mercredi 10 octobre 2018

La part de l'ombre



Ces derniers temps, je me demandais de quoi j’allais pouvoir parler dans ce blogue. Je trouve moins d’intérêt à écrire des articles théoriques et je m’intéresse de plus en plus à raconter des histoires. Et puis la vie me fournit toujours matière à réflexion et à partage. C’est ainsi qu’il y a quelques jours, je donnais une formation sur la facilitation de Loges de Rêves et j’invitais les stagiaires à réfléchir sur l’Ombre qui menace toujours de nous faire un crochepied si nous n’y prenons garde. Une fois qu’on a compris et assimilé le principe éthique du cercle dont je parlais dans mon article précédent, c’est le principal problème que nous risquons de rencontrer. Notre ombre risque d’avoir envie de jouer avec nous, de participer à la fête. Et ce n’est pas parce que nous nous ancrerons dans la lumière que nous en serons quitte. Mais comment la reconnaître ?

C’est facile, disais-je à mon groupe : si quelqu’un dans le cercle vous agace, ou mieux encore vous irrite profondément, vous pouvez être certain(e) que l’ombre est en train de s’en mêler. À toutes fins pratiques, nous établissions clairement la distinction entre la nécessité d’intervenir fermement quand certaines règles ne sont pas respectées – par exemple si quelqu’un se met à parler sur le rêve de façon théorique ou commence à utiliser le « tu qui tue » avec la personne qui a proposé un rêve à déployer – et l’affect qui nous jette dans la tourmente émotionnelle. Le meilleur indicateur, c’est qu’au fond, nous devrions toujours pouvoir être neutres vis-à-vis de la personne dans nos interventions. Il s’agit en effet alors de stopper un comportement et non de blesser qui que ce soit, ou de l’empêcher cette personne d’exister telle qu’elle est. Dès lors que nous perdons cette neutralité et que l’émotion nous enflamme, dans le cercle ou ailleurs, nous sommes la proie de l’ombre. Swamiji Prajnanpad le dit fort bien :

« Quand il y a émotion, nous ne sommes pas dans la vérité. Car la réalité est neutre. »

Il y a une projection. Quelque chose de nous se projette sur la personne, et comme nous n’acceptons pas de le rencontrer en nous-mêmes, ce conflit se manifeste à l’extérieur dans un conflit avec une autre personne. Alors, dans notre petit cinéma intérieur, la personne est comme ceci ou comme cela, et cela justifie que nous nous énervions car c’est bien sûr inacceptable. Mais comme nous sommes des gens très conscients qui travaillons très fort sur nous, nous contenons notre animosité et nous pratiquons Ho’oponopono. En nous examinant et en prenant quelques respirations bien profondes par le nez, nous rapatrions bientôt notre ombre à l’intérieur et nous en ressortons pacifié(e)s avec une conscience élargie de qui nous sommes. Ça, c’est la théorie et en théorie, c’est simple…

Dans la vie, c’est pas mal plus compliqué et tant mieux parce que sinon, nous serions tout(e)s des Bouddhas et je me demande bien ce que nous ferions sur cette planète. Quand l’ombre nous tient, il ne suffit pas de respirer par le nez. Si l’on essaye de méditer pour savoir ce qui est en jeu, il est assez habituel que nous nous mettions en fait à tourner en rond dans des pensées rageuses au lieu de nous installer au centre du cyclone. Tant que le conflit est brûlant, nous avons bien du mal à revenir à nous-mêmes et à pratiquer l’examen de conscience qui s’impose. Il faut que l’ombre nous cuise et que nous soyons à point pour y parvenir, et encore faut-il le vouloir fermement. J’y ai encore goûté récemment, et c’est de cela dont je vais vous parler aujourd’hui avec pour point de départ un beau rêve qui m’a longtemps laissé perplexe.

Voici le rêve, qui est survenu plusieurs semaines avant l’incident que je vais vous exposer :

Je parle avec une amie, Julie[1]. Je la laisse un moment pour aller demander à un de mes anciens associés, Georges, qui est en train de se rouler un joint, de me donner un peu de marijuana, ce qu’il fait. Quand je reviens, je suis surpris de me retrouver devant un gros tas de tabac. Mon amie me dit alors que je me montre cynique, ce qui m’interloque. Puis je vois Julie et Georges dans une piscine, et tout à coup, elle s’approche de lui et lui flanque un violent coup de poing en pleine figure.

