jeudi 20 août 2015

Circumambulation


Il arrive qu’on ait l’impression de tourner en rond sur le chemin intérieur, quand ce n’est pas en carré. Nous vérifions ainsi régulièrement la courbure relativiste de l’espace qui veut qu’en avançant tout droit, on revienne à notre point de départ. Et voilà donc que nous reconnaissons un paysage familier : cet arbre, ce rocher, me rappellent quelque chose… je suis déjà passé par là. Nous croyions peut-être qu’une blessure était cicatrisée ou que nous en avions fini avec une habitude, et voilà que l’une se fait à nouveau sentir douloureusement, que l’autre resurgit comme le matou de la chanson[1]. Ou bien c’est une situation répétitive, une façon qu’on peut avoir de se tirer dans le pied ou de recréer régulièrement la même maudite game, comme on dit en bon québécois, dont on croit savoir par cœur comment ça va se terminer. Bien sûr, il nous appartient de réécrire la fin autrement et nous cherchons à sortir de la roue mais quoi qu’on fasse, il y a des moments où on a l’impression de revenir sur nos pas…

Comme au cours d’une balade en forêt, il est désagréable de constater qu’on est peut-être perdu en territoire inconnu, que la familiarité des lieux est trompeuse car il faut bien s’avouer qu’on a perdu la carte, ou pire, qu’on n'a jamais eu la carte. C’est souvent le moment où, comme par hasard, les rêves se font rares et fragmentaires, peu clairs ; c’est un peu comme si la lampe qu’on avait en main donnait soudain des signes de faiblesse. On va bientôt se retrouver dans le noir complet. Et bien sûr, on peut commencer à se faire peur et à se battre avec soi-même en s’infligeant des pensées du genre : « Avec tout le travail que j’ai fait sur moi… comment cela est-il possible que j’en sois encore là ? ». On met en doute ce travail, sa valeur, l’intérêt de continuer. Autant s’assoir sous un arbre et se laisser mourir, dira le tragique.

S’assoir sous un arbre, pourquoi pas, cela peut mener à tout même à l’Éveil. Mourir, c’est un peu de ce dont il est question quand nous nous défaisons de nos illusions. Mais il est important dans ces moments de se rappeler que c’est justement ça, le travail intérieur, et pas autre chose. C’est un travail au sens de celui de la parturiente : nous sommes travaillés de l’intérieur par quelque chose qui veut naître. La désorientation, le doute et le questionnement un peu torturant, en font partie – ils tiennent des contractions de l’âme. C’est un paradoxe bien sûr qui veut que nous ayons l’impression de revenir sur nos pas pour accoucher de quelque chose de neuf, que la régression prépare souvent un pas en avant et qu’il faut se perdre pour mieux se trouver. La vertu du paradoxe, c’est qu’il fait sauter les fusibles du mental : on est tôt ou tard obligé de lâcher prise, de laisser advenir. Or il semble que la seule chose que nous ayons besoin de savoir dans ces moments-là, c’est que le chemin intérieur est circulaire…

Dans Ma vie Jung écrit, à propos de ses années de confrontation avec l’inconscient :

« Je commençais à comprendre que le but du développement psychique est le Soi. Il n’y a pas d’évolution linéaire vers celui-ci, mais seulement une approche circulaire, circumambulatoire. Un développement univoque existe tout au plus au début ; après, tout n’est qu’indication vers le centre. Savoir cela me donna de la solidité, et progressivement, la paix intérieure se rétablit. »

La rationalité dominante nous porte en effet à envisager la vie et le monde en lignes et angles droits. Elle nous convainc aussi qu’il n’y a qu’une direction valable dans laquelle marcher, en avant bien sûr, et que la croissance, qu’elle soit économique ou personnelle, devrait être perpétuelle. C’est une logique toute masculine qui exalte la volonté personnelle et veut que l’existence soit orientée vers un but clairement défini, une perfection à atteindre. Or la volonté personnelle a peu à voir avec les mouvements de l’âme. La première chose que nous expérimentons dans ces moments de désorientation ou d’apparente régression, c’est que ce n’est pas une affaire de volonté personnelle, que celle-ci n’y peut rien. Jung dit comment il a dû lui aussi capituler devant l’inconscient : « J’avais fait l’expérience vivante que je devais abandonner l’idée de la souveraineté du moi ». Il avoue un sentiment d’échec à ne pas pouvoir diriger sa vie comme il voulait, mais son génie a été d’être capable de s’abandonner entièrement à l’expérience de l’inconscient :

« Je fus obligé de vivre moi-même le processus de l’inconscient. Il me fallut d’abord me laisser emporter par ce courant, sans que je pusse savoir où il me conduirait ».

