mercredi 23 juillet 2014

En quête d'une vision

Photo Danielle Bouchard, tous droits réservés

Après quelques années d’analyse selon la méthode jungienne, j’ai été pris par une impatience dont je souris aujourd’hui : les choses n’allaient pas assez vite. Je suis alors allé faire une Quête de vision. Ce rite de passage chamanique – en Lakota, hamblecheya, ce qui signifie « pleurer pour un rêve » – est sans doute un des meilleurs compléments possibles à la démarche d’analyse jungienne : il s’agit d’aller s’exposer à la nature sauvage en jeûnant pendant un certain nombre de jours et de nuits dans l’espoir d’avoir un rêve ou une vision qui nous donnera une nouvelle direction de vie ou qui répondra à une interrogation profonde. Dans le fond, c’est un rite traditionnel d’incubation comme on en trouve dans à peu près toutes les cultures sauf la nôtre, l’occidentale. Les anciens savaient bien que, face à une difficulté existentielle majeure ou devant la nécessité de grands changements dans notre façon de vivre, nous n’avons rien de mieux à faire que de nous retirer de la société pour aller interroger la nature, notre nature profonde en prise avec la sauvagerie de la vie, avec l’inconditionné en nous.

La notion de rite de passage a été formalisée par l’anthropologue Arnold Van Gennep dans un livre qu’il a publié en 1909. Au cours de plusieurs années passées à partager le quotidien des Bushmen vivant dans le désert du Kalahari en Afrique australe, il a constaté que notre civilisation occidentale avait perdu un ingrédient essentiel de l’art de vivre en omettant de marquer de façon symbolique les grands passages de l’existence. La naissance d’un enfant, la puberté et l’entrée dans l’âge adulte, le mariage et le divorce, la perte d’un emploi et la retraite, la mort d’un proche ou le diagnostic d’une maladie grave annonçant notre propre mort, sont autant de moments charnières qui marquent des changements profonds dans notre psyché. Van Gennep a remarqué que la vie dans les sociétés traditionnelles était structurée par des cérémonies soulignant ces transitions majeures de l’existence. La fonction de ces cérémonies était d’associer toute la communauté à ces passages en les inscrivant dans l’ordre naturel des choses : de même que les arbres perdent leurs feuilles à l’automne pour refleurir au printemps, les êtres humains doivent traverser de nombreuses petites morts et renaissances pour s’acheminer vers la maturité.

On entend beaucoup parler depuis quelques décennies du nécessaire réenchantement de notre monde en proie à l’hubris de la rationalité. Nous payons ce que nous avons gagné avec l’omniprésence triomphante de la technique et de la science par une perte de sens et de connexion avec notre environnement ainsi qu’avec la grande famille humaine. Nous faisons face, dans nos sociétés dites avancées, c’est-à-dire du point de vue de la langue des oiseaux en voie de pourrissement, à des épidémies de dépression et d’épuisement tant professionnels qu’existentiels, ainsi que de suicides, qu’ils soient lents avec l’alcool et les drogues ou délibérés et radicaux. Le symptôme le plus grave de cet effondrement psychique qui tend à se généraliser doucement est certainement le nombre croissant de suicides chez les jeunes. Jung en était déjà conscient : « Depuis que les étoiles sont tombées du ciel et que nos plus nobles étoiles ont pâli, une vie secrète règne dans l’inconscient. C’est pour cela que nous avons aujourd’hui une psychologie et que nous parlons d’inconscient. Tout cela serait et est superflu dans une époque ou une forme de civilisation qui possède des symboles. […] Le ciel est devenu pour nous un espace universel vide, un beau souvenir de ce qui était jadis. Mais notre cœur brûle et une secrète inquiétude ronge les racines de notre être. »

