Avertissement. Il y a quelques temps, une personne m’a fait aimablement savoir que la lecture de mes articles est
chronophage : non seulement ils sont souvent (très) longs mais en
outre, ils sont fréquemment truffés de références et de liens
pour qui veut approfondir les sujets abordés. J’ai entendu là une
invitation à écrire des articles plus courts et plus accessibles,
ce à quoi j’ai commencé à m’atteler (voir par exemple mon article précédent). Et puis mes articles sont aussi bien souvent des comptes-rendus de recherche qui
s’adressent à d’autres chercheurs et veulent inviter à la
méditation, et à poursuivre la recherche. Il faut donc en effet être prêt(e)
parfois à perdre son temps quand on ne se contente pas de rester à
la surface. L’article qui suit s’inscrit dans cette ligne...
J’ai entendu récemment un rêve remarquable – je ne devrais pas
dire cela : tous les rêves sont remarquables. Mais celui-ci nous a
entraîné, le rêveur et moi, dans une discussion qu’il m’a
semblé bon de vous partager, avec sa permission. Voici sans autre
introduction le rêve tel que je l’ai reçu, sauf la division en
deux paragraphes qui est mienne :
Un Western. Nous sommes attaqués par des Indiens. Les flèches
commencent à pleuvoir. Nous nous réfugions à l’intérieur dans
une pièce où nous sommes relativement à l’abri. Je vois une
vieille indienne qui est entrée. Son costume est magnifique, il
porte des décorations dorées. Elle bande un arc, je voudrais
l’arrêter mais je me sens paralysé incapable d’agir. Elle vise
une sorte de boite en bois, la flèche fait basculer une trappe d’où
jaillit à toute vitesse un chat sauvage bleu clair. C’est une
boule d’énergie.
Le chat disparaît sous un meuble, l’indienne me dit : Il va
ressortir et tout détruire. Je dois l’en empêcher, je dois agir.
Je guette son apparition, vif je l’attrape et lui frappe la tête
sur le sol. Il ne bouge plus, je le pose aux pieds de l’indienne.
Elle me sourit, je lis dans son regard : le chat s’est juste
assoupi, il va se réveiller et tout détruire, lui est
indestructible.
Quand j’ai lu une première fois
ce rêve, que le rêveur m’avait envoyé en me disant qu’il
l’avait perturbé,
je l’ai envisagé tout d’abord sur un plan personnel : il me
semblait annoncer vraisemblablement une grande transformation,
inéluctable quoi qu’il fasse, dans la vie du rêveur. Mais
d’emblée, quand nous en avons parlé, ce dernier m’a dit y voir
une dimension collective. C’est de celle-ci dont je vais vous
parler.
Il
se trouve que j’entends en effet beaucoup de rêves ces derniers
temps qui reflètent une profonde inquiétude devant ce qui est en train
de se passer dans le monde, et surtout devant ce qui nous attend.
Moi-même avait reçu dans les jours précédents un rêve tout à
fait significatif dans ce sens, qui a résonné fortement avec le
travail dans lequel j’ai accompagné ce rêveur – je vous en
parlerai. Le soir même, j’entendais encore un autre rêve qui se
faisait l’écho de cette tension dans l’inconscient collectif.
J’ai tourné tout cela en tous sens, et j’ai vu que cela me
faisait obligation de vous parler de ces rêves… car ils proposent
une réponse à cette inquiétude, et si ce n’est un remède à
celle-ci, une solution à notre "problème" collectif, du
moins une attitude intérieure pour y faire face…
Quand
je dis que ce rêve a une dimension collective que je vais faire
ressortir au travers de l’interprétation que j’en propose ici,
je ne veux pas effacer la dimension personnelle qu’il a aussi.
