Elle reçoit l’ordre de descendre dans une fosse remplie d’une masse ardente; elle obéit en laissant une épaule émerger encore de la fosse. Jung surgit et la plonge entièrement dans le liquide brûlant en criant : « Non pas en sortir mais passer au travers ».
Jung n’ajoutait semble-t-il pas grand commentaire à ce rêve. C’est que tout son enseignement pouvait, par certains côtés, en tenir lieu. Toute la psychologie des profondeurs, au moins dans sa dimension expérientielle, est résumée dans cette injonction à passer au travers.
Nous avons tous le même réflexe quand nous rencontrons la difficulté de vivre : nous voudrions en sortir le plus vite possible. C’est naturel, c’est bien humain. Nous aimerions que le Docteur nous tire de ce mauvais pas et qu’il nous immunise contre l’anxiété, l’angoisse, l’incertitude et la douleur. Alors nous faisons n’importe quoi pour en sortir. En Occident, nous aimons particulièrement les petites pilules magiques qui nous soulagent momentanément du poids de l’existence, mais ce soulagement ne dure jamais longtemps et la pesanteur du réel se fait encore plus violemment sentir ensuite.
Nous avons dans ce rêve toute l’ambiguïté de l’inconscient qui veut et ne veut pas que la conscience en émerge; c’est notre ambiguïté à tous, qui laissons autant que possible une épaule hors de la fosse. Nous voulons bien obéir à la vie qui nous demande de descendre dans la masse ardente, mais nous n’y allons pas tout entier et, ce faisant, nous prolongeons l’épreuve en restant entre-deux. C’est finalement par et avec compassion que le Soi, symbolisé par Jung dans le rêve, nous appuie alors sur la tête pour qu’enfin nous perdions pied et nous nous risquions à descendre dans la fournaise, car c’est notre seule chance de passer au travers.
À quoi bon ? Que pouvons-nous espérer ?
Tout. Mais pas n’importe quel tout. Le tout du Soi, de notre être essentiel. Un tout vivant, dans lequel la souffrance est relativisée dans une perspective plus large. Jung disait que « Toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi ». Il faut entendre ce mot « défaite » comme signalant que le moi se défait dans l’épreuve : voilà soudain que toutes nos constructions mentales et psychologiques s’effondrent et que nous en sommes dépouillés. Nous avons alors une chance de toucher à autre chose.
Un texte de Peter Kingsley expose clairement de quoi il s’agit :
« Si vous avez de la chance, à un certain moment dans votre vie, vous arriverez à un cul-de-sac complet. Ou, en d’autres mots, si vous avez de la chance, vous arriverez à une croisée des chemins et vous verrez que la route sur la gauche vous mène en enfer, que la route sur la droite vous mène en enfer, que la route en avant conduit directement en enfer et que si vous essayez de retourner d’où vous venez, vous serez complètement et totalement en enfer. Chaque chemin mène en enfer et il n’y a pas de porte de sortie. Rien non plus que vous puissiez faire. Rien ne peut plus vous satisfaire.
Alors, si vous êtes prêt, vous vous tournerez vers l’intérieur, et vous découvrirez ce que vous avez toujours désiré et que vous n’avez jamais trouvé.
Et si vous n’avez pas de chance, qu’arrivera-t-il ?
Si vous n’avez pas de chance, vous atteindrez ce cul-de-sac juste au moment de votre mort. Et ce ne sera surement pas une jolie vision, parce que vous voudrez plus que jamais ce que vous avez toujours voulu, mais il sera trop tard.
Nous, êtres humains, sommes porteurs d’une incroyable dignité. Mais il n’y a rien de plus indigne que d’oublier notre grandeur et nous accrocher pour survivre à des fétus de paille. (…) La vérité est si simple, si délicieusement simple : si nous voulons grandir, si nous voulons devenir des hommes vrais et des femmes vraies, nous avons à faire face à la mort avant de mourir. Nous avons à découvrir ce que c’est de disparaître derrière la scène. »[1]
Il s’agit donc de « mourir avant de mourir », selon la formule sur laquelle se recoupent toutes les voies initiatiques. Christiane Singer rapporte ce bon mot entendu en Afrique par un anthropologue : « Nous n’avons pas de crises, nous avons des initiations ». Une initiation, c’est un passage vers une vision élargie et, il faut le dire, une occasion de devenir psychologiquement adulte. À quoi reconnait-on l’adulte psychologique ? Il dit « oui », un grand « oui », à tous les aspects de la vie, incluant la mort et la souffrance, et cela sans sanctifier cette dernière. Il remercie quoi qu’il arrive pour le précieux cadeau d’être en vie. Il s’engage totalement dans l’aventure de l’existence.
