Dans une autre vie, parallèle à celle que je
vis en tant qu’interprète de rêves, je suis informaticien, c’est-à-dire passionné
de logique. Cette contradiction apparente entre l’irrationalité du rêve et la
rationalité de l’ordinateur n’étonne que les esprits unilatéraux incapables de concevoir
que nous avons deux hémisphères cérébraux – l’un dédié, pourrait-on dire, à
la raison et l’autre à la vie des images –, et surtout que les deux s’équilibrent
et se complètent de la même façon que nous marchons sur deux jambes. Pour
développer une intelligence globale, il faut chercher à faire travailler
ensemble cerveau gauche et cerveau droit, et surtout prendre conscience de ce
qui les dépasse. Le chemin pour y parvenir est connu depuis longtemps et consiste
à s’ancrer dans les profondeurs d’un silence d’où l’on peut observer l’activité
de notre conscience. C’est ce qu’on appelle la méditation et, quand elle
survient, on entre dans un espace que l’on peut qualifier à bon droit de
supraconscient ou « supramental », non pour se gargariser avec de
nouveaux concepts, mais pour désigner le fait de développer une conscience de
la conscience.
Dans ce sens, il est particulièrement
intéressant de considérer l’ordinateur comme une métaphore de notre mental.
D’une part, c’est le prolongement de l’idée qui veut que tous les outils dont
s’est dotée l’humanité soient le prolongement d’un de ses organes : la
pelle prolonge le bras, la voiture et tous les moyens de locomotion les jambes,
et l’ordinateur – dont le nom rappelle que nous lui confions la tâche de tout
ordonner, d’être le grand ordonnateur de notre monde – est une piètre imitation
de notre cerveau. On y retrouve deux composantes fondamentales du mental :
la mémoire et la capacité de processus symbolique, c’est-à-dire de manipulation
d’informations au travers de références langagières. Mais surtout, l’ordinateur
est foncièrement binaire : toute sa logique repose sur une combinaison de
0 et de 1, de « oui » et de « non » – son fonctionnement
est une merveilleuse expression de notre mental dualiste.
Cette logique binaire n’est pas cantonnée aux
ordinateurs. Elle imprègne toute notre vie, en particulier en Occident où notre
esprit a été, pour la plupart, coulé dans un moule aristotélicien : notre
pensée repose sur le principe de non-contradiction cher à Aristote et qui veut
que si un énoncé n’est pas vrai, il est nécessairement faux. Cela ne vaut pas
que pour des discussions métaphysiques sur l’existence de Dieu, à qui il n’est
pas laissé d’autre choix que d’exister ou de ne pas être, mais s’applique aussi
par exemple dans nos relations : « Soit tu m’aimes, soit tu ne
m’aimes pas », il n’y a pas d’entre-deux. Si l’on n’y prend pas garde,
tout dans le monde est blanc ou noir, bon ou mauvais, objet d’attraction
(j’aime) ou de répulsion (je n’aime pas), et le mental colore la réalité avec
la dualité ; dès lors, le corps et l’âme sont nécessairement complètement
distincts, sinon disjoints, tout comme l’humain et le Divin, le bien et le
mal. Pourtant, dès lors qu’on ne prend plus la carte pour le territoire, on voit
avec Nietzsche, pour ne prendre que cet exemple, « la contradiction logée
au cœur du monde ».
Je m’intéressais depuis longtemps à ces
questions quand j’ai lu un jour qu’en Orient, on utilise depuis longtemps une
logique quaternaire offrant une voie de sortie hors de la dualité. Ce n’était
qu’une mention au détour d’un paragraphe, mais elle m’a jeté dans une recherche
de plusieurs années pour assimiler de quoi elle parlait. Bien sûr, pour le
jungien que j’étais alors, l’évocation d’une quaternité sonne une cloche :
quatre est le nombre qui signe la totalité, comme dans les quatre saisons, les
quatre directions, etc. J’ai trouvé assez vite de quoi alimenter ma
curiosité : le tétralemme, qui explore les quatre positions à partir
desquelles on peut considérer un énoncé, est connu depuis l’Antiquité. Le mot « tétralemme »
vient du grec tetra (quatre) et lemma (propositions) et désigne la matrice mentale qui regroupe
les quatre points de vue à partir desquels on peut appréhender n’importe quelle affirmation.
J’ai cru longtemps qu’il ne s’agissait là que d’un jeu intellectuel amusant, mais il s’avère que
c’est le cœur de l’école de méditation Madhyamaka,
la « voie du Milieu », une des branches du bouddhisme Mahayana fondée
par un génie de la dialectique nommé Nagarjuna. Ce dernier pratiquait une
sorte de kungfu mental qui en faisait un spécialiste de la démolition de toute
affirmation conceptuelle. Mais c’est avec Richard Moss et son travail sur la
conscience que j’ai enfin compris la portée pratique de cet outil, qui
s’applique aussi à la vie de tous les jours.
