jeudi 27 mars 2014

Le chemin des flammes


Jung aimait raconter à ses étudiants ce rêve d’une de ses patientes :

Elle reçoit l’ordre de descendre dans une fosse remplie d’une masse ardente; elle obéit en laissant une épaule émerger encore de la fosse. Jung surgit et la plonge entièrement dans le liquide brûlant en criant : « Non pas en sortir mais passer au travers ».

Jung n’ajoutait semble-t-il pas grand commentaire à ce rêve. C’est que tout son enseignement pouvait, par certains côtés, en tenir lieu. Toute la psychologie des profondeurs, au moins dans sa dimension expérientielle, est résumée dans cette injonction à passer au travers.

Nous avons tous le même réflexe quand nous rencontrons la difficulté de vivre : nous voudrions en sortir le plus vite possible. C’est naturel, c’est bien humain. Nous aimerions que le Docteur nous tire de ce mauvais pas et qu’il nous immunise contre l’anxiété, l’angoisse, l’incertitude et la douleur. Alors nous faisons n’importe quoi pour en sortir. En Occident, nous aimons particulièrement les petites pilules magiques qui nous soulagent momentanément du poids de l’existence, mais ce soulagement ne dure jamais longtemps et la pesanteur du réel se fait encore plus violemment sentir ensuite.

Nous avons dans ce rêve toute l’ambiguïté de l’inconscient qui veut et ne veut pas que la conscience en émerge; c’est notre ambiguïté à tous, qui laissons autant que possible une épaule hors de la fosse. Nous voulons bien obéir à la vie qui nous demande de descendre dans la masse ardente, mais nous n’y allons pas tout entier et, ce faisant, nous prolongeons l’épreuve en restant entre-deux. C’est finalement par et avec compassion que le Soi, symbolisé par Jung dans le rêve, nous appuie alors sur la tête pour qu’enfin nous perdions pied et nous nous risquions à descendre dans la fournaise, car c’est notre seule chance de passer au travers.

À quoi bon ? Que pouvons-nous espérer ?

Tout. Mais pas n’importe quel tout. Le tout du Soi, de notre être essentiel. Un tout vivant, dans lequel la souffrance est relativisée dans une perspective plus large. Jung disait que « Toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». Il faut entendre ce mot « défaite » comme signalant que le moi se défait dans l’épreuve : voilà soudain que toutes nos constructions mentales et psychologiques s’effondrent et que nous en sommes dépouillés. Nous avons alors une chance de toucher à autre chose.

Un texte de Peter Kingsley expose clairement de quoi il s’agit :

« Si vous avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un cul-de-sac complet. Ou, en d’autres mots, si vous avez de la chance, vous arriverez à une croisée des chemins et vous verrez que la route sur la gauche vous mène en enfer, que la route sur la droite vous mène en enfer, que la route en avant conduit directement en enfer et que si vous essayez de retourner d’où vous venez, vous serez complètement et totalement en enfer. Chaque chemin mène en enfer et il n’y a pas de porte de sortie. Rien non plus que vous puissiez faire. Rien ne peut plus vous satisfaire.

Alors, si vous êtes prêt, vous vous tournerez vers l’intérieur, et vous découvrirez ce que vous avez toujours désiré et que vous n’avez jamais trouvé.

Et si vous n’avez pas de chance, qu’arrivera-t-il ?

Si vous n’avez pas de chance, vous atteindrez ce cul-de-sac juste au moment de votre mort. Et ce ne sera surement pas une jolie vision, parce que vous voudrez plus que jamais ce que vous avez toujours voulu, mais il sera trop tard.

Nous, êtres humains, sommes porteurs d’une incroyable dignité. Mais il n’y a rien de plus indigne que d’oublier notre grandeur et nous accrocher pour survivre à des fétus de paille. (…) La vérité est si simple, si délicieusement simple : si nous voulons grandir, si nous voulons devenir des hommes vrais et des femmes vraies, nous avons à faire face à la mort avant de mourir. Nous avons à découvrir ce que c’est de disparaître derrière la scène. »[1]

Il s’agit donc de « mourir avant de mourir », selon la formule sur laquelle se recoupent toutes les voies initiatiques. Christiane Singer rapporte ce bon mot entendu en Afrique par un anthropologue : « Nous n’avons pas de crises, nous avons des initiations ». Une initiation, c’est un passage vers une vision élargie et, il faut le dire, une occasion de devenir psychologiquement adulte. À quoi reconnait-on l’adulte psychologique ? Il dit « oui », un grand « oui », à tous les aspects de la vie, incluant la mort et la souffrance, et cela sans sanctifier cette dernière. Il remercie quoi qu’il arrive pour le précieux cadeau d’être en vie. Il s’engage totalement dans l’aventure de l’existence.

Un autre piège devant la douleur et l’adversité consiste à jouer au héros et essayer de s’élever au-dessus de la fournaise. C’est une autre forme de fuite. Un texte de Pema Chödrön met magnifiquement en lumière l’alternative :

« On décrit souvent l’éveil spirituel comme un voyage au sommet d’une montagne. Nous laissons nos liens et nos attachements aux biens de ce monde derrière, et nous cheminons lentement vers le sommet. Au point culminant, nous avons transcendé toute douleur. Le seul ennui dans cette métaphore c’est que nous laissons tous les autres derrière : notre frère ivrogne, notre sœur schizophrène, nos animaux et nos amis tourmentés. Leur souffrance continue, elle n’est pas soulagée par notre fuite individuelle.