Un autre piège devant la douleur et l’adversité consiste à jouer au héros et essayer de s’élever au-dessus de la fournaise. C’est une autre forme de fuite. Un texte de Pema Chödrön met magnifiquement en lumière l’alternative :
« On décrit souvent l’éveil spirituel comme un voyage au sommet d’une montagne. Nous laissons nos liens et nos attachements aux biens de ce monde derrière, et nous cheminons lentement vers le sommet. Au point culminant, nous avons transcendé toute douleur. Le seul ennui dans cette métaphore c’est que nous laissons tous les autres derrière : notre frère ivrogne, notre sœur schizophrène, nos animaux et nos amis tourmentés. Leur souffrance continue, elle n’est pas soulagée par notre fuite individuelle.
Dans le processus de découverte de la conscience du cœur (bodhichitta), le voyage va vers le bas et non vers le haut. C’est comme si la montagne était dirigée vers le centre de la terre au lieu de toucher le ciel. Au lieu de transcender la souffrance de toutes les créatures, nous nous dirigeons vers la turbulence et le doute. Nous y sautons. Nous y glissons. Nous y allons sur la pointe des pieds. Nous y allons par tous les moyens possibles. Nous explorons la réalité et le caractère imprévisible de l’insécurité et de la douleur en essayant de ne pas les rejeter. Si cela demande plusieurs années, plusieurs vies, nous laissons les choses être comme elles sont. À notre propre rythme, sans précipitation ni agression, nous descendons toujours plus bas. Avec nous se déplacent des millions d’autres, nos compagnons du réveil hors de la peur. Au plus profond nous découvrons l’eau, l’eau de la bodhichitta qui guérit. Tout en bas, là, au cœur des choses, nous découvrons l’amour qui ne mourra pas. »[2]
Nous avons le choix en conscience. Nous pouvons nous complaire dans cet héroïsme spirituel qui veut croire que nous arriverons au sommet de la montagne et qu’alors, enfin, nous serons au-dessus de nos affaires. C’est la voie de celui ou de celle qui se prend pour un héros spirituel. C’est au nom de cet idéal de perfection que tant de gens vertueux ont torturé leur propre corps et leur âme, quand ce n’est pas le corps et l’âme d’autrui – que ne ferait-on pas au nom de la vertu ? Peut-être parviendrons-nous à cette perfection, mais elle risque fort de tenir du puissant anesthésique…
Ce n’est qu’en inversant radicalement le mouvement, en allant vers l’intérieur, en s’abandonnant au lieu de combattre, en acceptant au lieu de lutter, que nous trouverons ce qui demeure quand tout le reste a disparu. Christiane Singer se faisait l’écho de cette urgence lors de son tout dernier voyage quand elle évoquait le rappel à la conscience des méditants faisant face dans l’immobilité à tout ce qui se présente, depuis la rage de dents jusqu’à la peur inévitable de mourir :
« Traverse, noble fils ! Traverse, noble fille ! »
Je conclurai cette réflexion avec une pensée toute personnelle pour mon frère junkie et ma sœur prostituée, pour tous ces animaux que nous massacrons en batterie et ces ami(e)s de partout qui sautent à pieds joints, à moins qu’ils ne glissent à reculons, dans l’insécurité, la turbulence et le doute, la souffrance et l’angoisse. J’ai un gros merci à leur dire car finalement, c’est leur présence qui sauve, quoi qu’il arrive. Car grâce à eux, et particulièrement au regard muet des animaux qui souffrent, il y a quelque chose de notre humanité qui se réveille, dont j’ose croire que c’est bien l’essentiel, ce qui fait que la vie ne passe pas pour rien, ce qui demeure.
Ainsi Etty Hillesum, une jeune juive qui compte désormais parmi les grandes voix mystiques du XXème siècle, pouvait-elle écrire en 1942, sous le joug nazi qui l’a conduite à la mort dans les camps : « C'est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations les plus intimes se glisse un soupçon d'éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée. Je le suis à l'unisson de millions d'autres à travers les siècles, tout cela c'est la vie. »
C’est ensemble, tous ensemble, que nous traverserons.
Un vers de Rilke résume finalement tout ce que nous pouvons dire, donc, de ce rêve qu’aimait tant Jung : « Et de défaite en défaite, il grandissait. »