jeudi 20 août 2015

Circumambulation


Il arrive qu’on ait l’impression de tourner en rond sur le chemin intérieur, quand ce n’est pas en carré. Nous vérifions ainsi régulièrement la courbure relativiste de l’espace qui veut qu’en avançant tout droit, on revienne à notre point de départ. Et voilà donc que nous reconnaissons un paysage familier : cet arbre, ce rocher, me rappellent quelque chose… je suis déjà passé par là. Nous croyions peut-être qu’une blessure était cicatrisée ou que nous en avions fini avec une habitude, et voilà que l’une se fait à nouveau sentir douloureusement, que l’autre resurgit comme le matou de la chanson[1]. Ou bien c’est une situation répétitive, une façon qu’on peut avoir de se tirer dans le pied ou de recréer régulièrement la même maudite game, comme on dit en bon québécois, dont on croit savoir par cœur comment ça va se terminer. Bien sûr, il nous appartient de réécrire la fin autrement et nous cherchons à sortir de la roue mais quoi qu’on fasse, il y a des moments où on a l’impression de revenir sur nos pas…

Comme au cours d’une balade en forêt, il est désagréable de constater qu’on est peut-être perdu en territoire inconnu, que la familiarité des lieux est trompeuse car il faut bien s’avouer qu’on a perdu la carte, ou pire, qu’on n'a jamais eu la carte. C’est souvent le moment où, comme par hasard, les rêves se font rares et fragmentaires, peu clairs ; c’est un peu comme si la lampe qu’on avait en main donnait soudain des signes de faiblesse. On va bientôt se retrouver dans le noir complet. Et bien sûr, on peut commencer à se faire peur et à se battre avec soi-même en s’infligeant des pensées du genre : « Avec tout le travail que j’ai fait sur moi… comment cela est-il possible que j’en sois encore là ? ». On met en doute ce travail, sa valeur, l’intérêt de continuer. Autant s’assoir sous un arbre et se laisser mourir, dira le tragique.

S’assoir sous un arbre, pourquoi pas, cela peut mener à tout même à l’Éveil. Mourir, c’est un peu de ce dont il est question quand nous nous défaisons de nos illusions. Mais il est important dans ces moments de se rappeler que c’est justement ça, le travail intérieur, et pas autre chose. C’est un travail au sens de celui de la parturiente : nous sommes travaillés de l’intérieur par quelque chose qui veut naître. La désorientation, le doute et le questionnement un peu torturant, en font partie – ils tiennent des contractions de l’âme. C’est un paradoxe bien sûr qui veut que nous ayons l’impression de revenir sur nos pas pour accoucher de quelque chose de neuf, que la régression prépare souvent un pas en avant et qu’il faut se perdre pour mieux se trouver. La vertu du paradoxe, c’est qu’il fait sauter les fusibles du mental : on est tôt ou tard obligé de lâcher prise, de laisser advenir. Or il semble que la seule chose que nous ayons besoin de savoir dans ces moments-là, c’est que le chemin intérieur est circulaire…

Dans Ma vie Jung écrit, à propos de ses années de confrontation avec l’inconscient :

« Je commençais à comprendre que le but du développement psychique est le Soi. Il n’y a pas d’évolution linéaire vers celui-ci, mais seulement une approche circulaire, circumambulatoire. Un développement univoque existe tout au plus au début ; après, tout n’est qu’indication vers le centre. Savoir cela me donna de la solidité, et progressivement, la paix intérieure se rétablit. »

La rationalité dominante nous porte en effet à envisager la vie et le monde en lignes et angles droits. Elle nous convainc aussi qu’il n’y a qu’une direction valable dans laquelle marcher, en avant bien sûr, et que la croissance, qu’elle soit économique ou personnelle, devrait être perpétuelle. C’est une logique toute masculine qui exalte la volonté personnelle et veut que l’existence soit orientée vers un but clairement défini, une perfection à atteindre. Or la volonté personnelle a peu à voir avec les mouvements de l’âme. La première chose que nous expérimentons dans ces moments de désorientation ou d’apparente régression, c’est que ce n’est pas une affaire de volonté personnelle, que celle-ci n’y peut rien. Jung dit comment il a dû lui aussi capituler devant l’inconscient : « J’avais fait l’expérience vivante que je devais abandonner l’idée de la souveraineté du moi ». Il avoue un sentiment d’échec à ne pas pouvoir diriger sa vie comme il voulait, mais son génie a été d’être capable de s’abandonner entièrement à l’expérience de l’inconscient :

« Je fus obligé de vivre moi-même le processus de l’inconscient. Il me fallut d’abord me laisser emporter par ce courant, sans que je pusse savoir où il me conduirait ».

