Accompagnement psycho-spirituel
Dans une perspective jungienne
2nde partie
Je propose ici la seconde partie d'une réflexion engagée dans le précédent article sur les clés de l'accompagnement psycho-spirituel. En résumé rapide de l'épisode précédent : - l’accompagnement psycho-spirituel n’est ni de la psychothérapie, ni de la direction de conscience ou une forme d’enseignement spirituel.
- nous devons clairement distinguer ce qui est du domaine psychique et ce qui ressort du spirituel, sortir d'une confusion entre ces termes.
- il s'agit d'accompagner un processus de transformation intérieure que l'on ne peut décrire qu'en terme d'une verticalisation (sortie par le haut de l'histoire personnelle) et une nouvelle naissance.
- nous avons besoin pour cela d'une anthropologie ternaire redonnant sa place à l'Esprit, mais aussi à l'âme, envisagée ici comme le versant spirituel de la psyché.
Au-delà de l’individuation jungienne
L’accompagnement psycho-spirituel s’inscrit toujours dans une dynamique, qui est celle du vivant telle qu’elle ressort par exemple des rêves, mais aussi de la vie du corps, des symptômes, ou encore des synchronicités qui baignent nos existences dans une dimension de sens qui cherche à attirer notre attention. Ce que nous accompagnons, c’est une âme en transformation, ou pourrions-nous dire, en éclosion, en floraison. Jung a décrit ce processus comme étant d’individuation, c’est-à-dire que l’individu accomplit par là sa singularité unique en même temps que sa totalité – il devient indivis, « non-divisé », en reliant son moi conscient au Soi éternel dont il est une émanation dans le temps. On retrouve encore ici l’articulation entre l’horizontalité du moi vivant dans le temps, et la verticalité du Soi – un terme que Jung a emprunté à l’Orient, où il renvoie à l’Atman dans sa relation au jiva, faute de trouver son équivalent dans notre tradition philosophique.
C’est un grave contresens, que commet Michel Fromaget, que d’assimiler le Soi à un archétype, et par là, à une dimension seulement psychique de l’être, mais sans doute n’a-t-il abordé l’œuvre de Jung que de façon livresque pour parler ainsi. Or Jung n’est pas un philosophe élaborant un système conceptuel; on ne peut rien y comprendre en restant à la surface de ses livres, sans plonger dans la matière brûlante. Cependant, on peut tomber d’accord avec lui sur le fait que nombre de jungiens – et rappelons que Jung ne voulaient pas de « jungiens » qui le suivraient – assimilent la réalisation du Soi à l’accomplissement du « vrai moi », ajoutant encore à la confusion en reprenant ici les propos de Winnicot sur le true Self – l’anglais, qui ne distingue pas entre le moi (self) et le Soi (Self) sinon par la majuscule est sur ce point particulièrement ambigu. Cela va sans doute avec la nécessité de défendre le vieux maître contre les accusations qui instruisaient son procès en mysticisme, et nous revoilà ainsi à nouveau avec des psychologues sans esprit. On ne s’intéressera dès lors qu’à l’histoire personnelle et transgénérationnelle en essayant de l’expliquer par les archétypes de l’inconscient collectif. Il sera facile alors de parler de la psychologie analytique de Jung comme d’une « psychanalyse jungienne », nonobstant ses efforts pour clairement distinguer l’exploration de l’inconscient qu’il préconise de l’approche freudienne. Cependant, nous sommes désormais à un moment où il faut au contraire affirmer la dimension mystique – au sens d’amoureux du mystère – de l’héritage de Jung, qui invitait à une relation directe avec la Source de sens au travers des rêves et de l’imagination créatrice. Dans ce sens, nous pouvons toujours, comme le fait Pierre Trigano, relire la Bible pour l’expliquer du point de vue de l’inconscient, mais il se pourrait bien qu’en réchauffant les anciens mythes, on mette le vin nouveau dans de vieilles outres qui ne manqueront pas d’éclater.
Von Franz nous indique que Jung a eu l’intuition à la fin de sa vie du fait qu’au-delà de la notion du Soi qu’il avait développé, il y avait encore une autre dimension. Dès lors, nous n’avons pas d’autre choix que de dépasser à notre tour la compréhension habituelle du processus d’individuation. Celui-ci, pour inscrire notre propos dans la perspective de l’accompagnement psycho-spirituel, tient de l’ascension d’une montagne jusqu’à notre propre sommet – l’individu est ainsi accompli dans son unicité et son regard embrasse la totalité. Cependant, il se pourrait que cette ascension ne constitue pas un but en soi, car il faut toujours redescendre de la montagne – la vraie question qui se pose alors est : qu’en rapportons-nous dans la vallée ? Mais on peut filer la métaphore en rappelant que nous ne sommes jamais plus près du ciel qu’au sommet de notre montagne intérieure. Et dès lors, il semble que le processus d’ascension du moi s’inverse dans la descente de l’Esprit, du Souffle créateur et inspirant – le Pneuma (en grec), le Rouah (en hébreu) – qui cherche à s’incarner, à prendre chair. Nous retrouvons là le mythe chrétien de l’Incarnation, en en faisant l’affaire de chacun(e) d’entre nous et non plus celle d’un Fils de Dieu descendu d’en-Haut une fois pour toute, et mort pour nos péchés. Rappelons, pour signaler qu’il y a d’autres lectures de ce mythe que celle qui nous ont été imposées, que l’évangile de Philippe nous signale que Jésus était ressuscité avant de mourir, hors de quoi – plaisante-t-il – il n’aurait pu ressusciter. Et c’est avec ce Souffle donc que l’individu qui est entré dans la Liberté de l’Esprit – qui souffle où Il veut – redescend de la montagne, et c’est ce Souffle qu’il véhicule, qu’il répand dans le monde. En fait, il ne fait rien, sinon laisser ce Souffle se répandre par lui, et cela clôt toutes les discussions sur le non-agir (wu wei) des taoïstes et du zen…
Une voie humide et douce
Il s’agit d’une Liberté, d’une entrée dans le Nouveau qui est présent (cadeau) en chaque instant, car voilà que par la grâce de l’Esprit – c’est une grâce, non quelque chose que l’on peut obtenir volontairement, par un moyen ou un autre – s’opère une sortie par le haut de l’histoire, des conditionnements et des traumatismes. Ceux-ci s’avèrent inchangés, les blessures ne sont pas nécessairement toutes refermées et guéries, mais notre relation à celles-ci – à notre propre souffrance et à la souffrance de tous les êtres – est radicalement transformée par l’apparition d’une dimension de Sens qui l’éclaire. Quant aux conséquences dans la vie psychique de cette émergence spirituelle enfin accomplie, elle est de l’ordre de la transformation de la chenille en papillon. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que c’est une partie de plaisir, bien au contraire, car cela implique la mort de la chenille, comme je l’ai explicité dans un autre article : la métaphore du papillon. C’est une naissance, la seconde naissance – dont nous parle fort bien Michel Fromaget dans ses livres en la resituant dans le cadre de la tradition chrétienne des premiers siècles après Christ. Cependant, il faut souligner donc que nous entrons par là dans le champ de l’archétype mort-renaissance qui caractérise la transformation radicale : il faut que l’illusion dont se nourrit le mental meure pour que naisse la Vérité vivante en nous.
