dimanche 6 avril 2014

Le méditant qui me rêve


Une relecture spirituelle de Jung s’impose. Ce pourrait être une relecture dans une perspective non-dualiste, parmi d’autres approches possibles puisque l’œuvre de Jung est si riche qu’elle se refuse à toute saisie unilatérale. Plusieurs publications récentes jettent une nouvelle lumière sur l’aventure intérieure du chercheur d’or spirituel qu’il a été, à commencer par le Livre Rouge où il a enluminé ses imaginations actives. La brillante étude Jung et la mystique de Steve Melanson montre comment la démarche de Jung s’appuie sur les traces laissées par Maître Eckhart. La thèse remarquable de Luc Beaubien sur L’expérience mystique selon C.G. Jung[1] apporte un éclairage sur les relations parfois ambigües mais incontestables qu’il y a entre individuation, en particulier dans le vécu de Jung, et expérience mystique, au sens d’une expérience du numineux au-delà des opposés. Le terme « mystique » renvoie étymologiquement au verbe grec « mueô », qui signifie « rester muet, silencieux », et c’est précisément ce silence qui caractérise l’expérience de l’espace ouvert au-delà de la dualité. Jung parlait plus souvent pour sa part de « gnose », c’est-à-dire d’un mode de connaissance direct, par l’intérieur, tenant dans le fait de contempler la réalité dans le miroir de la « psyché objective », l’inconscient collectif et le Soi au-delà des opposés.

L’autobiographie intérieure de Jung commence sur ces mots : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation ». Dans le travail des rêves, et un récit autobiographique est un grand rêve, la première phrase est très importante car elle donne la note de tout ce qui suit. Ici, dans cette phrase, il n’y a rien de personnel à part le « ma » introductif ; le moi s’efface devant l’inconscient en même temps qu’il y a l’affirmation décisive d’une réalisation. L’inconscient, c’est un voile de silence bien commode qu’on tire sur ce qu’on ne peut pas nommer, pas conceptualiser, parce que c’est hors de notre champ de conscience. Jung affirme à mots couverts une réalisation de la conscience du Soi. Mais jusqu’où est allée cette réalisation ? Plus loin, il parle de sa vie à Bolligen, la tour qu’il s’était bâtie sur le lac de Zurich : « Par moment, je suis comme répandu dans le paysage et dans les choses et je vis dans chaque arbre, dans le clapotis des vagues, dans les nuages, dans les animaux qui vont et qui viennent, et dans les objets. » Ce qu’il décrit là est caractéristique d’une expansion de conscience dans laquelle le point de vue auto-centré sur le moi s’efface, une ouverture au-delà de la séparation dans laquelle le vieux Jung semble avoir passé beaucoup de temps en silence, sa propre nature résonnant avec la nature environnante.

Il ne s’agit pas de faire dire à Jung ce qu’il n’a pas dit. Il n’a jamais discuté du concept de « non-dualité » car c’était hors du vocabulaire et pour ainsi dire du champ mental de son époque. Il est resté lui-même fort pris dans la dualité, par exemple du bien et du mal, et plus profondément du sens et du non-sens de l’existence. Il écrit à la fin de sa vie : « Comme dans toute question de métaphysique, les deux (alternatives) sont probablement vraies : la vie est sens et non-sens ou elle possède sens et non-sens. J'ai l'espoir anxieux que le sens l'emportera et gagnera la bataille. » Il s’est intéressé au Satori mais considérait que la réalisation ultime n’est accessible qu’à quelques individus exceptionnels comme le Bouddha. Il décourageait les occidentaux d’aller chercher la réalisation en Orient. Il aurait eu la possibilité de rencontrer Sri Maharshi, dont il ne pouvait ignorer l’envergure spirituelle car son ami Heinrich Zimmer lui en avait longuement parlé, mais il a préféré s’en détourner. Je parlerai une autre fois de ce rendez-vous manqué avec le sage de Tiruvannāmalai – pour nombre de chercheurs spirituels, c’est le « péché de Jung » que d’avoir dédaigné aller s’assoir aux pieds de ce « saint homme ». Aujourd’hui, ce sont sur deux rêves de Jung que je voudrais m’arrêter car ils me semblent ouvrir à une perspective bien plus large que celle de la psychologie des profondeurs, et de toute psychologie finalement. Il présente ces rêves en disant qu’ils éclairent « les questions les plus difficiles » qui tiennent aux relations entre « l’homme intemporel », le Soi, et l’homme terrestre pris dans le temps et l’espace, le moi.