Joseph Campbell, dont les travaux ont été dans une grande mesure inspirés par Van Gennep, enfonce ce clou : « La fonction principale de la mythologie et du rite a toujours été de fournir à l’esprit humain les symboles qui lui permettent d’aller de l’avant et qui l’aident à faire face à ses fantasmes qui le gênent sans cesse. Il est bien possible en effet que la grande fréquence de névroses que nous constatons autour de nous, est due à la carence d’une aide spirituelle de cet ordre. Nous restons fixés aux images non exorcisées de notre petite enfance et peu disposés de ce fait à franchir les seuils indispensables pour parvenir à l’âge adulte. Aux États-Unis, les valeurs ont même été inversées. Le but n’est pas d’atteindre l’âge mûr mais de rester jeune, non pas de devenir adulte, en se détachant de la mère, mais de lui rester attaché. C’est cela la société nord-américaine. Toute la publicité encourage le côté enfant de l’humain. La mère est représentée par l’église, par l’armée, par les grandes entreprises et même par la télévision. »

Un des passages les plus délicats de l’existence est certainement en effet l’entrée dans l’âge adulte. Il n’est pas certain qu’il soit vraiment achevé sans un rite de passage marquant clairement le franchissement d’une frontière invisible au-delà de laquelle nous devenons pleinement responsables de notre existence. Toutes les sociétés traditionnelles avaient des rituels souvent empreints d’une certaine violence pour arracher le jeune être au domaine des mères. Chez les filles, ce passage est marqué biologiquement par l’apparition des menstruations qui était célébré comme un grand événement ; la jeune fille était alors accueillie par les femmes qui lui transmettaient leurs connaissances et leur expérience. Pour les garçons, il y avait souvent toute une mise en scène dramatique dans laquelle les hommes arrachaient le futur jeune homme à la communauté maternante des femmes, avec la complicité de ces dernières qui faisaient semblant de s’y opposer. Ce rituel était accompagné d’épreuves mettant en jeu la survie physique et psychologique du garçon, par exemple en l’obligeant à passer une nuit seul dans la nature sauvage, avant qu’il ne soit initié par les hommes aux secrets qui leur étaient propres. À cette occasion, le corps du jeune homme était souvent marqué par des scarifications douloureuses dont le souvenir lui rappellerait qu’il était capable d’endurer la faim, la soif, la solitude, la douleur physique. Il recevait aussi souvent un nouveau nom et était admis dans un clan, c’est-à-dire une nouvelle famille dont il partageait l’esprit. Il mourait à son identité de garçon pour renaître en tant qu’homme.

De nombreuses études soulignent que les comportements à risque des adolescents sont une façon de vivre de manière sauvage, c’est-à-dire ici non encadrée par la sagesse des anciens et dès lors dangereuse, ces rites de passage qu’ils réinventent spontanément. Jusque dans le suicide ou la conduite à contre-sens sur l’autoroute, il y a un désir profond de transformation qui est malheureusement rarement entendu. Écoutons encore ce qu’en dit Joseph Campbell : « Pour finir, il faut que vienne le psychanalyste qui réaffirmera la sagesse éprouvée des anciens enseignements prospectifs que dispensaient les danseurs masqués exorciseurs et les sorciers guérisseurs circonciseurs. Nous découvrons alors que l’ancien symbolisme initiatique est créé spontanément par le patient lui-même au moment où il le permet. Apparemment, ces images ont quelque chose de si nécessaire à la psyché que si le monde extérieur ne les apporte pas, par l’entremise du mythe et du rituel, il faut qu’elles soient retrouvées au travers du rêve, de l’intérieur, faute de quoi nos énergies resteraient enfermées dans une banale et anachronique chambre d’enfant au profond de la mère ».

La Quête de vision est, dans ce contexte, un rite de passage particulièrement intéressant qui attire de plus en plus d’Occidentaux en quête de retrouvailles avec leur nature profonde. On le retrouve dans presque toutes les communautés amérindiennes du Nord de l’Amérique, mais aussi avec des variations dans la tradition celte, ainsi qu’en Afrique et en Sibérie. Généralement, c’était d’abord un rite d’entrée dans l’âge adulte à l’issue duquel un jeune homme recevait un nouveau nom rappelant la vision qu’il avait reçu. Ainsi, le célèbre Crazy Horse, dont le nom signifie en Lakota « ses chevaux ont le feu sacré », rêva à l’issue d’une Quête de vision qu’il montait un cheval qui traversait un nuage de balles et de flèches sans se faire blesser. Au-delà de la fonction sociale, ce rituel était avant toute chose un moyen d’entrer en relation avec le monde des esprits. Il n’était pas rare qu’un homme fasse plusieurs Quêtes de vision au cours de son existence pour entretenir cette relation avec les esprits. Selon eux, sans vision à vivre, à incarner, nous ne sommes rien…