C’est pour accompagner cette agonie – étymologiquement, « combat » – que le pèlerin en voie de renaissance a besoin d’un accompagnement, c’est-à-dire de la présence d’un passeur connaissant le passage, et pouvant l’assurer qu’il y a une vie après la mort. Et il faut bien dire que c’est une mort faite de mille morts, et une renaissance faites de mille renaissances, car chaque jour vécu en conscience est l’occasion d’un éveil. On peut donc abandonner l’idée d’arriver un jour quelque part, car c’est dans la façon de marcher en pleine conscience, au quotidien, en présence entière dans le maintenant toujours nouveau, que se trouve l’accomplissement.
C’est semble-t-il ce que voulait dire Sainte-Thérèse quand elle aurait dit :
« Le chemin vers le ciel, c’est le ciel même. »
A quoi Dôgen fait écho quand il dit :
« La pratique, c’est l’éveil et l’éveil, c’est la pratique. »
Cette transformation radicale est une odyssée dans laquelle le pèlerin s’abandonne lui-même pour renaître, intérieurement renouvelé, ce dont témoignent toutes les histoires, tous les mythes, qui offrent un tissu de sens au processus de transformation et qui soutiennent l’accompagnement. Ces histoires, disons-le rapidement, renvoient toujours à l’aventure du héros qui répond à l’appel de l’Inconnu. Notre tâche en tant qu’accompagnant est d’abord d’aider à entendre le plus clairement possible quel est l’appel, et à identifier ce qui appelle ainsi, qui guidera sur le chemin. Dans ce processus, nous ne pouvons qu’offrir un contenant aussi solide que possible au mouvement naturel de l’âme. Cela implique de tout accueillir sans jugement, en prêtant tout particulièrement attention à ce qui est refusé, rejeté ou nié – la belle ombre qui détient souvent les réponses recherchées – et aux vulnérabilités qui se révèlent comme de véritables trésors, en interrogeant sans relâche le sens profond. Il faut trouver pour cela une posture qui soit à la fois enracinée et ouverte, complètement fluide en même temps que verticale. Le contenant doit être assez vaste pour embrasser toutes les contradictions qui déploient le jeu paradoxal des opposés, en conscience de ce que le paradoxe signe la conjonction des opposés, le dépassement de la dualité. La vastitude du contenant réclame en contrepoint un cadre clair et solide, en particulier en terme d’éthique et de confidentialité des échanges. En tant qu’accompagnant, nous avons surtout à porter l’espace, c’est-à-dire garantir l’intégrité du cadre dans lequel l’accompagné évoluera. Outre la dimension éthique, primordiale, ce contenant a aussi une dimension symbolique : l’Esprit, comme un Tiers agissant dans le dialogue, doit y être invité, ne serait-ce que par la présence discrète d’une icône, d’une bougie allumée, d’un bouddha souriant...
Il s’agit donc d’être capable de descendre dans les vallées profondes aussi bien que remonter vers les sommets illuminés. On n’insistera jamais assez sur la nécessité d’éliminer de notre vocabulaire la notion de « résistance » pour envisager plutôt là où le mouvement de vie est freiné le besoin de protection qu’appelle une vulnérabilité. Et nous mettrons cette dernière tout particulièrement à l’honneur comme une porte d’entrée à la richesse de la sensibilité, qui nous importe bien plus que la force de la volonté et l’ascèse qui caractérisent la « voie sèche ». Car la voie de l’accompagnement psycho-spirituel est une voie féminine, humide et douce, dont le maître mot est « ne rien forcer » – laisser le mouvement prendre son temps, se déployer dans toute sa profondeur et toute sa hauteur.
Il apparaîtra alors enfin que les deux éléments essentiels qui supportent le cheminement sont l’enracinement dans le ressenti, en particulier corporel – et donc l’attention au corps, aux émotions et aux sentiments – et l’abandon en confiance au mouvement naturel de l’âme, la simple foi dans l’Amour qui guide. Les mots clés de cette démarche sont donc :
Présence, écoute, enracinement...
En pratique...
Du point de vue des moyens, l’accompagnement psycho-spirituel utilise tout ce qui va permettre d’écouter ce que l’âme veut dire, tout ce qui permet de soulager la souffrance aussi, et tout ce qui permet de faciliter le mouvement intérieur, de le fluidifier. Dans notre approche, nous privilégions bien sûr tout particulièrement l’écoute des rêves, non pour les interpréter nécessairement selon un schéma psychologique – fut-il celui de Jung et consorts – mais plutôt pour rendre consciente et amplifier, par l’attention aux ressentis émotionnels et corporels et l’exploration des images par l’imagination active, la dynamique psychique dont ils sont l’expression. Les rêves présentent l’avantage de ne pas pouvoir être influencés, et de garantir donc l’autonomie spirituelle de la personne à condition qu’elle apprenne à faire confiance à ses ressentis profonds. C’est de la matière psychique, et cependant celle-ci est vivifiée par le souffle de l’Esprit qui, au-delà de l’analyse de l’Inconscient, fait ressortir une présence numineuse. Or c’est du contact avec le numen et de rien d’autre, nous dit Jung, que nous pouvons espérer la guérison, ou du moins la métanoïa. Le travail avec l’Inconscient – à propos de qui la pire erreur serait de croire qu’il est inconscient – dès lors fait ressortir la nature double, pour ainsi dire paradoxale, de ce dernier. D’une part, il est tissé de mémoires qui nous alourdissent et tendent à nous immobiliser, et d’autre part, il recèle un centre toujours créateur, qui amène toujours du Nouveau et se symbolise bien souvent dans une image de Dieu ou un mandala évoquant la totalité. C’est par les rêves que certains d’entre nous, orphelins de toute église du fait de la malédiction qui refusait tout salut aux mécréants que nous sommes, renouent avec la conscience du sacré. Et il faut entendre comment la langue des oiseaux révèle le sens de ce dernier mot :
Ça crée ! Cela ne cesse de créer, nom de … !