Dans le processus de découverte de la conscience du cœur (bodhichitta), le voyage va vers le bas et non vers le haut. C’est comme si la montagne était dirigée vers le centre de la terre au lieu de toucher le ciel. Au lieu de transcender la souffrance de toutes les créatures, nous nous dirigeons vers la turbulence et le doute. Nous y sautons. Nous y glissons. Nous y allons sur la pointe des pieds. Nous y allons par tous les moyens possibles. Nous explorons la réalité et le caractère imprévisible de l’insécurité et de la douleur en essayant de ne pas les rejeter. Si cela demande plusieurs années, plusieurs vies, nous laissons les choses être comme elles sont. À notre propre rythme, sans précipitation ni agression, nous descendons toujours plus bas. Avec nous se déplacent des millions d’autres, nos compagnons du réveil hors de la peur. Au plus profond nous découvrons l’eau, l’eau de la bodhichitta qui guérit. Tout en bas, là, au cœur des choses, nous découvrons l’amour qui ne mourra pas. »[2]

Nous avons le choix en conscience. Nous pouvons nous complaire dans cet héroïsme spirituel qui veut croire que nous arriverons au sommet de la montagne et qu’alors, enfin, nous serons au-dessus de nos affaires. C’est la voie de celui ou de celle qui se prend pour un héros spirituel. C’est au nom de cet idéal de perfection que tant de gens vertueux ont torturé leur propre corps et leur âme, quand ce n’est pas le corps et l’âme d’autrui – que ne ferait-on pas au nom de la vertu ? Peut-être parviendrons-nous à cette perfection, mais elle risque fort de tenir du puissant anesthésique…

Ce n’est qu’en inversant radicalement le mouvement, en allant vers l’intérieur, en s’abandonnant au lieu de combattre, en acceptant au lieu de lutter, que nous trouverons ce qui demeure quand tout le reste a disparu. Christiane Singer se faisait l’écho de cette urgence lors de son tout dernier voyage quand elle évoquait le rappel à la conscience des méditants faisant face dans l’immobilité à tout ce qui se présente, depuis la rage de dents jusqu’à la peur inévitable de mourir :

« Traverse, noble fils ! Traverse, noble fille ! »

Je conclurai cette réflexion avec une pensée toute personnelle pour mon frère junkie et ma sœur prostituée, pour tous ces animaux que nous massacrons en batterie et ces ami(e)s de partout qui sautent à pieds joints, à moins qu’ils ne glissent à reculons, dans l’insécurité, la turbulence et le doute, la souffrance et l’angoisse. J’ai un gros merci à leur dire car finalement, c’est leur présence qui sauve, quoi qu’il arrive. Car grâce à eux, et particulièrement au regard muet des animaux qui souffrent, il y a quelque chose de notre humanité qui se réveille, dont j’ose croire que c’est bien l’essentiel, ce qui fait que la vie ne passe pas pour rien, ce qui demeure.

Ainsi Etty Hillesum, une jeune juive qui compte désormais parmi les grandes voix mystiques du XXème siècle, pouvait-elle écrire en 1942, sous le joug nazi qui l’a conduite à la mort dans les camps : « C'est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations les plus intimes se glisse un soupçon d'éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée. Je le suis à l'unisson de millions d'autres à travers les siècles, tout cela c'est la vie. »

C’est ensemble, tous ensemble, que nous traverserons.

Un vers de Rilke résume finalement tout ce que nous pouvons dire, donc, de ce rêve qu’aimait tant Jung : « Et de défaite en défaite, il grandissait. »


[1] Peter Kingsley, In the dark places of wisdom, Golden Sufi Center 2009.
[2] Pema Chödrön, Conseils d’une amie pour des temps difficiles, Pocket 1997

lundi 17 mars 2014

Symphonicités

La notion de synchronicité est sans doute le concept le plus audacieux qu’ait formulé Carl Jung. Nous faisons tous l’expérience occasionnelle de ce que nous appelons des coïncidences signifiantes, c’est-à-dire des événements inexplicables par un jeu de causes et d’effets mais qui semblent nous passer un message, souvent saisissant. Ainsi, il m’est arrivé il y a quelques années de m’arrêter au bord d’une rue pour la traverser en me demandant quelle serait la prochaine étape dans ma vie, et de voir à ce moment s’arrêter devant moi un camion appartenant à un employeur potentiel qui me sollicitait. Il est impossible d’établir un lien causal entre les deux événements. Cet incident a bien sûr été décisif dans mon acceptation de l’offre qui m’était faite – quelque chose de plus grand que moi avait parlé. Nos ancêtres voyaient là une manifestation divine ou du moins une intervention des Anges, et il est difficile de les démentir : la science peine à expliquer de tels phénomènes, et quand elle prétend le faire, elle nous laisse un peu sur notre faim, comme si toute rationalité se brisait ici les dents.

Le terme même de synchronicité vient des innombrables heures de discussion que Jung a eues avec Wolfgang Pauli, prix Nobel de physique en 1945 pour la formulation du principe d’exclusion de la mécanique quantique. Ces deux grands esprits étaient amis et partageaient une même fascination pour les mystères entourant la relation entre l’esprit et la matière. Il est intéressant de savoir que les rêves qui illustrent l’œuvre majeure de Carl Jung Psychologie et Alchimie sont des rêves de Pauli ; on peut y voir un clin d’œil ironique à l’arrogance avec laquelle nombre de scientifiques modernes considèrent les travaux des alchimistes. La rencontre de Pauli et de Jung en 1931 a préludé à 25 ans d’échanges et a débouché en 1952 sur un livre commun intitulé The Interpretation of Nature and the Psyche. Ils déclarèrent alors que « la psyché et la matière sont régies par des principes communs, neutres, qui ne sont pas, en soi, identifiables. » Ils redécouvraient ainsi l’ancienne idée d’une unité sous-jacente à la matière comme à l’esprit, formulée par les alchimistes dans l’image de l’Unus Mundus – le Monde Un – dont parle déjà au VIème siècle la formule dite de la Table d’Émeraude :

Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas,
Pour accomplir le miracle d’un seul Être.

