Ces
derniers temps, je me demandais de quoi j’allais pouvoir parler dans ce blogue.
Je trouve moins d’intérêt à écrire des articles théoriques et je m’intéresse de
plus en plus à raconter des histoires. Et puis la vie me fournit toujours
matière à réflexion et à partage. C’est ainsi qu’il y a quelques jours, je
donnais une formation sur la facilitation de Loges de Rêves et j’invitais les
stagiaires à réfléchir sur l’Ombre qui menace toujours de nous faire un
crochepied si nous n’y prenons garde. Une fois qu’on a compris et assimilé le
principe éthique du cercle dont je parlais dans mon article précédent, c’est le
principal problème que nous risquons de rencontrer. Notre ombre risque d’avoir
envie de jouer avec nous, de participer à la fête. Et ce n’est pas parce que
nous nous ancrerons dans la lumière que nous en serons quitte. Mais comment la
reconnaître ?
C’est
facile, disais-je à mon groupe : si quelqu’un dans le cercle vous agace,
ou mieux encore vous irrite profondément, vous pouvez être certain(e) que
l’ombre est en train de s’en mêler. À toutes fins pratiques, nous établissions
clairement la distinction entre la nécessité d’intervenir fermement quand
certaines règles ne sont pas respectées – par exemple si quelqu’un se met à
parler sur le rêve de façon théorique ou commence à utiliser le « tu qui tue »
avec la personne qui a proposé un rêve à déployer – et l’affect qui nous jette
dans la tourmente émotionnelle. Le meilleur indicateur, c’est qu’au fond, nous
devrions toujours pouvoir être neutres vis-à-vis de la personne dans nos
interventions. Il s’agit en effet alors de stopper un comportement et non de
blesser qui que ce soit, ou de l’empêcher cette personne d’exister telle qu’elle
est. Dès lors que nous perdons cette neutralité et que l’émotion nous enflamme,
dans le cercle ou ailleurs, nous sommes la proie de l’ombre. Swamiji Prajnanpad
le dit fort bien :
« Quand
il y a émotion, nous ne sommes pas dans la vérité. Car la réalité est
neutre. »
Il y a une
projection. Quelque chose de nous se projette sur la personne, et comme nous
n’acceptons pas de le rencontrer en nous-mêmes, ce conflit se manifeste à
l’extérieur dans un conflit avec une autre personne. Alors, dans notre petit
cinéma intérieur, la personne est comme ceci ou comme cela, et cela justifie
que nous nous énervions car c’est bien sûr inacceptable. Mais comme nous sommes
des gens très conscients qui travaillons très fort sur nous, nous contenons
notre animosité et nous pratiquons Ho’oponopono. En nous examinant et en
prenant quelques respirations bien profondes par le nez, nous rapatrions bientôt
notre ombre à l’intérieur et nous en ressortons pacifié(e)s avec une conscience
élargie de qui nous sommes. Ça, c’est la théorie et en théorie, c’est simple…
Dans la
vie, c’est pas mal plus compliqué et tant mieux parce que sinon, nous serions
tout(e)s des Bouddhas et je me demande bien ce que nous ferions sur cette
planète. Quand l’ombre nous tient, il ne suffit pas de respirer par le nez. Si
l’on essaye de méditer pour savoir ce qui est en jeu, il est assez habituel que
nous nous mettions en fait à tourner en rond dans des pensées rageuses au lieu
de nous installer au centre du cyclone. Tant que le conflit est brûlant, nous
avons bien du mal à revenir à nous-mêmes et à pratiquer l’examen de conscience
qui s’impose. Il faut que l’ombre nous cuise et que nous soyons à point pour y
parvenir, et encore faut-il le vouloir fermement. J’y ai encore goûté récemment,
et c’est de cela dont je vais vous parler aujourd’hui avec pour point de départ
un beau rêve qui m’a longtemps laissé perplexe.
Voici le
rêve, qui est survenu plusieurs semaines avant l’incident que je vais vous exposer :
Je parle avec une amie, Julie[1].
Je la laisse un moment pour aller demander à un de mes anciens associés,
Georges, qui est en train de se rouler un joint, de me donner un peu de
marijuana, ce qu’il fait. Quand je reviens, je suis surpris de me retrouver
devant un gros tas de tabac. Mon amie me dit alors que je me montre cynique, ce
qui m’interloque. Puis je vois Julie et Georges dans une piscine,
et tout à coup, elle s’approche de lui et lui flanque un violent coup de poing
en pleine figure.