En bons jungiens, nous sommes bien sûrs attentifs aux synchronicités, que je préfère appeler symphonicités car elles nous mettent en contact avec l’ordre sous-jacent aux événements, que l’on peut envisager comme une grande symphonie. Nous mettons l’accent aussi sur l’imagination créatrice et le dialogue avec toutes les instances psychiques et spirituelles qui se présentent (les Anges, les dragons, les ancêtres et les animaux merveilleux et même les démons s’ils causent...), et sur un usage immodéré de toutes les formes de créativité. Il s’agit en particulier d’explorer en profondeur tous nos conflits, que ce soient nos conflits internes – ce que nous rejetons ou refusons de nous-mêmes – ou nos conflits avec autrui, le monde tel qu’il est, pour en faire ressortir l’Ombre : ce que nous refusons de la vie. Il y a là une richesse qui nous reconduit à toute l’humanité que nous portons en nous. Nous pouvons aussi travailler en profondeur nos intentions pour aller identifier le désir secret de notre âme et nous mettre à son service. Cependant, nous insistons surtout sur les pratiques de présence à soi et aux autres, en soulignant dans la suite de Richard Moss que la conscience est relation. Pour revenir au présent, nous nous ancrons dans le corps par toutes les pratiques corporelles qui peuvent convenir et nous invitons à l’attention à la respiration, aux ressentis bien plus qu’à la discussion des idées, des concepts. Bien sûr, la lecture des textes sacrés, l’étude des mythes et des contes et toutes les formes de travail avec la dimension symbolique peuvent être bénéfiques, mais à la condition cependant d’éviter le piège de la discussion intellectuelle des symboles. Il s’agit de rencontrer ces derniers comme une réalité psychique vivante, par exemple dans les rêves, les rituels et les rites de passage qui peuvent s’imposer. S’il y a une clé qui ouvre toutes les portes de la psyché, elle est moins dans le fait de discuter des symboles que de couler avec les ressentis associés aux images intérieures.
Méditation
Au registre de la technologie spirituelle, nous privilégions la méditation avec ce qui est là dans le présent, la prière quand elle est accessible aux personnes que nous accompagnons – s’il est bien un signe de déconnexion de notre modernité avec la vie spirituelle, il est dans l’incapacité à prier de la plupart d’entre nous –, le chant en particulier de mantras, etc. La méditation n’est pas un moyen de tenter de faire le vide de nos pensées ou de chercher à atteindre l’extase en fuyant notre réalité mais plutôt, nous disait Chogyam Trungpa, une façon de « créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. » Il est toutes sortes de méditations, dont certaines tout à fait actives, par exemple dans la danse ou dans la marche. C’est l’occasion de souligner qu’une des plus belles façons d’accompagner quelqu’un est de marcher avec cette personne, d’aller se promener en nature, ce qui est une façon d’impliquer le corps dans une méditation active où l’on peut être présent à ce qui est là, à tout ce qui marche avec nous. L’idéal est d’amener la méditation dans notre quotidien, ce qui est simplement une façon d’être entièrement présent en chaque instant à ce que nous faisons, pensons, ressentons. L’accompagnement psycho-spirituel nous amène aussi à identifier des questions existentielles qui travaillent l’accompagné à la façon d’un koân zen : ce sont des interrogations insolubles par le mental qui débouchent tôt ou tard, quand elles sont contemplées en profondeur, sur une nouvelle perspective. Tôt ou tard, à force de creuser ces questions essentielles qui s’imposent à nous, on goûte ce que Jung appelait un « élargissement de conscience » : notre espace intérieur s’ouvre, s’agrandit.
Patience
Une erreur typique dans laquelle tombent beaucoup de débutants est de vouloir tout comprendre, tout expliquer. Or il faut aussi respecter les zones obscures, humides et douces, où grouille une vie fuyante. Trop de lumière, trop vite amenée, tue. L’obscurité, quand elle est aimée et respectée, est une matrice féconde. Même la dépression, quand elle est accueillie comme une descente dans un espace de transformation, peut porter des germes de renouveau. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas aller chercher un secours médical si nécessaire, mais la propension à écarter l’obscurité pour « aller bien » à tout prix peut relever de l’avortement de l’âme. Nous devons nous garder de toute volonté de puissance sur cette vie intérieure, et la volonté de comprendre comme le désir de trouver des solutions comme si la vie était un problème peuvent faire violence à l’âme. Il est inévitable qu’il y ait de la souffrance, ou du moins de la douleur à certains moments, des sentiments dits « négatifs », de l’anxiété si ce n’est de l’angoisse qui signalent l’étroitesse d’un passage. Nous ne sommes pas là pour lutter contre ces aspects de l’expérience humaine mais plutôt pour inviter à une relation aussi consciente que possible avec ce qui est là, quoi que ce soit et avec la conviction que ce qui est vu, ce qui est rendu conscient, commence à se transformer, ou au moins à livrer son sens. L’accompagnant doit donner l’exemple de la patience et de la confiance, de la retenue devant les obscurités dans lesquelles nous emmène le processus. Je reviens souvent pour ma part aux mots de Rilke dans ses Lettres à un jeune poète :
« Soyez patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes, chacun comme une pièce qui serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout vivre. »
Retrait des projections
