Il y a, parmi d’autres, un moment décisif dans l’aventure
intérieure de Jung. Il le raconte dans Ma Vie. Alors qu’il élabore les fantasmes
qui lui viennent dans ce qui deviendra Le Livre Rouge, il s’interroge : qu’est-il
en train de faire ? Il ne cache pas sa répugnance devant le flot des images qui
l’envahissent au point qu’il questionne par moments sa santé mentale. De fait,
il ne parvient sans doute à préserver celle-ci qu’en fixant ces images sur le
papier. Il se demande : « Tout cela n’a sûrement rien à voir avec de la
science. Alors qu’est-ce que c’est ? ». À sa grande surprise, une voix
intérieure lui répond : « C’est de l’art ». Il avoue être très
étonné car il n’aurait jamais pensé que ses fantasmes puissent avoir quelque
chose à voir avec de l’art. Il identifie la voix qui lui parle comme étant
celle d’une femme, une de ses patientes qu’il désigne comme « une
psychopathe très douée ». Il s’agit vraisemblablement Sabina Spielrein,
auquel il doit vraisemblablement nombre de ses idées sans qu’il l’ait reconnu,
et qui en fait de psychopathie souffrait probablement surtout d’être tout
simplement très intelligente dans une époque qui ne faisait aucune place
aux femmes hors de l’ombre des hommes. Et Jung discute pied à pied avec cette
voix, refusant d’entendre ce qu’elle cherche à lui dire.
Il s’agit semble-t-il d’une de ses premières
confrontations consciente avec l’anima. D’une certaine façon, Jung rencontre
alors une de ses limites. Celle-ci ressort dans son commentaire de la nature de
la discussion :
« Naturellement, ce que je faisais n’était pas de
la science. Alors, qu’est-ce que cela aurait pu être sinon de l’art ? Il
semblait n’y avoir au monde que ces deux possibilités. Telle est la façon
typiquement féminine d’argumenter. »
De tels propos, je dois le dire, me font honte de la
part de cet homme que je considère comme un grand-père spirituel, et se dire « jungien »
aujourd’hui sans s’en distancier fermement confine à rejoindre dans la misogynie
l’idiot savant qui déniait encore aux femmes, dans les années 80, qu’elles
aient un Génie[1]
créateur. Nous qui vivons au XXIème siècle, en particulier les
hommes, avons à réviser entièrement nos conceptions genrées en admettant que
nous sommes malheureusement héritiers de ces fadaises patriarcales qui ont
largement contribué, en imprégnant toute notre culture de la prétendue
supériorité masculine, à conduire notre civilisation au bord du gouffre en ce
qui concerne sa relation vivante avec la nature. Mais ce qui est plus
intéressant encore, c’est que Jung, qui pourtant écrira des choses passionnantes à ce sujet, semble avoir une vision faussée de ce qu’est l’art.
Il oppose en effet à la voix :
« Non, ce n’est pas de l’art, au contraire, c’est
de la nature ».
C’est fort amusant de voir ainsi un homme qui prête
aux femmes de ne pas savoir penser hors d’une équation binaire répondre à son
anima en s’enfermant dans une telle dualité. Il corrigera ultérieurement cette
affirmation en montrant comment les archétypes de l’inconscient collectif, qui
sont expressions de la nature, se manifestent dans les élaborations artistiques.
Ainsi écrit-il par exemple que « l’art véritable est quelque chose de
supra-personnel, une force qui a échappé aux limitations du personnel et a
émergé au-delà des visées personnelles de son créateur ». Au fond, la
position de Jung se comprend bien quand on approfondit sa compréhension de l’élaboration
psychologique dans ce qu’il appelle « la fonction transcendante » :
dans l’imagination active en particulier, il s’agit d’éviter le piège de l’esthétisme.
On croit volontiers que l’art est surtout lié à l’esthétique, à la recherche du
beau, mais l’art dans sa modernité, qui prend forme dans les mêmes années que
ce questionnement de Jung, propose un tout autre point de vue.