Je me suis
réveillé stupéfait. Ce que j’aime particulièrement chez Julie, c’est sa
douceur. Elle est très impliquée dans le réveil, chez elle et d’autres femmes,
d’une féminité consciente ainsi que dans la restauration d’un lien empreint de
conscience et d’amour avec la nature, en particulier les plantes. Elle
s’intéresse beaucoup à l’écoféminisme qu’elle met en pratique. « Pour les
écoféministes, destruction de la nature et oppression des femmes sont liées »[2].
Ce sont des idées auxquelles je souscris, et cette amie représente donc fort
bien un aspect de mon féminin intérieur. Et j’étais donc fort surpris qu’elle
manifeste une telle violence, tellement contraire à ce que je connais d’elle.
Quant à Georges, il se passionne tout particulièrement pour la Bourse. Il est à
la recherche de l’algorithme qui fera des profits systématiques au petit jeu de
la spéculation boursière. C’est son Graal à lui, et cela ne le rend pas moins
sympathique, mais il contraste donc étonnamment dans mon rêve avec mon amie
écoféministe en symbolisant volontiers, donc, un certain capitalisme financier.
Il n’a cependant rien fait dans le rêve qui justifie qu’il se prenne un coup de
poing…
J’ai tourné
quelques temps autour de ce rêve. Ce qui me chiffonnait en particulier, c’est
que mon amie me dise que je me montrais cynique. Je n’aime pas le cynisme, sauf
à revenir à ses origines philosophiques qui remontent à Diogène (IVème
siècle avant JC). Ce dernier, à qui on prête d’avoir vécu dans un tonneau pour
préserver sa liberté, aurait envoyé promener Alexandre dit le Grand en
l’invitant à s’ôter de son soleil. Les cyniques répondaient aux grands discours
philosophiques en aboyant, d’où leur nom car « cynique » signifiait
« chien » en grec ancien. Mais les cyniques modernes me semblent bien
souvent enfermés dans une pensée critique systématique qui se mord la queue
sans avoir l’élégance de nos amis canidés quand ils jouent avec celle-ci. Ils
se présentent généralement comme « réalistes » pour expliquer qu’on
ne peut faire aucune confiance en l’humanité, qu’il n’y a aucun espoir, etc.
Autant j’aime me retremper souvent à « l’eau précieuse du doute »,
comme disait Jung, autant je me sens loin de cette façon de penser…
Diogène avec Alexandre, tableau de Gandolfi |
Un élément
de contexte mérite d’être mentionné. La veille du rêve, je faisais part à un
des amis de mon effarement quand j’ai constaté, lors de mes vacances en Grèce
dont je revenais tout juste, qu’il n’y avait plus d’insectes. Je lui disais que
la catastrophe écologique n’était plus pour moi une abstraction dont parlent
les journaux, et que je tremblais pour l’avenir de nos enfants. C’est vraiment terrible
de ne plus entendre de mouches ni d’abeilles voler, de ne plus voir de
papillons. J’en ai été proprement sidéré. J’avais beau être dans un décor
paradisiaque, j’avais envie de pleurer en écoutant ce silence totalement
incongru. Or mon ami, ce soir-là, a coupé court à mon pessimisme en me disant
qu’il voulait croire encore que la Lumière va arranger les choses, qu’il va se
passer quelque chose d’inattendu. Nous avons changé de sujet, mais le
lendemain, en pensant à mon rêve, j’ai constaté que ses mots avaient déclenché
une sourde colère en moi. Un peu comme une grenade sous-marine qui serait allée
déranger mes profondeurs. Et voilà donc que le rêve me parlait d’une explosion
de violence.