L’accompagnement, dans sa dimension psychologique, réclame d’examiner les relations qu’entretient l’accompagné, et plus précisément les projections qui interfèrent avec celles-ci, pour déceler ici la part de rêve éveillé qui voile le réel. Bien sûr, les relations entre l’accompagnant et l’accompagné se prêtent tout particulièrement à cet examen en ayant à l’esprit que transfert et contre-transfert permettent de rejouer dans l’instant présent les nœuds relationnels fondamentaux – non sans avoir toujours en conscience que ces mécanismes psychiques concernent aussi bien l’analysant que l’analyste. Les crises sont donc bienvenues et doivent être accueillies comme porteuses d’enseignements ! Mais si un des objectifs de l’accompagnement est de favoriser le retrait des projections, et donc l’éveil hors du rêve projectif, il importe de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et de toujours chercher à extraire, quand la projection se retire, ce qu’il y avait là de précieux qui était projeté. Une des transes à laquelle nous sommes ainsi amenés à prêter tout particulièrement attention est l’état amoureux, quel que soit l’objet de cet amour, car il y a là quelque chose qui illumine l’existence. Quand nous parlons d’état amoureux, nous pensons bien sûr d’abord à la relation avec un autre être humain mais nous pouvons en fait élargir sans ambage le champ de la projection de la lumière qui brille en dedans de nous à tout ce qui suscite l’amour. Un livre, une œuvre d’art, un morceau de musique, un poème, un paysage, un voyage, un(e) maître spirituel(le), une icône du Christ ou une représentation du Bouddha, la passion de danser ou de peindre, d’écrire ou de sculpter... tout ce qui suscite un mouvement de vie lumineuse est à prendre en considération. Ce n’est pas tant l’objet de l’élan passionné qui importe à nos yeux que d’honorer le dieu ou la déesse – en terme jungiens, l’archétype, réalité vivante – qui se manifeste à travers nos « coups de foudre » – image même de l’élection par les dieux. Dans la projection, nous nous garderons de l’exaltation qui se paye toujours au prix fort de la déconvenue pour privilégier la présence consciente à ce qui arrive. Et tout l’art est de recueillir la lumière projetée au dehors, de la ramener en dedans pour nourrir l’âme. Elle se révèle alors tissée de beauté et d’amour…
Le feu de l’amour
J’ai exploré plus en détail dans un autre article intitulé le nom du jeu est amour comment la relation amoureuse est bien souvent le creuset du travail spirituel. Jung nous disait bien que l’animus et l’anima – c’est-à-dire notre partenaire intérieur – sont des passerelles vers le Soi. Dans chaque histoire d’amour se rejoue la rencontre du dieu et de la déesse, la danse de Shiva et Shakti, les jeux de l’Amant éternel et de la Bien-Aimée. Il serait criminel de chercher à forcer de quelque façon, par exemple en tentant de l’expliquer avec des théories psychologiques, le retrait de la projection qui fait de l’être aimé un porteur de la lumière. Si l’on considère la projection comme tenant du cinéma intérieur, il faut aller au bout du film pour en connaître la finalité. La vie se charge bien souvent toute seule assez vite d’amener cette marée basse du sentiment amoureux qui se retire devant une réalité qui paraît bien moins lumineuse. Au mieux, la fin de la lune de miel conduit au chemin de l’amour conscient dans lequel les projections sont écartées pour permettre une intimité de relation entre deux êtres humains. On peut penser qu’alors le fruit de l’amour est mûr et cueilli dans cette intimité que l’accompagnant doit respecter. Mais il arrive aussi souvent qu’à la transe amoureuse succède le deuil dans toute sa violence, dont la profondeur transformative est à la mesure de l’amour investi. En tant qu’accompagnants, nous nous devons d’honorer ces passages qui appellent une croissance intérieure, et parfois même ce qu’on peut appeler un « saut quantique » tant il s’agit de réorganiser toute l’existence. Du point de vue spirituel, la question qui se pose alors à celui ou celle qui passe par cette épreuve est : serons-nous capables de récolter la lumière qu’il nous a été donnée d’éprouver dans l’amour et de l’amener à un autre niveau dans notre vie qui permettrait de vivre cet état amoureux avec toute l’existence ? Saurons-nous passer d’Éros à Agapé et détacher notre amour de l’objet qui l’a réveillé en nous ? Il se pourrait bien que l’incarnation de l’Amour ne soit autre, pour beaucoup d’entre nous, que cet incendie généralisé du cœur, qui réclame une initiation dans laquelle nous sommes passés au feu pour que brûlent les scories jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’Or. En tant qu’accompagnants, nous pouvons être les témoins de grands mystères quand c’est l’amour qui guide les pas de nos accompagnés…
États de conscience modifiés
Nous pouvons être amenés aussi, selon nos compétences, à accompagner des expériences de conscience élargie ou modifiée par différents moyens, que ce soient par exemple le travail avec des tambours, des plantes sacrées, le jeûne ou la respiration holotropique. De mon point de vue, l’accompagnant ne doit faire la promotion d’aucun moyen artificiel de modifier la conscience car c’est sous-estimer la capacité naturelle de la psyché à créer les conditions d’un passage de transformation. Et cependant, nous avons à accompagner les pèlerins où qu’ils aillent sans préjugés car c’est à eux de déterminer par quels chemins ils veulent passer. Soulignons en passant que le travail en écoute intérieure d’un rêve est sans doute une des transes les plus puissante et transformatrice que l’on puisse vivre à peu de frais. Quelle que soit la nature et la forme du passage, notre travail d’accompagnant est d’inviter à y mettre de la conscience, autant de conscience que possible. Et il importe donc de préciser qu’au fond, c’est moins le moyen utilisé pour aider la conscience à sortir du connu qui importe ici que le travail subséquent d’intégration qui permettra d’ancrer l’expérience dans la réalité de la personne. En effet, la compétence en matière d’accompagnement des processus de transformation se mesure en fait à l’attention donnée à l’intégration, qui est souvent la phase critique la plus longue de l’aventure, et reconduit si tout va bien vers la vie quotidienne, l’être humain ordinaire. Il s’agit moins là de s’extasier devant des dimensions ou des présences extraordinaires que de voir enfin l’extra-ordinaire qui éclaire de l’intérieur la réalité ordinaire. L’invitation là est rien moins que de tomber à genoux devant la Merveille qui est sous nos yeux en permanence, toujours vibrante, toujours vivante, d’une Présence généralement invisible parce qu’omniprésente.
