jeudi 24 mars 2022

Le Tiers-Aimant


Temps de lecture : environ 30 minutes.

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit pour ce blogue. Ce n’est pas que je n’ai rien à dire, au contraire. Dès la publication de mon dernier article, j’ai eu une idée assez claire du thème dont je vais vous parler, mais je n’avais encore aucune idée de comment j’en parlerai. Et puis il me faut à chaque fois trouver la bonne place à partir de laquelle écrire. Ce n’est pas tout de prendre la plume ou la parole, il faut s’assurer qu’on la prend du bon endroit. Si l’on parle à partir du mental qui divise et qui oppose, ou d’un cœur agité par la peur ou la colère, il vaut peut-être mieux se taire, rester en silence. D’un article à l’autre, c’est toujours un chemin intérieur que je parcoure donc, car c’est l’occasion d’explorer une idée, une intuition ou un rêve jusqu’à ce que je puisse en parler. Et puis bien sûr, il y a l’actualité qui s’en mêle et qui réclame elle aussi que je trouve le bon endroit à partir duquel je peux m’exprimer sans avoir l’impression d’ajouter à la cacophonie ambiante…

Quand je marche en silence ainsi, j’observe avec beaucoup d’amusement comment la vie et les rêves viennent nourrir le courant de réflexion qui me travaille. Cette fois, c’est un rêve entendu peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine qui a amené la compréhension qui cherchait à se cristalliser en moi depuis plusieurs mois. La rêveuse est une jeune femme qui s’intéresse particulièrement au travail avec les rêves, auquel elle veut se former. Au moment où elle m’amène ce rêve, elle vit des difficultés relationnelles avec son conjoint et s’avoue très inquiète devant la guerre. Elle répète à plusieurs reprises au début de notre rencontre qu’elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas qu’on puisse choisir délibérément de faire la guerre ainsi et d’entraîner des milliers de personnes dans la mort. Elle ne comprend pas ceux qui, dans son entourage, justifient la guerre en répandant des mensonges inspirés par la propagande du Kremlin. Elle ne comprend pas son conjoint qui l’intimide en haussant le ton dans leurs discussions. Juste avant de me raconter le rêve, elle pleure. Et voilà le rêve :

Un homme et une femme se disputent. Ils sont debout, face à face, dans une pièce faiblement éclairée, avec une lumière un peu tremblotante, comme des bougies ou un feu de cheminée. La rêveuse est observatrice, détachée de la scène qu’elle observe comme au travers d’une vitre, d’une fenêtre. Elle n’entend pas ce qu’ils se disent. La femme est particulièrement virulente, furieuse. L’homme a l’air accablé mais il se redresse, fait front et lève même la main à un moment. Cependant, elle ne se démonte pas, elle s’approche de lui et lui crie sa colère au visage. Il recule avec un geste qui laisse entendre qu’il n’en peut plus. Et comme il a reculé, la rêveuse peut voir un enfant de deux ou trois ans qui se tient debout dans l’embrasure d’une porte et observe les adultes en train de se disputer. Il a les yeux extraordinairement lumineux. Il semble n’être absolument pas inquiet. Au contraire, il sourit en les regardant alternativement. La rêveuse est touchée par la présence de l’enfant, qui lui semble "non ordinaire", et à peine a-t-elle pensé cela qu’elle se retrouve dans le corps de l’homme, ce qui lui donne à ressentir un mélange de peur, de honte et de colère, de rage rentrée. La femme prend conscience de la présence de l’enfant et se tourne vers lui, immédiatement adoucie. Des larmes viennent sur le visage de l’homme… et la rêveuse se réveille.

Dans la résonance intuitive que j’ai proposée à la rêveuse, j’ai tout de suite mis l’accent sur la présence du tiers, un tiers « non ordinaire » bien sûr qui préside souvent à nos échanges même si nous n’en sommes pas conscients. J’ai interrogé : que s’est-il passé il y a deux ou trois ans ? Qu’est-ce qui est né alors ? La rêveuse n’a pas hésité : elle a découvert le travail avec les rêves il y a un peu plus de deux ans, et elle a été tout de suite bouleversée par le sentiment de ce que quelque chose de radicalement nouveau venait d’entrer dans sa vie. Quelque chose de magique. Elle a sursauté et m’a demandé en retour : « C’est l’Enfant Divin ? Dans le rêve, cet enfant… c’est l’Enfant Divin !? » Ce n’était pas vraiment une question, plutôt une affirmation dont elle cherchait confirmation. Je ne pouvais pas la démentir. C’est sans doute la meilleure façon de parler de cette présence qui manifeste l’éternellement Nouveau que de parler de l’Enfant Divin. Pour cette jeune femme qui a renoué avec sa foi chrétienne à peu près au même moment qu’elle a découvert les rêves, ce n’était pas une abstraction intellectuelle car les rêves, justement, lui avaient amené le sentiment de ce qu’il y avait, en tous temps, une présence aimante à l’intérieur...