Celle-ci appartient au rêveur qui l’a bien comprise. Je ne dis pas
que c’est un rêve prophétique qui devrait être proclamé sur la
place publique ou devant le Sénat, comme cela se pratiquait à Rome
quand un rêve apparaissait clairement comme un message des dieux. Je
n’entrerai pas dans ces discussions à couper les cheveux
intellectuels en quatre que nous avons déjà eu ailleurs pour
distinguer si le rêve est plus personnel que collectif, où se trace
la frontière entre ces deux dimensions, et si sa profondeur
collective ne serait pas finalement projetée par le rêveur et
moi-même. En effet, il faut admettre humblement, comme nous y
invitait Von Franz, que toute interprétation d’un rêve est de
toute façon projection, et il faut poser que la frontière entre le
personnel et le collectif dans les rêves, et dans la psyché, n’est
pas tracée au cordeau : les deux s’entre-mêlent car nous ne
sommes pas séparés, isolés dans notre vie personnelle, du
collectif.
C’est
un point de méthode très important dans le travail d’un rêve,
qu’a souligné en particulier James Hillman et
dont je parle ailleurs
: il nous faut toujours partir des préoccupations conscientes du
rêveur pour regarder comment elles se symbolisent dans le rêve, et
ce que ce dernier répond à ces préoccupations. Sinon, notre
interprétation risque fort d’être hors-sol. En ce qui concerne
notre rêve, j’ai été interpellé par l’affirmation du rêveur
comme quoi son rêve avait une dimension collective qu’il voulait
examiner. Je ne voyais pas bien de quoi il était question au prime
abord, mais il m’a expliqué qu’il était très inquiet devant ce
qui se passe dans le monde ces temps-ci, et qu’il cherchait comment
y répondre. Plus précisément, il était touché par la difficulté
dans laquelle se trouvent les jeunes d’imaginer un avenir viable,
et il se demandait ce qu’il pouvait leur communiquer pour les aider
dans ce défi, comment il pouvait s’impliquer dans ce monde. Il
faut préciser – cela aura son importance pour la compréhension du
rêve – que le rêveur est un homme dans la seconde moitié de la vie, plutôt
introverti et qui accorde une grande importance à la vie spirituelle.
Sa sensibilité ressortait aussi dans son trouble d’avoir cogné un
animal dans le rêve, dont il m’a parlé d’emblée...
Après
l’avoir interrogé sur comment il recevait ce rêve, je lui ai
proposé que nous le parcourions pas à pas pour en déceler la
grammaire émotionnelle. Il s’agit là simplement de se mettre à
l’écoute des émotions et des mouvements intérieurs suscités par
chacune des images du rêve, et d’observer cette dynamique, comment
ils évoluent au cours du déroulé du rêve. Dans cette approche,
nous prêtons attention aux associations suscitées par les
différents symboles qui tissent le rêve, comme dans la méthode
jungienne d’interprétation des rêves, mais avec un accent mis sur
les ressentis émotionnels et corporels qui leur sont associés. Ce
n’est pas encore ce que j’appelle « l’écoute intérieure du rêve », qui demande en outre d’entrer en relation par
l’imagination active avec les images du rêve, mais cela en est une
préliminaire. Cette méthode est fondée sur l’idée avérée par
les recherches récentes en neurophysiologie qui veut que le rêve
est un tissu d’émotions enrobées par des images qui leur donnent
une forme mentale.
Refaisons
ensemble le chemin pas à pas. Je vous invite à remarquer comment
les images de rêve sont toujours racontées au présent, de façon à
susciter les émotions associées en favorisant le revécu du rêve
par l’imagination :
Un
Western. Nous sommes attaqués par des Indiens. Les flèches
commencent à pleuvoir.
J’ai
donc interrogé le rêveur : « alors voilà, vous êtes
attaqués par des indiens. Que ressens-tu devant cette image ? Et
d’abord, qui "nous" ? » Il m’a répondu que ce
nous était indéfini, il savait simplement qu’il n’était pas
seul… et bien sûr, cette attaque était surtout
associée
à une sensation de danger. Il cherchait un abri.
Nous
nous réfugions à l’intérieur dans une pièce où nous sommes
relativement à l’abri.
Et
voilà donc qu’il trouve cet abri dans une pièce où le rêveur et
ses compagnons se réfugient – que se passe-t-il intérieurement à
ce moment-là ? Il m’a répondu qu’il ressentait que cet abri
était provisoire, temporaire – il pouvait prendre un peu de recul
là, mais le problème posé par les indiens restait entier...