Gratitude, pardon et bénédictions
La gratitude pour tout ce qui arrive, la bénédiction en tant que façon de faire ressortir ce qui est bon dans tout être ou toute situation, le pardon en tant que libération du passé, le travail conscient de l’intention, l’invocation de l’Esprit pour qu’il transforme notre regard sur les choses et amène de la lumière dans nos obscurités… sont autant d’outils spirituels qui produisent ce que l’on peut envisager comme des miracles. Mais disons-le clairement : tous ces moyens cités ici n’ont de valeur qu’en regard de la fin vers laquelle ils tendent, mais qu’ils ne sauraient forcer. Il nous faut sortir de la logique de la cause et de l’effet, du moyen dont découlerait une fin, pour entrer dans une dynamique de la grâce. Cette dernière implique l’intervention d’un facteur qui est au-delà de notre contrôle conscient. On n’est pas ici dans le registre du développement personnel ou de la croissance personnelle, mais bien au contraire, dans celui de la décroissance personnelle : il s’agit pour la personne d’accepter de se pousser du chemin pour qu’autre chose, qui dépasse cette personne, puisse agir. Nous cherchons à nous ouvrir à une réalité transpersonnelle. Tous nos moyens ne servent donc qu’à préparer un terrain réceptif, et rendre disponible, à l’irruption hors de tout contrôle d’une dimension imprévisible, vivante, de conscience et de sens, dont l’apparition implique très généralement un renversement radical de perspective, une métanoïa, un éclat de rire libérateur, un surgissement dans la joie spontanée de vivre, d’être…
Effondrement
Il faut bien dire cependant que tout ce chemin ne mène bien souvent, avant ce renversement stupéfiant, qu’à ce qui semble bien être qu’un effondrement. Jung nous prévenait : « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». On retrouve ici la nécessité de la mort initiatique, prélude indispensable à la renaissance. La structure ancienne de la personnalité, dûment travaillée, ne tient plus et s’effondre sans autres signes avant-coureurs parfois que des rêves. Bien souvent, ce sont les contradictions internes à la psyché du pèlerin qui, sous le coup d’un événement éventuellement mineur, font éclater la vieille structure. Dans la perspective jungienne, nous honorons les contradictions comme indiquant la conscience de la dualité psychique des opposés. L’unilatéralisme nous semble beaucoup plus inquiétant car il indique qu’une des polarités a disparu dans l’inconscient. Dès lors, Jung nous invite à supporter nos contradictions et à aller au bout de celles-ci jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les porter. C’est à ce moment décisif que surgit un troisième terme qui signe bien souvent l’effondrement de la structure antérieure et le dépassement de la dualité. On peut dire qu’il s’agit bien souvent là d’aller au-delà de l’espoir et du désespoir (vous pouvez lire mon article du bon usage du désespoir), ce qui encore une fois s’apparente à une mort. On n’y va pas volontairement, il faut y être acculé sans aucune possibilité de repli. Et pourtant, il apparaît bien souvent que ce passage est préparé depuis longtemps par le Soi, qui ne laisse aucune chance au moi de s’en sortir. J’ai déjà souligné comment c’est dans cette agonie surtout que l’accompagné peut avoir besoin de la présence de l’accompagnant, ne serait-ce que comme témoignage vivant de ce qu’il y a une autre vie, une vie renouvelée, après la mort. La tâche de l’accompagnant est donc de veiller en particulier à ce que le pèlerin ne soit pas enterré par les décombres, ou s’il l’est, que ce soit à la façon d’une graine qui, plantée dans une terre fertile, trouvera le courage – force du cœur – de risquer l’aventure de produire une jeune pousse, une nouvelle existence.
Effet miroir
L’accompagnant ne saurait enfin faire l’économie dans son accompagnement de l’auto-examen et de l’utilisation de l’effet miroir qui veut que tout ce qu’expérimente son accompagné constitue un enseignement pour lui aussi. Les difficultés rencontrées en particulier par l’un ou l’autre dans la relation sont des mines d’or conscient qui réclament d’être exploitées à fond. L’art d’accompagner autrui s’enracine dans la capacité bien exercée à s’accompagner soi-même, ce qui n’exclue pas, bien au contraire, de solliciter de la supervision ou l’accompagnement d’un tiers. L’accompagnant ne peut jamais se tenir « au-dessus ». Au contraire, s’il y a une position juste, elle est en-dessous ou derrière, comme le maître taoïste – en laissant donc l’accompagné marcher devant, ouvrir le chemin – ou à côté, en marchant avec, en faisant marche commune, œuvre commune. Et la merveille de l’accompagnement, c’est qu’en tant qu’accompagnant, nous avons donc non seulement nos propres rêves qui nous amènent matière à réflexion, mais aussi les rêves de nos accompagnés. Leurs questions sont nos questions, et si nous croyons avoir la réponse qu’ils n’entendent pas, c’est que nous nous fourrons le doigt dans l’œil…
Mais encore...
Au moment même où je m’apprête à publier la seconde partie de ce texte, déjà passablement long (mais on m’a invité à moins condenser mon propos…), je reçois un commentaire éclairant au premier article que j’ai publié. Je vous invite à aller le lire ici, et j’y réponds cependant ici in extenso car il y a là des questions de première importance qui sont abordées.
Dans ce commentaire, il est souligné que « la difficulté d'un tel accompagnement est, à mon sens, le fait qu'un des outils principaux de l'accompagnant est de donner une "carte du territoire" sous la forme de concepts et de méthodes d'interprétation de l'expérience (…) en dehors du cadre du dogme d'une religion. » Pour cela, il est nécessaire de « reconnaître le caractère fabriqué de toute perception, et le rôle des Logoi (modèles conceptuels) dans ce processus. » Je suis entièrement d’accord, et je soulignerai simplement qu’il s’agit par là d’entrer dans la conscience de la nature de la conscience, créatrice en permanence de représentations qui sont à la fois médiatrice du réel, et un voile. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de s’empêcher de penser, mais de ne plus identifier nos pensées à la vérité – ce sont simplement des vecteurs relationnels avec ce qui est.