Nous avons parlé cependant de la possibilité que le rêve symbolise par là son enfant intérieur à l’âge de deux ou trois ans, mais nous sommes convenus que c’était forcer le trait car rien ne lui permettait de se voir dans ce garçon aux yeux lumineux. Elle n’avait pas souvenir d'avoir été témoin de disputes dans sa famille. Et nous sommes restés avec la numinosité qui se dégageait de l’enfant souriant devant ces adultes – on pouvait penser que c’était ses parents – en train de se disputer. Nous avons discuté de sa propre colère envers son conjoint, et de la façon dont elle pouvait « rêver » de le faire reculer ainsi en criant plus fort quand il se montrait intimidant. Je l’ai invitée à visiter en imagination active la position des deux protagonistes et à aller voir ce qu’ils ressentaient. Elle en est ressortie avec beaucoup d’admiration pour la force de la femme, « une guerrière » m’a-t-elle dit. L’homme avait peur d’elle. Et l’enfant, que ressentait l’enfant quand il regardait ces deux adultes ? De l’amour. De la compassion. L’enfant, m’a-t-elle dit, est absolument en paix, tranquille, et toute cette dispute lui semble être un jeu. Il a envie de rire.

Je lui ai alors proposé une interprétation du rêve partant sa difficulté avouée avec les conflits pour aller jusqu’à l’une des clés majeures du travail avec les rêves. Dans celui-ci, elle observe la dispute d’abord de l’extérieur, en mode dissocié. Mais il est frappant que le rêve se termine au moment où elle s’associe directement à la scène en se retrouvant – ô surprise ! – dans la peau de l’homme, dont elle ressent la peur, la honte, la rage… et finalement la tristesse. Ce point, bien sûr, l’intriguait particulièrement : pourquoi ne s’est-elle pas retrouvée dans la peau de la femme, à qui elle s’identifierait volontiers ? Et bien peut-être, justement, parce qu’elle serait portée à s’identifier à la femme, à se projeter en elle… or il se pourrait bien que le rêve veuille lui faire « toucher du doigt » l’autre côté, la position de l’homme. Ce qui me paraît important, c’est justement que le rêve lui donne, à partir du moment où elle prend conscience de la présence de l'enfant et de sa nature "non ordinaire", à ressentir ce que vit l’homme. J’ai souligné que le rêve semble donc tracer un chemin qui va d’un endroit où elle est extérieure au conflit, et où elle n’entend rien, à un autre où elle ressent profondément ce que l’autre, qui est elle-même, ressent. Un chemin vers le ressenti profond. Elle a reconnu qu’elle-même ressentait cette peur, cette honte et tout particulièrement cette rage dans ses disputes avec son ami, et nous nous sommes retrouvés à discuter de comment ces sentiments pourraient bien être ceux de son animus, du masculin en elle, aux prises avec l’anima de son conjoint, symbolisé par la femme. Mais nous sommes convenus que le point clé du rêve, c’était donc le relâchement final de la tension quand le regard de la femme se portait sur l’enfant, qu’elle s’adoucissait, et que les larmes coulaient sur les joues de l’homme.

Notre discussion a ensuite porté sur la présence de ce tiers qui est bien souvent nécessaire pour que les protagonistes d’un conflit puissent parvenir à une vision élargie de ce qui se passe, et à une résolution de la dispute sans vainqueur ni vaincu. Et c’est à partir de là que je lui ai proposé un autre niveau d’interprétation du rêve en lui parlant d’un article de Pierre Trigano que je cite souvent dans mes cours, où il est question de la présence de ce Tiers qui intervient dans le travail avec les rêves. Mr Trigano nous y présente un rêve qui décrit le fondement de l’analyse au travers de la belle formule :

« Deux aiment trois, et trois aime deux »

Je cite l’interprétation qu’en propose l’article, que vous pouvez lire ici : éthique du rêve.