Cette expérience a conduit Jung à découvrir que le mouvement naturel de la psyché est circulaire, c’est-à-dire qu’il tourne autour d’un centre impossible à définir ou à atteindre directement. La psyché évolue par cycles, en cercles, tant et si bien que nous avons psychiquement, comme les arbres, des anneaux de croissance qui signent notre maturité.


 Elle est accordée au mouvement naturel du corps et de toute la nature, où tout évolue par cycles et selon des révolutions circulaires, par exemple celles que font les planètes autour des étoiles. C’est en dessinant spontanément des mandalas que Jung a développé l’intuition du mouvement circulaire de la psyché :

« Ce n’est que lorsque je commençai à peindre des mandalas que je vis que tout chemin qu’il me fallait aller et tout pas qu’il me fallait accomplir, que tout convergeait vers un certain point, celui du milieu. Je compris toujours plus clairement que le mandala exprime le centre. Il est l’expression de tous les cheminements ; il est sente qui mène vers le milieu, vers l’individuation. »

L’individuation, c’est le nom que Jung a donné à la réalisation de soi. Il ne s’agit pas de perfection mais d’être la totalité de ce que nous sommes. Dès lors, le mouvement circulaire se révèle être la seule possibilité car c’est le mouvement intégratif qui permet l’alternance des opposés, et leur réunion dans une perspective plus large. Ainsi du jour et de la nuit, du yin et du yang, etc. La pensée linéaire est portée à exclure ce qu’elle considère comme mauvais, mais l’approche circulaire l’inclut comme faisant partie de l’ensemble indissociable : il faut du fumier pour faire pousser des fleurs. On retrouve là, bien sûr, la voie du milieu, qui ne consiste pas tant à rouler fixement au centre de l’autoroute en évitant les extrêmes qu’à tendre toujours vers le milieu des choses, le centre invisible, le Soi inatteignable. Ce qui nous emmène dans une circumambulation autour du mystère central de l’existence, comme la terre autour du soleil. C’est une danse que les Amérindiens symbolisent de façon très éclairante dans les roues de médecine…

On retrouve des mandalas partout, en Orient – d’où vient le terme sanskrit mandala, qui signifie cercle – mais aussi en Occident avec par exemple la figuration du Christ entouré des quatre évangélistes ou encore la roue de feu d’Ézéchiel. De nombreux rituels, parmi lesquels celui de la messe, incluent une circumambulation. Les enceintes sacrées des temples étaient souvent délimitées en cercles protecteurs, utilisés aussi en magie rituelle. Les Amérindiens se réunissent en cercles, ce qui est une façon de se montrer inclusif et de mettre tout le monde au même niveau. Il y a des mandalas carrés, mais souvent le carré, qui symbolise la structure rationnelle, est inscrit dans un cercle. Ce dernier est alors symboliquement féminin et figure l’éros qui contient et relie tout. On retrouve là une des plus profondes spéculations hermétiques : « Dieu est un cercle dont la circonférence est partout et le centre nulle part ». Et Saint-Bernard de Clairvaux a eu une intuition fulgurante de comment ce mystère s’incarne, se vit : « Celui qui aime aime l'amour, et aimant l'amour, il forme un cercle si complet qu'il n'est pas de fin à l'amour. »

La grande découverte de Jung, c’est que de tels symboles ressurgissent spontanément dans les rêves et dans l’expression de la psyché. Ils fournissent une carte, ou du moins une représentation vivante du mystère. « Mes dessins de mandala étaient des cryptogrammes sur l’état de mon Soi, qui m’étaient livrés journellement. Je voyais comment mon Soi, c’est-à-dire la totalité de moi-même, était à l’œuvre. » Le mandala, explique-il, exprime le centre, ce centre dont l’hermétiste dit qu’il est nulle part, c’est-à-dire qu’il est dans l’inconscient, hors de l’espace-temps. Le cercle circonscrit le mystère, c’est-à-dire qu’à défaut de l’appréhender directement, il permet de le contempler sous de multiples facettes en déambulant autour de lui. Car le Soi est une réalité dynamique, un processus, et c’est en épousant son mouvement circulaire qu’on apprend à le connaître. Pour cela, il nous faut rencontrer tous les aspects de l’inconnu que nous sommes à nous-mêmes…