Je me suis réveillé stupéfait. Ce que j’aime particulièrement chez Julie, c’est sa douceur. Elle est très impliquée dans le réveil, chez elle et d’autres femmes, d’une féminité consciente ainsi que dans la restauration d’un lien empreint de conscience et d’amour avec la nature, en particulier les plantes. Elle s’intéresse beaucoup à l’écoféminisme qu’elle met en pratique. « Pour les écoféministes, destruction de la nature et oppression des femmes sont liées »[2]. Ce sont des idées auxquelles je souscris, et cette amie représente donc fort bien un aspect de mon féminin intérieur. Et j’étais donc fort surpris qu’elle manifeste une telle violence, tellement contraire à ce que je connais d’elle. Quant à Georges, il se passionne tout particulièrement pour la Bourse. Il est à la recherche de l’algorithme qui fera des profits systématiques au petit jeu de la spéculation boursière. C’est son Graal à lui, et cela ne le rend pas moins sympathique, mais il contraste donc étonnamment dans mon rêve avec mon amie écoféministe en symbolisant volontiers, donc, un certain capitalisme financier. Il n’a cependant rien fait dans le rêve qui justifie qu’il se prenne un coup de poing…

J’ai tourné quelques temps autour de ce rêve. Ce qui me chiffonnait en particulier, c’est que mon amie me dise que je me montrais cynique. Je n’aime pas le cynisme, sauf à revenir à ses origines philosophiques qui remontent à Diogène (IVème siècle avant JC). Ce dernier, à qui on prête d’avoir vécu dans un tonneau pour préserver sa liberté, aurait envoyé promener Alexandre dit le Grand en l’invitant à s’ôter de son soleil. Les cyniques répondaient aux grands discours philosophiques en aboyant, d’où leur nom car « cynique » signifiait « chien » en grec ancien. Mais les cyniques modernes me semblent bien souvent enfermés dans une pensée critique systématique qui se mord la queue sans avoir l’élégance de nos amis canidés quand ils jouent avec celle-ci. Ils se présentent généralement comme « réalistes » pour expliquer qu’on ne peut faire aucune confiance en l’humanité, qu’il n’y a aucun espoir, etc. Autant j’aime me retremper souvent à « l’eau précieuse du doute », comme disait Jung, autant je me sens loin de cette façon de penser…

Diogène avec Alexandre, tableau de Gandolfi
Un élément de contexte mérite d’être mentionné. La veille du rêve, je faisais part à un des amis de mon effarement quand j’ai constaté, lors de mes vacances en Grèce dont je revenais tout juste, qu’il n’y avait plus d’insectes. Je lui disais que la catastrophe écologique n’était plus pour moi une abstraction dont parlent les journaux, et que je tremblais pour l’avenir de nos enfants. C’est vraiment terrible de ne plus entendre de mouches ni d’abeilles voler, de ne plus voir de papillons. J’en ai été proprement sidéré. J’avais beau être dans un décor paradisiaque, j’avais envie de pleurer en écoutant ce silence totalement incongru. Or mon ami, ce soir-là, a coupé court à mon pessimisme en me disant qu’il voulait croire encore que la Lumière va arranger les choses, qu’il va se passer quelque chose d’inattendu. Nous avons changé de sujet, mais le lendemain, en pensant à mon rêve, j’ai constaté que ses mots avaient déclenché une sourde colère en moi. Un peu comme une grenade sous-marine qui serait allée déranger mes profondeurs. Et voilà donc que le rêve me parlait d’une explosion de violence.