« Ces mots me paraissent exprimer de manière subtile la "formule" qui définit la singularité de la voie des rêves. Les "deux" sont évidemment la rêveuse et l’analyste, et le rêve semble enseigner que leur relation duelle, de personne à personne, n’est nullement à elle-même son propre but. La relation spécifiquement thérapeutique dans l’analyse des rêves n’est pas cette relation duelle, mais la relation que les deux ouvriront, au cours de leur travail, avec un « trois », un troisième, qui n’est autre que le Soi (…). »

Nous avons ici la clé peut-être la plus importante du travail avec les rêves, qui est souvent bien difficile à comprendre tant nous sommes pétris de "méthodes", de "techniques", de "théories" et de "savoirs" qui se voudraient infaillibles et qui permettraient d’en finir rapidement avec le rêve, de dire « ce n’est que... ». Or c’est l’erreur que commettent la plupart des débutants, et même des analystes chevronnés, de vouloir que le rêve soit réductible à une théorie, une méthode. Mais un rêve, ce n’est jamais que… et pour que le pouvoir transformant du rêve puisse agir et amener quelque chose de nouveau à la conscience, nous devons nous ouvrir à la présence vivante du rêve, c’est-à-dire à la présence vivante du Soi dans le rêve. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas étudier les méthodes et les théories, se contenter de l’intuition pure. Comme le disait Jung :

« Quant à l’interprétation des rêves, étudiez tous les livres et toutes les méthodes. Mais quand vous êtes devant un rêve, écartez-les car chaque rêve est unique, tout comme chaque rêveur est unique. »


Non seulement s’agit-il de respecter l’unicité du rêve, et du rêveur, qui ne pourront jamais se réduire au « ce n’est que... » d’une théorie générale. Mais il s’agit de faire confiance dans la volonté même de l’inconscient de se faire connaître. Von Franz s’en félicite : « Dieu merci, l’inconscient est intéressé à ce que le rêve soit compris. » Mais au-delà du désir de l’inconscient d’amener quelque chose à la conscience, nous pouvons simplement établir une relation de confiance au Soi qui préside au travail avec les rêves. La rêveuse a réagi à ce que je lui proposais là en souriant et en citant simplement l’évangile :

« Quand deux ou trois d’entre vous sont réunis en mon nom, je serai présent. »

Nous n’avons pas eu le temps d’élaborer plus sur la présence de cet Enfant Divin dans l’embrasure de la porte du rêve, image ô combien symbolique, car la séance était finie. Elle m’a cependant dit qu’elle était beaucoup plus en paix à l’issue de celle-ci, qu’elle comprenait sans pouvoir bien l’expliquer comment quelque chose de plus grand, encore une fois de « magique », agit à travers le rêve quand on lui prête attention, et combien il était rassurant pour elle de sentir cette présence numineuse du Soi… dans les rêves, dans la vie. Elle a rit en ajoutant qu'elle réalisait qu'il n'était pas important de "comprendre" pourquoi les gens entrent en guerre, etc... mais qu'il fallait trouver comment se positionner intérieurement devant ça. Pour cela, elle avait besoin de cette présence, du Soi. Nous avons conclu en jouant avec les mots, nous amusant de ce que quand l’âme agit… c’est la magie !

Ce rêve m’a donné beaucoup à réfléchir dans les jours qui ont suivi car le thème qui s’était imposé à mon esprit après la publication de « ce qui sauve » était justement celui du « Tiers aimant », sans que je puisse dire donc encore exactement de quoi il retournait. Or j’avais là, avec cette image de l’enfant contemplant avec des yeux lumineux, emplis d’amour, les adultes se disputant, de quoi nourrir ma réflexion. Mais il a fallu qu’un autre rêve me revienne en mémoire pour que je comprenne ce que représentait cet enfant, et à quel point il venait répondre aux questions que je me posais. Avant d’en venir là, il me faut vous parler un peu de comment l’actualité m’a fait faire tout un chemin intérieur…

