante au-delà du désordre apparent. Nous en
avons une expression mathématique dans les équations non-linéaires qui font
émerger des motifs fractals du chaos. Quelque part, dans le Soi, tout se
rejoint, tout s’équilibre.
La
révélation du rêve, ce en quoi il tient de l’épiphanie, se symbolise enfin dans
le fait que Jung se rencontre lui-même, ou plus précisément : il rencontre le
Soi sous la forme d’un yogi qui médite en position du lotus. Jung a emprunté le
concept du Soi à l’Inde spirituelle et en particulier à la notion de
l’Atman ; tout ce qu’il dit du Soi se retrouve dans les Upanishad.
L’Orient est souvent, dans les rêves des Occidentaux, la patrie de l’âme, le
lieu par excellence de la vie spirituelle. Jung a accompli son « voyage
vers l’Orient », pour paraphraser le titre d’un livre de son ami Hermann
Hesse, et il a donc retrouvé le Soi au cœur même de notre tradition chrétienne,
dans une petite chapelle fleurie. En regardant de plus près de quoi il
retourne, Jung se rend compte que le yogi a son visage. C’est stupéfiant,
effrayant, comme toute manifestation authentique du numen, de ce qui nous dépasse si prodigieusement qu’on ne peut que
rester muet quand on y fait face. Soudain, voilà donc la non-dualité de la
réalité qui apparaît dans toute son ampleur : le Soi lui signifie
clairement qu’il n’est pas autre que lui, qu’il n’y a en fait aucune séparation
entre le moi de Jung et le Soi qui le rêve. Mais tandis que Jung lui-même est
dans l’extraversion des sens, de l’illusion d’une vie séparée de cette Source,
le Soi est dans l’introversion de la méditation. Jung réalise alors que tout ce
qu’il croit être est simplement un rêve, et que lorsque le méditant ouvrira les
yeux, cette illusion se dissipera, Jung cessera d’exister – ex-ister :
« être hors de », c’est-à-dire bien sûr hors du Soi. Cela rappelle la
mythologie hindoue qui veut que l’univers tout entier soit le rêve de Vishnou,
ainsi que cette strophe qui ouvre le Spandakârirâ ou « chant du frémissement »[4] tantrique:
« La vénérée Shankari (Shakti), source de
l’énergie, ouvre les yeux et l’univers se résorbe en pure conscience, elle les
ferme et l’univers se manifeste en elle ».
Le rêve
nous indique précisément où Jung s’est arrêté dans ce processus d’éveil du Soi.
Il n’a pas secoué le yogi pour l’amener à ouvrir les yeux, il ne s’est pas
dissous dans l’Infini. Il s’est tenu juste au bord de cet ébranlement absolu,
il a parcouru le chemin qui y conduit et en a contemplé la possibilité, dont il
faut bien dire qu’elle est effrayante pour le moi. En effet, avec la
disparition de toute séparation, il n’y a plus rien de solide ni de permanent
qui demeure : c’est la mort de la conscience ordinaire, de l’ego. Ainsi
pouvons-nous conclure que Jung n’était donc pas un « éveillé » au
sens où l’entendent aujourd’hui les chantres de la non-dualité, mais cette
conclusion va avec un éclat de rire libérateur. En effet, nous dit ce rêve, il
n’est rien comme un « éveillé » tant qu’il y a quelqu’un pour prétendre
l’être : ce n’est pas l’homme qui s’éveille mais le Soi qui revient à
Lui-même en ouvrant les yeux, et alors il n’est plus personne pour en parler –
la personnalité terrestre a entièrement disparu. La mythologie grecque nous
donnait déjà ce « mot de passe » quand elle racontait comment Ulysse
le voyageur a déjoué le Cyclope à la vision unilatérale qui lui
demandait :
-
Qui
es-tu ?
-
Personne,
je suis personne.
[1] Cette thèse est disponible intégralement ici : http://www.theses.ulaval.ca/2009/26182/26182.pdf
[2] Vous retrouverez ces deux rêves, avec d’autres citations éclairantes
de Jung pour les mettre en perspective, en visitant le blogue « grands
rêves » à cette adresse : http://grandsreves.over-blog.com/article-deux-reves-de-jung-122425213.html
[3] Sur ce vaste sujet, je ne saurai que vous recommander de lire la
dernière conférence donnée par la regrettée Marie-Louise Von Franz, dont vous
trouverez la transcription en français ici : http://carnetsdereves.wordpress.com/2012/04/19/rehabilitation-de-la-fonction-sentiment-dans-notre-civilisation-par-cg-jung
[4] Daniel Odier, L’incendie du cœur (le chant tantrique du frémissement),
les éditions du Relié, 2004
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