Il n’est pas rare que cette danse en cercles s’accompagne d’épisodes de descente dans les profondeurs. C’est là qu’il est important d’avoir quelques notions de géographie intérieure. Non seulement l’être humain est-il rond, comme selon le modèle platonicien, mais on pourrait dire qu’il est sphérique. En d’autres termes, le plus court chemin vers les hauteurs spirituelles est bien souvent cet ascenseur intérieur dont les commandes sont bloquées sur « en bas ». À chaque fois que nous retirons une projection, nous vivons en effet un moment de dépression, c’est-à-dire que nous descendons dans un creux. Mais cela prépare très généralement un élargissement de notre conscience, c’est-à-dire une élévation de notre point de vue. C’est un changement de perspective dans lequel les choses nous apparaissent sous un nouveau jour.

Jung insiste sur le fait qu’il est illusoire d’espérer voir disparaitre toute souffrance mais qu’on peut trouver une position détachée, non identifiée aux émotions, vis-à-vis de celle-ci, comme on contemple d’en haut une tempête dans la vallée. Le haut et le bas de la géographie intérieure n’ont rien à voir avec la supériorisation ou l’infériorisation de l’ego ; ils se rapportent à une position élevée de la conscience qui peut au mieux entrevoir l’ensemble, ou au contraire, à l’intimité que la conscience acquiert avec son objet au point de ne rien percevoir d’autre. Mais alors qu’on envisage ces hauteurs et profondeurs, il apparait que le mouvement circulaire du Soi est tridimensionnel et dessine donc une sphère en passant du cercle à la spirale.

Symboliquement, la spirale est un objet fascinant car sa construction conjoint le cercle et la ligne droite, dont le vecteur définit la divergence avec le simple cercle. C’est par la spirale que nous réalisons la fameuse quadrature du cercle, c’est-à-dire l’union paradoxale du Logos masculin et de l’Éros féminin, de la rationalité et du sentiment. Par amplification, on peut penser bien sûr à la spirale de l’ADN et à celles que forment les galaxies. Psychologiquement, la spirale signifie que, tournant en rond « autour de soi », nous revisitons périodiquement tous les aspects de notre être, mais à chaque fois avec un œil neuf, à partir d’un point de vue différent.

Nous sommes toujours dans un nouveau Maintenant, et c’est à cela que nous invite à revenir, par compensation, le sentiment de tourner en rond : la seule voie hors de la roue est dans l’instant présent, où se trouve le moyeu immobile. Alors, le centre est partout et la circonférence nulle part. Quand cette impression de tourner en rond nous assaille donc, c’est que c’est un bon temps pour méditer, c’est-à-dire nous ancrer dans l’instant présent et retrouver cette immobilité en nous. De là, nous aurons peut-être comme Jung une vision du déploiement du Soi en perpétuelle création :

« Ce n’est que lentement que je trouvai ce que signifie à proprement parler un mandala : « Formation – Transformation, voilà l’activité éternelle du sens éternel. » »




[1] Le matou revient, de Steve Waring : https://www.youtube.com/watch?v=VqwPLMN-XHY

samedi 8 août 2015

Amoureux du mystère


On prête à Malraux d’avoir dit : « Le XXIème siècle sera mystique ou ne sera pas ». Il y a plusieurs variantes de cette citation qui circulent, les plus courantes évoquant un siècle nécessairement « religieux » ou « spirituel ». Malraux lui-même aurait récusé cette formule, refusant de l’endosser, mais l’essayiste catholique André Frossard affirme l’avoir entendue de sa bouche, et qu’il était bien question de « mystique »[1]. Peu importe finalement car ce qui est vraiment intéressant, c’est la façon dont cette pseudo-prophétie a marqué les esprits, résonnant avec l’inconscient collectif de notre époque. Mais qu’est-ce à dire ? Que signifie ce terme « mystique », qui est volontiers considéré comme synonyme de « fumeux » par les tenants de l’idéologie scientiste aujourd’hui dominante ?