Cela ne justifiait pas pour autant que mon Georges se mange un pain, même s’il pouvait fort bien symboliser ce capitalisme financier que je tiens pour responsable de la catastrophe. J’en étais là avec mon rêve, que je n’avais pas perdu de vue, quand j’ai donné ma formation et que j’ai parlé de l’ombre. Or il y a quelque chose d’intéressant avec cette dernière. On ne peut pas en parler sans qu’elle s’en mêle et nous emmêle. C’est comme l’Anima et le Soi, ce ne sont pas de concepts sur lesquels on peut gloser mais des réalités vivantes qui s’emparent de nous. Et il se trouve que dans les jours qui précédaient la formation, comme je préparais celle-ci et prenais quelques notes sur l’ombre, j’avais commencé à m’énerver sérieusement dans une discussion avec un de mes « amis » Facebook – appelons-le Serge. Cela avait pris une telle ampleur que, conscient de ce que quelque chose en moi était certainement activé, et devant mettre mon attention ailleurs, j’avais coupé court à notre dialogue qui tournait au vinaigre. Mais je m’étais promis de tenter de comprendre ce qui se passait en moi car cela faisait longtemps que je ne m’étais pas énervé à ce point dans un échange d’idées.

Au sortir de la formation, j’ai pris conscience de ce que je n’avais pas le choix que de m’appliquer ma propre médecine. C’est un des aspects fatiguant de ce travail avec les rêves et l’inconscient (lol), qui peut en décourager plus d’un : il n’a aucune valeur si vous ne pratiquez pas sans arrêt ce que vous cherchez à communiquer. D’ailleurs, en fait, il s’avère généralement que si vous éprouvez comme moi le besoin d’en parler, c’est que vous avez surtout besoin d’entendre les enseignements que vous prodiguez. Bref, la règle dans ce domaine, c’est eat your own dog food, c’est-à-dire « mange ta propre nourriture de chien », ce qui ne manque pas de piquant n’est-ce pas avec notre évocation du cynisme. Alors j’ai cherché ce qui avait bien pu se passer, ce qui m’avait « déclenché » dans une telle colère, non pas tant pour la remettre sur le feu et l’alimenter que pour essayer de saisir ce que je projetais dans celle-ci.

La question qui se pose à chaque fois, c’est comment intégrer la part d’ombre qui se manifeste dans le conflit ?

Le premier pas pour y parvenir, c’est de se taire, de cesser d’alimenter le conflit à l’extérieur. Il faut, comme je l’ai dit plus haut, parvenir à un certain point de neutralité intérieure qui signale que la cuisson de l’ombre est à point.

Le second, c’est de prendre le temps de récapituler tout ce qui s’est passé et d’observer nos moindres pensées et nos réactions émotionnelles. Bien sûr, c’est un effort conscient difficile car à la moindre étincelle, on recommence à brûler.


Le troisième… et bien je ne sais pas.

Il faut interroger, écouter, avec la conviction qu’on a quelque chose à apprendre et que ce n’est pas l’autre qui a le problème. Il faut oser se mettre en questions, au risque des réponses qui pourraient nous tomber dessus, et accepter de se regarder dans le miroir sans se donner le beau rôle du justicier missionné pour redresser les torts.

On peut utiliser l’imagination active, inviter la personne en cause à venir parler avec nous en imagination, l’interroger : qu’as-tu à m’apprendre sur moi-même ? Ce n’est pas facile du tout. Cela tourne rapidement à la foire d’empoigne avec des échanges de noms d’oiseaux…

Le retrait d’une projection est toujours intimement désagréable, comme si on ôtait un vêtement qui nous colle à la peau, et que ce qu’il y avait dessous commençait par crier qu’il ne saurait supporter la lumière du jour, que c’est trop laid, trop difforme. Ce n’est pas seulement que nous n’avons pas envie de le voir, cela n’a pas envie d’être vu…

Il faut persister.

Il se passe alors toujours quelque chose qui aide. C’est sans doute la réponse des profondeurs, ou si vous préférez des Anges, à notre volonté ferme d’y voir clair, de sortir du piège de l’ombre. Il y a simplement un moment où la tempête s’apaise et le ciel se dégage. Ouf !...

Voilà comment cela s’est passé avec Serge. Il faut bien sûr que je vous le présente, mais soyons clairs, ce n’est pas le vrai Serge dont je vais vous parler. C’est mon Serge à moi, le Serge qui vit dans mon imagination. C’est pourquoi ce travail fait partie de la voie du rêve. Disons que j’ai rêvé un Serge et que je me suis engueulé avec lui. Cela m’a beaucoup appris sur moi-même. Merci Serge, je t’en souhaite autant !...