Cela ne
justifiait pas pour autant que mon Georges se mange un pain, même s’il pouvait
fort bien symboliser ce capitalisme financier que je tiens pour responsable de
la catastrophe. J’en étais là avec mon rêve, que je n’avais pas perdu de vue,
quand j’ai donné ma formation et que j’ai parlé de l’ombre. Or il y a quelque
chose d’intéressant avec cette dernière. On ne peut pas en parler sans qu’elle
s’en mêle et nous emmêle. C’est comme l’Anima et le Soi, ce ne sont pas de
concepts sur lesquels on peut gloser mais des réalités vivantes qui s’emparent
de nous. Et il se trouve que dans les jours qui précédaient la formation, comme
je préparais celle-ci et prenais quelques notes sur l’ombre, j’avais commencé à
m’énerver sérieusement dans une discussion avec un de mes « amis »
Facebook – appelons-le Serge. Cela avait pris une telle ampleur que, conscient
de ce que quelque chose en moi était certainement activé, et devant mettre mon
attention ailleurs, j’avais coupé court à notre dialogue qui tournait au
vinaigre. Mais je m’étais promis de tenter de comprendre ce qui se passait en
moi car cela faisait longtemps que je ne m’étais pas énervé à ce point dans un
échange d’idées.
Au sortir
de la formation, j’ai pris conscience de ce que je n’avais pas le choix que de
m’appliquer ma propre médecine. C’est un des aspects fatiguant de ce
travail avec les rêves et l’inconscient (lol), qui peut en décourager plus
d’un : il n’a aucune valeur si vous ne pratiquez pas sans arrêt ce que
vous cherchez à communiquer. D’ailleurs, en fait, il s’avère généralement que
si vous éprouvez comme moi le besoin d’en parler, c’est que vous avez surtout
besoin d’entendre les enseignements que vous prodiguez. Bref, la règle dans ce
domaine, c’est eat your own dog food,
c’est-à-dire « mange ta propre nourriture de chien », ce qui ne
manque pas de piquant n’est-ce pas avec notre évocation du cynisme. Alors j’ai
cherché ce qui avait bien pu se passer, ce qui m’avait « déclenché »
dans une telle colère, non pas tant pour la remettre sur le feu et l’alimenter
que pour essayer de saisir ce que je projetais dans celle-ci.
La question
qui se pose à chaque fois, c’est comment intégrer la part d’ombre qui se
manifeste dans le conflit ?
Le premier
pas pour y parvenir, c’est de se taire, de cesser d’alimenter le conflit à
l’extérieur. Il faut, comme je l’ai dit plus haut, parvenir à un certain point
de neutralité intérieure qui signale que la cuisson de l’ombre est à point.
Le second,
c’est de prendre le temps de récapituler tout ce qui s’est passé et d’observer
nos moindres pensées et nos réactions émotionnelles. Bien sûr, c’est un effort
conscient difficile car à la moindre étincelle, on recommence à brûler.
Le
troisième… et bien je ne sais pas.
Il faut
interroger, écouter, avec la conviction qu’on a quelque chose à apprendre et
que ce n’est pas l’autre qui a le problème. Il faut oser se mettre en
questions, au risque des réponses qui pourraient nous tomber dessus, et
accepter de se regarder dans le miroir sans se donner le beau rôle du justicier
missionné pour redresser les torts.
On peut
utiliser l’imagination active, inviter la personne en cause à venir parler avec
nous en imagination, l’interroger : qu’as-tu à m’apprendre sur moi-même ?
Ce n’est pas facile du tout. Cela tourne rapidement à la foire d’empoigne avec
des échanges de noms d’oiseaux…
Le retrait
d’une projection est toujours intimement désagréable, comme si on ôtait un
vêtement qui nous colle à la peau, et que ce qu’il y avait dessous commençait
par crier qu’il ne saurait supporter la lumière du jour, que c’est trop laid,
trop difforme. Ce n’est pas seulement que nous n’avons pas envie de le voir,
cela n’a pas envie d’être vu…
Il faut
persister.
Il se passe
alors toujours quelque chose qui aide. C’est sans doute la réponse des
profondeurs, ou si vous préférez des Anges, à notre volonté ferme d’y voir
clair, de sortir du piège de l’ombre. Il y a simplement un moment où la tempête
s’apaise et le ciel se dégage. Ouf !...
Voilà
comment cela s’est passé avec Serge. Il faut bien sûr que je vous le présente,
mais soyons clairs, ce n’est pas le vrai Serge dont je vais vous parler. C’est
mon Serge à moi, le Serge qui vit dans mon imagination. C’est pourquoi ce
travail fait partie de la voie du rêve. Disons que j’ai rêvé un Serge et que je
me suis engueulé avec lui. Cela m’a beaucoup appris sur moi-même. Merci Serge,
je t’en souhaite autant !...