Jung rapporte, dans Ma Vie (pages 367, 368), qu’en octobre 1958, il vit en rêve venir à lui deux disques de métal brillant qui filaient vers le lac en décrivant un arc de cercle au-dessus de sa maison. Il reconnut là des OVNI et voilà qu’un autre objet sembla se diriger directement vers lui. « C’était une lentille circulaire comme l’objectif d’un télescope. À une distance de quatre ou cinq cents mètres environ, l’objet s’immobilisa un instant puis fila au loin. Immédiatement après, un autre corps arriva en traversant les airs : une lentille d’objectif avec un prolongement métallique aboutissant à une boîte, sorte de lanterne magique. À soixante ou soixante-dix mètres de distance, il s’arrêta dans l’air et me visa. Je me réveillai en proie à un sentiment d’étonnement. Encore à moitié dans mon rêve une idée me traversa l’esprit : Nous croyons toujours que les ovnis seraient des projections, or il semble bien que c’est nous qui sommes les leurs. La lanterne magique me projette sous la forme de C.G. Jung, mais qui manipule la lanterne magique ? »

Ce rêve lui rappelle un autre rêve qu’il a fait auparavant et où transparaît d’une certaine façon la réponse à son questionnement. C’est un des signes très surprenant de l’action du Soi, que j’ai pu moi-même observer dans ma propre expérience, que de voir parfois la réponse à une question émerger bien avant que l’interrogation ne soit même formulée. C’est assez déroutant pour la rationalité qui a tendance à s’effondrer devant ce genre d’expériences. Celles-ci font ressortir l’intemporalité du Soi, et il faut bien dire que cet effondrement s’avère un allègement car, au fond, le temps psychologique linéaire apparaît comme une construction mentale bien lourde à porter. En filigrane du récit de Jung, c’est bien l’éveil à une réalité hors  du temps qui est évoqué donc même s’il n’est pas nommé comme tel : l’a-t-il réalisé ? On ne peut que supputer. Mais dans ce rêve, Jung a clairement une intuition de la nature de la lanterne magique et de qui la manipule :

« Dans ce rêve d'autrefois, je me trouvais en excursion sur une petite route; je traversais un site vallonné, le soleil brillait et j'avais sous les yeux, tout autour de moi, un vaste panorama. Puis j'arrivai près d'une petite chapelle, au bord de la route. La porte était entrebâillée et j'entrai. À mon grand étonnement, il n'y avait ni statue de la Vierge, ni crucifix sur l'autel, mais simplement un arrangement floral magnifique. Devant l'autel, sur le sol, je vis, tourné vers moi, un yogi dans la position du lotus, profondément recueilli. En le regardant de plus près, je vis qu'il avait mon visage; j'en fus stupéfait et effrayé et je me réveillai en pensant : "Ah ! Par exemple ! Voilà celui qui me médite. Il a un rêve et ce rêve, c'est moi." Je savais que quand il se réveillerait, je n'existerais plus. »

Jung indique qu’il eut ce rêve après sa maladie de 1944, c’est-à-dire après une expérience de mort imminente accompagnée par des visions du mariage sacré entre le dieu et la déesse, en l’occurrence Zeus et Héra sur la couche nuptiale. Il commente : « C'est une parabole : mon Soi entre en méditation, pour ainsi dire comme un yogi, et médite sur ma forme terrestre. On pourrait dire aussi : il prend la forme humaine pour venir dans l'existence à trois dimensions, comme quelqu'un revêt un costume de plongeur pour se jeter dans la mer. Le Soi renonçant à l'existence dans l'au-delà assume une attitude religieuse, ainsi que l'indique aussi la chapelle dans l'image du rêve; dans sa forme terrestre il peut faire les expériences du monde à trois dimensions et par une conscience accrue, progresser vers sa réalisation. »[2]