Le paradoxe de la Quête de vision, c’est que c’est un rite que l’on peut qualifier de « guerrier » car il réclame le courage d’aller s’exposer à la nature sauvage et d’endurer un jeune prolongé, et qui fait cependant appel au féminin de l’être, c’est-à-dire qu’il invite à se dépouiller de toutes nos constructions mentales pour entrer dans un état de réceptivité totale. La nature sauvage, le jeûne, la solitude et le silence sont les ingrédients principaux de cette aventure de l’âme. On pourrait imaginer faire une Quête de vision dans sa salle de bain car finalement nous pouvons recontacter notre nature profonde n’importe où, mais le miroir que nous tend la nature vierge est un support irremplaçable ; nous nous rendons compte alors que nous ne l’avons jamais vraiment quittée en-deçà de toutes nos couches de crasse mentale. Elle nous prend par la main et nous reconduit à la simplicité de nous-mêmes, dans notre nudité intérieure. Le jeûne est absolument requis, d’abord parce qu’il nous introduit soudain dans un rapport de sobriété au monde et ensuite parce que la faim de l’âme descend dans le corps et s’y incarne. La faim nous allège et nous ramène au vide que nous sommes et que creusent encore plus le silence et la solitude. Un vide que l’âme remplira de pensées, d’images et, si nous sommes très chanceux, d’un grand rêve. C’est ce passage par le vide cependant qui est essentiel plus que la vision que nous recherchons, car c’est dans ce vide que nous nous rencontrons tels que nous sommes.

Ce rite de passage est remis à l’honneur désormais en Occident grâce à de nombreux pionniers qui en offrent différentes variantes, ainsi que l’afflux de chercheurs et chercheuses de sens qui s’y risquent. C’est un des signes de ce que tout espoir n’est pas perdu ; de plus en plus de personnes prennent conscience du déficit dramatique de sens de l’existence dans notre monde artificiel, coupé de ses racines vitales, et cherchent des remèdes efficaces. Jung rappelait souvent les mots d’Hölderlin : « Quand le danger grandit, croît aussi ce qui sauve. » On peut voir aussi dans ce phénomène une manifestation de la loi historique qu’a soulignée Arnold Toynbee et qui veut que les conquérants soient finalement conquis de l’intérieur par les peuples qu’ils ont asservis ou éliminés. Ainsi Rome a-t-elle voué un culte à Isis et l’Occident redécouvre-t-il doucement la sagesse des Premières Nations. La Quête de vision est désormais moins un rite d’entrée dans l’âge adulte qu’une façon d’accompagner toutes sortes de transitions existentielles. Elle n’est plus réservée aux hommes ; beaucoup de femmes vont en Quête de vision, se donnant ainsi l’occasion de vivre l’aspect héroïque de leur masculin intérieur et renouant par là avec leur nature profonde, tissée d’intimité avec la Terre. Au-delà de leur Quête personnelle, ces personnes témoignent de la Quête collective dans laquelle notre civilisation est entrée, pleurant pour un rêve d’avenir, une vision qui garantira un futur à nos descendants.