Un autre point important qui est souligné dans ce commentaire est la difficulté qui ressort de « la nécessité de va et vient entre les explorations du sacré et du mystère, d'une part, et la "vie quotidienne", d'autre part. » En effet. Et cependant, ce va et vient est strictement nécessaire pour une bonne intégration de ces explorations, à moins de choisir une voie monacale mais je crois qu’on y perd alors l’essentiel, qui est dans la relation. On pourrait dire, comme le faisait ressortir Richard Moss parlant d’un de ses rêves, que l’homme ordinaire, notre prochain qui n’entend rien à ces mystères, est notre guide spirituel pour reprendre pied dans la réalité. Il nous aide à éviter toute forme de grandiosité et d’inflation, un des plus grands dangers qui menace le pèlerin. Dès lors, dans les difficultés de communication que nos accompagnés ou nous-mêmes pouvons rencontrer avec les proches qui ne sont pas ouverts à ces explorations, il faut se rappeler qu’il y a là une opportunité de croissance encore. Un des plus grands dangers est ce qu’on appelle la « puanteur zen » qui consiste en vouloir à tous prix partager les expériences sans tenir compte des demandes d’autrui et expliquer combien elles sont extraordinaires. Ce n’est pas à nos proches de devoir s’ajuster à nos découvertes, mais à nous de tenir compte de là où ils sont dans leur propre chemin de conscience, fut-il entièrement inconscient à ce point. Devant ce défi, il est bon de se rappeler ce que suggérait Rilke quand il disait : « ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. » Au fond, la question brûlante qui ressort de ces difficultés est : que valent donc nos explorations si elles ne nous amènent pas à suffisamment d’amour pour marcher le chemin avec nos proches, tels qu’ils sont ?
Dans le commentaire, il est enfin souligné que « l'image de soi que les autres nous renvoient peut être douloureusement en conflit avec les images encore floues résultant de nos explorations ». C’est certain, mais j’oserai dire qu’il y alors l’opportunité de chercher à se libérer du piège de l’image de soi, ne serait-ce qu’en acceptant les projections d’autrui. Un des quatre accords toltèques peut dans ce sens être très utile, nous invitant à « ne rien prendre personnel ».
Et comme il est dit en introduction de ce commentaire, je ne fais que gratter ici la surface de notre sujet, qui pourrait amener encore bien d’autres considérations, approfondissements...
Participer au jeu créateur de la Vie
Nous voyons désormais clairement ce qui différencie l’accompagnement psycho-spirituel de la psychothérapie : cette dernière insiste toujours sur ce qui ne va pas avec le motif louable, mais limitatif, d’y apporter remède. Ce n’est pas très différent de ces formes de religion qui, pour nous orienter vers le bien, s’enferrent dans une obsession du péché et du mal. Bien sûr, la porte d’entrée dans la quête de sens est la plupart du temps une souffrance, un « problème » pour lequel nous cherchons une solution. Cependant, il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de solution et qu’il ressorte de la difficulté un enjeu existentiel qui emmène au-delà de la dichotomie problème / solution. Comme exemple, je proposerai simplement de réfléchir au fait que l’on échoue bien souvent à soigner la maladie qui conduit à la mort ; c’est là, en particulier, que la dimension spirituelle de l’accompagnement prend toute sa valeur : devant l’inévitable, l’incontournable, auquel on ne peut rien, sinon chercher à le dépasser en nous reliant à une perspective plus grande. Or, même si la porte d’entrée est donc le grain de sable dont l’huître intérieure fera une perle, l’accompagnement psycho-spirituel ne met pas l’accent sur les blessures, les traumatismes et les manquements, les inévitables déviations du mouvement de vie, mais plutôt sur la relation avec cette dimension de l’être qui est toujours intacte, quoiqu’il soit advenu, et qui se révèle être inaltérable, inviolable. C’est d’elle que vient, si elle doit venir, la guérison dans laquelle on entendra l’éclat de « gai rire » qui survient quand les choses prennent sens et contraste inévitablement avec la visée thérapeutique du « soi nier ».
Le surgissement de ce rire est la signature la plus caractéristique du satori des maîtres zen, éveil ou libération qui traduit une sortie par le haut de toutes les difficultés liées à l’histoire horizontale. Ces difficultés n’ont pas nécessairement disparues, les blessures ne se sont pas refermées par magie; elles sont dépassées, transcendées dans une perspective nouvelle qui a cependant toujours été là – la perspective qu’on peut avoir sur les choses de la vie à partir d’un espace virginal, immaculé. Pour aller vers la Lumière vivante, il faut traverser les grandes eaux psychiques, ce qui implique de faire face à nos peurs les plus profondes. C’est l’illusion alors que nous traversons, et le plus grand bénéfice du travail du rêve est bien de lever ce voile de l’illusion. Mais dès lors, ce ne sont plus l’illusion ou les eaux psychiques qui importent de quelque façon mais bien l’espace libre, ouvert et lumineux que nous découvrons au-delà de celles-ci. Et c’est donc l’établissement d’une relation consciente avec ce lieu intérieur toujours libre de tout ce qui a pu ou pourrait advenir, que l’on dira aussi dans un certain vocabulaire être pur et immaculé, où la vie se crée sans cesse d’elle-même dans le Nouveau, qui est la guérison elle-même. Ce que je dis là n’empêche pas que l’approche privilégiée dans l’accompagnement psycho-spirituel puisse être appliquée par des psychothérapeutes avec une visée thérapeutique. Cela réorienterait la psychothérapie vers la dimension spirituelle, ce qui me paraît souhaitable. Nous aurions donc enfin des psychologues avec un esprit, qui pratiquerait une thérapie de l’âme qui repose toujours sur le fait que celle-ci est en relation avec une réalité créatrice inaltérable.