Jung a beaucoup contribué à amener un regard sur l’art
qui s’est dégagé de la seule appréhension esthétique pour y observer le
déploiement de l’inconscient. Il a montré, en s’intéressant aux biographies de
différents artistes, que le processus créateur était comme « une chose
vivante implantée dans la psyché humaine » et y poursuivant ses propres
buts. Il a dévoilé la dimension visionnaire de l’art en soulignant que « tout
art appréhende intuitivement les changements à venir dans l’inconscient
collectif. » Mais à ce point de son cheminement, il n’a pas su entendre ce
que lui disait son anima et il en a gardé, jusqu’à la fin de sa vie, une
défiance vis-à-vis en particulier de la poésie. J’ai été frappé de constater
comment celle-ci ressort dans le Mysterium Conjonctionis, son œuvre ultime,
quand il écrit à propos de Angélus Silésius, qui est le poète qu’il cite le
plus souvent, au point qu’on peut se demander s’il ne poursuit pas un dialogue
souterrain avec lui :
« Nicolas de Cues a, il est vrai, osé émettre l’idée
d’une coincidentia oppositorum
(coïncidence des opposés), mais un Angélus Silésius a trébuché devant la
conséquence dernière d’une pareille thèse, et le laurier flétri du poète orne
seul sa tombe. »
Quand on lit Angélus Silésius, à qui Jung reconnait
tout de même qu’il avait bu à la source de Mater
Alchemia (Mère Alchimie) avec Jacob Boehme, et dont la mystique est
rapprochée de celle de Maître Eckhart, on est amené à penser que Jung n’a tout
simplement pas été capable de suivre le poète dans l’étendue de sa vision. Par
exemple, Silésius écrit :
Angélus Silésius |
Je dois moi-même être soleil,
je dois de mes propres rayons
Peindre la mer incolore
De la divinité totale.
je dois de mes propres rayons
Peindre la mer incolore
De la divinité totale.
Il y a chez Silésius une compréhension de la
non-dualité qui tient de l’Advaïta-Vedanta :
Rien n’est que moi et Toi ; et s’il n’y a pas deux
Alors Dieu n’est plus Dieu et s’écroule le ciel.
Alors Dieu n’est plus Dieu et s’écroule le ciel.
Et encore :
Dans l’Un, tout est un : que le deux revienne à
lui
Il est dans l’essence avec lui un unique Un.
Il est dans l’essence avec lui un unique Un.
On trouve chez lui un énoncé très clair de la voie
initiatique, dans lequel il évoque ce que les soufis appellent l’anéantissement
(fanâ) :
Meurs avant de mourir, afin de ne pouvoir mourir,
Quand tu devrais mourir, autrement tu périras.
Quand tu devrais mourir, autrement tu périras.
Il laisse clairement entendre qu’il est allé au bout
de la via negativa, dont Eckhart est
un des rares représentants en Occident, et qui consiste en ouvrir la porte du
non-savoir :
Je ne sais qui je suis, et ne suis qui je sais :
Une chose, et non une chose, un point nul et un cercle.
Une chose, et non une chose, un point nul et un cercle.
Comme souvent quand quelqu’un se permet un jugement
sur autrui, la flétrissure qu’évoque Jung pourrait bien être celle de son
regard qui l’amenait à se supérioriser devant les poètes, et qu’il projetait là.