Jung et Pauli ne sont pas arrivés à cette idée par la spéculation mais plutôt contraints et forcés par l’observation. Le physicien était célèbre pour « l’effet Pauli » : il ne pouvait pas entrer dans un laboratoire sans que des machines se dérèglent ou se brisent, au point d’être banni de l’environnement de travail de certains de ses collègues. Le psychologue rapporte de nombreuses synchronicités qui ont émaillé ses propres travaux. Il raconte ainsi comment un scarabée doré a débloqué un traitement analytique qui s’enlisait depuis une année. Sa jeune patiente avait une attitude rationaliste qui bloquait le processus du fait d’une conception trop rigide de la réalité. Un jour, elle est venue voir le Dr. Jung avec un rêve où elle recevait un scarabée d’or en cadeau. Tandis qu’elle lui racontait ce rêve, il a entendu un bruit derrière lui, comme si quelque chose frappait légèrement à la fenêtre. Il a ouvert celle-ci et il a attrapé une cétoine dorée, un insecte présentant l’analogie la plus proche qui soit possible de trouver sous les latitudes suisses avec un scarabée d’or. On peut imaginer la stupéfaction de sa patiente quand il lui a présenté sa prise : sa conception de la réalité a volé en éclats et s’est profondément transformée. Une modification profonde de l’attitude de la conscience se traduit souvent dans les rêves par des symboles de renaissance. Or le scarabée est depuis l’Antiquité un symbole de renaissance associé au dieu solaire.

Les exemples sont innombrables. Quand Jung a commencé à s’intéresser à l’alchimie, il a reçu un texte alchimique chinois traduit par son ami Richard Wilhem, qui confirmait ses premières idées sur la question. Il a recueilli de nombreuses prémonitions, dont celle de cette femme qui avait observé comment des oiseaux s’étaient rassemblés en grand nombre près des domiciles de sa mère et de sa grand-mère au moment du décès de ces dernières, et qui fut prévenue du décès de son mari quand un essaim d’oiseaux s’est abattu sur sa maison. On connait des exemples contemporains de personnes qui ont évité « par miracle » de prendre un avion le 11 septembre 2001. Jung était parvenu à la conclusion que les synchronicités surgissent en particulier quand un archétype est fortement activé dans la psyché, par exemple lors de l’imminence de la mort ou d’une grande transformation. Il en a déduit la nature « psychoïde » des archétypes, c’est-à-dire le fait qu’ils sont capables d’influencer la réalité physique. À un moment cependant, il a analysé les thèmes astrologiques de nombreux couples pour déceler un rapport récurrent entre Mars et Vénus et il est arrivé à des résultats stupéfiants tant ils étaient concluants. Mais il a repris cette étude avec un autre échantillon et a obtenu alors des résultats décevants – il rapporte comment, alors qu’il était fort perplexe devant ces données, il a pu observer que l’ombre projetée sur le mur à côté de lui dessinait une figure de diable moqueur…

Cet incident a libéré Jung du besoin de comprendre, et en particulier de l’espoir d’arriver à une saisie rationnelle du phénomène de la synchronicité. Ce dernier est toujours unique, non reproductible, et en cela, il défie la rationalité et la science qui se basent justement sur la reproductibilité des phénomènes. En outre, la dimension du sens échappe systématiquement à la saisie scientifique qui s’intéresse seulement au « comment ». L’ancienne philosophie chinoise n’était pas basée sur la causalité mais sur la synchronicité, c’est-à-dire sur le fait que certains événements apparaissent ensemble sans qu’on puisse repérer un jeu de causes et d’effets. Le Yi-Ching, ou Livre des Changements, décrit précisément la « logique » pour ainsi dire mathématique de ces relations a-causales dans un mandala de 64 hexagrammes. Au-delà de son usage en tant qu’oracle, le Yi-Ching donne forme à l’intuition d’une totalité universelle parfaitement équilibrée et toujours dynamique, animée par le principe mystérieux du Tao. À la fin de sa vie, Jung était convaincu semble-t-il que les nombres, envisagés non comme seulement quantitatifs mais aussi comme principes qualitatifs, formaient le pont entre matière et psyché – il a chargé sa plus proche collaboratrice Marie-Louise Von Franz de poursuivre cette recherche[1].

Pauli et Jung ont publié en 1952 un texte intitulé Synchronicité comme principe de connexions a-causales qui faisait le point sur leur conception commune de l’Unus Mundus, idée qui satisfaisait les postulats de la physique quantique comme ceux de la psychologie analytique. Depuis ce moment, la plupart des physiciens semblent avoir évité les questions sulfureuses que soulève la synchronicité. Un livre récent apporte cependant enfin un nouvel éclairage – il s’agit de La route du temps, de Philippe Guillemant[2], physicien au Centre National de la Recherche Scientifique français. C’est selon moi un ouvrage remarquable que devrait lire toute personne sérieusement intéressée par cette question. L’auteur y propose non seulement des concepts audacieux à la fine pointe des recherches actuelles en physique, mais propose un protocole pour l’application des idées qu’il développe. Prenant l’existence des synchronicités comme un fait acquis, il a cherché à en tirer les conséquences dans un modèle de relations entre l’esprit et la matière. Et même si son approche demeure rationnelle, il touche peut-être à l’essentiel en prenant sa propre vie comme laboratoire d’expérimentation, et donc en utilisant méthodiquement la synchronicité pour étudier la synchronicité.

Le modèle proposé par Philippe Guillemant s’articule essentiellement autour du concept ardemment discuté de rétro-causalité, ou « causalité inversée ». L’idée est que le futur pourrait influencer le passé, et plus précisément, que tout événement qui n’est pas déterminé par le passé est déterminé par le futur vers lequel il tend. Il y a des éléments de preuve expérimentale que présente, par exemple, Lyne Mc Taggart dans La science de l’intention. Ce concept aurait sans doute fasciné Jung qui cherchait moins les causes que les finalités des événements psychiques, et par exemple des rêves. « Où cela veut-il aller ? Qu’est-ce que cela sert ? » se demandait-il plutôt que « Qu’est-ce qui en est la cause ? ». Dès lors où il y a psyché, esprit, il semble y avoir intention, finalité. Les travaux de M. Guillemant reposent sur deux hypothèses connexes concernant la nature authentique de notre libre-arbitre, c’est-à-dire notre capacité créatrice de choix, et la nature du temps. Au fond, tous les futurs coexisteraient jusqu’à ce que notre intention en sélectionne un, l’alimente en énergie et force ainsi l’établissement d’un « chemin temporel » lui permettant de se manifester. À nouveau, cette hypothèse rejoint le constat de Jung à propos de la nature intemporelle ou a-temporelle de l’inconscient : le Soi semble ne connaître ni passé ni futur qu’il embrasserait dans un Maintenant éternel où se déploient tous les possibles.