J’ai
alors attiré son attention sur la façon dont son récit du rêve
était formulé : il trouvait refuge « à l’intérieur ».
C’est ce qu’on appelle « travailler avec le matériau
objectif du rêve » : la façon dont les choses sont dites a
beaucoup d’importance et dévoile souvent des sens cachés, un peu
comme des lapsus inconscients. Il ne s’agit pas seulement de prêter
attention aux jeux de mots, ce qu’on appelle « la langue des
oiseaux » – par exemple quand il est question de recueillir
l’eau qui tombe du ciel dans un saint bol – mais de prêter
attention à la structure du langage du rêve. Il y aurait moyen de
fonder une véritable sémiotique du rêve sur cette approche – je
vous en parlerai dans un autre article. Mais donc, voilà que
notre rêve opère un déplacement « à l’intérieur »
qui offre un abri tout provisoire. Le rêveur a reconnu là sa
tendance à l’introversion qui n’amène pas de véritable
solution aux questions qu’il se pose : il y trouve un répit mais
c’est aussi le lieu d’une tension que nous allons voir se
déployer tout au long du rêve.
Je
vois une vieille indienne qui est entrée. Son costume est
magnifique, il porte des décorations dorées.
C’est
alors qu’apparaît, dans ce refuge même, une vieille indienne dans
un costume magnifique, porteur de décorations dorées. Au rappel de
cette image, le rêveur s’est exclamé : « c’est la Sophia
! », et m’a parlé d’une présence hiératique,
c’est-à-dire directement évocatrice du sacré. Nous sommes
convenus que son costume était à l’évidence un habit de
cérémonie, où les décorations dorées évoquent l’or, la
lumière matérialisée de la conscience. J’aurais pu alors faire
ressortir qu’il s’agissait d’une figuration de l’Anima, le
féminin de l’homme, à son stade d’évolution le plus avancé –
la Sophia, c’est-à-dire la sagesse… – mais ces lieux communs
jungiens n’auraient rien apporté : c’est bien beau de gloser sur
l’Anima, mais on risque de se perdre dans une théorisation du
rêve. Il était plus important pour mon rêveur de prêter attention
au fait que cette image lui communiquait une sensation de stabilité
: c’était un pilier, m’a-t-il dit, absolument tranquille, calme,
stable. Au cœur même de son introversion, il y avait donc une
présence sacrée accessible par la sensibilité (l’Anima) qui lui
offrait stabilité et tranquillité, un pilier – on peut relever la
verticalité associée avec cette image.
Elle
bande un arc, je voudrais l’arrêter mais je me sens paralysé
incapable d’agir.
La
tension au cœur du rêve commence à prendre forme, d’une part
dans le fait que la femme tend un arc, et d’autre part dans la
paralysie du rêveur qui voudrait intervenir, mais est incapable
d’agir. Il a tout de suite fait le lien avec ce qui le préoccupait,
où il retrouvait cette tension entre un désir d’intervenir,
d’agir, et une sensation de paralysie.
Elle
vise une sorte de boite en bois, la flèche fait basculer une trappe
d’où jaillit à toute vitesse un chat sauvage bleu clair. C’est
une boule d’énergie.
Il
se produit là un mouvement décisif. Quelque chose surgit de
l’inconscient. A noter que la flèche symbolise quelque chose qui
pointe, à la différence d’une épée qui tranche – il y a donc
un point très précis qui déclenche le surgissement de ce chat
sauvage bleu clair. Le rêveur s’est dit profondément surpris,
saisi par cette apparition. C’est de l’énergie pure, m’a-t-il
dit, qui prend la forme d’un chat – il
a évoqué un arc électrique. Nous
avons ri du fait que
ce chat
semblait venir tout droit d’un roman de Lewis Caroll, l’auteur
d’Alice
au pays des merveilles.
C’était une façon de détendre l’atmosphère alors que la
tension du rêve commençait à approcher de son apex…
Le
chat disparaît sous un meuble, l’indienne me dit : Il va ressortir
et tout détruire.