Il y a eu de tout temps des hommes et des femmes en recherche d’une expérience directe du mystère numineux à l’origine de toutes les religions. Dans toutes les traditions, on retrouve des courants indépendants des dogmes établis et étonnamment semblables en termes de pratiques spirituelles, que l’on qualifie de mystiques par opposition à l’orthodoxie instituée. On peut mentionner, par exemple,  l’importance souvent méconnue de la tradition soufie dans l’islam, qui est aussi la première victime du fanatisme wahhabite qui se prétend seul détenteur de la vérité. C’est, pour faire bonne mesure, un fanatisme similaire qui a condamné Maître Eckhart en Occident chrétien. Or, il semble qu’à l’origine de toutes les religions, il y ait l’expérience intérieure d’une réalité numineuse vécue par quelques individus, que le formalisme religieux tente dans un premier temps de saisir et d’exprimer avant de généralement chercher à l’étouffer en posant un couvercle dogmatique sur la réalité de l’expérience.

Pour ma part, je propose une compréhension poétique de ce terme « mystique » qui veut simplement que le mystique soit un amoureux du mystère d’être, le mystère qui nous fait vivre.

Étymologiquement, le mot « mystique » provient au XIVème siècle du latin mysticus qui vient lui-même du grec mustikos, « qui concerne les mystères ». Le dictionnaire[2] propose plusieurs définitions dérivées de cette étymologie :

-       Est mystique ce qui a un sens caché, relatif aux mystères de la religion ou à une réalité supérieure invisible. Le sens mystique est alors opposé au sens littéral.

-       Le mystique recherche l’union immédiate avec Dieu.

-       La mystique constitue l'ensemble des pratiques et des connaissances conduisant à l'union immédiate de l'âme avec Dieu.

Malheureusement, ces définitions ont le même rapport avec l’expérience mystique que la formule chimique H2O avec le fait de boire de l’eau. Le problème de l’intellect est qu’il ne peut aborder les choses que de l’extérieur et tenter d’en faire un objet mental et par là-même manipulable. Or, la mystique défie précisément toute forme d’appréhension rationnelle et ne peut être abordée que de l’intérieur. Mystère et mystique ont pour racine commune le verbe grec mueô qui signifie « rester muet, silencieux ». Le mystère est ce devant quoi on se tait, et le mystique est celui qui fait silence en lui-même devant le mystère. Le silence est la barrière à laquelle s’arrête l’intellect sur ces questions.

Une autre difficulté est le vocabulaire religieux qui entoure la mystique en Occident car celle-ci n’a que peu à voir avec le théos, le Dieu de la théologie : elle s’intéresse plutôt à la gnose, c’est-à-dire à la possibilité d’une connaissance directe du divin mystère. Les gnostiques chers à Jung étaient des mystiques. En Orient, le bouddhisme, en particulier chan (zen), et le taoïsme développent depuis longtemps des pratiques et des visions que l’on peut qualifier de mystiques et qui ne s’embarrassent pas de discussion théologique. Maître Eckhart posait clairement le problème quand il s’écriait : « Ô Dieu, délivre-moi de Dieu ! », c’est-à-dire de l’idée de Dieu. Dans toutes les mystiques, il s’agit d’abord de faire le vide, d’évacuer les dogmes et les idées reçues, pour ouvrir un espace de silence qui accueillera éventuellement la grande expérience. À moins que le silence lui-même ne se révèle justement être l’expérience.

Nous sommes, en ce début de XXIème siècle qu’anticipait Malraux, dans une position singulière envers la mystique car pour beaucoup d’entre nous, ce vocabulaire religieux ne signifie plus rien, et cependant plus que jamais peut-être le besoin qu’adressent les pratiques mystiques n’a été aussi criant. L’apport de Jung et de la psychologie des profondeurs est justement de jeter un pont entre notre modernité et ce qu’il pouvait y avoir de vital dans les conceptions religieuses du passé. C’est un pont tout symbolique, qui peut être rapproché de la démarche mystique en cela qu’il exige de dépasser le sens littéral des images. En termes psychologiques, quand il est question d’invisible, nous pouvons aussi bien parler d’inconscient si cela nous sied : c’est toujours l’inconnu et dans une grande mesure, l’inconnaissable, dont il est question.