Je ne vous cacherai pas que je ressens une profonde révérence devant ce rêve. Je m’incline devant lui comme on pourrait s’incliner devant un grand Bouddha de pierre. J’y reviens régulièrement depuis trente ans comme on revient se désaltérer à une source d’eau fraiche inépuisable. C’est cela sans doute qu’on appelle un « sentiment religieux », et si j’ose en parler, c’est d’une part parce qu’il serait temps de réhabiliter la fonction sentiment[3] et que je suis prêt à rompre quelques lances dans ce sens, mais aussi, d’autre part, parce que mon commentaire sur ce rêve est l’occasion de préciser ce que Jung entendait par le mot « religion ». Il distingue celle-ci de la notion de confession religieuse et en propose une compréhension qu’on peut qualifier de spirituelle. L’étymologie de « religion » n’est en effet pas nécessairement le « religare » (relier) sur lequel les pères de l’Église ont justifié et construit le dogme et la structure contraignante que l’on sait. Pour Jung, le terme s’origine plus probablement du latin « religere », qui signifie « attention scrupuleuse ». Il définit donc la religion comme « une attention scrupuleuse aux mouvements de l’âme ». La mienne d’âme danse en écoutant ce rêve qui est pour elle comme une épiphanie.

Tout est là, en effet. D’abord cette évocation d’une excursion dans la campagne où nous pouvons voir une métaphore de l’existence avec son relief vallonné, ses hauts et ses bas : le soleil de la conscience brille et l’esprit contemple un vaste panorama. Au bord de la route, il y a une petite chapelle : le mystère transcendant revêt les formes culturelles du lieu et de l’époque, mais se caractérise par une certaine discrétion. Rien à voir avec les grandes pompes qui témoignent surtout de la volonté de puissance des prêtres, le numen se tient au bord de la route. Pour un peu, il passerait presque inaperçu, et c’est d’ailleurs ce qui arrive à la plupart : ils ne l’aperçoivent pas, trop pressés d’arriver quelque part. J’ai une pensée incongrue pour le regretté Lou Reed et son invitation à marcher sur le côté sauvage de la vie ; c’est en sifflotant Walk on the wild side que j’entrerai moi-même dans ce rêve en imagination active et que je pousserai la porte. Car la porte est entrebâillée, invitante : rien n’empêche d’aller à la rencontre du mystère d’être, mais encore faut-il prendre le temps de s’arrêter et de pousser la porte qui conduit « au-dedans ».

Et voilà donc qu’au grand étonnement du rêveur, il n’y a là ni crucifix ni statue de la Vierge – à l’intérieur, il n’y a aucune forme cultuelle qui tienne – mais « un arrangement floral magnifique ». Les fleurs sont volontiers symboliques des sentiments ainsi que de l’ouverture de la conscience. On raconte que le bouddhisme zen découle d’un sermon au cours duquel le Bouddha Sakyamuni se contenta de présenter une fleur à ses disciples. Seul l’un d’eux aurait compris et il sourit en retour au Bouddha qui déclara alors qu’il venait de lui transmettre son trésor spirituel le plus précieux. Ici, la présence du Soi se manifeste aussi dans la beauté qui ressort de cet arrangement : le Soi est un principe d’ordre et sa signature est l’harmonie, un ordre au-delà de la rationalité et une harmonie vivante au-delà du désordre apparent. Nous en avons une expression mathématique dans les équations non-linéaires qui font émerger des motifs fractals du chaos. Quelque part, dans le Soi, tout se rejoint, tout s’équilibre.