Comme beaucoup je crois, j’ai été très troublé par la déclaration de guerre de la Russie à l’Ukraine, et à travers elle, à la démocratie. Il me semble qu’il est difficile de ne pas être troublé par de telles circonstances. J’ai admiré cependant quelques amies, toutes des femmes, qui ont gardé leur cœur complètement en paix au milieu de ce tourbillon de nouvelles, sans pour autant s’enfouir la tête dans le sable. Pour ma part, je me suis retrouvé déchiré entre une envie d’en découdre allant avec l’impression d’identifier clairement un visage du Mal, et le sentiment de la nécessité de trouver une autre réponse que celle qui consiste en me laisser entraîner par l’atmosphère belliqueuse. Il me fallait à la fois prendre position, et me garder d’être submergé. Au cours d’une réunion avec d’autres analystes, j’ai pris conscience de ce qu’il était complètement naturel d’être ainsi troublé et déchiré dans un moment de forte activation de l’inconscient collectif, où se sont les archétypes eux-mêmes qui entrent en mouvement comme des plaques tectoniques qui viennent faire trembler la terre sous nos pieds. Il m’a paru urgent d’amener quelques éléments de réflexion pour nourrir une perspective plus vaste…

Le premier point, c’est que plus que jamais il me paraît important de vérifier quelles sont les émotions que nous nourrissons quand nous prenons la parole, en particulier sur les réseaux sociaux. Cela nous ramène à la nécessité, dont je parlais en introduction à cet article, de vérifier à partir d’où nous parlons. Si nous parlons à partir de la peur, de la colère, nous nourrissons la peur et la colère, c’est ce que nous communiquons et nous attisons le feu dans le monde. On peut penser – nous en discuterons un peu plus loin, - que c’est un feu transformant, qu’il faut que notre monde brûle pour changer en mieux… mais en attendant qu’il soit transformé, ce beau monde, cela fait beaucoup de gens qui souffrent dans le feu. Ce que nous amenons dans le monde relève de notre responsabilité : on ne peut pas vouloir un monde en paix et attiser la guerre, la peur, la colère, la haine. Envers qui que ce soit.

Dans la situation que nous vivons, et compte tenu de la caisse de résonance qu’offre l’Internet, il me semble particulièrement important aussi de veiller à ne pas réduire une situation complexe à un « ce n’est que... » péremptoire. « Ce n’est que... » est la signature d’un biais cognitif tout à fait dommageable par les temps qui courent. Je crois que nous devons tous veiller, à ce point, à éviter tout simplisme, toute simplification abusive et réductrice de la complexité de la situation. Quand nous amenons des éléments de réflexion sur les réseaux sociaux ou dans des prises de position publiques, nous avons la responsabilité de nous assurer que ce que nous disons s’appuie sur la vérité, et si nous ne sommes pas certains de cette vérité, qu’au moins cela fasse du bien ou soit utile à autrui. C’est ce qu’on appelle les filtres de Socrate, dont j’ai déjà discuté dans un autre article. Il s'agit de se demander à chaque fois qu'on avance quelque chose :

- Est-ce vrai (comment peux-tu être certain.e que c'est vrai) ?

- Si tu n'es pas sûr.e que ce soit vrai, est-ce que cela fait du bien (à ceux qui te liront, ou t’entendront, pas seulement à toi) ?

- Si tu ne peux répondre positivement à ces deux questions, au moins est-ce utile ?

Pour plus d'informations sur les filtres de Socrate, je suggère de lire cet article : Les trois filtres de Socrate. Si le sujet vous intéresse, j'ai développé cette réflexion en août 2020 déjà dans la seconde partie de cet article : Trou noir.

Socrate

Quant à ce que nous pouvons faire pour répondre à la situation actuelle, tout dépend bien sûr d’où nous sommes. Il est naturel que certains se battent les armes à la main pour défendre leur pays, et si nous pouvons honorer leur courage, nous pouvons penser aussi à ces jeunes soldats qui sont engagés dans une aventure à laquelle ils ne comprennent rien, où ils sont censés être des libérateurs et vont cependant au devant d’une mort ignominieuse. Une des positions les plus nobles qui soit dans une telle situation est certainement celle des médecins et des infirmiers qui font ce qu’ils peuvent pour soulager les souffrances engendrées par la folie des hommes. Mais ceux-là, que ce soient ceux qui se battent ou ceux qui sauvent des vies sur le front, ne me liront pas. Il est probable que, comme je le suis moi-même, vous soyez simplement témoins distants et impuissants du drame actuel. J’ai déjà dit plus haut combien il me semble important que nous ayons une parole juste, qui n’ajoute pas au conflit en cours. Je pourrais ajouter qu’il est de notre responsabilité d’éviter d’être gagnés par l’ombre en participant en esprit aux violences à l’œuvre. Pour poursuivre cette réflexion, je vous livre in extenso un texte que j’ai publié sur Facebook :

« Plus que jamais, nous avons donc une responsabilité éthique dans la façon dont nous nous exprimons devant ce qui arrive. Et cette responsabilité nous oblige à faire un retour sur nous-mêmes plutôt que d’accuser autrui de tous les maux. Nous sommes face à un sérieux problème, c’est certain, que cristallise le petit tsar Poutine et l’idéologie nationaliste qui l’inspire... mais qui peut prétendre que nous n’y sommes pour rien ?