A
peine est-il apparu que le voilà disparu, ce sacré chat. Il a
quelque chose de fugitif, d’insaisissable. Voilà donc quelque
chose qui effleure à peine la conscience pour retourner dans
l’inconscient aussi vite. Mais la haute figure hiératique prévient
: il va apparaître de nouveau et tout détruire. Tout ? Nous avons
commencé là à toucher au cœur de l’inquiétude qui travaille le
rêveur : est-ce que l’humanité va disparaître ? Le monde tel que
nous l’avons connu va à l’évidence être détruit, s’effondrer
sous les coups conjugués de la nature et de la folie des hommes. On
retrouve ici les accents de Pippin faisant part de son désarroi à
Gandalf tandis que Minas Tirrith est envahi par les Orcs de Sauron
(référence geek pour les amateurs du Seigneur des Anneaux) : « je
ne croyais pas que ça finirait de cette manière... ». Nous verrons
plus loin ce que la sagesse du rêve, son Gandalf, répondra à cela.
En écho à cette image du rêve, le rêveur a parlé de son désarroi
devant l’archétype de mort qui se constelle dans notre ciel
collectif. Nous
avons exploré la tension dans ses différents aspects :
tension entre l’intérieur et l’extérieur, tension entre la
tendance à l’introversion
solitaire et le besoin d’agir dans le monde, tension entre le
souhait que le système insensé dans lequel nous vivons s’effondre
et l’effroi devant les conséquences que cela pourrait avoir pour
des millions de gens...
Bien
sûr, on peut penser que
le rêveur
est
travaillé par la perspective de
sa propre mort, et
que
quelque chose d’intensément sauvage pourrait surgir dans sa
psyché, provoquer un effondrement, une destruction totale. Il
pourrait y avoir là aussi
les
prémisses d’un éveil, d’une ouverture radicale de conscience,
mais cela est vrai tant sur le plan personnel que collectif – ces
deux niveaux étant encore une fois indissociables dans le rêve.
Je
dois l’en empêcher, je dois agir. Je guette son apparition, vif je
l’attrape et lui frappe la tête sur le sol.
La
tension du rêve est à son comble, elle explose dans l’action.
Cette fois, la paralysie est dépassée. Le rêveur parvient à se
saisir du chat, lui cogne la tête sur le sol. En écho à cette
image, le rêveur a dit ressentir un soulagement. Le trouble d’avoir
frappé un animal a disparu. J’ai fait remarquer que le rêve
suggère là une attitude d’intense vigilance à l’égard de ce
qui peut surgir de l’inconscient, et qu’il s’agit de lui cogner
la tête sur le sol – c’est le mental, ici, qui est neutralisé.
Et puis j’ai souligné l’ambiguïté qui ressort dans la
formulation du rêve : « vif je l’attrape » : il n’est
pas clair si c’est le rêveur ou le chat qui est « vif »
là. Le matériau objectif du rêve laisse entendre que le rêveur
est pleinement vivant dans cette confrontation avec ce qui le
préoccupe, qui réclame toute sa vivacité…
Il
ne bouge plus, je le pose aux pieds de l’indienne.
Nous
parvenons au point de retournement du rêve : la tension a été
déchargée dans l’action, le chat est immobile. On peut voir là,
dans cette immobilité, comme un pivot autour duquel tourne le rêve.
C’est un peu, en regard de ce qu’annonce la suite du rêve, le
moment suspendu de calme avant la tempête, la « zone neutre »
de la transition, quand il semble que rien ne se passe. Le chat est à
nouveau inconscient, mais cette fois, il semble maîtrisé par la
conscience. Dans les associations du rêveur à cette image, c’est
la notion d’offrande qui ressort là, avec à nouveau la révérence
devant la figure hiératique, la relation consciente au sacré. Il a
remarqué : « c’est vrai, j’aurais pu le balancer, ce
chat... » mais non, il est déposé en offrande aux pieds de la
Sophia.
Elle
me sourit, je lis dans son regard : le chat s’est juste assoupi, il
va se réveiller et tout détruire, lui est indestructible.