L’aspect le plus intéressant des travaux de M. Guillemant n’est cependant pas dans la théorie, qui reste discutable, mais dans le protocole d’application pratique qu’il propose. L’économiste René Egli était parvenu aux mêmes conclusions qu’il a merveilleusement formalisées dans son livre Le principe LOL2A, acronyme allemand pour LOslassen (lâcher-prise), Liebe (Amour) au carré, et Action. En quelques mots, il ressort que la synchronicité est le fait d’un jeu créateur avec l’Univers. Pour la faire entrer en action, il faut avoir une intention claire et l’alimenter en énergie, c’est-à-dire en amour, et enfin lâcher-prise car le résultat sera toujours inattendu – non pas le résultat d’une action, l’effet d’une cause, mais un acte créateur déjouant toute détermination. La métaphore qui illustre peut-être le mieux ce processus est celle du tir à l’arc dans la tradition zen : il s’agit de viser précisément, de tendre la corde avec tout l’amour dont nous pouvons charger la flèche, et finalement de lâcher la corde et de fermer les yeux en ayant confiance dans le Tao. La flèche se rendra où elle doit aller en accord avec le Tout.

Cette compréhension amène à sérieusement relativiser les prétentions des personnes qui ne jurent que par la Loi de l’Attraction car il apparait aussi que la synchronicité n’est pas manipulable comme le serait par analogie la Loi de la Gravité physique. On ne peut pas prédire les conséquences de la synchronicité car chaque événement synchronistique est absolument singulier, unique. La synchronicité déjoue aussi bien la rationalité que la pensée magique pour laisser entrevoir une réalité toujours créatrice de nouvelles expressions porteuses de sens en relation avec l’intention. Ainsi, le fait que M. Guillemant ait validé sa recherche au travers d’une expérimentation vécue pourrait être démenti par la même ironie souriante que celle qu’a rencontrée Jung. Mais l’important est peut-être donc plutôt dans l’intuition du Tao que les événements synchronistiques nous communiquent, car c’est alors notre vision de la vie et de la réalité qui s’en trouve transformée. Pour ma part, je crois que la conception de la synchronicité que nous ont léguée Jung et Pauli pourrait être limitée par le fait qu’elle s’articule autour de la notion du temps, alors que c’est notre relation vivante à l’Éternité qui ressort de ce phénomène insaisissable…

Cette dernière idée m’est venue, bien sûr, d’un incident tout synchronistique. Une amie me rapportait un jour qu’alors qu’elle parlait la veille de la synchronicité à un jeune homme, celui-ci lui a rétorqué qu’il ne comprenait pas grand-chose à cette notion de « symphonicité ». Quand elle m’en a parlé, j’ai éclaté de rire car ce bon mot venait directement répondre à mes interrogations du moment sur la nécessité de trouver un autre angle que celui de la coïncidence temporelle pour penser la synchronicité. Or dans « symphonicité », on peut entendre l’idée d’un Univers qui se déploierait comme une symphonie dans laquelle chaque instrument joue sa propre partition mais participe à une même musique. Cette métaphore me fascinait mais je cherchais encore comment l’étayer quand, le lendemain, j’ai ouvert un journal pour me changer les idées. Quelle n’a pas été ma surprise de tomber alors sur un article sur le nouvel album de Sting, au titre soudain fort significatif pour moi de Symphonicities ! Comme toujours quand la symphonicité frappe un grand coup, j’ai alors eu l’impression d’un tremblement de terre et toute ma conception de la réalité s’en est trouvée durablement ébranlée.


[1] Marie-Louise Von Franz a publié cette recherche dans un livre majeur intitulé « Nombre et temps ».
[2] Voir http://www.philippeguillemant.com et http://www.synchronicites.net pour un résumé de sa théorie.

lundi 10 mars 2014

Hommage à Jung


Après deux jours d'atelier où j'ai beaucoup parlé, je me tiens dans le silence et je m'efface devant le maître. Je vous offre donc un florilège de citations de Carl Jung que j'avais collectées pour lui rendre hommage à l'occasion du cinquantième anniversaire de son décès en juin 2011. Son esprit continue à souffler et n'a pas fini d'attiser les braises...


Sur tout ce qui est vraiment vivant plane le souffle de l’Éternité.

De folles discussions nous font voir ce qu’il adviendra de moi lorsque je serai devenu posthume. Tout ce qui aura été feu et vent dans ma vie sera mis dans l’alcool et changé en préparation morte. Ainsi les dieux sont-ils enterrés dans l’or et le marbre, et les simples mortels comme moi, dans le papier.

Je ne souhaite pas que les gens soient jungiens, je veux par-dessus tout que les gens soient eux-mêmes. Devrait-on découvrir que j’aurais seulement créé un nouvel « isme », j’aurais alors échoué à tout ce que je me suis efforcé de faire.

Je ne puis qu’espérer et souhaiter que personne ne sera « jungien ». Je ne défends pas de doctrine, mais je décris des faits et propose certaines affirmations que je tiens pour susceptibles d’être discutées. Je n’annonce pas d’enseignement tout prêt et systématique, et j’ai horreur des « suiveurs aveugles ». Je laisse à chacun la liberté de venir à bout des faits à sa manière, car je revendique pour moi-même cette liberté.

Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la « longue route », seul un chevalier risquera la « queste et l’aventure ».

Sous le seuil de la conscience, tout est vivant.

Rêve d’une patiente, que Jung racontait souvent à ses étudiants : elle reçoit l’ordre de descendre dans une fosse remplie d’une masse ardente; elle obéit en laissant une épaule émerger encore de la fosse. Jung surgit et la plonge entièrement dans le liquide brûlant en criant : « Non pas sortir mais passer au travers ».

Le voyage du pays des nuages à la réalité a duré longtemps. Dans mon cas, le cheminement du pèlerin a consisté en l’obligation de descendre un millier d’échelles avant que je puisse toucher à la petite motte de terre que je suis.

Dans la mesure où je parvenais à traduire les émotions qui m’agitaient, c’est-à-dire à trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s’installait.

J’ai une vieille âme. À quinze ans, mes camarades m’appelaient le patriarche Abraham. C’est très important, une vieille âme. Nous gardons toujours les traces d’une existence non terrestre, un état de plénitude dans lequel nous avons connaissance de tout.

Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation.

En supportant en nous les opposés, nous pouvons nous exposer à vivre notre humanité… Nous devons comprendre que le mal est en nous; nous devons risquer notre vie pour avoir la vie, alors elle se colore, autrement on pourrait aussi bien lire un livre…

L’un des aspects de l’opus est de discerner, l’autre de supporter et le troisième d’agir… Ce sont les collisions entre les devoirs qui rendent si difficiles la nécessité de supporter et de d’agir…L’un et l’autre doivent être. Il n’y a pas à trancher mais simplement à supporter patiemment les contraires, qui sont en fait caractéristiques de notre nature. Vous êtes vous-même un contraire, furieux en lui-même et contre lui-même, qui finit par fondre ses substances incompatibles, la féminine et la masculine, dans le feu de la souffrance pour construire quelque chose de solide et d’immuable – ce qui est le but de la vie. On est crucifié entre les contraires et on subit un supplice jusqu’à ce que la troisième figure l’emporte…

Si l’on peut rester au milieu, reconnaître que l’on est humain, communiquer aussi bien avec dieu et l’animal de dieu, alors on ira bien. On doit se souvenir qu’au-dessus de l’animal est dieu, et qu’avec dieu, il y a l’animal de dieu.

Finalement, seul le médecin blessé peut guérir, et même lui, en dernière analyse, ne peut guérir au-delà de ce qu’il a guéri en lui-même.

Rien de pire ne pourrait arriver que d’être totalement compris. (…) Le noyau de l’individu est un mystère qui s’évapore dès qu’il est "compris".

Si vous voulez suivre la voie individuelle, alors c’est la voie que vous tracerez vous-même, qui n’est prescrite nulle part, que l’on ne connait pas d’avance et qui se fait d’elle-même, au fur et à mesure qu’on met un pied devant l’autre. Faire la première chose qui se présente à vous, c’est la façon la plus sûre et la plus certaine de suivre les lignes prescrites par votre inconscient.

Ce qui m’intéresse avant tout dans mon travail n’est pas de traiter les névroses mais de me rapprocher du numineux. Il n’en est pas moins vrai que l’accès au numineux est la seule véritable thérapie et que, pour autant qu’on atteigne les expériences numineuses, on est délivré de la malédiction que représente la maladie. La maladie elle-même revêt un caractère numineux...

De tous les patients ayant atteint la maturité, c’est-à-dire âgés de plus de trente-cinq ans, il n’en est aucun pour qui le problème ultime ne soit pas celui de l’attitude religieuse. En fait, chacun souffre d’avoir perdu ce que les religions vivantes ont apporté de tous temps à leurs adeptes, et aucun n’est vraiment guéri qui n’a retrouvé sa conception religieuse, sans aucun lien bien sûr avec une confession ou une appartenance à une Église…


 Dieu ? Je ne crois pas, je sais.

Je ne crois pas que le christianisme soit la seule et la plus haute manifestation de la vérité. Le bouddhisme renferme au moins autant de vérité et les autres religions aussi.

Jésus, Manès, Bouddha, Lao-Tseu sont pour moi les quatre piliers du temple spirituel. Je ne pourrai donner la préférence à aucun d’eux.

Dans la quête de la vérité, il n’y a nulle part de certitude absolue. Le doute et l’incertitude sont les inévitables composantes d’une vie complète. Celui-là seul qui est capable de perdre réellement sa vie la gagnera. Une vie « complète » n’est pas faite d’une complétude théorique, mais de ce que l’on accepte sans réserve la destinée précisément dans laquelle on se voit impliqué, que l’on tente d’y introduire un sens et de créer un cosmos à partir du désordre chaotique où l’on est né. Si l’on vit la vie d’une façon totale, on se retrouve sans cesse dans la situation où l’on pense : « C’est trop, je ne peux plus le supporter ». Alors il faut répondre à la question : « Est-ce que je ne peux vraiment plus le supporter ? ».

L’Homme doit gérer le problème de la souffrance. L’Oriental cherche à supprimer la souffrance en s’en débarrassant. L’Homme occidental essaie de supprimer la souffrance par la drogue. Mais la souffrance doit être surmontée et la seule façon de la surmonter est de l’endurer.

On n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en rendant l’obscurité consciente.

Notre conscience ne se crée pas d’elle-même : elle jaillit de profondeurs inconnues. Elle s’éveille peu à peu dans l’enfant et elle se réveille chaque matin du fond du sommeil, sortant d’un état inconscient. Elle est comme un enfant qui naît chaque jour du fond originel maternel de l’inconscient.

 Avoir une âme, c’est l’aventure de la vie, car l’âme est un démon dispensateur de vie qui mène son jeu d’elfe au-dessous et au-dessus de l’existence humaine.

Âme et corps ne sont pas séparés; ils sont une seule et même vie.