Mon Serge
est un intellectuel québécois qui fait dans le commentaire politique,
essentiellement sur Facebook – je n’ai pas connaissance en tous cas de ce qu’il
ait un auditoire hors de celui-ci. Son propos est intelligent et réfléchi, et
démontre une solide culture politique et non seulement. Mais voilà, Serge passe
l’essentiel de son temps à critiquer autrui sans jamais, dans ma perception
certainement limitée, avancer de proposition positive ni manifester son soutien
à quoi que ce soit. Nous avons eu quelques différents à plusieurs reprises,
dans lesquels j’ai été amené à m’étonner de son aigreur, qu’il reconnait
volontiers. Je l’ai invité à s’occuper de son ombre qu’il me semblait projeter en
particulier sur les « donneurs de leçons » de la gauche solidaire,
toujours soupçonnée de trahir les classes populaires qu’ils prétendent
défendre. C’est là que j’aurais dû me méfier. On ne parle jamais impunément de
son ombre à autrui. C’est la vieille histoire de la paille dans l’œil du voisin
et de la poutre que j’ai dans mon œil : sitôt que l’ombre est invoquée
comme un argument dans une discussion, elle s’empare de celui qui en parle…
Quelques
temps après, nous nous sommes empoignés autrement plus sérieusement. Serge
avait fait un post attaquant le désir partagé par de nombreuses personnes que
notre société se rapproche de la nature, se défendant dans un même souffle
d’être… cynique. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui répondre assez vertement, il
m’a parlé alors de « la prétendue crise écologique » et de l’écologie
comme une mode à laquelle sacrifient les bobos accrochés à leur iPhone, et nous
étions partis en manège. Ce qui est amusant, c’est que nous étions d’accord sur
nombre de points sur le fond, comme par exemple le fait qu’il s’agit d’abord
d’une crise spirituelle, que le problème est notre modèle de consommation, etc.
Mais plus nous avancions dans la discussion, plus son propos, que je dénonçais
comme étant tissé de sophismes, m’exaspérait. Jusqu’à la goutte d’eau qui a
fait déborder mon vase à propos des prévisions de changements climatiques
tenant de la « divination », ce qui m’a valu de lui rétorquer qu’il
était le digne représentant d’une espèce de dinosaure vouée à l’extinction.
C’est alors
que je suis revenu au silence. Je venais de l’y inviter quand j’ai réalisé que
c’était sans doute ce que j’avais moi-même de mieux à faire, car de toute
façon, il n’y avait pas de véritable discussion. Simplement des arguments. Un
choc d’opinions.
Cela m’a
pris du temps pour décanter ce qui s’était passé. Je savais simplement que,
même si j’étais en phase avec mes convictions, j’avais certainement été
excessif et que cela ne faisait pas avancer les choses. Je savais que mon ombre
avait été de la partie et qu’elle revenait à la charge à chaque fois que je
pensais à Serge avec l’intention de lui envoyer un message, c’est-à-dire encore
une fois de faire entendre mes raisons et de lui clouer le bec. Je m’en suis
abstenu. Je suis resté dans le silence, j’ai récapitulé. J’ai vu que je
recontactais une colère qui m’était familière, en particulier dans ma jeunesse
militante. Quand j’ai interrogé la colère en moi, j’ai rencontré un jeune homme
furieux qui disait que parler d’une « prétendue crise écologique »
tenait du négationnisme. J’ai été estomaqué, j’ai discuté avec lui : il y
allait fort tout de même. Le négationnisme, c’est la négation de la Shoah, de
l’Holocauste. J’ai écouté ses arguments et je ne pouvais pas lui donner
tort :
Nous
assistons dès maintenant à une extinction massive des espèces qui met en péril l’équilibre
écologique de la planète. Les animaux que nous exploitons sont traités avec une
insensibilité industrielle qui rappelle la logique des camps de concentration.