Le seul danger que courent les occidentaux en se livrant à une telle aventure est d’être finalement déçus : nous sommes dans un tel état d’inanition spirituelle que nous cherchons pour la plupart une « grande vision » en étant rarement capables de recevoir le cadeau tel qu’il se présente à nous. J’en parle d’expérience…

En 1995, quand je suis parti en Quête de vision sur une île au Québec, j’étais un jeune homme idéaliste qui espérait avoir une vision qui changerait sa vie d’un coup de baguette magique. J’ai fait en effet un rêve étrange, avant même de partir sur l’île, où je voyais un corbeau manger les yeux d’un cadavre tandis qu’une voix me disait : « Donne-moi tes yeux et tu verras la réalité autrement ». Sur mon île, j’ai eu la frousse en entendant un corbeau croasser et je suis rentré peu avant la dernière nuit, qui est censée être la nuit de la vision. J’ai pris alors un sacré coup de pied dans le derrière dont je suis très reconnaissant, qui a mis à mal mes rêveries héroïques mais qui m’a reconduit à l’essentiel : j’avais une famille et du travail qui m’attendaient à Montréal, et il était grand temps que je débarque de cet idéalisme qui me faisait toujours imaginer une autre vie, ailleurs, que celle que j’étais en train de vivre. C’est à ce prix-là, n’est-ce-pas, qu’on devient adulte. Bien des années plus tard, j’ai complété cette Quête en passant une nuit seul dans la nature sauvage d’un canyon en Arizona. J’y ai alors appris quelque chose qui m’a guéri de toute impatience vis-à-vis de la psyché : au cours de ces huit années, la Quête de vision avait été comme suspendue, et reprenait son cours le jour venu comme une rivière qui, ayant disparu en un endroit, resurgit plus loin, toujours fraiche et limpide. La nature prend son temps, comme tout ce qui est vraiment important.

L’essentiel dont il est question ici à mots couverts, c’est Paule Lebrun[1], ma guide avec Gordon Robertson dans cette aventure – à qui je témoigne toute ma reconnaissance – qui le rappelle en citant la prière de Rumi : 

Ô s’il-Te-plaît, « brise mon cœur pour qu’il ait accès à l’Amour sans limites. »



[1] Je recommande tout particulièrement son livre « Quête de vision, quête de sens », à qui voudra approfondir ce sujet et éventuellement se préparer à risquer l’aventure.

vendredi 11 juillet 2014

Le Bouddha et le serpent

Dans son autobiographie balancing heaven and earth, l’analyste jungien Robert A. Johnson[1] raconte un grand rêve qui a changé sa vie. C’est le plus grand rêve dont j’ai eu connaissance jusqu’ici, un rêve stupéfiant qui a selon moi une portée collective aussi importante qu’individuelle. Le voici tel que Johnson le raconte (ma traduction) :

« Tous les mille ans, un Bouddha naît. Dans mon rêve, le Bouddha naît au milieu de la nuit. Une étoile brille alors au firmament pour annoncer la naissance du Bouddha. Je suis là, et j’ai le même âge tout au long du rêve. J’assiste à la naissance du Bouddha, et je le vois grandir jusqu’à ce qu’il soit un jeune homme, comme moi, et nous sommes des compagnons inséparables. Nous sommes bons copains (la témérité d’une telle affirmation). Nous sommes heureux ensemble, et il y a beaucoup d’amitié et d’intelligence entre nous.

Un jour nous arrivons à une rivière qui coule dans deux directions en même temps. La moitié de la rivière coule dans un sens, l’autre coule dans le sens inverse ; au centre de la rivière, où se touchent les deux courants, il y a de très grands tourbillons. Je les traverse à la nage mais le Bouddha est pris dans un tourbillon et se noie.

Je suis inconsolable ; mon compagnon est parti. Alors j’attends un millier d’années, une lumière brille à nouveau au firmament, et à nouveau le Bouddha naît au milieu de la nuit. Je suis le compagnon du Bouddha pour une autre longue période. Je ne me souviens plus des détails mais pour quelque raison, je dois à nouveau attendre un millier d’années pour la naissance du troisième Bouddha. À nouveau, une étoile brille et le Bouddha naît au milieu de la nuit, et je suis son compagnon tandis qu’il grandit. Nous sommes amis et je suis heureux. Puis je dois attendre un autre millier d’années, jusqu’aux temps modernes, pour que le Bouddha naisse une quatrième fois.