Quand je dis « nous », je dis nous en tant que sociétés occidentales dites « démocratiques » mais complètement gangrenées par le capitalisme, qui consomment plus de la moitié des ressources mondiales en laissant crever dans la misère la plus grande partie de la planète, tout en leur vendant des armes et en supportant des régimes dictatoriaux comme celui du maréchal Sissi en Égypte. Quand la Russie nous fait le coup des armes de destruction massive en Ukraine, elle nous renvoie à la façon dont les États-Unis ont justifié la guerre en Irak. Si l’on devait traîner la Russie devant un tribunal international, ne conviendrait-il pas de juger les États-Unis pour les destructions en Irak, qui ont fait au bas mot 500.000 morts…?

Et si l’élan de solidarité avec l’Ukraine est remarquable, et doit être salué, pourquoi notre indignation est-elle à ce point sélective que personne ne prête attention à la guerre récente du Tigré en Éthiopie, ou encore au conflit au Yémen qui perdure depuis plusieurs années ? Cette guerre abominable, alimentée par les occidentaux qui fournissent l’Arabie Saoudite en armes (dont la France), a déjà fait 400.000 morts. Mais c’est loin et cela ne nous concerne pas, semble-t-il. Et voilà donc que nous nous préparons à accueillir à bras ouverts les réfugiés ukrainiens… mais pourquoi n’accueillons-nous pas ainsi les Syriens... et toutes les victimes de la guerre économique que nous menons au reste du monde ?

Nous pouvons dire que nous sommes confrontés au "mal", incarné par l'idéologie nationaliste qui inspire Poutine (voyez l'édifiant éditorial d'Akopov). Ce mal, c'est aussi le mensonge qui règne partout, la falsification systématique de la vérité, sa manipulation - et nos médias n'en sont pas exempts. Cependant, au lieu de parler du mal qui ronge l'autre, ne devrions-nous pas examiner le mal dont nous sommes inconscients en nous-mêmes ? Ne devrions-nous pas tous prendre responsabilité (response ability : capacité de répondre, qui n'est pas "culpabilité") de la situation ?

Mais alors, que faire ?

D’abord, je crois qu’il faut que nous reconnaissions que nous sommes "en guerre", et que cela ne date pas d’hier. Les mesures de rétorsion économique que nous prenons contre la Russie sont des mesures de guerre, qui pourraient appeler des répliques militaires. Mais il faut bien comprendre que depuis longtemps, la façon dont la mondialisation capitaliste est conduite est une guerre menée contre les peuples. Je ne crois pas qu’ils soient bien nombreux en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine, à avoir envie de verser une larme sur le sort des pauvres européens aux prises avec Poutine. Au pire, ils risquent de penser que c’est un retour de bâton qui nous pendait au nez, et qui pourrait nous apprendre l’humilité. Et c’est tout notre « logiciel » qui est orienté vers la guerre. Quand notre président bien-aimé (sic) nous explique que nous allons gagner la guerre contre le virus, nous sommes en fait contaminés par sa logique : nous sommes en guerre contre le virus, contre la nature, contre la planète, et contre tout ce qui n’est pas nous…

Si nous voulons nous en sortir, il va falloir changer de logiciel et sortir de la logique de guerre. Individuellement d’abord, et collectivement autant que possible. C’est un chemin intérieur… mais justement, il n’y a peut-être de chemin praticable qu’à l’intérieur face à une telle situation. J’ai déjà publié par le passé deux articles portant sur la nécessité de « retourner le regard » (https://voiedureve.blogspot.com/2017/03/retourner-le-regard.html) et de nous ancrer dans une « paix dans le cœur » pour amener un changement dans le monde (https://voiedureve.blogspot.com/2014/10/paix-dans-le-coeur.html) mais j’aimerais amener aujourd’hui deux autres éléments de réflexion, qui ont alimenté ma réflexion de ces derniers jours...