Après
l’immobilité, voici le silence : tout se passe dans un regard et
un sourire empreint, encore une fois, de tranquillité. Il apparaît
que la destruction amenée par le chat est tout simplement
inéluctable, et que le rêveur est complètement impuissant à
l’empêcher. Mais ce n’est plus l’objet d’une tension
interne, d’une angoisse : il a fait ce qu’il avait à faire, et
surtout, il est en relation maintenant avec la dimension sacrée du
moment, qui lui communique calme et stabilité intérieure. C’est
la sensation finale qui se dégage du rêve : ce qui importe devant
ce qui semble bien être la destruction inéluctable de notre monde –
et en tous cas, l’angoisse que suscite la perspective d’un tel
effondrement de notre civilisation techno-industrielle – c’est la
connexion avec le sacré, la conscience du numen
(la présence hiératique) et une attitude de révérence devant
« plus grand que nous ».
|
La déesse Bastet (Egypte) |
Le
rêve nous invite à faire offrande de l’expression de nos
angoisses.
C’était
le contact avec le numen
qui, pour Jung, était le facteur décisif de guérison. Ce mot latin
signifiait littéralement « signe de tête », et il
évoquait en particulier le sourire qu’adressait un dieu ou une
déesse à l’individu auquel l’être divin voulait manifester sa
présence. On a des récits antiques faisant mention de statues qui
ont ainsi hoché la tête en souriant. C’est une des fonctions des
rêves (entre autres) de, parfois et souvent en réponse à des
questions insolubles tenant de la destinée, mettre en contact avec
cette dimension numineuse de l’existence qu’on pourra appeler
comme on voudra : le Soi, Dieu, le ou la Bien-Aimé(e) de l’Âme,
etc. C’est dans ce contact que l’on trouve le Sens vivant qui
vient répondre à nos lancinantes questions existentielles, non par
une explication de quelque ordre que ce soit mais par la connexion
vivante avec une Présence.
En
conclusion de notre discussion, j’ai amené quelques éléments
d’amplification symbolique au rêveur en lui signalant que les
amérindiens sont un des visages de l’Ombre collective des
occidentaux. Ils renvoient dans notre imaginaire aux « bons
sauvages » qui vivaient sans technologie, proches de la nature
et dans une spiritualité native, qui s’exprimait en particulier
dans l’importance qu’ils donnaient au cercle dans leurs activités
– le cercle symbolise une relation féminine, inclusive, à
l’environnement. Jung disait que les amérindiens font partie
intégrante de l’Ombre de tous les nord-américains car ils ont été
exterminés pour que la civilisation américaine se développe. Cela
est vrai aussi pour les européens comme mon rêveur : au Québec, on
sourit volontiers de l’image d’Épinal des amérindiens qu’ont
les immigrants français dans leurs bagages. Ils sont volontiers
idéalisés…
D’ailleurs,
le récit du rêve s’ouvre en mentionnant qu’il s’agit d’un
Western, c’est-à-dire de la projection d’un film parlant de la
conquête de l’Ouest. Il y a là une invitation à examiner les
projections du rêveur, mais aussi un clin d’œil appuyé quand on
sait que, dans la Roue de Médecine amérindienne, l’Ouest est la
direction de l’introspection et dans laquelle on fait face au
déclin, on se prépare à la mort. Je lui ai donc proposé de voir
son rêve comme parlant d’une irruption de l’Ombre sur le chemin de
l’Ouest.