Quelle que soit la proposition examinée, on
peut considérer quatre possibilités. Soit elle est vraie, soit elle est fausse.
Jusque-là tout va bien, dirait Aristote. Cependant il est possible de
considérer qu’elle peut aussi être vraie et fausse – Aristote s’en étrangle,
mais la lumière, par exemple, s’en accommode très bien en étant à la fois onde
et particule. En Occident, Hegel est parvenu à ce point avec sa dialectique
faisant émerger la synthèse de la confrontation de la thèse avec l’antithèse,
mais il n’est pas allé au-delà. Or, il est possible aussi de sauter à pieds
joints hors de la mécanique conceptuelle en ajoutant que notre proposition peut
aussi être ni vraie, ni fausse. Qu’est-elle alors ? Un énoncé qui n’a
aucun sens hors du mental qui l’énonce. Par exemple, considérons la croyance
suivante :
A : Le ciel est bleu.
C’est une affirmation qui s’appuie
généralement sur l’évidence : on regarde dehors en levant la tête pour en
convenir. Cependant elle n’est vraie que dans un contexte précis : de jour
et sans nuages pour cacher l’espace à notre vue, et encore faut-il qu’on ne
soit pas atteint de cécité. Dès que le temps se couvre ou que la nuit tombe,
elle n’est plus vraie. Mais surtout, elle pose un problème de définition
conceptuelle : qu’est-ce que le ciel ? Comment le saisir pour
vérifier cette affirmation ?
En réalité, le bleu du ciel est le résultat de
la diffusion de la lumière blanche du soleil dans l’atmosphère. Cependant
l’atmosphère n’est pas bleue pas plus que l’espace environnant notre planète.
Dès lors que l’on quitte le socle de l’évidence empirique immédiate, on est en
droit de nier cette affirmation :
Non-A : le ciel n’est pas bleu.
Cependant, cette position est elle aussi
insatisfaisante car elle n’est pas capable d’intégrer la métaphore de
l’expérience quotidienne. Tout dépend de ce qu’on entend là par « le
ciel ». Aristote, c’est la logique du OU. Le ciel est bleu OU il n’est pas
bleu. Il n’envisage pas le ET, qui conduit à la troisième proposition du
tétralemme :
A ET Non-A : le ciel est bleu et n’est
pas bleu.
Le ciel est bleu sur un plan d’expérience
immédiate quand on regarde dehors un jour où le ciel est dégagé, mais il n’est
pas bleu en soi – il n’est rien là qui puisse être bleu ou de quelque couleur
car le ciel n’est pas un objet matériel, c’est une construction mentale à
partir de notre expérience. Dès lors que cela est compris, il est aisé de
passer à la quatrième proposition du tétralemme :
Ni A Ni Non-A : ni le ciel est bleu, ni
le ciel n’est pas bleu.
Parce qu’au fond, c’est une fausse question.
Encore une fois, il n’est rien là qui puisse être de quelque couleur que
ce soit car la couleur est une propriété des objets matériels. On mélange des
concepts qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, qui n’appartiennent pas
au même plan. « Le ciel est bleu » est une métaphore poétique qui n’a
aucune autre portée que de dire : « Il fait jour et le ciel est
dégagé maintenant », mais la négation de cette affirmation ne fait que
dénoter l’incapacité à saisir la métaphore pour discuter de concepts qui n’ont
aucun sens ensemble.
Pour un autre exemple de ce dilemme,
considérez la proposition qui veut que le soleil se lève à l’Est. C’est vrai
sur un certain plan de notre expérience, mais l’astronomie montre que cela n’a
aucun sens de dire que le soleil se lève comme si, après une bonne nuit, il
commençait sa journée comme nous le faisons nous-mêmes. Dire que le soleil se
lève est une simple projection, mais l’astronomie démontre qu’en fait, notre
planète tourne sur elle-même et que cela donne l’illusion d’un mouvement du
soleil. D’une affirmation à l’autre nous avons changé de plan de référence. Dès
lors, il est évident qu’on peut à la fois conjoindre ces deux points de vue
pour affirmer qu’ils sont tous les deux valables, ou éclater de rire en
reconnaissant qu’hors de ces points de vue relatifs, l’objet de notre
discussion n’a aucun sens.
Tout cela, encore une fois, peut sembler tenir
du jeu intellectuel sur les mots et avec les concepts, mais pourtant, la
majeure partie des conflits dans lesquels nous sommes empêtrés tant
individuellement que collectivement tient à de telles questions de sémantique.