Aujourd’hui, tandis que nous sommes pris d’une façon inédite entre la sécheresse de la rationalité régnante et le retour du fanatisme religieux, nous pouvons, sinon devons, considérer la possibilité d’une spiritualité agnostique, c’est-à-dire fondée au premier chef sur le « je ne sais pas ». Ce serait alors une spiritualité nécessairement mystique. En effet, la voie mystique – car la mystique est une voie, un chemin vers le cœur du mystère, et non, encore une fois, un système ou un dogme figé qui prétendrait circonscrire ce dernier – est une voie d’inconnaissance. Au contraire des croyants qui se gargarisent d’affirmations sur le mystère ultime, les mystiques arpentent la via negativa qui refuse de dire quoi que ce soit à ce sujet. En termes traditionnels, ils dénient toute possibilité de qualifier Dieu et s’en tiennent au « neti, neti » (ce n’est pas cela, ce n’est pas encore cela) des méditants hindous. Cette approche dite apophatique n’est pas propre à l’Orient, loin s’en faut. Par exemple, le texte fondateur de la mystique chrétienne, le Traité de la théologie mystique de Denys l’Aréopagite (VIème siècle), invite ainsi à un abandon de toute préconception :

« Pour vous, ô bien-aimé Timothée, exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques ; laissez de côté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d’un essor surnaturel, allez-vous unir, aussi intimement qu’il est possible, à celui qui est élevé par-delà toute essence et toute notion. Car c’est par ce sincère, spontané et total abandon de vous-même et de toutes choses, que libre et dégagé d’entraves vous vous précipiterez dans l’éclat mystérieux de la divine obscurité. »

Toute la « méthode » mystique est ici résumée. Remarquons qu’elle conduit à envisager un paradoxe, ici figuré poétiquement comme « l’éclat mystérieux de la divine obscurité ». Le psychologue pourra reconnaitre là une description typique de l’inconscient, tout à la fois obscur et recélant pourtant d’innombrables scintillements de conscience, analogue à la nuit piquetée d’étoiles. Toutefois, il ne s’agit pas de réduire le mystère dont il est question à un énoncé psychologique mais plutôt, à l’inverse, de rappeler comment la psychologie elle-même conduit à envisager une réalité paradoxale, le Soi, qui inclut et dépasse les contraires. Beaucoup de mystiques, de différentes traditions, parlent de la Ténèbre qui enveloppe l’Être Suprême qui lui-même est au-delà de l’obscurité et de la lumière, dans une métaphore que nous pouvons reformuler en évoquant l’écrin que l’inconscient offre au diamant du Soi, qui réunit le conscient et l’inconscient. Dans un langage ou l’autre, ce ne sont que métaphores, c’est-à-dire de pauvres habits jetés sur la nudité insaisissable de la réalité.

Plus radicalement, il apparait que toute investigation sérieuse du réel débouche dans un vide paradoxal. Pour la physique, par exemple, la lumière est à la fois corpusculaire et ondulatoire, l’univers peut être décrit aussi bien par la relativité que par la physique quantique – qui sont des théories pourtant apparemment contradictoires –, la conscience est imbriquée de façon inextricable avec la matière et le vide semble recéler énormément d’énergie. Et quand les mystiques désignent Dieu comme étant transcendant, ils disent finalement que notre existence découle d’une source impensable et indescriptible, échappant à toute représentation, car au-delà de la dualité des contraires. Ils n’ont d’autre but que d’arracher le voile d’illusions qui nous fait nous identifier à un contraire ou à l’autre et, par là, nous sépare du mouvement immobile de la totalité. Au fond, c’est encore là un paradoxe, comme chercher à voir en s’arrachant les yeux, car il s’agit de chercher à connaitre la réalité au-delà de la représentation mentale qui nous permet de percevoir cette réalité. Mais c’est donc un paradoxe vécu par les mystiques, qui ne s’embarrassent pas de théories !

En terme contemporains, il sera donc moins question de Dieu et de l’union de l’âme avec son Bien-Aimé que d’éveil et de réalisation de soi ou d’individuation. Or, dans « réalisation », il y a le Réel, c’est-à-dire ce que la tradition religieuse nommait le Vrai, désigné comme tel car il est la vérité permanente sous la ronde des illusions sans cesse changeantes. Du point de vue mystique, et donc non conceptuel mais expérientiel, vivant, c’est toujours un processus mettant fondamentalement en jeu la conscience, qui cherche à élargir sa perspective jusqu’à envisager la totalité paradoxale du Réel. L’expérience de l’union se traduit de différentes façons, en fait d’autant de façons qu’il y a d’individus, mais elle se représente toujours comme conjonction du moi et du Soi, de l’humain et du Divin, du sujet de cette vie avec le Un.