Cette fois cependant, les circonstances sont différentes. Une étoile brillera dans le ciel pour annoncer la naissance du Bouddha, mais celui-ci naîtra à l’aube. Et il naîtra d’un trou dans un arbre quand les premiers rayons de lumière du soleil levant l’éclaireront ; je suis transporté de joie par anticipation car j’ai attendu mille ans que mon compagnon bien-aimé renaisse.

Les premiers rayons du soleil arrivent. Ils touchent d’abord le sommet de l’arbre, puis descendent à mesure que le soleil se lève. Alors que les rayons du soleil touchent le trou dans l’arbre, un énorme serpent en sort. Le serpent est gigantesque, long d’une trentaine de mètres, et il vient droit sur moi !

Je suis tellement terrifié que je tombe à la renverse. Puis je me remets sur mes pieds et je coure aussi vite que je peux. Quand je pense que je suis assez loin, je regarde autour de moi, pour m’apercevoir alors que le serpent me coure après et qu’il maintient sa tête juste au-dessus de la mienne. Alors je coure avec deux fois plus d’énergie en proie à la terreur. Mais quand je me retourne et je jette un œil, la tête du serpent est encore exactement au-dessus de ma tête ! Je coure encore plus vite et je constate que le serpent est encore là, et je sais qu’il n’y a aucun espoir. Alors, intuitivement, je forme un cercle en touchant ma hanche droite avec mon bras droit. Je coure toujours, et le serpent passe ce qu’il peut dans le cercle, et je sais qu’il n’y a plus de danger. Quand le rêve se termine, nous courons toujours au travers de la forêt, mais maintenant le serpent et moi parlons et le danger a diminué. »

Le rêveur a alors trente-six ans. Il faut préciser d’emblée qu’il n’est pas bouddhiste même s’il est attiré par l’Orient; bien des années plus tard, il aura l’impression de « rentrer chez lui » en voyageant en Inde mais à cette époque de sa vie, il ne connaît pas grand-chose de la vie et des enseignements du Bouddha. C’est un Nord-Américain né en Oregon. Il a été attiré par le catholicisme, a passé quelques temps dans l’entourage de Krishnamurti qui vivait alors en Californie puis a été poussé par ses rêves à s’engager dans une analyse de ceux-ci avec un jungien. Le rêve est survenu alors qu’il était à Zurich en Suisse où il était venu étudier la psychologie des profondeurs à l’Institut Carl Jung qui venait d’ouvrir ses portes (1948). Quand il l’a raconté à son analyste, le Dr Jacobi, elle a refusé de le commenter en disant que c’était un rêve de vieille personne, qu’il ne devrait pas faire de tels rêves !

Il a d’abord été désemparé par cette réponse puis il a changé d’analyste et, après des semaines d’hésitation, a confié son rêve à l’épouse de Jung, Emma Jung. Celle-ci n’en a pas dit grand-chose mais au moins ne l’a-t-elle pas rejetée, et elle en a parlé le soir même à son auguste époux. Le lendemain, alors qu’il est en train de suivre un cours à l’Institut, Johnson est appelé au téléphone : c’est Carl Jung, qui lui dit qu’il veut le voir immédiatement. Il connaissait le chemin jusqu’à la maison des Jung mais ce voyage-ci a été particulièrement émouvant, raconte-t-il. Son récit nous apprend que Jung avait un petit chien, Joggi, qui était réputé détecter les visiteurs à tendances psychotiques ; il se mettait alors à grogner et à aboyer, agissant comme un gardien du temple. Johnson n’a pas attendu longtemps avant d’être introduit dans le bureau de Jung, qui l’attendait avec une copie de son rêve en main et lui a assené tandis qu’il s’asseyait :

-  Vous êtes appelé à une vie intérieure. Si vous demeurez loyal au monde intérieur, il va prendre soin de vous. C’est ce à quoi vous êtes dédié dans cette vie. Je dois vous dire immédiatement que vous ne devriez jamais rejoindre quoi que ce soit d’extérieur.