Elle m’aime. Non, elle ne m’aime pas. Je suis reconnu à ma juste valeur. Je ne
suis pas reconnu à ma juste valeur. Dieu existe et il s’appelle Ubu ! Non,
il n’existe pas ! Et ainsi de suite, ad
nauseam. Si les
discussions sur Dieu et ce qu’il mange au petit-déjeuner ne faisaient des morts
tous les jours, ce ne serait pas bien grave. Ces morts sont victimes du mental,
de la dualité dans laquelle les bourreaux sont identifiés à un pôle ou l’autre
de la dualité. Si nous voulons éviter d’être ainsi possédés et aveuglés par le
mental, il nous faut remettre en questions toutes nos croyances, c’est-à-dire
examiner leur contraire et comment la contradiction peut être dépassée,
transcendée.
Le tétralemme est particulièrement utile sur
le plan philosophique et spirituel si l’on veut dépasser le dilemme entre
rationnel et irrationnel sans retomber dans le prérationnel, c’est-à-dire des
croyances qui sont incapables de considérer le point de vue rationnel et
scientifique. Jean-Yves Leloup établit dans son commentaire de la Théologie
mystique de Denys un lien entre le yoga intellectuel auquel nous invite le
tétralemme et la voie apophatique et mystique qui écarte toute affirmation sur
le Mystère d’Être. Toute affirmation d’ordre spirituel, comme par exemple
« Dieu est Amour », se révèle tout à la fois dire quelque chose de la
Vérité et la voiler. On retrouve ici la même démarche qu’avec les rêves qui,
dans un même mouvement, déguisent la vérité qu’ils symbolisent et rendent
manifeste. Mais le tétralemme offre un moyen de traverser les voiles sans
se laisser arrêter par aucun d’entre eux, pour aller enfin jusqu’au tremplin
qu’offre la quatrième position. Comme un plongeoir de piscine, le
« ni-ni » (neti neti)
permet de plonger dans le vide des mots, la vacuité de tous les concepts, le
silence à partir duquel il devient amusant de regarder le mental jouer et se
prendre dans ses propres nœuds.
C’est un peu comme si on avait toujours porté
des lunettes avec des barreaux, et que soudain l’inspiration nous prenait de
les poser et de regarder ce qui nous entoure avec des yeux nus. Les concepts
peuvent être utiles, mais avons-nous besoin d’en porter tout le temps ? La
psychologie prouve que toute croyance porte son contraire. Toute vérité est une
demi-vérité qui est complétée par son contraire, dit Jung, et même cette vérité
doit être tempérée par son contraire pour éviter un relativisme absolu. C’est
une question de polarité énergétique : si j’affirme quelque chose, son
contraire est immédiatement activé, ne serait-ce que dans l’inconscient.
Richard Moss raconte un rêve qu’il a entendu
quand il aborde ce sujet. C’est une femme qui a rêvé qu’elle voyait un homme
accoucher de deux enfants jumeaux, et l’un d’eux était dérobé. La rêveuse
devait tout faire pour informer l’homme de la situation et l’aider à
retrouver le jumeau manquant, malgré l’opposition d’une infirmière chef.
Il explique que ce rêve montre comment l’esprit (l’homme du rêve), quand il
accouche d’un concept, met au monde une paire de jumeaux. Cependant le
mécanisme d’identification de la psyché fait que l’un des deux termes
disparait : un concept devient « vrai », il est
« notre » croyance, et dès lors nous perdons de vue la totalité qui
inclut l’autre jumeau, l’ombre de l’idée qui nous semble vérité. Dès lors,
explique Richard, le travail de création de conscience consiste à écouter
l’inconscient dans les rêves et dans le corps, et réclame de se dés-identifier
d’avec le mental, c’est-à-dire de nous détacher de nos pensées, de nos
croyances et nos concepts.
Plus j’éprouve le besoin de mettre l’emphase
sur une croyance, plus j’investis d’énergie pour en nier le contraire. Or,
notre bien-être et notre paix intérieure dépendent pour beaucoup de notre
rapport à nos croyances : certaines d’entre elles peuvent nous faire
souffrir, d’autres nous rendre heureux. C’est sur ce point que des enseignants
de pleine conscience comme Richard Moss, mais aussi Byron Katie et
Eckhart Tolle, amènent des compréhensions et des techniques particulièrement
précieuses. Richard démontre comment la vérité la plus fondamentale de
n’importe quelle croyance, c’est ce qu’elle nous fait ressentir, l’émotion
qu’elle suscite en nous. Quelle que soit la portée de la croyance, ce qui fait
que nous allons nous identifier à elle, la croire vraie sans considérer aussi
son contraire, c’est qu’elle nous fait nous sentir d’une certaine façon. Au
fond, la croyance est une histoire que nous nous racontons pour interpréter la
réalité. Il y a toujours plusieurs façons d’interpréter la réalité, mais nous
sommes attachés à cette histoire, même si elle nous fait éventuellement souffrir.