Une
autre amplification nous a donné matière à discussion : le chat
est souvent symbole de sensualité et d’indépendance. Nous avons
tiré des liens avec la vie personnelle du rêveur, en particulier en
ce qui concerne sa créativité. Mais soudain, il s’est exclamé
que ce chat symbolisait à l’évidence pour lui la vie sauvage qui
se vengera de façon inéluctable de notre civilisation, tandis que
l’indienne en représente l’aspect féminin bienveillant,
empreint de sensibilité et de tranquillité. J’ai pour ma part
fait le lien avec l’intuition que j’ai exprimée dans mon article
intitulé « Celle qui vient »,
où je parle de l’approche dans notre ciel d’une figure
archétypique en lien avec la Nature. Ici, sous la forme de cette
vieille indienne, elle pourrait représenter une sagesse millénaire
qui nous regarde en souriant tandis que nous nous agitons, en proie à
un affolement croissant…
Comme
je vous le disais plus haut, il
se trouve que j’avais reçu, dans les jours qui ont précédé
cette rencontre, un rêve qui parlait aussi à l’évidence de mon
inquiétude devant l’évolution du monde. Je l’ai mentionné au
rêveur dès le début de notre discussion, quand nous avons commencé
à considérer la dimension collective de son rêve, et je le lui ai
raconté. En effet, il me paraît important en tant qu’analyste de
toujours exposer quels pourraient être mes biais subjectifs dans
l’écoute du rêve d’autrui – le rêveur doit savoir à partir
de quels éléments de mon propre vécu je suis amené à proposer
une interprétation. Celle-ci est bien sûr relativisée par cette
subjectivité assumée : au lieu de prétendre à une quelconque
autorité en s’appuyant sur le cache-sexe d’une prétendue
objectivité, j’invite le rêveur à faire son chemin avec
l’interprétation pour voir ce qui fait sens pour lui, comment elle
nourrit (ou pas) son propre mouvement intérieur. C’est ce dialogue
de subjectivités qui est fécond dans l’écoute du rêve. Et puis
je crois fondamentalement à la vertu de la réciprocité dans la
relation : le rêveur me livre quelque chose de son intimité en me
parlant de son rêve, et c’est la moindre des choses que de ne pas
hésiter à en faire autant.
Voici
donc mon rêve :
Je
suis avec d’autres personnes (à nouveau, un « nous »
indéfini) dans un complexe de recherche, un bâtiment circulaire de
très haute technologie où des couloirs en hauteur, donnant sur des
bureaux, entourent une grande masse d’eau, un lac artificiel. Je
parle avec un homme qui cherche à alerter tout le monde de
l’inéluctabilité d’une catastrophe : une vague énorme va tôt
ou tard s’abattre sur le complexe et tout détruire, tout emporter.
Mais il n’est pas cru. Au contraire, il est moqué, ridiculisé.
Pour ma part, je le crois et sur son invitation, nous le suivons dans
son bureau. Pour y parvenir, il faut traverser plusieurs pièces
encombrées de choses en désordre, et je me dis qu’en effet, il
est bien mis à l’écart par ses confrères. Dans la grande pièce
où il nous conduit, il y a un hublot par lequel on peut voir la mer.
Une petite fille (à moins que ce soit moi-même : la petite fille et
moi semblons être confondus un instant) s’exclame en voyant une
grosse vague de plusieurs mètres se former que c’est en train
d’arriver. Mais l’homme la rassure en disant que non, ce n’est
pas encore ça, car la vague qui viendra sera immense, comme un
gigantesque mur d’eau qui ira jusqu’au ciel. Et puis, un peu plus
tard dans le rêve, cela arrive – l’eau envahit tout, nous sommes
emportés. Mais parce que nous savions que cela allait arriver, parce
que nous avions foi dans ce que disait l’homme, nous avions une
chance de nous en sortir. C’est-à-dire, de sauver les enfants…
Il
y a de nombreuses parallèles avec le rêve que je vous ai exposé,
et vous comprendrez sans doute que j’ai été saisi quand j’ai
pris conscience de la dimension collective de ce dernier. J’ai été
frappé en particulier par la nature à nouveau inéluctable de la
destruction, et par le contraste entre la vieille indienne et la
petite fille. A nouveau, je ne prétends pas que ce rêve soit
prophétique et j’en vois bien les dimensions personnelles, que je
n’exposerai ni ne discuterai pas ici. J’attire l’attention des
personnes intéressées sur le fait qu’il s’agit là d’un rêve
qui est en continuité avec un autre rêve que j’ai reçu il y a
quelques années, où déjà une immense vague emportait tout, et
dont j’ai parlé dans un article intitulé « la jeunesse du monde » ainsi que dans une vidéo intitulée « demain la paix ».
Ce rêve disait au fond qu’au-delà de la crise que nous
traversons, nous reviendrons à des eaux tranquilles et des
lendemains souriant à partir desquels nous pourrons regarder vers
l’avenir de façon sereine. Il insistait sur la nécessité de
rester en relation les uns avec les autres au travers des
tribulations qu’entraîne la crise.