On peut imaginer le choc ressenti par le rêveur. Il venait à peine de rencontrer cet homme et voilà qu’il lui disait comment vivre sa vie. Le Dr Jung a continué à parler sans lui laisser une chance de poser une question ; bien au contraire, il lui a signifié qu’il ne voulait pas être interrompu.

-  Vous devez apprendre que, quel que soit votre besoin, cela apparaîtra. Même si vous faite quelque chose qui ait quelque valeur sociale, c’est votre relation avec l’inconscient collectif qui donne sens à votre présence sur terre.

Ce rêve, ajouta Jung, était un signe clair que le rêveur devait vivre sa vie en se concentrant sur l’intérieur, et que cela prendrait toutes ses ressources pour traiter avec les forces de l’inconscient, qui se montraient particulièrement puissantes dans son cas. Le Dr Jung, dit-il, semblait lire son esprit. Il lui expliqua qu’il avait toujours espéré trouver une communauté qu’il puisse considérer comme sa famille d’esprits et qu’il continuerait sans doute à avoir ce besoin, mais que ce n’était pas son chemin. Il alla jusqu’à dire que le rêveur ne devrait jamais se marier ou rejoindre quelque organisation que ce soit, et qu’il devrait se contenter de passer la plus grande partie de sa vie seul.

-  Vous êtes un de ces solitaires qui vivent dans le monde. N’adhérez à rien. Cela vous empoisonnerait. Dévouez vos énergies à l’inconscient collectif. Maintenez les dimensions extérieures de votre vie aussi modestes que possible.

Johnson était tout à la fois terrifié par ce qu’il entendait, et rempli d’espoir. Jung était, bien que discourant, très gentil et se préoccupait visiblement de son bien-être. À plusieurs reprises, il lui a répété un avis extrêmement important pour quiconque travaille avec l’inconscient :

-  Souvenez-vous, s’il-vous-plaît. C’est ce que vous êtes qui guérit, pas ce que vous savez.

Johnson a été d’autant plus frappé par ce point qu’il n’avait encore jamais parlé à quiconque de son désir de devenir analyste. En se promenant dans le jardin avec lui, Jung ajouta :

- Quand vous formez un cercle avec votre bras, le serpent parle avec vous. Comprenez-vous ce que cela signifie ? C’est un mandala, un cercle magique. Cela implique vous ne pouvez survivre à une expérience submergeante de l’inconscient qu’en lui donnant forme. Vous voyez ? Vous devez vous concentrer sur le fait de contenir ces énergies ou elles vont vous détruire.

Jung a laissé entendre que cela prendrait sans doute toute une vie pour intégrer ce rêve. Il a rigolé à la réaction du Dr Jacobi en disant qu’on peut toujours dire à une jeune fille qu’elle ne devrait pas être enceinte, mais que quand elle l’est, il faut aller avec cette réalité. Il s’est lancé dans de longs développements sur l’apparition de la quatrième fonction psychologique[2], symbolisée dans le rêve par le serpent, qui permettrait au rêveur de réaliser une conscience complète. Nous avons tous, selon Jung, une fonction psychologique dite inférieure qui n’est pas développée, qui constitue notre point aveugle dans notre relation à la réalité. Le rêve indiquait à Johnson le chemin de son individuation, c’est-à-dire comment il deviendrait pleinement « celui qu’il est » en intégrant son inconscient pour devenir un être complet, ayant retrouvé la part manquante de lui-même, individué dans le sens de "non-divisé".

Robert Johnson dit qu’il voit maintenant, avec le recul, que sa vie a été un accomplissement par bien des aspects de ce rêve et qu’il est infiniment reconnaissant au Dr Jung de lui avoir indiqué tout ce qu’il avait à savoir pour vivre cette vie. Il souligne comment il a été renversé bien des années plus tard d’apprendre que dans la mythologie bouddhiste, le Bouddha est protégé des démons qui l’attaquent par Naga, le grand cobra cosmique qui se tient au-dessus de sa tête. Il a alors compris que ce grand serpent qui lui faisait si peur, et qui l’a fait courir, dit-il avec humour, pendant plus de trente ans, était en réalité protecteur.