La pensée « elle m’aime » m’emplit
d’aise. La pensée complémentaire « elle ne m’aime pas, elle n’aime qu’une
image qu’elle a de moi » déclenche de la souffrance. Je ne suis cependant pas
obligé de m’identifier à l’une ou l’autre de ces croyances, je peux observer
leur jeu, voir comment l’une appelle l’autre – la lumière ne saurait danser
sans l’ombre. La clé qu’offre Richard Moss pour se détacher de nos croyances est
d’observer comment elles nous font nous sentir dans notre corps et dans nos
émotions. Des techniques psychologiques de pointe comme le Focusing vont dans le même sens qui consiste à observer
l’interrelation entre le mental et le corps ; dès qu’un mot juste est posé
sur une sensation, c’est comme si l’idée inconsciente qu’elle manifestait était
alors libérée et l’énergie bouge, la sensation change. Qu’il s’agisse
d’observer comment la croyance génère un senti ou comment le senti recèle une
image ou une histoire, l’objectif est de développer une présence attentive à ce
qui se passe en nous dans le présent, car le senti est toujours dans le
présent, nulle part ailleurs.
Nous sommes alors le témoin de l’union du
mental actif et masculin avec le senti réceptif et féminin. L’enfant est de
conscience pure qui englobe les deux et leur mouvement. Dans le travail du
Mandala de l’Être
de Richard Moss, on examine ainsi chaque croyance en prenant le temps de
ressentir aussi profondément que possible ce qu’elle nous fait ressentir. Pour
cela, nous regardons en particulier ce qui nous fait penser que cette croyance
est vraie, et comment nous nous sentons avec cette croyance.
Elle ne
m’aime pas, la preuve c’est la façon dont elle me traite, comment elle m’a
parlé l’autre soir… Quand je pense cela, je me sens misérable, la gorge serrée
et le souffle court. J’ai envie de pleurer, et par moment les poings qui se
serrent…
Puis on examine son contraire, comment nous
nous sentons avec l’opposé de la croyance. Pour cela, on examine aussi les
preuves – c’est un jeu très amusant que de partir à la recherche d’indices qui
vont dans le sens contraire de notre perception. On peut aussi travailler avec
l’interrogation : comment je me sens sans cette croyance ?
Elle
m’aime. Il n’y a qu’à voir comment elle me regardait l’autre jour, et puis elle
ne mettrait pas autant de passion dans nos disputes si elle ne m’aimait pas…
ah, comme cette pensée me détend... Je retrouve un souffle ample, j’ai un
sourire qui vient du fond du cœur et de l’énergie dans les jambes.
Pour poursuivre l’exercice en ancrant le
tétralemme dans le corps, on peut alors prendre chaque croyance dans une main
et les soupeser avec un peu d’imagination, prendre le temps d’en ressentir une,
puis l’autre, puis les deux ensemble. Qu’est-ce que cela fait d’être l’espace
mental qui contient ces deux croyances ?
Cela n’a l’air de rien, mais ce
genre d’exercice modifie le câblage neuronal qui nous fait prendre une croyance
ou l’autre pour une vérité évidente. Puis on peut rapprocher les deux mains
tout doucement jusqu’à les réunir devant le centre de la poitrine, les mains
jointes en namasté , ou sur le cœur. À ce point, nous avons commencé à
dissoudre la dualité pour l’amener à un point d’unité paradoxale et réaliser ainsi
la troisième position du tétralemme. Alors, après avoir pris le temps de bien
ressentir ce que cela fait en dedans de réunir les deux pôles, on peut enfin imaginer
libérer ces croyances comme on laisse s’envoler des oiseaux, en écartant les
mains et en les ouvrant vers le ciel. C’est une façon de dire à notre
subconscient que nous sommes libres des formes mentales dans lesquelles nous
étions tentés d’enfermer la réalité, et que nous les laissons aller librement.
Alors, dans l’espace ainsi ouvert, il est possible d’entendre le silence en
dedans, de goûter la paix hors du mental.
Je vous invite à faire l’expérience avec
n’importe quelle croyance qui vous tient à cœur.
Cette technique est une façon imparable de déboguer
notre mental quand il est mal pris avec une croyance qui nous fait souffrir.
Parole d’informaticien.