Ces
deux rêves – celui dont j’ai parlé au début de cet article, et
le rêve que j’ai moi-même reçu – me paraissent exemplaires
d’un grand mouvement de fond dans la psyché collective ces
temps-ci. En deux mots comme en cent : l’inquiétude grandit. Entre
les dérèglements climatiques dont les effets se sont fait de plus
en plus sentir avec la sécheresse cet été, la guerre qui se
prolonge en Ukraine avec le risque d’un dérapage nucléaire,
l’épuisement annoncé d’un certain nombre de matières
premières, les nuages s’accumulent sur l’horizon. On pourrait
dire que nous sommes collectivement frappés de solastalgie – on
désigne par ce mot une forme de détresse psychique et existentielle
devant l’énormité du « problème » écologique auquel
nous faisons face, qui entraîne une paralysie momentanée. J’ai
raconté dans un article comment j’ai vécu un choc de cet ordre
lors de l’été 2018 quand, au cours de vacances en Grèce, j’ai
pris conscience de la disparition de tous les insectes dans mon
environnement. On a l’impression de rencontrer un mur psychique, ce
qui s’accompagne nécessairement d’une
certaine sidération, d’un effarement...
|
Ecart à la moyenne des températures pour le mois de juillet en 2022 relativement à la période 1951-1980 |
La
solastalgie est en train de devenir le mal de notre siècle, et
paradoxalement, constitue un signe de bonne santé psychique car elle
indique que l’on est en contact avec la réalité. Le déni est
beaucoup plus inquiétant. L’un
et l’autre
vont
avec le fait que notre système nerveux a du mal à appréhender un
défi aussi immense auquel il n’y a aucune solution immédiate et
facile, ce qui conduit certains d’entre nous à encore chercher
inconsciemment à ignorer le problème, en continuant par exemple à
voler gaiement vers des vacances insouciantes, éventuellement en jet
privé, sur le mode « après moi le déluge ». D’autres
s’activent, et c’est tant mieux car il n’y a que l’implication
active qui puisse soulager la solastalgie,
mais c’est généralement
sans
illusion : personne ne croit sérieusement que l’on va vraiment
changer la trajectoire de notre petite planète en limitant le nombre
et la durée de nos douches et en recyclant nos déchets. Il
faudrait changer tout notre mode de vie, de production et de
transport. Maintenant.
Pour ma part, je suis particulièrement préoccupé par le désespoir
de notre jeunesse, qui se traduit entre autre par une montée
inquiétante des tentatives de suicide chez les jeunes, et je cherche
les voies qui permettront à nos descendants d’inventer un avenir
heureux que nous ne sommes pas capables d’imaginer.
Je
souscris entièrement aux mots d’Ariane Mouchkine :
Je
vous disais en
introduction de cet article
que j’entends
beaucoup de rêves ces derniers temps qui se font l’écho de cette
inquiétude généralisée
– ceux que j’ai cités ici sont ceux qui m’ont semblé les plus
significatifs pour soutenir mon propos mais les images de désordre collectif abondent. Je
n’insisterai pas sur le caractère souvent inéluctable pour ces
rêves de la catastrophe – on peut penser que la prospective
onirique prolonge simplement là ce que nous sommes de plus en plus
nombreux à penser : on ne pourra pas continuer longtemps comme ça...
on s’en va droit dans un mur de briques, avec l’accélérateur au
plancher et les freins coupés, et des ravins de chaque côté de la
route. S’il ne s’agissait que de cela, je ne parlerais pas de ces
rêves car il n’est pas utile d’ajouter à la morosité ambiante.
Mais ce qui est intéressant, c’est que ces rêves proposent des
éléments de réponse, qui tiennent dans une attitude intérieure, à
cette situation pour le moins désespérante.
On
peut résumer leurs
propositions
en quelques points :
-
Être lucides, écouter les lanceurs d’alerte. Il s’agit tout
simplement de rester conscients devant ce qui se joue, qui nous
dépasse. C’est ce qui permettra de « sauver les enfants »,
disait mon rêve, c’est-à-dire de préserver l’avenir.
-
Rester en relation les uns avec les autres. C’est la solidarité,
l’entraide, qui permettra de répondre aux défaillances
croissantes de nos systèmes sociaux et technologiques.