Les grands renouvellements ne viennent jamais d’en haut, mais toujours d’en bas; les arbres ne descendent pas du ciel; ils croissent du sol, bien que leurs graines soient jadis tombées d’en haut.

Dès lors, je me mis au service de l’âme. Je l’ai aimée et je l’ai haïe mais elle était ma plus grande richesse. Me vouer à l’âme fut la seule possibilité de vivre mon existence comme une totalité relative et de la supporter.

Mon âme et ma conscience, voilà ce qu’est mon Soi, dans lequel je suis inclus comme une île dans les flots, comme une étoile dans le ciel.

Tout ce qui est important se passe dans le Soi et l’ego fonctionne comme un récepteur, un spectateur, un transmetteur.

Le but (…) semble être préfiguré par des symboles archétypaux qui constituent quelque chose comme la circumambulation d’un centre. Plus on s’approche de ce centre, plus il en résulte une dépotentialisation corollaire du moi au profit de l’influence du centre « vide », qui n’est nullement identique à l’archétype mais auquel celui-ci renvoie. Pour parler chinois, l’archétype est seulement le nom du Tao, non le Tao lui-même. De même que les Jésuites ont traduit Tao par Dieu, on peut définir le « vide » du centre comme « Dieu ». Le mot « vide » ne signifie pas qu’il y aurait un « manque » ou une « absence », mais renvoie plutôt à un Inconnaissable caractérisé par une suprême intensité. Je nomme Soi cet Inconnaissable. Tout le déroulement de l’individuation est dialectique, et ce qu’on appelle la « fin », c’est la confrontation du moi avec le « vide » du centre.

Quand on parvient à percevoir le Soi comme quelque chose d’irrationnel, qui est, tout en demeurant indéfinissable, auquel le Moi ne s’oppose pas et auquel le Moi n’est pas soumis, mais auquel il est adjoint et autour duquel il tourne en quelque sorte comme la terre autour du soleil, le but de l’individuation est alors atteint.

Le problème de l’amour est difficile au point que vous pouvez vous estimer heureux si, à la fin de votre vie, personne n’a fait naufrage à cause de vous.

La dissolution de notre forme temporelle dans l’éternité n’est pas une perte de sens. Au contraire, le petit doigt apprend à reconnaître qu’il fait partie de la main.

Il y avait une fois une fleur, une pierre, un cristal, une reine et un roi, un château, un amant et sa bien-aimée, quelque part, il y a longtemps, longtemps, dans une île au milieu de la mer, il y a cinq mille ans… Tel est l’amour, la fleur mystique de l’âme. C’est le centre, le Soi… Personne ne comprend ce que je veux dire. Seul un poète pourrait le pressentir...

Ce n’est pas moi qui me crée moi-même; j’adviens plutôt à moi-même.

Je rencontrais un courant de lave et la passion issue de son feu a remanié et ordonné ma vie. Toute mon activité ultérieure consista à élaborer ce qui avait jailli de l’inconscient au long de ces années et qui tout d’abord m’inonda.


Pour l'homme la question décisive est celle-ci : te réfères-tu ou non à l'infini? Tel est le critère de sa vie. C'est uniquement si je sais que l'illimité est l'essentiel que je n'attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n'ont pas une importance décisive. Si je l’ignore, j’insiste pour que le monde me reconnaisse une certaine valeur pour telle ou telle qualité, que je conçois comme propriété personnelle : « mes dons » ou « ma beauté » peut-être. Plus l’homme mais l’accent sur une fausse possession, moins il peut sentir l’essentiel, et plus il manque de satisfaction dans la vie. Il se sent limité, parce que ses intentions sont bornées, et il résulte envie et jalousie. Si nous comprenons que, dans cette vie déjà, nous sommes rattachés à l’infini, désirs et attitudes se modifient. Finalement, nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée. Dans nos rapports avec autrui, il est, de même, décisif de savoir si l’infini s’y exprime ou pas.

Le monde dans lequel nous pénétrons en naissant est brutal et cruel et, en même temps, d'une divine beauté. Croire à ce qui l'emporte du non sens ou du sens est une question de tempérament. Si le non sens dominait en absolu, l'aspect sensé de la vie, au fur et à mesure de l'évolution, disparaîtrait de plus en plus. Mais cela n'est pas ou ne me semble pas être le cas. Comme dans toute question de métaphysique, les deux sont probablement vrais : la vie est sens et non sens ou elle possède sens et non sens. J'ai l'espoir anxieux que le sens l'emportera et gagnera la bataille.

Il m’arriva un instant d’inhabituelle clarté au cours duquel se déroula le chemin que j’avais jusque là parcouru. Je pensai : « Tu possèdes maintenant une clé qui te permet de pénétrer dans la mythologie, et tu as la possibilité d’ouvrir toutes les portes de la psyché humaine inconsciente. » Mais là, en moi, se fit entendre un chuchotement : « Pourquoi ouvrir toutes les portes ? » Et aussitôt s’éveilla l’interrogation concernant ce que je pouvais bien avoir accompli. J’avais expliqué les mythes des peuples du passé; j’avais écrit un livre sur le héros, ce mythe dans lequel l’homme vit depuis toujours.
« Mais dans quel mythe vit l’homme de nos jours ?
- Dans le mythe chrétien, pourrait-on dire.
- Est-ce que toi, tu vis dans ce mythe ? demanda quelque chose en moi.
- Si je réponds en toute honnêteté, non ! Ce n’est pas le mythe dans lequel je vis.
- Alors, nous n’avons plus de mythe ?
- Non, il semble que nous n’ayons plus de mythe.
- Mais quel est ton mythe à toi, le mythe dans lequel tu vis ? »
Je me sentis de moins en moins à l’aise et je m’arrêtais de penser. J’avais atteint une limite.

Par moment, je suis comme répandu dans le paysage et dans les choses et je vis dans chaque arbre, dans le clapotis des vagues, dans les nuages, dans les animaux qui vont et qui viennent, et dans les objets. 