Tous les modèles de prévision des changement climatique sont battus en brèche
par les mesures, qui n’arrêtent pas de coller aux scénarios les plus
pessimistes. Le risque est désormais majeur d’une réaction en chaîne pouvant
conduire à un réchauffement de 6 à 8 degrés d’ici la fin du siècle. Ce n’est
pas qu’une crise environnementale, c’est une crise totale qui se profile à
l’horizon, dans tous les aspects du politique, de l’économique, du militaire
qui s’en donnera sans doute à cœur joie, de l’humain. On commence à prévoir
l’effondrement (collapse) de notre système sous son propre poids. Tous les
facteurs pour un tel effondrement sont réunis et ce sera peut-être un bienfait
pour la nature, mais pas pour celles et ceux qui resteront enterrés sous les
décombres. La vie continuera sans doute, mais probablement sans nous, du moins
en tant que civilisation. Nous savons, avec un très haut degré de probabilité,
que si nous ne prenons pas MAINTENANT un virage à 180 degrés, nous condamnons
nos descendants à l’enfer.
Mon jeune
activiste intérieur n’hésitait pas à dire que le scepticisme intellectuel sur
la crise écologique dores et déjà évidente relève du crime. Un jour, les
générations futures nous jugeront, et avec raison, nous condamnerons :
vous saviez, vous n’avez rien fait…
Mais alors,
cette ombre ?
Bien sûr,
avec ce jeune homme furieux en moi, je retrouvais un vieil ami que je connais
tout de même assez bien. Je l’appelle Sieyès, comme le juge du tribunal
révolutionnaire de la Terreur en 1792. J’ai généralement des dehors gentils,
assez doux, mais celles et ceux qui me connaissent bien savent que je m’emporte
facilement sur certaines questions politiques, et que je suis souvent prompt
dans ma colère à souhaiter un grand coup de balai. Tiens donc, Sieyès est donc
devenu écologiste, me disais-je. C’est fini, le matin du grand soir, la
révolution. Désormais, c’est le sauvetage de la planète son leitmotiv. Bon,
pourquoi pas ? Je suis fondamentalement non-violent, mais je crois avec Richard
Moss que pour pouvoir être vraiment non-violent, il faut pouvoir être violent
car sinon c’est de la lâcheté tout simplement que l’on déguise sous le nom de
non-violence. Et puis ma non-violence est stratégique. Face aux moyens
militaires dont disposent les possédants aujourd’hui, il vaut mieux être
non-violents. C’est notre seule chance.
Sieyès est
d’accord avec mon discours non-violent, mais il faut que je l’aie à l’œil. Et
des fois, il monte au créneau et il faut que je le calme. Mais cette ombre-là, je
la connais et elle ne me surprend plus. Or pour qu’un affect s’empare de nous,
il faut que quelque chose d’inconscient soit activé. Il me manquait une pièce
du puzzle. Alors j’ai continué à chercher. Et puis le rêve m’est revenu en
mémoire…
Il m’a d’abord
permis de voir que la colère couvait depuis déjà longtemps, puisque je l’ai
fait cet été, bien avant de m’empoigner avec Serge. Mais surtout, il m’a montré
la dynamique qui s’est projetée dans la discussion avec ce dernier. Mon anima Julie, d’habitude éprise de douceur, est tout simplement furieuse contre le capitalisme, que
Georges représente bien. Le déclic, sur ce point, est venu quand j’ai
réalisé que ce dernier me donne « à fumer », ce qui en argot signifie la
colère. La marijuana, d’ailleurs, est bien connue comme étant un couvercle sur
la colère des adolescents. La piscine symbolise le bain de l’’inconscient
collectif dans lequel tout cela baignait. Enfin, soudain, j’ai pris conscience
de ce qu’il me fallait admettre que j’ai une ombre tout à fait cynique. Elle a été
réveillée par la discussion avec mon ami invoquant l’intervention de la Lumière
qui viendra nous sauver de nos errements. Elle a grincé, des choses pas
gentilles du tout sur la façon dont les idéalistes spirituels allaient vivre la
crise écologique. Idéalisme et cynisme sont une paire d’opposés, et quand on
rejette l’un, on tombe fatalement dans l’autre. C'est cela aussi, le jeu de l'ombre, qui réclame que l'on trouve la voie du milieu sans rien rejeter, mais en dépassant le conflit.