Il y a beaucoup de symboles dans ce rêve qui appelleraient un commentaire approfondi et une amplification. Il est particulièrement frappant que le rêveur ne change pas d’âge au cours du rêve, ce qui signale que son point de vue est celui de l’éternité, du Soi. Les renaissances du Bouddha donnent à penser à une allusion à la réincarnation. On peut voir la dualité de la vie symbolisée dans cette rivière à double sens dans laquelle se noie le premier Bouddha. Mais le point que j’aimerais souligner ici tient à l’importance du symbole du serpent, dont Johnson dit qu’il a fini par comprendre que c’est ici encore un aspect du Bouddha, sous une forme terrifiante. D’ailleurs, dans un rêve subséquent, bien des années plus tard, le serpent est réapparu et s’est transformé en un jeune homme lumineux. Cependant, Johnson est auparavant passé par ce qu’on appelle souvent la « nuit noire de l’âme » et il souligne que cet accomplissement tient plus de l’enténèbrement (endarkment) que de l’illumination.

Le serpent est un symbole ambivalent, paradoxal en lui-même. Johnson dit qu’il représente la transformation et la qualité dionysiaque en lui, c’est-à-dire sa capacité à vivre la joie, l’extase, le plaisir de la vie terrestre. Le serpent est présent dans d’innombrables cultures, et presque invariablement, il est associé avec la santé physique et spirituelle, comme par exemple dans le caducée grec. En Inde, la kundalini est représentée comme un serpent se dressant et éveillant les sept centres de la conscience ; elle est synonyme de vitalité radicale, d’éveil total. Mais dans notre culture, le serpent est associé au mal et à la corruption, à ce qui est rejeté par l’ordre divin. Cependant, même cette image est ambigüe car qui a donc créé le serpent et l’a installé au jardin d’Éden ? On a des représentations très anciennes de Yahvé ayant des pieds de serpent qui suggèrent un dépassement de la dualité du bien et du mal, c’est-à-dire l’idée que la Loi, quelle qu’elle soit, est aussi faite pour être transgressée en conscience.

Pour saisir toute la portée du serpent ici, il faut le considérer en regard des trois Bouddhas. Ces derniers symbolisent une perfection idéale d’accomplissement spirituel, mais ils n’échappent pas à la dualité cependant, par exemple quand le premier Bouddha se noie. Pour que le mandala de la conscience soit complet, il faut intégrer l’exact opposé complémentaire de cet idéal, le serpent, qui rampe à terre tandis que l’esprit vole, et qui dans notre culture est associé au mal, à ce qui est rejeté dans l’obscurité. Pour de nombreux chercheurs spirituels, le mal c’est la terre, ses désirs et ses plaisirs, les émotions et le corps, le versant féminin de l’être. La clé du rêve est dans ce que dit finalement Johnson : « j’ai banni le mot spiritualité de mon vocabulaire car il semble impliquer d’abandonner la dimension terrestre. » Un terme plus adéquat, malheureusement sans équivalent en français, est le « soulwork », le travail de l’âme qui tisse ensemble le ciel et la terre, le haut et le bas, le lumineux et l’obscur.

C’est dans ce qui nous fait le plus peur et que nous fuyions, qui semble vouloir nous dévorer… que se cache la bénédiction protectrice des profondeurs, la grâce qui guérit. Dans les mots de Jung : « On n’atteint pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en rendant l’obscurité consciente ».



[1] Auteur en particulier de He, She, We, que je saurais que recommander à qui veut comprendre en profondeur les dynamiques du masculin, du féminin et de la relation entre ces deux, ainsi que Inner Work, un manuel pratique de travail avec les rêves et l’imagination active. À ce jour, cela demeure une énigme que Johnson n’ait jamais été traduit en français, mais son anglais est accessible, sans complications intellectuelles.
[2] Pour la psychologie des profondeurs, la conscience se déploie au travers de quatre fonctions: la sensation, le sentiment, la pensée, l’intuition. Nous nous contentons généralement de développer trois de ces fonctions, dont l’une est dominante tandis que la quatrième demeure alors dans l’inconscient.