Tolstoï et Gandhi

Le premier point, c’est la nécessité devant laquelle nous sommes de revenir aux racines de notre spiritualité occidentale pour nous y ancrer et peut-être, à partir de là, prendre un nouveau départ. Je suis particulièrement sensible pour ma part à la compréhension qu’a amené Tolstoï – un grand russe – du commandement du Christ qui fonde toute la non-violence (Matthieu 5.39) : « ne résistez pas au mal par le mal ». Cela ne veut pas dire "ne pas résister"... mais veiller à ne pas être entraînés dans la logique du mal. Vous trouverez ici un bel exposé de sa réflexion : La non résistance au mal par la violence chez Tolstoï.

Si nous opposons la violence au mal, alors le mal nous gagne de l’intérieur. Ce n’est pas une question de morale mais de psychologie : combattre l’ombre projetée sur autrui nous amène à être possédé par l’ombre. C’est ainsi que la plupart des révolutionnaires qui ont combattu des tyrans se sont révélés à leur tour tyranniques. L'aveuglement, c'est de nous identifier au "bien" et de rejeter tout le mal sur l'autre. Il nous faut absolument éviter de nous laisser entraîner par la logique de guerre, et bien au contraire, examiner comment nous contribuons à celle-ci...

Il semble donc que nous soyons acculés à « choisir notre camp », et ce n’est peut-être pas ce que l’on croit. Notre camp, c’est celui des peuples, qu’ils soient ukrainien ou russe, et des pauvres gens qui sont pris dans la spirale de la guerre… et il nous faut nous garder d’être contaminés par la haine, la violence et la logique belliciste qui nous est serinée jour après jour. Mais il y a des raisons d’espérer. Par exemple, on sait que les habitants de Kherson, ville occupée par les russes, multiplient les manifestations pacifiques pour chasser les occupants. On peut « rêver » d’un grand mouvement de masse non-violent qui mettrait en échec la logique guerrière de Poutine. Qui sait si son hubris ne l'entraînera pas à sa chute et sa perte ? Nous avons le droit, sinon le devoir, d'espérer que la paix triomphe. Mais alors, il faudra se souvenir que les russes sont nos frères et nos sœurs. Et nous avons le devoir de réinventer la démocratie, de l'arracher des mains des intérêts économiques qui nous conduisent droit dans le mur, et pourraient encore tirer parti de cette guerre...

Le second point, c’est une expérience scientifique rapportée par le Journal Of Conflict Resolution dans les années 1980 : un groupe de méditants, en cultivant un sentiment de paix pendant une semaine, a eu un effet mesurable sur le conflit israélo-libanais qui se déroulait alors. Vous trouverez un exposé de cette recherche ici : Des prières à l’effet Maharishi et je tiens l'article du JoCR à la disposition de qui cela intéresse. Comme le fait remarquer Didier Cauwelaert dans « la bienveillance est une arme absolue », où j’ai entendu parler pour la première fois de cette expérience, qui a été confirmée à maintes reprises et de différentes façons, ce qui est complètement fou, c’est que personne parmi nos dirigeants n’en a tiré de conséquence pratique. S'ils ne sont pas capables d'en tirer des conséquences, il faut peut-être que nous nous y mettions, et vite. Individuellement, et ensemble ! »


A ces mots, publiés sur Facebook le 9 mars dernier, j’ajouterai que depuis cette publication, j’ai lu un livre fort intéressant qui amène une perspective bien plus vaste sur ce que nous vivons collectivement. Il s’agit de Noosphère, de Patrice Van Eersel, où celui-ci nous présente les réflexions de Pierre Teilhard de Chardin et de Vladimir Vernadski, deux grands esprits qui étaient convaincus que l’évolution nous emmène nécessairement vers l’émergence d’une conscience collective. Dans ce livre, l’auteur cherche à répondre au désespoir d’un jeune homme qui est convaincu de vivre l'effondrement de notre monde - réchauffement global, dégradation de la biodiversité, pollution généralisée, le tout aggravé par une crise sanitaire mondiale et par la multiplication des guerres et des régimes ultra-autoritaires. Et au fond, ces interrogations nous concernent tou.te.s, tant il semble qu’on nous distrait du vrai problème en agitant les marionnettes militaires sur le devant de la scène : allô, les ami.e.s, on s’en va droit dans le mur climatique ! Et si c’était le seul problème, on pourrait imaginer climatiser la planète, comme le font encore quelques techno-imbéciles… mais nous sommes allègrement en train de franchir tous les seuils qui conduisent à l’effondrement généralisé de notre système.