Par une certaine ironie de l’histoire, maintenant que la psychologie
scientifique dont se réclamait Jung triomphe avec les méthodes des
neurosciences, il est lui-même renvoyé avec Freud et d’autres à une forme
littéraire de la psychologie. C’est tout à son honneur d’ailleurs, et James
Hillman en particulier a défendu la nécessité de considérer l’apport des
humanités, en particulier des grands romanciers comme Flaubert et Zola, à la
psychologie. Mais justement, là où Jung semble ne pas pouvoir suivre Angélus
Silésius, c’est dans l’abandon de toute prétention à savoir pour donner libre
cours à la seule pôesis, la création
pure. Il s’en tient à une idée limitée de la poésie, qui selon le préjugé
commun est une élaboration surtout littéraire, c’est-à-dire encore une fois
esthétique. Et pourtant, il confie à Miguel Serrano, dans les tout derniers
temps de son existence que seul un poète pourrait approcher
finalement de quoi il a tenté de parler :
« Il y avait une fois une fleur, une pierre, un
cristal, une reine et un roi, un château, un amant et sa bien-aimée, quelque
part, il y a longtemps, longtemps, dans une île au milieu de la mer, il y a
cinq mille ans… Tel est l’amour, la fleur mystique de l’âme. C’est le centre,
le Soi… Personne ne comprend ce que je veux dire. Seul un poète pourrait le
pressentir… »
Il ne s’agit pas ici de critiquer Jung, qui non
seulement appartient à son époque toute imbue de patriarcat mais qui n’aurait
pas été Jung, et ne nous aurait pas légué la psychologie des profondeurs s’il n’avait
tenu fermement sa position face à l’anima. Ce moment a orienté toute la suite
de sa démarche. Et cependant, si nous voulons vraiment suivre son exemple, qui
était de liberté et d’individuation radicale, le grand arbre qu’est Jung ne
devrait pas nous cacher la forêt, bien plus vaste encore que le jardin suisse
qu’il a cultivé. Il envisageait la relation à l’inconscient essentiellement
dans une perspective qui se voulait scientifique sinon, au-delà de la science,
religieuse (au sens de l’attention scrupuleuse aux mouvements de l’âme) et
gnostique. C’est en évoquant implicitement cette gnose qu’il prend un peu de
haut Angélus Silésius, mais il lui a échappé semble-t-il que seule la langue
poétique peut rendre compte du mystère que la démarche permet d’envisager,
comme un paysage immense qui se dévoile soudain au détour d’un chemin de
montagne…
Jung a un contemporain chez qui cette aventure a
abouti d’une façon décisive, et dont l’apport est non moindre. Il s’agit de Rainer
Maria Rilke. Cela fera sourire les astrologues de constater qu’il est né, comme
Jung, en 1875, année donc au combien fertile pour le renouvellement de l’esprit
occidental. Avec Rilke, la démarche poétique n’a plus rien de poétique, au sens
où il s’agirait simplement d’une élaboration esthétique un peu fleur bleue. La
poésie entre à son tour dans la modernité en devenant une façon de vivre, un
être-au-monde dans lequel tout est vivant, et surtout dans lequel tout est à
vivre, en particulier la relation avec les ombres. Avec Rilke, la poésie devient la « passion de la totalité », c'est-à-dire qu'elle conduit directement à l'expérience vécue de ce que Jung appelle le Soi.
Rainer Maria Rilke |
Ainsi la poésie fait-elle place en particulier à
l’angoisse et la mort, à la perte et à l’impermanence de l’être. Rilke, comme
Jung aux prises avec ses visions, a pressenti que la Première Guerre Mondiale était
"la" catastrophe et y a répondu avec toute son âme. Avec lui, le poète doit « poser
sa main sur le feu qui sort des lèvres du dragon[2] »
et le transformer en or vivant. Rilke écrit :
« Peut-être tous les dragons de notre vie
sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir agir un
jour, juste une fois, avec beauté et courage. Peut-être que toutes les choses
qui nous font peur sont au fond des choses laissées sans secours qui attendent
notre amour. Pensez qu’il se produit quelque chose en vous, que la vie ne vous
a pas oublié, qu’elle vous tient dans sa main ; elle ne vous abandonnera pas. Pourquoi
voulez-vous exclure de votre vie toute inquiétude, toute souffrance, toute
mélancolie alors que vous ignorez leur travail en vous ? »
Et encore :
« Au fond, le seul courage qui nous soit demandé
est de faire face à l'étrange, au merveilleux et à l'inexplicable que nous
rencontrons. »
Le mythe qui décrit peut-être le mieux la démarche
poétique est celui d’Orphée. Celui-ci est le poète par excellence de la
tradition grecque. Son chant est d’une telle beauté que les animaux viennent à
lui pour l’écouter, les arbres et les pierres lui répondent. Orphée est, comme
les bardes de la tradition celte, un chaman. Son épouse, la merveilleuse
Eurydice, meurt piquée par un serpent. Orphée descend aux Enfers pour aller
la chercher et Perséphone, charmée par son chant, consent à ce qu’il la ramène parmi les vivants. Orphée
serait donc le seul homme à avoir, au moins temporairement, triomphé de la mort
par amour. Ici, les différentes versions divergent. Une adjonction tardive
semble-t-il, et surtout romaine, veut qu’il n’ait pas pu s’empêcher de se
retourner pour voir si Eurydice le suivait sur le chemin de retour des Enfers,
et il l’aurait alors perdue car c’était à cette seule condition de ne pas douter
qu’il pouvait la ramener. Mais le point le plus important, qui illustre la
fonction du poète, c’est qu’Orphée ayant été finalement tué par les Ménades
suivant Dionysos, sa tête décapitée aurait continué à chanter, donnant voix à la nature toute entière. Le poète s'efface, la poésie demeure, éternelle.