Mon Serge est un intellectuel québécois qui fait dans le commentaire politique, essentiellement sur Facebook – je n’ai pas connaissance en tous cas de ce qu’il ait un auditoire hors de celui-ci. Son propos est intelligent et réfléchi, et démontre une solide culture politique et non seulement. Mais voilà, Serge passe l’essentiel de son temps à critiquer autrui sans jamais, dans ma perception certainement limitée, avancer de proposition positive ni manifester son soutien à quoi que ce soit. Nous avons eu quelques différents à plusieurs reprises, dans lesquels j’ai été amené à m’étonner de son aigreur, qu’il reconnait volontiers. Je l’ai invité à s’occuper de son ombre qu’il me semblait projeter en particulier sur les « donneurs de leçons » de la gauche solidaire, toujours soupçonnée de trahir les classes populaires qu’ils prétendent défendre. C’est là que j’aurais dû me méfier. On ne parle jamais impunément de son ombre à autrui. C’est la vieille histoire de la paille dans l’œil du voisin et de la poutre que j’ai dans mon œil : sitôt que l’ombre est invoquée comme un argument dans une discussion, elle s’empare de celui qui en parle…

Quelques temps après, nous nous sommes empoignés autrement plus sérieusement. Serge avait fait un post attaquant le désir partagé par de nombreuses personnes que notre société se rapproche de la nature, se défendant dans un même souffle d’être… cynique. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui répondre assez vertement, il m’a parlé alors de « la prétendue crise écologique » et de l’écologie comme une mode à laquelle sacrifient les bobos accrochés à leur iPhone, et nous étions partis en manège. Ce qui est amusant, c’est que nous étions d’accord sur nombre de points sur le fond, comme par exemple le fait qu’il s’agit d’abord d’une crise spirituelle, que le problème est notre modèle de consommation, etc. Mais plus nous avancions dans la discussion, plus son propos, que je dénonçais comme étant tissé de sophismes, m’exaspérait. Jusqu’à la goutte d’eau qui a fait déborder mon vase à propos des prévisions de changements climatiques tenant de la « divination », ce qui m’a valu de lui rétorquer qu’il était le digne représentant d’une espèce de dinosaure vouée à l’extinction.


C’est alors que je suis revenu au silence. Je venais de l’y inviter quand j’ai réalisé que c’était sans doute ce que j’avais moi-même de mieux à faire, car de toute façon, il n’y avait pas de véritable discussion. Simplement des arguments. Un choc d’opinions.

Cela m’a pris du temps pour décanter ce qui s’était passé. Je savais simplement que, même si j’étais en phase avec mes convictions, j’avais certainement été excessif et que cela ne faisait pas avancer les choses. Je savais que mon ombre avait été de la partie et qu’elle revenait à la charge à chaque fois que je pensais à Serge avec l’intention de lui envoyer un message, c’est-à-dire encore une fois de faire entendre mes raisons et de lui clouer le bec. Je m’en suis abstenu. Je suis resté dans le silence, j’ai récapitulé. J’ai vu que je recontactais une colère qui m’était familière, en particulier dans ma jeunesse militante. Quand j’ai interrogé la colère en moi, j’ai rencontré un jeune homme furieux qui disait que parler d’une « prétendue crise écologique » tenait du négationnisme. J’ai été estomaqué, j’ai discuté avec lui : il y allait fort tout de même. Le négationnisme, c’est la négation de la Shoah, de l’Holocauste. J’ai écouté ses arguments et je ne pouvais pas lui donner tort :