A cette vision d’horreur qui se dessine devant nous, Teilhard de Chardin et Vernadski proposent une réponse nous laissant envisager que tout cela pourrait amener une conscience collective à émerger, et changer radicalement le paradigme. Ces savant avaient une vision désormais obsolète du progrès : ils croyaient que la science et l’industrialisation amèneraient à la création d’une nouvelle forme de conscience. Certains, qui prolongent cette technophilie, veulent croire que l’Internet est déjà d’une certaine façon une incarnation de cette fameuse Noosphère. Pour ma part, je serai plutôt porté à voir en elle une dimension spirituelle que l’on retrouve de plus en plus dans les cercles qui se constituent partout : cercles de femmes, d’hommes, de méditation, de rêves… et j’oserai rêver pour bientôt de "cercles de paix" (je vous en reparlerai). Une dimension qui est de l’ordre de l’évidence de la Conscience Une dont nous parle le Védanta, qui prend progressivement un peu plus conscience d’Elle-même à travers nous. Dans la perspective de Jung, on pourrait aussi y voir le Soi émergeant de l’Inconscient collectif sous la forme d’un Mariage sacré du Féminin et du Masculin sacrés, comme certaines de ses visions en fin de vie le laissaient entendre. Quoi qu’il en soit, il y a donc là une perspective optimiste qu’il est très important me semble-t-il de considérer à ce point, précisément pour ne pas désespérer et nourrir une vision positive du futur...

Pierre Teilhard de Chardin

La conscience de notre responsabilité éthique dans ce que nous amenons au monde, la prévention de la possession par l'ombre psychologique, la non-violence et la non-résistance au mal par le mal, la méditation qui répand la paix, la perspective de l'émergence d'une conscience collective qui nous amènerait "ailleurs"... nous avons là tout un "arsenal" pour faire face à la crise actuelle. A quoi nous pourrions ajouter la puissance de la bénédiction et du pardon, et aussi la conscience d'une présence souriante qui nous éclaire au travers des rêves et des synchronicités. J’en étais là de mes réflexions quand j’ai été ramené au rêve que je vous partageais en début de cet article. Il faut vous dire que j’ai récupéré il y a peu un grand nombre de cahiers dans lesquels j’ai écrit mes rêves depuis plus de trente ans. Un véritable trésor, d’autant que bien sûr, j’ai oublié la plupart de ces rêves. Et l’autre jour, en rangeant mes cahiers, je suis tombé sur ce rêve qui date d’une dizaine d’années :

Je parle avec un homme que je ne distingue pas. En effet, je suis accroupi devant un brin d’herbe tandis que l’homme est debout à côté de moi, à contre-jour – le soleil brille derrière lui. Je rigole en lui montrant le brin d’herbe qui pousse sur une terre nue et en lui rappelant un proverbe zen bien connu : on n’a jamais aidé un brin d’herbe à pousser en tirant dessus. L’homme rit lui aussi, et me rétorque :

- Tu sais, la force qui fait pousser les brins d’herbes, ce n’est pas le Tout-Puissant. C’est le Tout-Aimant !

Quand j’ai relu ce rêve, j’ai eu un électrochoc. J’ai repensé à mon « Tiers-Aimant », à cet article dont j’avais déjà écrit une première version mais auquel il manquait encore quelque chose. Le Tout-Aimant, bien sûr ! Cela qui aime tout. Comme le soleil qui brille sur tout le monde, les gentils et les méchants, et la pluie qui mouille tout le monde, avec la même générosité. Et j’ai repensé au rêve avec le garçon aux yeux lumineux, alors j’ai envoyé un message à la rêveuse pour lui dire que j’avais peut-être élucidé la nature de la présence qui se symbolise dans son rêve comme un enfant aux yeux pleins d’amour pour ces adultes qui se disputent. Au fond, ces adultes, c’est nous tou.te.s. Ce sont ces gens en guerre, qu’ils soient russes ou ukrainiens, éthiopiens ou tigréens, yéménites d’un bord ou de l’autre, etc. Et le Tiers qui nous contemple et sourit, c’est le Tout-Aimant, qui ne prend pas parti, n’est dans aucun camp, voit la souffrance de tous les protagonistes et les embrasse dans un regard lumineux. Un regard souriant qui les englobe dans leur humanité commune...