Au travers de ce mythe, nous avons un énoncé de la
démarche poétique qui rejoint profondément la compréhension alchimique de Jung,
en particulier avec la descente aux Enfers et la transformation spirituelle de
l’impétrant par le feu de l’amour. La grande différence entre les deux
approches est qu’il y a encore dans la psychologie une prétention de saisie de
la nature du mystère, une volonté d’expliquer qu’abandonne le poète au nom de l’entrée
dans l’Ouvert, terme qui était cher à Rilke et dans lequel il rejoignait l’intuition
mystique de l’espace sans-forme d’où tout jaillit, ou tout se crée. Le poète n’a
plus de prétention à savoir quoi que ce soit mais il s’offre à la seule
inspiration, c’est-à-dire au Souffle qui traverse toute chose, tout être. À lire Rilke, mais aussi les grands poètes mystiques comme
Rûmi, Hafiz de Shiraz, Angélus Silésius, on pressent que toute la psychologie n’est
rien d’autre qu’un ponton s’avançant dans le lac du mystère, qu’il faudra bien
quitter un jour pour plonger directement dans les eaux vivantes au lieu d’en
parler.
Orphée et Eurydice (Stanhope 1878) |
Dans cette perspective, que j’élabore tranquillement
au fil de ce blogue, il ne saurait par exemple être question de prétendre à une
vérité du rêve en l’interprétant, mais seulement de jouer le jeu de la création
du sens dans une démarche créatrice de conscience. Dans celle-ci, les images du
rêve prennent vie et nous nous prêtons simplement, avec le concours de l’inconscient
qui veut que le rêve soit compris, fertilise la conscience, à la pure pôesis qui éclaire l’existence de l’intérieur.
Mais encore faut-il, pour cela, faire silence en dedans, c’est-à-dire que se
taise tout ce qui prétend savoir, saisir l’immensité du réel et enfermer l’Ouvert
dans une théorie. Ainsi, il apparaît enfin combien l’approche poétique rejoint
la profonde méditation. Rilke encore :
« Qui demeure immobile tout au fond de soi,
Où la parole s'enracine et prend naissance,
Atteint la source ineffable et se tient coi. »
Où la parole s'enracine et prend naissance,
Atteint la source ineffable et se tient coi. »
Je recommande à celles et ceux qui sont intéressé(e)s à
approfondir leur compréhension de la voie poétique de lire un très
beau petit livre de Fabrice Midal :
Je laisserai les mots de la fin à Rilke, mots dans lesquels se dessine un petit chemin ombragé à l’écart des autoroutes, en vous souhaitant une très heureuse fin d’année, et de commencer le nouveau cycle solaire dans la joie :
« Nous sommes les abeilles de l'Univers. Nous
butinons éperdument le miel du visible pour l'accumuler dans la grande ruche
d'or de l'invisible. »
« Nous
devons assumer notre existence aussi loin qu'il est possible : il faut que tout
y soit possible, même ce qui paraît inouï. »
« Comme la
lune, la vie a une face que nous ne voyons pas et qui n'est pas son contraire,
mais bien une complémentarité lui fournissant sa perfection, sa plénitude, en
faisant une sphère intacte et complète symbolisant l'être. »
« Illuminées
dans votre paix infinie,
un milliard d'étoiles vont tourner à travers la nuit,
flamboyant au-dessus de votre tête.
Mais en vous est la présence
qui sera, lorsque toutes les étoiles seront mortes. »
un milliard d'étoiles vont tourner à travers la nuit,
flamboyant au-dessus de votre tête.
Mais en vous est la présence
qui sera, lorsque toutes les étoiles seront mortes. »
« Soyez
patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous
d'aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui serait fermée,
comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant
des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas
les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout
vivre. Ne vivez pour l'instant que vos questions. Peut-être simplement en les
vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. »