Cette expérience a conduit Jung à découvrir que le mouvement naturel de la psyché est circulaire, c’est-à-dire qu’il tourne autour d’un centre impossible à définir ou à atteindre directement. La psyché évolue par cycles, en cercles, tant et si bien que nous avons psychiquement, comme les arbres, des anneaux de croissance qui signent notre maturité.


 Elle est accordée au mouvement naturel du corps et de toute la nature, où tout évolue par cycles et selon des révolutions circulaires, par exemple celles que font les planètes autour des étoiles. C’est en dessinant spontanément des mandalas que Jung a développé l’intuition du mouvement circulaire de la psyché :

« Ce n’est que lorsque je commençai à peindre des mandalas que je vis que tout chemin qu’il me fallait aller et tout pas qu’il me fallait accomplir, que tout convergeait vers un certain point, celui du milieu. Je compris toujours plus clairement que le mandala exprime le centre. Il est l’expression de tous les cheminements ; il est sente qui mène vers le milieu, vers l’individuation. »

L’individuation, c’est le nom que Jung a donné à la réalisation de soi. Il ne s’agit pas de perfection mais d’être la totalité de ce que nous sommes. Dès lors, le mouvement circulaire se révèle être la seule possibilité car c’est le mouvement intégratif qui permet l’alternance des opposés, et leur réunion dans une perspective plus large. Ainsi du jour et de la nuit, du yin et du yang, etc. La pensée linéaire est portée à exclure ce qu’elle considère comme mauvais, mais l’approche circulaire l’inclut comme faisant partie de l’ensemble indissociable : il faut du fumier pour faire pousser des fleurs. On retrouve là, bien sûr, la voie du milieu, qui ne consiste pas tant à rouler fixement au centre de l’autoroute en évitant les extrêmes qu’à tendre toujours vers le milieu des choses, le centre invisible, le Soi inatteignable. Ce qui nous emmène dans une circumambulation autour du mystère central de l’existence, comme la terre autour du soleil. C’est une danse que les Amérindiens symbolisent de façon très éclairante dans les roues de médecine…

On retrouve des mandalas partout, en Orient – d’où vient le terme sanskrit mandala, qui signifie cercle – mais aussi en Occident avec par exemple la figuration du Christ entouré des quatre évangélistes ou encore la roue de feu d’Ézéchiel. De nombreux rituels, parmi lesquels celui de la messe, incluent une circumambulation. Les enceintes sacrées des temples étaient souvent délimitées en cercles protecteurs, utilisés aussi en magie rituelle. Les Amérindiens se réunissent en cercles, ce qui est une façon de se montrer inclusif et de mettre tout le monde au même niveau. Il y a des mandalas carrés, mais souvent le carré, qui symbolise la structure rationnelle, est inscrit dans un cercle. Ce dernier est alors symboliquement féminin et figure l’éros qui contient et relie tout. On retrouve là une des plus profondes spéculations hermétiques : « Dieu est un cercle dont la circonférence est partout et le centre nulle part ». Et Saint-Bernard de Clairvaux a eu une intuition fulgurante de comment ce mystère s’incarne, se vit : « Celui qui aime aime l'amour, et aimant l'amour, il forme un cercle si complet qu'il n'est pas de fin à l'amour. »

La grande découverte de Jung, c’est que de tels symboles ressurgissent spontanément dans les rêves et dans l’expression de la psyché. Ils fournissent une carte, ou du moins une représentation vivante du mystère. « Mes dessins de mandala étaient des cryptogrammes sur l’état de mon Soi, qui m’étaient livrés journellement. Je voyais comment mon Soi, c’est-à-dire la totalité de moi-même, était à l’œuvre. » Le mandala, explique-il, exprime le centre, ce centre dont l’hermétiste dit qu’il est nulle part, c’est-à-dire qu’il est dans l’inconscient, hors de l’espace-temps. Le cercle circonscrit le mystère, c’est-à-dire qu’à défaut de l’appréhender directement, il permet de le contempler sous de multiples facettes en déambulant autour de lui. Car le Soi est une réalité dynamique, un processus, et c’est en épousant son mouvement circulaire qu’on apprend à le connaître. Pour cela, il nous faut rencontrer tous les aspects de l’inconnu que nous sommes à nous-mêmes…