Dans le
rêve, il s’est donc opéré un retournement : mon anima écoféministe a
manifesté mon profond désir de voir le capitalisme en général, et en
particulier les spéculateurs de la finance qui jouent avec notre avenir (ce
n’est pas le cas de Georges) s’en manger toute une. Mais cette chère anima ne
m’a pas épargné en pointant mon propre cynisme, réveillé par la discussion avec
mon ami idéaliste. C’est en fait le cynisme de ce Sieyès en moi qui, quand on
lui reproche sa violence révolutionnaire, laquelle se traduit chez moi dans la
violence de ses jugements sans appel, répond qu’on ne fait pas d’omelettes sans
casser des œufs. Or de telles idées, à certains moments de l’Histoire, ont fait
beaucoup de morts et je n’en suis pas fier. Elles ne valent pas mieux que les
jugements à l’emporte-pièce sur les bobos. Elles font cependant partie de
l’inconscient collectif et chacun(e) de nous doit en assumer sa part…
La part de
l’Ombre, qui réclame de participer à notre vie.
C’est la
prise de conscience de ce cynisme, qui fait partie de moi et en particulier de
la culture politique dans laquelle j’ai grandi, à laquelle je ne saurais
échapper et que je peux seulement rendre consciente, qui m’a pacifié. Il n’y a
qu’une solution avec l’ombre, c’est de la tirer au grand jour car alors, comme
les vampires exposés au soleil, il se produit une réaction alchimique qui la
transforme. Il faut l’assumer consciemment sans lui donner de pouvoir. C’est ce
que je fais en écrivant cet article. J’en profite pour vous signaler deux
points :
Un rêve, cela
se travaille au long cours. C’est tout l’intérêt de noter nos rêves, d’y
revenir de temps en temps. Si l’on y prête suffisamment attention, ils finiront
par s’éclairer car ils parlent de mouvements intérieurs qui prennent parfois
leur temps pour se manifester à notre conscience…
Les plus
dangereux parmi nous sont ceux qui prétendent n’avoir plus d’ombre. Mais je me
suis déjà étendu sur ce sujet dans un article sur le démon
du pouvoir.
* * *
J’aurais
bien partagé ces réflexions avec Serge mais il n’est plus mon ami. Il a été
vexé sans doute par mes mots sur les dinosaures dans lesquels il s’est peut-être
reconnu. Cependant, pour ma part, je peux le remercier car il m’a aidé à
prendre beaucoup plus clairement conscience non seulement de mon ombre, mais
aussi de ce à quoi j’accorde aujourd’hui la plus grande valeur, qui tient dans
l’espoir que nous finissions par sortir du capitalocène[3]. Le
problème avec l’ombre, en effet, c’est qu’elle n’est jamais entièrement noire
et négative. Elle est aussi en prise directe avec ce qui a le plus de valeur
pour nous, qu’elle protège tout en se confondant avec cette lumière. Le travail
avec l’ombre est donc une alchimie qui transforme sa noirceur en or conscient. Il
s’agit de faire la part de l’ombre, c’est-à-dire de séparer soigneusement cette
dernière de la part lumineuse pour intégrer l’une, et libérer l’autre. C’est
notre responsabilité à tou(te)s.
Jung, que l’on
interrogeait en 1960 sur les risques de voir une troisième guerre mondiale éclater,
disait que cela dépendrait du nombre d’humains qui prendraient en charge leur
ombre au lieu de la projeter sur autrui. Cet avis, maintenant que nous sommes
au bord du gouffre, n’a rien perdu de sa pertinence, bien au contraire.
[1] Tous les prénoms sont
changés.
[2] Émilie Hache, https://reporterre.net/Emilie-Hache-Pour-les-ecofeministes-destruction-de-la-nature-et-oppression-des. Voyez aussi son livre Reclaim, un recueil de textes
écoféministes.
[3] Le capitalocène est un
concept introduit par Andreas Malm, professeur au département d’écologie
humaine à l’université de Lund (Suède), qui
impute essentiellement au capitalisme la responsabilité de la catastrophe
environnementale et climatique. Pour approfondir cette idée, voyez en
particulier cet article du Journal Intégral : http://journal-integral.blogspot.com/2018/09/quest-ce-que-le-capitalocene.html
et ce texte de Thomas Piketty : http://piketty.pse.ens.fr/files/Bonneuil2015.pdf