La révélation du rêve, ce en quoi il tient de l’épiphanie, se symbolise enfin dans le fait que Jung se rencontre lui-même, ou plus précisément : il rencontre le Soi sous la forme d’un yogi qui médite en position du lotus. Jung a emprunté le concept du Soi à l’Inde spirituelle et en particulier à la notion de l’Atman ; tout ce qu’il dit du Soi se retrouve dans les Upanishad. L’Orient est souvent, dans les rêves des Occidentaux, la patrie de l’âme, le lieu par excellence de la vie spirituelle. Jung a accompli son « voyage vers l’Orient », pour paraphraser le titre d’un livre de son ami Hermann Hesse, et il a donc retrouvé le Soi au cœur même de notre tradition chrétienne, dans une petite chapelle fleurie. En regardant de plus près de quoi il retourne, Jung se rend compte que le yogi a son visage. C’est stupéfiant, effrayant, comme toute manifestation authentique du numen, de ce qui nous dépasse si prodigieusement qu’on ne peut que rester muet quand on y fait face. Soudain, voilà donc la non-dualité de la réalité qui apparaît dans toute son ampleur : le Soi lui signifie clairement qu’il n’est pas autre que lui, qu’il n’y a en fait aucune séparation entre le moi de Jung et le Soi qui le rêve. Mais tandis que Jung lui-même est dans l’extraversion des sens, de l’illusion d’une vie séparée de cette Source, le Soi est dans l’introversion de la méditation. Jung réalise alors que tout ce qu’il croit être est simplement un rêve, et que lorsque le méditant ouvrira les yeux, cette illusion se dissipera, Jung cessera d’exister – ex-ister : « être hors de », c’est-à-dire bien sûr hors du Soi. Cela rappelle la mythologie hindoue qui veut que l’univers tout entier soit le rêve de Vishnou, ainsi que cette strophe qui ouvre le Spandakârirâ ou « chant du frémissement »[4] tantrique:

« La vénérée Shankari (Shakti), source de l’énergie, ouvre les yeux et l’univers se résorbe en pure conscience, elle les ferme et l’univers se manifeste en elle ».

Le rêve nous indique précisément où Jung s’est arrêté dans ce processus d’éveil du Soi. Il n’a pas secoué le yogi pour l’amener à ouvrir les yeux, il ne s’est pas dissous dans l’Infini. Il s’est tenu juste au bord de cet ébranlement absolu, il a parcouru le chemin qui y conduit et en a contemplé la possibilité, dont il faut bien dire qu’elle est effrayante pour le moi. En effet, avec la disparition de toute séparation, il n’y a plus rien de solide ni de permanent qui demeure : c’est la mort de la conscience ordinaire, de l’ego. Ainsi pouvons-nous conclure que Jung n’était donc pas un « éveillé » au sens où l’entendent aujourd’hui les chantres de la non-dualité, mais cette conclusion va avec un éclat de rire libérateur. En effet, nous dit ce rêve, il n’est rien comme un « éveillé » tant qu’il y a quelqu’un pour prétendre l’être : ce n’est pas l’homme qui s’éveille mais le Soi qui revient à Lui-même en ouvrant les yeux, et alors il n’est plus personne pour en parler – la personnalité terrestre a entièrement disparu. La mythologie grecque nous donnait déjà ce « mot de passe » quand elle racontait comment Ulysse le voyageur a déjoué le Cyclope à la vision unilatérale qui lui demandait :

-          Qui es-tu ?

-          Personne, je suis personne.




[1] Cette thèse est disponible intégralement ici : http://www.theses.ulaval.ca/2009/26182/26182.pdf  
[2] Vous retrouverez ces deux rêves, avec d’autres citations éclairantes de Jung pour les mettre en perspective, en visitant le blogue « grands rêves » à cette adresse : http://grandsreves.over-blog.com/article-deux-reves-de-jung-122425213.html
[3] Sur ce vaste sujet, je ne saurai que vous recommander de lire la dernière conférence donnée par la regrettée Marie-Louise Von Franz, dont vous trouverez la transcription en français ici : http://carnetsdereves.wordpress.com/2012/04/19/rehabilitation-de-la-fonction-sentiment-dans-notre-civilisation-par-cg-jung 
[4] Daniel Odier, L’incendie du cœur (le chant tantrique du frémissement), les éditions du Relié, 2004

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