Nous assistons dès maintenant à une extinction massive des espèces qui met en péril l’équilibre écologique de la planète. Les animaux que nous exploitons sont traités avec une insensibilité industrielle qui rappelle la logique des camps de concentration. Tous les modèles de prévision des changement climatique sont battus en brèche par les mesures, qui n’arrêtent pas de coller aux scénarios les plus pessimistes. Le risque est désormais majeur d’une réaction en chaîne pouvant conduire à un réchauffement de 6 à 8 degrés d’ici la fin du siècle. Ce n’est pas qu’une crise environnementale, c’est une crise totale qui se profile à l’horizon, dans tous les aspects du politique, de l’économique, du militaire qui s’en donnera sans doute à cœur joie, de l’humain. On commence à prévoir l’effondrement (collapse) de notre système sous son propre poids. Tous les facteurs pour un tel effondrement sont réunis et ce sera peut-être un bienfait pour la nature, mais pas pour celles et ceux qui resteront enterrés sous les décombres. La vie continuera sans doute, mais probablement sans nous, du moins en tant que civilisation. Nous savons, avec un très haut degré de probabilité, que si nous ne prenons pas MAINTENANT un virage à 180 degrés, nous condamnons nos descendants à l’enfer.

Mon jeune activiste intérieur n’hésitait pas à dire que le scepticisme intellectuel sur la crise écologique dores et déjà évidente relève du crime. Un jour, les générations futures nous jugeront, et avec raison, nous condamnerons : vous saviez, vous n’avez rien fait…


Mais alors, cette ombre ?

Bien sûr, avec ce jeune homme furieux en moi, je retrouvais un vieil ami que je connais tout de même assez bien. Je l’appelle Sieyès, comme le juge du tribunal révolutionnaire de la Terreur en 1792. J’ai généralement des dehors gentils, assez doux, mais celles et ceux qui me connaissent bien savent que je m’emporte facilement sur certaines questions politiques, et que je suis souvent prompt dans ma colère à souhaiter un grand coup de balai. Tiens donc, Sieyès est donc devenu écologiste, me disais-je. C’est fini, le matin du grand soir, la révolution. Désormais, c’est le sauvetage de la planète son leitmotiv. Bon, pourquoi pas ? Je suis fondamentalement non-violent, mais je crois avec Richard Moss que pour pouvoir être vraiment non-violent, il faut pouvoir être violent car sinon c’est de la lâcheté tout simplement que l’on déguise sous le nom de non-violence. Et puis ma non-violence est stratégique. Face aux moyens militaires dont disposent les possédants aujourd’hui, il vaut mieux être non-violents. C’est notre seule chance.

Sieyès est d’accord avec mon discours non-violent, mais il faut que je l’aie à l’œil. Et des fois, il monte au créneau et il faut que je le calme. Mais cette ombre-là, je la connais et elle ne me surprend plus. Or pour qu’un affect s’empare de nous, il faut que quelque chose d’inconscient soit activé. Il me manquait une pièce du puzzle. Alors j’ai continué à chercher. Et puis le rêve m’est revenu en mémoire…

Il m’a d’abord permis de voir que la colère couvait depuis déjà longtemps, puisque je l’ai fait cet été, bien avant de m’empoigner avec Serge. Mais surtout, il m’a montré la dynamique qui s’est projetée dans la discussion avec ce dernier. Mon anima Julie, d’habitude éprise de douceur, est tout simplement furieuse contre le capitalisme, que Georges représente bien. Le déclic, sur ce point, est venu quand j’ai réalisé que ce dernier me donne « à fumer », ce qui en argot signifie la colère. La marijuana, d’ailleurs, est bien connue comme étant un couvercle sur la colère des adolescents. La piscine symbolise le bain de l’’inconscient collectif dans lequel tout cela baignait. Enfin, soudain, j’ai pris conscience de ce qu’il me fallait admettre que j’ai une ombre tout à fait cynique. Elle a été réveillée par la discussion avec mon ami invoquant l’intervention de la Lumière qui viendra nous sauver de nos errements. Elle a grincé, des choses pas gentilles du tout sur la façon dont les idéalistes spirituels allaient vivre la crise écologique. Idéalisme et cynisme sont une paire d’opposés, et quand on rejette l’un, on tombe fatalement dans l’autre. C'est cela aussi, le jeu de l'ombre, qui réclame que l'on trouve la voie du milieu sans rien rejeter, mais en dépassant le conflit.