La rêveuse m’a répondu qu’elle était parvenue à une conclusion similaire de son côté, que mon propre rêve venait amplifier. Elle avait pour sa part suivi le fil de ses méditations spirituelles qui l’avaient amené à l’idée qu’il fallait redevenir comme de petits enfants pour revenir au centre. Alors, m’a-t-elle dit, et alors, seulement, on peut tous les aimer, aussi malades et fous qu’ils soient à jouer à la guéguerre ! Nous avons ri ensemble autour de l’image de la conscience poussant en nous et dans le monde avec la vaillance d’un brin d’herbe : cela prend du temps… et on ne peut pas l’aider en tirant dessus, mais on peut compter sur la présence du Tout-Aimant qui multiplie les brins d’herbes et les arrose d’amour.


Je n'ai pas de prétention à la vérité car j'endosse les mots de Albert Jacquard qui nous rappelle que : 

« Ceux qui prétendent détenir la vérité sont ceux qui ont abandonné la poursuite du chemin vers elle. La vérité ne se possède pas, elle se cherche. » 

Alors j’espère simplement que ces considérations vous seront utiles et vous feront du bien. Je vous souhaite un beau printemps !

9 commentaires:

  1. Merci Jean , c'est tout à fait ce que l'on doit cultiver en nous ....Ce brin d'herbe mon Dieu que c'est difficile ! je comprends mieux pourquoi je vis , presque, à l'écart du monde tout en le ressentant puissamment . La biographie spirituelle de Teilhard de Chardin est sur ma table de nuit ! En ce qui concerne mes rêves ce n'est toujours pas ça , certains flash me font plus penser à des résurgences d'anciens ressentis , à comprendre et évacuer peut être ? Le tiers aimant comme cela me parle ! je t'embrasse

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  2. Merci Jean pour ce beau rêve inspirant. 💙

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  3. Merci Jean pour cet article que nous pouvons relayer sur la page fb de la tribu dont je te remercie la mention. J apprecie dans ton article cette articulation entre l interprétation au service de la rêveuse et le lien que tu y fais avec l actualité et ce qui se joue dans l inconscient collectif. Mon être profond, pacifiste né suite aux traumatismes familiaux de la guerre, qui n exclue pas un caractère parfois belliqueux et colérique, s interroge au début de l article pour s y identifier à la fin autour du Tout Aimant. J aimerais ajouter aux grands yeux de l enfant le concept bouddhiste samma ditthi de vue juste ou chamanique de quete de vision à savoir une compréhension compassionnelle et reliée au vivant. J y verrais aussi par retournement fallacieux de l inconscient un enfant faire les gros yeux aux parents comme pour leur/ nous rappeler que nous sommes tous coresponsables, voire complices, du déchaînement de la violence tant que nous ne tendons pas à incarner individuellement le Tout Aimant. Je terminerais par un koan forestier de laurent Huguelit tiré de son livre inspirant « Mère «  : la compassion c est la compréhension de la magie ».

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  4. Merci Jean pour cet article que nous pouvons relayer sur la page fb de la tribu dont je te remercie la mention. J apprecie dans ton article cette articulation entre l interprétation au service de la rêveuse et le lien que tu y fais avec l actualité et ce qui se joue dans l inconscient collectif. Mon être profond, pacifiste né suite aux traumatismes familiaux de la guerre, qui n exclue pas un caractère parfois belliqueux et colérique, s interroge au début de l article pour s y identifier à la fin autour du Tout Aimant. J aimerais ajouter aux grands yeux de l enfant le concept bouddhiste samma ditthi de vue juste ou chamanique de quete de vision à savoir une compréhension compassionnelle et reliée au vivant. J y verrais aussi par retournement fallacieux de l inconscient un enfant faire les gros yeux aux parents comme pour leur/ nous rappeler que nous sommes tous coresponsables, voire complices, du déchaînement de la violence tant que nous ne tendons pas à incarner individuellement le Tout Aimant. Je terminerais par un koan forestier de laurent Huguelit tiré de son livre inspirant « Mère «  : la compassion c est la compréhension de la magie ».

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  5. Merci, l'introduction du tiers aimant me plaît beaucoup.

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  6. Un très beau rêve, qui m'inspire, moi aussi...
    Merci de l'avoir partagé !

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  7. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  8. Le tier aimant , l’amour bienveillant …
    Des chemins vers l’Un …
    Des chemins à découvrir ….

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