Dès lors, il ressort que la règle d’or de l’accompagnement psycho-spirituel, qu’auront bien du mal à saisir ceux qui veulent vivre et travailler à l’abri de la sécurité qui découle de lois et de principes établis une fois pour toute, c’est que le processus que nous accompagnons est toujours radicalement créateur. Il ne répète pas, même si l’on peut reconnaître des thèmes archétypaux qui sont déclinés de différentes façons. Il invente toujours du nouveau, et c’est au service de cette dimension créatrice que nous devons nous mettre dans la logique de l’accompagnement. Le but du Travail, si on peut lui en donner un, est – dans les mots d’Hanna Dallos, la scribe des Dialogues avec l’Ange – de permettre l’avènement de l’individu créateur et libre de la peur. Or l’Esprit est précisément ce qui introduit un Souffle créateur dans les mécaniques du corps et de la psyché – le Souffle du Vivant. Un corollaire de cette règle d’or, à moins que ce n’en soit la formulation la plus directe et pragmatique, consiste en poser que nous devons toujours respecter entièrement la singularité de l’accompagné. Cette singularité est sa plus grande richesse. En aucun cas, nous ne pouvons nous permettre de l’enfermer dans une théorie générale, fut-elle celle de la psychologie jungienne des profondeurs, ou dans quelque lecture d’un évangile ou d’un sutra. Par définition, nous ne pouvons pas savoir pour l’autre, et nous ouvrons dans la rencontre un espace de silence où cet autre peut entendre sa propre vérité vivante, telle qu’elle se crée dans l’instant. Il s’agit au fond d’adopter la même attitude que celle que Jung recommandait en face des rêves :
« Lisez tous les livres, étudiez toutes les méthodes, mais devant un rêve, écartez-les car le rêve est unique comme le rêveur est unique. »
Le rêve doit lui-même être envisagé comme un processus créateur par laquelle le Soi, en termes jungiens, ou l’Esprit, cherche à chaque fois à amener une nouvelle perspective sur les choses, à donner naissance à une nouvelle conscience. Le nouveau mythe qu’a cherché Jung pour amener un remède à notre perte de contact collective avec la dimension sacrée de l’existence tourne dans une grande mesure autour de ce que Edward Edinger, un analyste jungien qui a marché dans les pas du vieux sage de Küsnacht, a appelé la création de conscience (titre de son livre sur ce point). Il ressort que la conscience pourrait bien être l’enfant chéri de l’Univers, un univers que certains physiciens qualifient d’« anthropique » car il semble n’avoir d’autre but que de créer de la conscience. Le pire que nous puissions faire est d’enfermer cette nouvelle conscience à naître au travers du rêve, et plus largement, du processus de transformation, dans du "déjà connu". Il se pourrait que l’on détienne la clé de l’accompagnement quand on comprend intimement qu’il s’agit de collaborer avec le Créateur pour lui permettre de créer quelque chose de nouveau au travers de l’aventure de notre accompagné, et in fine, au travers de notre propre aventure. C’est une œuvre poétique, au sens premier du mot grec poiêsis – création. On s’unit enfin avec l’énergie créatrice de l’Univers quand on la laisse créer librement au travers de nous, sans que la volonté consciente de l’accompagnant ou celle de l’accompagné ne s’en mêle. La question qui s’impose alors à l’un comme à l’autre dans un éclat de gai rire complice est, s’adressant à cette dimension créatrice qui amène toujours du Nouveau dans l’existence :
Que veux-Tu créer par moi ? Quoi de neuf, Docteur ?
C’est le mystère qui accompagne !
En conclusion, il faut apporter immédiatement deux compléments essentiels à ce qui vient d’être dit :
Le premier de ces points, c’est que l’accompagnant psycho-spirituel ne saurait, au risque sinon d’interférer avec le processus, avoir aucun projet pour l’accompagné. Le but ultime est la nouvelle naissance, mais la forme et la temporalité dans laquelle celle-ci s’inscrira appartiennent entièrement au pèlerin. C’est l’œuvre de l’Esprit, dont nous sommes témoins et assistants, mais en aucun cas celle de l’accompagnant qui doit se pousser du chemin. En fait, chacune des personnes que nous accompagnons nous emmène plus loin sur ce chemin. Il n’y aurait rien de pire dans cette perspective que de croire savoir pour l’autre, et de l’enfermer dans nos croyances, qu’elles soient issues d’une tradition qui nous a nourri ou de notre minuscule expérience. Je souligne ici que l’enjeu principal de l’accompagnement du point de vue de l’accompagnant est éthique et porte directement sur la question du pouvoir, de l’autorité et de la position que lui confère sa position, et l’inévitable jeu du transfert et du contre-transfert. Nous ne saurions en aucun cas être naïfs devant cet enjeu car l’ego n’est jamais aussi puissant que lorsque l’on prétend l’avoir dépassé. Nous ne pouvons éviter d’examiner l’ombre de pouvoir à laquelle notre posture d’accompagnant nous confronte inévitablement, et c’est là, plus que nulle part ailleurs sans doute, que nous pouvons offrir un exemple à nos accompagné.e.s de capacité à regarder l’obscurité en face, et transformer la materia prima en conscience.
En fait, et c’est le second point que je veux souligner ici en conclusion, l’accompagnement est un prétexte. Ce n’est pas nous qui accompagnons, c’est encore une fois l’Esprit à travers nous. Et cela va avec le fait que c’est ainsi, en accompagnant, que nous continuons à cheminer, avec l’aide des personnes que nous accompagnons. Ainsi, à partir d’un certain point, avons-nous pour nous éclairer non seulement nos propres rêves mais aussi ceux de nos accompagné.e.s, et non seulement nos propres questions existentielles, mais aussi celles des personnes que nous accompagnons dans la recherche. Pour ma part, je n’ai aucune prétention à avoir accompli la nouvelle naissance, je suis toujours en chemin. Je n’énonce pas ici des vérités définitives mais je livre les fruits provisoires de ma propre recherche sans prétendre en faire le tour de façon exhaustive, et en étant conscient d’effleurer nombre de points qui réclameraient d’être approfondis. Il me faut préciser que ces mots n’engagent que moi – ma compagne et partenaire dans la formation en écoute intérieure des rêves formulerait certainement différemment beaucoup de choses que j’ai dites ici, et y apporterait des compléments éclairants. Ce chemin sur lequel je marche implique cependant de partager ce que j’ai récolté sur la route non seulement pour la joie du partage, mais aussi pour les fins de la recherche elle-même qui s’alimente de la discussion libre et ouverte à laquelle j’invite...