Dans le rêve, il s’est donc opéré un retournement : mon anima écoféministe a manifesté mon profond désir de voir le capitalisme en général, et en particulier les spéculateurs de la finance qui jouent avec notre avenir (ce n’est pas le cas de Georges) s’en manger toute une. Mais cette chère anima ne m’a pas épargné en pointant mon propre cynisme, réveillé par la discussion avec mon ami idéaliste. C’est en fait le cynisme de ce Sieyès en moi qui, quand on lui reproche sa violence révolutionnaire, laquelle se traduit chez moi dans la violence de ses jugements sans appel, répond qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Or de telles idées, à certains moments de l’Histoire, ont fait beaucoup de morts et je n’en suis pas fier. Elles ne valent pas mieux que les jugements à l’emporte-pièce sur les bobos. Elles font cependant partie de l’inconscient collectif et chacun(e) de nous doit en assumer sa part…

La part de l’Ombre, qui réclame de participer à notre vie.


C’est la prise de conscience de ce cynisme, qui fait partie de moi et en particulier de la culture politique dans laquelle j’ai grandi, à laquelle je ne saurais échapper et que je peux seulement rendre consciente, qui m’a pacifié. Il n’y a qu’une solution avec l’ombre, c’est de la tirer au grand jour car alors, comme les vampires exposés au soleil, il se produit une réaction alchimique qui la transforme. Il faut l’assumer consciemment sans lui donner de pouvoir. C’est ce que je fais en écrivant cet article. J’en profite pour vous signaler deux points :

Un rêve, cela se travaille au long cours. C’est tout l’intérêt de noter nos rêves, d’y revenir de temps en temps. Si l’on y prête suffisamment attention, ils finiront par s’éclairer car ils parlent de mouvements intérieurs qui prennent parfois leur temps pour se manifester à notre conscience…

Les plus dangereux parmi nous sont ceux qui prétendent n’avoir plus d’ombre. Mais je me suis déjà étendu sur ce sujet dans un article sur le démon du pouvoir.

* * *

J’aurais bien partagé ces réflexions avec Serge mais il n’est plus mon ami. Il a été vexé sans doute par mes mots sur les dinosaures dans lesquels il s’est peut-être reconnu. Cependant, pour ma part, je peux le remercier car il m’a aidé à prendre beaucoup plus clairement conscience non seulement de mon ombre, mais aussi de ce à quoi j’accorde aujourd’hui la plus grande valeur, qui tient dans l’espoir que nous finissions par sortir du capitalocène[3]. Le problème avec l’ombre, en effet, c’est qu’elle n’est jamais entièrement noire et négative. Elle est aussi en prise directe avec ce qui a le plus de valeur pour nous, qu’elle protège tout en se confondant avec cette lumière. Le travail avec l’ombre est donc une alchimie qui transforme sa noirceur en or conscient. Il s’agit de faire la part de l’ombre, c’est-à-dire de séparer soigneusement cette dernière de la part lumineuse pour intégrer l’une, et libérer l’autre. C’est notre responsabilité à tou(te)s.

Jung, que l’on interrogeait en 1960 sur les risques de voir une troisième guerre mondiale éclater, disait que cela dépendrait du nombre d’humains qui prendraient en charge leur ombre au lieu de la projeter sur autrui. Cet avis, maintenant que nous sommes au bord du gouffre, n’a rien perdu de sa pertinence, bien au contraire.


[1] Tous les prénoms sont changés.
[2] Émilie Hache, https://reporterre.net/Emilie-Hache-Pour-les-ecofeministes-destruction-de-la-nature-et-oppression-des. Voyez aussi son livre Reclaim, un recueil de textes écoféministes.
[3] Le capitalocène est un concept introduit par Andreas Malm, professeur au département d’écologie humaine à l’université de Lund (Suède),  qui impute essentiellement au capitalisme la responsabilité de la catastrophe environnementale et climatique. Pour approfondir cette idée, voyez en particulier cet article du Journal Intégral : http://journal-integral.blogspot.com/2018/09/quest-ce-que-le-capitalocene.html et ce texte de Thomas Piketty : http://piketty.pse.ens.fr/files/Bonneuil2015.pdf