Or, l’œuvre ne serait pas même envisageable s’il n’y avait dans l’inconscient une pulsion fondamentale, un appel lancinant que la mythologie a souvent symbolisé comme la secrète nostalgie de l’exilé. Elle ne serait pas possible si le mystère lui-même ne se révélait être vivant et vouloir être connu, et nous guider soit en nous faisant rencontrer le maître de méditation adéquat, soit en nous mettant en contact avec notre maître intérieur au travers de certains rêves, de visions, d’intuitions et de synchronicités. Et c’est là que la psychologie des profondeurs amène un éclairage important à la démarche en amenant un vocabulaire et une compréhension de la dynamique psycho-spirituelle, qui sont entièrement dénués de religiosité pour parler du mystère sacré de la création de conscience.

Plus avant, le travail des rêves et des images intérieures peut être compris comme une façon de soulever le voile, ou plus précisément d’étudier les motifs que le voile, qui ne cache pas tout, permet de discerner, pour finalement écarter celui-ci en le traversant. La traversée d’un rêve peut être de l’ordre de la résolution d’un koân zen ; le rêveur vit alors un mini satori ou ce qu’on pourrait appeler une illumination mystique, un éveil. L’interprétation du rêve n’en est pas la traversée, mais si l’interprétation est juste, elle provoque toujours au moins un petit déclic, et il peut arriver que ce déclic soit sismique. Enfin, en combinant la méditation et l’écoute des images intérieures, c’est la nature même de la réalité qui est interrogée : tenter de comprendre les rêves, c’est chercher à comprendre la dynamique du mental qui rêve, à sortir du rêve dans lequel nous vivons.

Finalement, on peut se demander si Malraux n’aurait pas justement eu une intuition de la nécessité de dépasser le mental, et plus largement, d’un éveil collectif à une autre dimension de l’existence. Il a commenté la pseudo-prophétie qu’on lui prête en expliquant : « Si le prochain siècle devait connaître une révolution spirituelle, ce que je considère comme parfaitement possible (probable ou pas n’a pas d’intérêt, ce sont des prédictions de sorcières, mais possible), je crois que cette spiritualité relèverait du domaine de ce que nous pressentons aujourd’hui sans le connaître, comme le XVIIIème siècle a pressenti l’électricité grâce au paratonnerre. » Au fond, ce dont il parlait là, c’est de l’inconscient collectif dans lequel germent les idées et les représentations collectives, et du nouveau mythe dont il est enceint. Quant à cette électricité dont il parle, cette énergie qu’il nous faut apprendre à maîtriser, son contemporain Pierre Teilhard de Chardin l’a clairement nommée :

« Un jour, quand nous aurons maîtrisé les vents, les vagues, les marées, la pesanteur, nous exploiterons l’énergie de l’amour. Alors, pour la seconde fois dans l’histoire du monde, l’homme aura découvert le feu. »

Encore une fois, on ne peut vraiment parler de ces choses que métaphoriquement. Je développerai une autre fois l’idée qui veut que la poésie, au sens large de l’art de laisser parler les images qui nous habitent, participent du travail avec Soi au même titre que l’écoute des rêves, l’imagination active, la méditation, le yoga... La poésie est selon moi une subversion du langage qui permet au réel d’habiter celui-ci, de s’échapper de la cage mentale des concepts. C’est pourquoi j’aurais donc pu m’en tenir à cette simple définition poétique :

Le mystique est un amoureux du mystère.

Tout est là. D’abord, l’ingrédient essentiel, l’amour qui fait l’aimant et nous attire irrésistiblement… et le mystère, vivant, obscur et paradoxal, qui se dérobe et se laisse aimer, qui appelle et qui fuit, qui nous emmène toujours plus loin en lui-même. Il faut être un peu fou pour marcher sur cette voie, de la folie heureuse des amoureux. Et qui a dit que ce chemin aurait une fin ? Sainte-Thérèse écrivait que « Le chemin vers le ciel, c’est le ciel même ». Or, pour qui a trouvé le ciel, tous les chemins mènent à la réalité vivante de l’instant présent, où tout est là de toute éternité. Qu’y trouverons-nous ?
C’est Rûmi qui le dit le mieux :

Nous qui, sans coupe et sans vin, sommes contents,
Nous qui, honnis ou louangés, sommes contents.
À quoi aboutirez-vous ? Nous demande-t-on;
À nous qui, sans aboutir à rien, sommes contents.


[2] Source : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, définition de l’Académie française (http://www.cnrtl.fr/definition/academie9/mystique)