Le dernier rêve connu de Jung: Il voyait une grande pierre ronde en un lieu élevé, une place dénudée. Elle portait cette inscription : « Que cela soit pour toi signe d’unité et de totalité. » Ensuite il vit de nombreux vases à droite d’une place carrée, puis un carré d’arbres dont les racines sortaient du sol et le protégeaient, et entre les racines brillaient des fils d’or.

lundi 3 mars 2014

À la table des dieux

Le banquet des dieux - Van Balen et Brueghel

Voilà quelques années, un de mes amis est allé en Californie pour participer à une retraite de 9 jours animée par Richard Moss[1]. Il en a ramené un rêve qui a changé sa vie, et qu’il m’a autorisé à partager dans ce blogue. Le rêve est survenu trois jours après le début de la retraite. Pour mon ami, le plus surprenant a été que le changement soit survenu spontanément de l’intérieur et non comme le résultat des exercices proposés ou des enseignements reçus.

Voici le rêve :

Je suis debout sur la route en face de la maison où je dormais pendant ces quelques jours en Californie. Je suis habillé comme je l’étais la journée précédente. C’est un petit matin frais et encore obscur avec des gros nuages noirs. Je commence à marcher pour aller me promener comme je l’ai fait à quelques reprises depuis mon arrivée. Un trou dans les nuages apparait loin devant moi. Une boule de lumière descend soudain des nuages au travers de ce trou et s’immobilise sur la route à une vingtaine de mètres de moi. Elle a une forme circulaire. Je ralentis mon pas en m’approchant, j’hésite un peu mais je n’ai pas peur. Je continue à marcher jusqu’à ce que je sois debout au milieu de la lumière. Je baigne dans un sentiment chaleureux et confortable. Soudain, comme dans un film de science-fiction, je suis comme tiré par le haut dans la lumière. La scène suivante me montre une immense salle de banquet avec des décorations nordiques. Je prends conscience que je suis au Walhalla, le paradis des guerriers vikings, et que je contemple les dieux nordiques assemblés autour d’une grande table rectangulaire couverte de nourriture et de boissons. Il y a une chaise vide. Un des dieux m’aperçoit, sourit et me fait signe de les rejoindre, de venir m’assoir avec eux. Je m’assois donc et bois quelques bières. Le gars assis à côté de moi fait une plaisanterie à mes dépens. Tout le monde éclate de rire. Il me tape dans le dos avec une telle force que je renverse la plus grande partie de ma bière sur moi. Cela soulève encore plus de rires.

On entend rarement un rêve comme celui-ci. Pour un peu, on pourrait croire qu’il est arrangé avec « le gars des vues » tant il est archétypique. C’est un message des dieux, qui nous rappellent qu’ils ne sont pas bien loin, quoiqu’il paraisse. Il y a pour moi une dimension compensatoire dans le fait qu’un tel rêve survienne dans la vie d’un Américain moyen qui se voit lui-même comme n’ayant rien d’exceptionnel et qui banaliserait presque sa propre vie comme étant celle de monsieur Tout-le-monde. Dans les jours précédents, le rêveur lisait Inner Work de Robert A. Johnson, probablement un des meilleurs livres à portée pratique écrits sur le travail des rêves et l’imagination active, malheureusement non traduit en français. Il se demandait s’il pourrait espérer trouver une aide dans ses rêves pour résoudre certaines difficultés dans sa vie. Quand il m’a parlé de son rêve, il semblait ne pas en réaliser toute la portée, me le présentant comme « un rêve court qui semble illustrer ce qui se passait dans [sa] tête », à l’instar d’un des rêves étudiés dans le livre. Bien sûr, j’étais moi-même un peu abasourdi et je l’ai d’abord invité à réaliser qu’il s’agissait de ce qu’on appelle un « grand rêve », comme on en reçoit un par vie peut-être, si on est chanceux. C’est peut-être le premier changement induit par ce rêve que d’amener le rêveur à considérer qu’il est aussi digne qu’un autre de recevoir un grand rêve, une marque d’attention des dieux, un reflet de sa propre grandeur jusqu’ici ignorée.

Nous avons commencé par discuter du fait qu’un tel rêve révèle en fait souvent un complexe d’infériorité. Mon ami se demandait en effet s’il était capable de tirer parti de ce que Richard Moss offrait. Il ne se sentait pas tout à fait à la hauteur et avait l’impression de détonner dans le groupe des participants au séminaire, toutes des personnes engagées de longue date dans une recherche spirituelle. Nous avons ri du fait que plusieurs de ces chercheurs auraient sans doute été un peu jaloux d’un tel rêve, car bien sûr il faut qu’il échoie à celui qui ne saurait imaginer qu’un grand rêve lui tombe dessus. Je m’incluais dans cet éclat de rire car j’ai pu observer dans mes propres productions oniriques comment le désir d’y voir des archétypes majestueux est souvent compensé par des rêves ramenant à ce que la vie a de plus ordinaire, sinon triviale. Jusqu’à ce qu’on réalise ce que la vie ordinaire a d’extraordinaire.

Nous avons convenu ensuite que l’éclat de rire qui concluait le rêve était une excellente nouvelle car il laissait entendre que mon ami était vacciné contre l’inflation qu’une telle rencontre avec les dieux aurait pu susciter. Le danger ici aurait été de se prendre soudain au sérieux avec un tel rêve. Or un complexe d’infériorité est souvent le signe que la personne se prend secrètement très au sérieux, et en tout cas exige trop d’elle-même : le problème avec un tel complexe n’est pas l’infériorité ressentie mais le fait qu’elle ne soit pas acceptée. Nous avons tous des parties moins développées, moins matures et qui se révèlent tout à fait imparfaites selon les critères sociaux. Jung soulignait que le développement psychique implique nécessairement qu’au moins une fonction de la conscience soit insuffisamment développée, et il ajoutait que c’est par cette « fonction inférieure » que l’inconscient se manifeste le plus souvent. Dans les contes de fées, la fonction inférieure est souvent représentée par l’idiot qui saura résoudre instinctivement l’énigme qui a déjoué ses frères bien plus intelligents que lui. Cependant, dans un complexe d’infériorité, il y a une fixation sur le sentiment d’inadéquation avec un refus de le vivre, de le ressentir et de reconnaitre la perfection de l’imperfection. L’avis du rêve semble donc être de rire avec les dieux et de se réjouir en acceptant de se montrer maladroit et de se renverser la bière dessus. Il m’a rappelé un proverbe qui veut que « celui qui peut rire de lui-même n’a jamais fini de rire ».