Il n’est pas rare que cette danse en cercles s’accompagne d’épisodes de descente dans les profondeurs. C’est là qu’il est important d’avoir quelques notions de géographie intérieure. Non seulement l’être humain est-il rond, comme selon le modèle platonicien, mais on pourrait dire qu’il est sphérique. En d’autres termes, le plus court chemin vers les hauteurs spirituelles est bien souvent cet ascenseur intérieur dont les commandes sont bloquées sur « en bas ». À chaque fois que nous retirons une projection, nous vivons en effet un moment de dépression, c’est-à-dire que nous descendons dans un creux. Mais cela prépare très généralement un élargissement de notre conscience, c’est-à-dire une élévation de notre point de vue. C’est un changement de perspective dans lequel les choses nous apparaissent sous un nouveau jour.

Jung insiste sur le fait qu’il est illusoire d’espérer voir disparaitre toute souffrance mais qu’on peut trouver une position détachée, non identifiée aux émotions, vis-à-vis de celle-ci, comme on contemple d’en haut une tempête dans la vallée. Le haut et le bas de la géographie intérieure n’ont rien à voir avec la supériorisation ou l’infériorisation de l’ego ; ils se rapportent à une position élevée de la conscience qui peut au mieux entrevoir l’ensemble, ou au contraire, à l’intimité que la conscience acquiert avec son objet au point de ne rien percevoir d’autre. Mais alors qu’on envisage ces hauteurs et profondeurs, il apparait que le mouvement circulaire du Soi est tridimensionnel et dessine donc une sphère en passant du cercle à la spirale.

Symboliquement, la spirale est un objet fascinant car sa construction conjoint le cercle et la ligne droite, dont le vecteur définit la divergence avec le simple cercle. C’est par la spirale que nous réalisons la fameuse quadrature du cercle, c’est-à-dire l’union paradoxale du Logos masculin et de l’Éros féminin, de la rationalité et du sentiment. Par amplification, on peut penser bien sûr à la spirale de l’ADN et à celles que forment les galaxies. Psychologiquement, la spirale signifie que, tournant en rond « autour de soi », nous revisitons périodiquement tous les aspects de notre être, mais à chaque fois avec un œil neuf, à partir d’un point de vue différent.

Nous sommes toujours dans un nouveau Maintenant, et c’est à cela que nous invite à revenir, par compensation, le sentiment de tourner en rond : la seule voie hors de la roue est dans l’instant présent, où se trouve le moyeu immobile. Alors, le centre est partout et la circonférence nulle part. Quand cette impression de tourner en rond nous assaille donc, c’est que c’est un bon temps pour méditer, c’est-à-dire nous ancrer dans l’instant présent et retrouver cette immobilité en nous. De là, nous aurons peut-être comme Jung une vision du déploiement du Soi en perpétuelle création :

« Ce n’est que lentement que je trouvai ce que signifie à proprement parler un mandala : « Formation – Transformation, voilà l’activité éternelle du sens éternel. » »




[1] Le matou revient, de Steve Waring : https://www.youtube.com/watch?v=VqwPLMN-XHY

2 commentaires:

  1. Oui, notre développement psychique -et ce n'est pas le seul - se fait en "spirale", c'est-à-dire qu'il est cyclique, que nous repassons régulièrement par les mêmes états, par les mêmes épreuves aussi...mais qu'à chaque fois, nous le refaisons sur un plan un petit peu supérieur...ainsi, il n'y pas de régression à proprement parler, mais une progression qui allie subtilement la progression linéaire ( ascension vers le haut ) et la progression cyclique (tours autour de l'axe).
    De plus, à chaque fois, on se rapproche un peu plus de cet "axe central"...ce qui fait qu'on se rapproche du centre...mais progressivement...
    ...ça ressemble à peu près à ça ;-) :
    https://www.colourbox.com/image/abstract-3d-illustration-of-christmas-tree-over-white-background-image-1996286

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