Il est en effet bien rare donc d’une part que nous trouvions un maître qui soit entièrement éveillé pour nous accompagner mais cela ne doit pas nous empêcher de nous mettre en chemin car le véritable maître est intérieur. Il saura nous nourrir de lectures, de rencontres, de rêves, d’intuitions. Et d’autre part, il ne faut surtout pas attendre d’être devenu soi-même un tel maître accompli qui marcherait sur l’eau dans sa baignoire pour accompagner autrui car si l’appel s’en fait entendre, et si on trouve en soi-même l’humilité nécessaire pour le faire, l’accompagnement est le chemin le plus direct vers la Liberté. Et si on ne trouve pas cette humilité, on peut compter sur l’Esprit pour nous mettre le nez dans l’humus et nous l’apprendre de la manière forte. Il suffit pour cela d’être honnête avec soi-même, dans une attitude de profonde écoute de l’autre et de ce que nous dit notre âme. C’est l’attitude intérieure qui détermine l’altitude à laquelle nous évoluons : plus nous saurons nous incliner devant le mystère à l’œuvre, plus le mystère pourra donc œuvrer à travers nous. Et il s’avère alors que c’est le pèlerin qui, ouvrant son propre chemin vers le cœur du Mystère, devient notre guide. Ainsi, accompagnant.e. s et accompagné.e.s se rejoignent finalement dans l’émerveillement devant les œuvres de l’Esprit, qu’on appelle à bon droit « le grand Œuvre » !
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Rose méditative, de Salvador Dali |
Le fruit de l’esprit
Quant à ce qui suit cette mort et nouvelle naissance, qui est aussi une ouverture, une entrée dans l’Ouvert sans limites, il ne sert pas à grand-chose d’en parler. Quoi que l’on dise, le mental s’en emparera et en fera une absurdité. Ainsi, on peut évoquer une libération de la souffrance, et d’un avènement de la Félicité, de la Paix et de l’Amour, mais cela n’a pas grand chose à voir avec le bien-être dont le marché spirituel tire ses arguments publicitaires. Celui qui en parle le mieux, peut-être, c’est Paul, que je répugne à nommer « saint » tant ses obsessions ont dévoyé l’enseignement originel selon moi, mais qui dit bien que « ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ en moi. » Il indique aussi que
« le fruit de l’esprit est amour, joie, paix, patience, serviabilité, bonté, fidélité, douceur, maîtrise de soi. » (Galates, 5, 22)
Ce fruit, chacun peut y goûter. Maintenant. Comme dit joliment Michel Fromaget, « tout instant lui est propice, et pour l’inaugurer, un simple oui suffit. » Il n’est pas nécessaire d’attendre la Résurrection finale ou l’Éveil définitif, car finalement nous n’arrêtons pas de passer par des cycles de mort et de nouvelle naissance. C’est par là, semble-t-il, que la conscience s’élargit et se re-crée elle-même sans trêve. Dans cette liste non exhaustive, je soulignerai bien sûr tout particulièrement l’amour inconditionnel (agapé) et la joie qui vont avec une réconciliation entière avec tout ce qui est et tout ce qui a été, tout ce que nous sommes et tout qui a fait que nous sommes devenus ce que nous sommes. Incluant la souffrance et les mille morts que nous avons dû vivre pour arriver à cette réconciliation qui est le signe le plus certain de l’œuvre de l’esprit. Et pour ma part, en bon anarchiste mystique revendiqué (mais relativement libre de cette étiquette à laquelle je ne me limite pas), je soulignerais que le plus savoureux de ce fruit, qui résume certainement tous les autres aspects, est certainement la liberté entière qu’il confère à qui le goûte. On peut dire que c’est un tout nouvel état de conscience qui se dévoile alors, au-delà de la logique conflictuelle du mental séparateur. Richard Moss en parle brillamment dans son livre le second miracle : après le premier miracle consistant en l’apparition d’une conscience fondée sur l’égo, une autre possibilité de conscience surgit qui dépasse tout ce que l’égo peut envisager. Une conscience qui embrasse la Totalité vivante…
On peut dire enfin que cette métanoïa recherchée comme le bien le plus précieux est un simple renversement du regard. Tout a toujours été là, et apparaît soudainement sous un jour nouveau. Ainsi, il arrive que l’on s’arrête et que l’on contemple une rose pour découvrir l’infinie richesse des moindres détails de la perfection qu’elle est. On peut s’oublier pendant une éternité de temps subjectif dans cette contemplation, et cet oubli de soi – c’est-à-dire du petit moi – ouvre enfin la porte de la liberté. William Blake nous pointait cette direction quand il écrivait :
« Voir un monde dans un grain de sable
Et un Ciel dans une Fleur sauvage
Tenir l'Infini dans la paume de la main
Et l'éternité dans une heure. »
La recherche psychologique met en évidence qu’il est assez fréquent que des personnes qui font face à la proximité de la mort vivent un tel état d’éveil, un moment de vérité vivante. Tout à coup, chaque instant devient lumineux. Les couleurs se font plus vives, l’air que l’on respire plus vivifiant, la caresse du vent sur le visage plus sensible. Le moindre sourire, un rire d’enfant, la présence d’un être aimé deviennent des trésors. Tout ce qui nous semblait banal, acquis, indigne d’attention, devient soudainement infiniment précieux, l’expression d’une pure merveille. Il n’y a plus rien à chercher au dehors, tout est déjà là et a toujours été là. On devient pure présence à la vie, à la beauté du monde. C’est une grâce, une bénédiction que de vivre cela tant qu’il en est encore temps. On s’est simplement arrêté. On a arrêté de courir, de chercher ce qui est là, le présent, le cadeau de l’existence. Cela prend un maître implacable, la mort qui pose sa main sur notre épaule, pour que l’on s’arrête enfin, que l’on cesse de fuir notre vérité. Cependant, il n’est pas nécessaire de recevoir un diagnostic et un pronostic fatals pour pouvoir faire un tel saut dans la Vie. C’est possible en chaque instant, pour peu que nous entrions, maintenant, en pleine conscience dans le miracle de vivre.
Je laisserai le dernier mot à Yeshua Ha-Nozri. Ce dernier nous donne peut-être la clé de la nouvelle naissance dans un logion cinglant de l’évangile selon Thomas, que devraient méditer tous les passeurs voulant accompagner autrui dans le passage :
« Soyez passant. »
Je ne saurais dire tout ce que cette réflexion doit aux personnes que j'ai eues le privilège d'accompagner jusqu'ici, qui reconnaîtront nombre d'éléments ressortant de leurs expériences et de nos discussions. Qu'ielles soient ici profondément remercié.e.s, de tout cœur.
* * *
Vous pouvez télécharger l'intégralité des deux articles en PDF sans illustrations ici : accompagnement psycho-spirituel.
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