J’étais curieux des associations que mon ami pourrait faire avec les Vikings, et en particulier de savoir s’il aurait pu avoir des ancêtres nordiques. Quelle connaissance avait-il de leur mythologie ? Qu’est-ce qui lui permettait de reconnaitre le Walhalla ? Je me projetais un peu dans ces questions car, comme mon nom ne l’indique pas de prime abord, j’ai moi-même des ancêtres vikings et une profonde fascination pour la mythologie nordique. Je me demandais donc si le rêveur ne retrouvait pas là ses ancêtres, mais il m’a rapidement découragé de cette idée : sa famille vient d’Europe de l’Est et n’a eu aucun contact avec les guerriers nordiques. Il ne connaissait que les grandes lignes de leur mythologie car il s’était jusque-là plutôt intéressé à la mythologie grecque – il était justement fort intrigué que le rêve se serve d’éléments si étrangers à son contexte culturel. Nous avons convenu que cela montrait qu’il entrait en contact avec des aspects de l’inconscient collectif qui lui étaient dans une grande mesure étrangers. Il avait d’abord pensé que le rêve lui disait qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur de mourir. Et puis il avait eu une vision au cours d’un exercice de méditation prolongé : il s’était vu comme un guerrier viking avec un bouclier et une épée nue en main, debout dans une ligne de bataille, épaule contre épaule, avec ses camarades, face à un ennemi déterminé. Avec cette vision, il avait ressenti une percée et commencé à comprendre son rêve comme le délivrant de la peur qui avait dominé sa vie jusqu’à ce jour. Et ce faisant, il avait saisi par là même l’essentiel de l’enseignement de Richard Moss, qu’il résuma en me disant : « être sans peur, c’est se tenir au centre du Maintenant ».

Nous n’avons pas particulièrement exploré l’idée d’une possible réminiscence de vie antérieure dans ce rêve, sinon pour rire ensemble à imaginer que nous avions peut-être combattu ainsi épaule contre épaule, ce qui pouvait expliquer la chaleur de notre amitié. Il y a des indices sérieux en faveur d’influences de vies antérieures dans certains rêves, que plusieurs analystes jungiens ont mis en lumière dans des études très bien documentées. Dans ces cas cependant, le rêve semble être l’occasion de régler un problème laissé en suspens dans la vie passée, mais ici, cette hypothèse n’aurait eu aucune portée pratique et aurait tenu du simple jeu intellectuel qu’on ne peut prouver. Par contre, la connexion des Vikings avec la peur apparaissait comme une vérité efficace, au sens où le rêveur pouvait en faire quelque chose. Ceci étant dit, quelque chose bougea alors en dedans, qui amena mon ami à me dire qu’être invité à cette table avait été comme retrouver des amis d’enfance qu’il aurait oubliés depuis longtemps, et aussi qu’il associait les Vikings avec une certaine forme de cruauté qu’il reconnaissait parfois dans son propre comportement . Nous étions arrivés à la percée émotionnelle du rêve. Le sentiment de retrouver des amis d’enfance était significatif du fait que mon ami se retrouvait lui-même tel qu’il était avant que la peur ne contamine son existence. Quant à la cruauté, il était important de souligner qu’il ne servait à rien qu’il s’en blâme maintenant, et qu’elle avait sans doute été une façon de survivre pour le guerrier viking en lui, son ombre. Je suggérais que, cette ombre étant désormais rendue consciente, il pourrait adopter la devise d’Oscar Wilde qui voulait qu’ « un véritable gentleman ne blesse les sentiments de personne sans en avoir l’intention ».

Finalement, nous avons discuté du début du rêve, auquel mon ami n’avait pas prêté attention. Je lui ai proposé de considérer que, d’une certaine façon, le rêve s’était auto-représenté dans la lumière qui était apparue sur sa route. Il était intéressant de voir qu’il avait commencé par aller se promener dans ses vêtements habituels, c’est-à-dire dans une façon ordinaire de se voir, à l’aube – l’heure où surviennent souvent les rêves. Il avait une perception de sa propre vie qui était volontiers figurée par l’obscurité et les gros nuages noirs. Et voilà qu’il se produisait soudain, hors de tout contrôle et de toute attente, une percée, une ouverture par laquelle la lumière se déversait. Le point important est qu’il avait continué à avancer malgré ses hésitations jusqu’à aller au cœur de la lumière, où il avait ressenti une chaleur et un confort qu’il reconnaissait n’avoir pas trouvés jusque-là dans le séminaire. Et c’est alors qu’il avait été transporté au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. Dépassant le point de vue personnel, nous avons alors envisagé qu’il représentait ici l’humanité invitée à la table des dieux. La vie est un festin auquel nous sommes conviés. Il n’y a pas d’obligation, nous pouvons toujours nous complaire en récriminations à propos de l’existence, mais rejoindre consciemment les dieux à la grande table pour rire avec eux, c’est devenir ce qu’on appelle un « bienheureux ». Nous avons laissé le dernier mot à Christiane Singer et son magnifique Éloge de l’engagement, du mariage et autres folies  :

« Tu es convié.
Tu n'es pas même obligé.
Un simple service d'honneur.
Voilà tout.
Ni plus mais ni moins. »