-
Nourrir notre relation au sacré, à « ce qui est plus grand
que nous ». Il n’est pas nécessaire pour cela d’entrer en
religion, de rejoindre une église, mais simplement d’honorer la
dimension sacrée de la vie. C’est parce que nous avons
collectivement oublié cette dimension sacrée, qu’elle a disparu
des principes fondateurs de nos sociétés, que nous arrivons dans
cette impasse…
D’une
façon ou d’une autre, il nous faut préserver l’essentiel, qui
tient à la connexion avec plus grand que nous, la dimension sacrée
de l’existence, et la relation avec nos sœurs et nos frères en
humanité, sans exclusive. Ce sont ces deux points qui, selon ce que
Jung a dit à Bob Wilson, le fondateur des Alcooliques Anonymes,
garantissent la bonne santé psychique et la capacité de surmonter
le désespoir. Il y a un bon usage du désespoir quand il nous conduit à abandonner l’espoir, dont Daniel Odier
disait que c’est de la peur qui a mal tourné. Pour nombre
d’enseignants spirituels, rencontrer vraiment le désespoir avec
des yeux ouverts est l’occasion d’une ouverture de conscience et
d’entrée dans l’immédiateté de l’action. Il n’y a plus de
futur, seulement le présent, et c’est là une forme d’éveil.
Les
Alcooliques Anonymes le savent bien, il faut avoir touché le fond
pour admettre que l’on est devant quelque chose de plus grand et de
plus fort que nous, et que nous avons besoin de l’aide de quelque
chose qui nous dépasse. Il nous faut reconnaître que, comme un
alcoolique ou un drogué, nous sommes collectivement dépendants de
cela même qui est en train de nous tuer. Ce n’est qu’ainsi que
nous saurons transformer le défi qui est devant nous, tant
individuellement que collectivement, en une fantastique opportunité
spirituelle.
Nourrir
notre relation au sacré, c’est aussi écouter nos rêves. Nous
pouvons espérer recevoir par là l’aide de quelque chose qui nous
dépasse. Il semble que l’inconscient collectif de l’humanité –
un terme qui permet de désigner sans se mouiller quelque chose dont
nous ne savons rien, dont nous constatons l’existence mais dont
nous ne sommes généralement pas conscients – ait des projets pour
cette belle humanité. Jung, par exemple, a eu à la fin de sa vie
des visions dans lesquelles il entrevoyait un futur où, après de
grandes destructions, un mariage sacré de grands archétypes nous
amenait à une autre étape d’évolution. Le père Teilhard de
Chardin a pour sa part eu l’intuition dans les tranchées de la première guerre mondiale de comment l’évolution accouche souvent dans la boue
et le sang d’une nouvelle forme de conscience
– il a élaboré cette intuition jusqu’à proposer l’idée
de la "noosphère", une conscience collective qui serait en
formation et peut-être bientôt capable de s’éveiller à
elle-même.
Il
faut garder à l’esprit que du point de vue archétypal, il n’est
pas de mort sans renaissance. C’est pourquoi, au moment où notre
président en France parle de « la fin de l’abondance, de
l’insouciance et des évidences », il convient surtout (en
veillant à respecter les rimes) de ne pas perdre conscience et de cultiver l’espérance.
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Ceux
que ces questions intéressent pourront lire un autre article où je
parlais de rêves portant sur les mêmes sujets : « Paix dans le cœur »
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J’en
profite pour annoncer que je nourris le projet d’offrir à l’été
2023 un atelier qui tiendra du rassemblement festif sur le thème
« rêver la terre de demain ». J’ai développé les
idées qui guideront notre travail dans cet article : « un rêve pour la terre de demain ».
Je
cherche un lieu privé pour ce rassemblement, où nous pourrons
planter des tentes en nombre, faire des feux, jouer du tambour,
chanter et danser, etc. Si vous disposez d’un tel lieu, ou avez
connaissance de l’existence d’un lieu pouvant convenir à cette
expérience, ou si vous êtes intéressé.e.s à participer à
l’organisation pratique de cet événement, contactez-moi
s’il-vous-plaît via la boite de message de ce blogue.