jeudi 3 septembre 2015

Une carte de l'inconscient


Jung n’était pas un homme de système logique ou de spéculations théoriques. Il ne cherchait pas à construire un édifice intellectuel ou une école de pensée estampillée de son nom. C’était un empiriste et un médecin pragmatique. Il tenait plutôt de l’explorateur qui a découvert un continent perdu et a pris pied dans l’inconnu. D’autres, dont en particulier Freud, ont abordé ces étranges rivages avant lui, mais ils s’en sont tenus à construire des fortifications sur la plage pour se protéger des créatures inquiétantes qui semblaient roder dans la forêt toute proche. La nuit en particulier, on pouvait entendre des grondements et des craquements sourds, parfois des cris inhumains. Jung, un peu par inadvertance, a découvert le lit d’une rivière qui s’enfonçait dans la jungle sauvage, et il l’a suivi. Il a été emporté par les flots qui l’ont surpris. Ce qui alors s’est ouvert à lui dépasse tout ce qu’on peut imaginer…

D’innombrables contes en parlaient. Depuis toujours, les hommes connaissaient l’existence d’un pays intemporel qu’on disait être le royaume des dieux, des esprits et des ancêtres, l’Autre Côté des choses. Le chemin pour y parvenir était clairement indiqué : c’était l’intérieur de la nature, où il arrivait qu’un héros glisse à la suite d’une jolie fée, et dont il ne ressortait jamais, ou alors trois cents ans plus tard, égaré dans un futur improbable. Mais nous avons considéré la nature comme négligeable et exploitable, nous avons cru pouvoir nous en abstraire dans notre orgueilleuse modernité. Nous avons été assez idiots pour croire que les contes servaient seulement à endormir les enfants. Et la nature a silencieusement refermé ses portes tandis que celles et ceux qui se souvenaient se sont fait de plus en plus rares. Nous avons perdu le chemin et jusqu’au souvenir du royaume merveilleux.

Nous devons à Jung d’avoir retrouvé un accès à ce monde perdu. Son rêve de jeunesse de devenir archéologue s’est réalisé symboliquement : il a exhumé des trésors venant d’un lointain passé et, pour certains, éternels. Il dit ouvertement de quoi il est question dans une lettre en 1932 :

« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité l’antique et intemporelle voie initiatique. [...] seul un chevalier risquera la ‘queste et l’aventure’. »

C’est un chemin pavé d’images vivantes. « La psyché est images[1] » et celles-ci forment à la fois le sol sous nos pas et le ciel au-dessus de nos têtes. Elles constituent notre horizon. Nous ne pouvons appréhender l’inconscient qu’au travers de métaphores et celles-ci ne sont pas figées ; au contraire, elles évoluent sans trêve. C’est un processus dont nous sommes parties prenantes : la conscience modifie l’inconscient tout en étant affectée par celui-ci. Il est impossible de tracer une frontière tirée au cordeau entre l’inconscient et le conscient, non plus qu’entre les archétypes qui peuplent l’inconscient – cela tient, explique Von Franz, du paysage lunaire où les ombres se confondent les unes avec les autres. Nos concepts habituels, notre logique objective qui découpe le monde en objets bien délimités et manipulables mentalement n’a plus cours : il n’est qu’une façon de connaître ces choses, c’est de l’intérieur, en laissant les symboles nous parler, nous emmener.

Jung était un visionnaire, au sens de quelqu’un qui voit les images vivantes de la psyché et les observe scrupuleusement, dans les rêves, les fantaisies, les visions. Il les a étudiées à fond, avec une grande rigueur scientifique, en prenant sa propre vie comme laboratoire, mais aussi avec ses patients et ses amis. Il a trouvé également dans des livres anciens des traces de prédécesseurs qui lui ont ouvert des portes surprenantes. Il a beaucoup écrit. On sait maintenant que, sous la haute tenue intellectuelle de ses exposés, il y avait le fleuve de lave qui a inondé le Livre Rouge. Mais il a donc réussi l’exploit de mettre un pied de l’Autre Côté et d’en revenir sans décalage temporel, et on peut dire qu’il en a ramené une carte. Il a en effet élaboré un vocabulaire et des concepts qui nous donnent une orientation vis-à-vis de l’Inconscient et qui permettent d’établir une relation consciente avec ce dernier.

Il y a ainsi les territoires de l’ombre dans lesquels on pénètre dès qu’on quitte la sécurité relative de la lisière. Là, il y a toutes sortes d’animaux sauvages qui symbolisent nos instincts. Et puis il y a d’étranges fantômes qui hantent les lieux et entravent notre progression : tout ce qui n’a pas eu la chance de naître ou de vivre assez longtemps pour prendre corps. On y croise des représentants de toutes les époques, des hommes préhistoriques et des chevaliers en grand arroi, mais aussi tout ce que l’humanité peut compter comme criminels et réprouvés. Il n’est pas rare d’y retrouver ses parents dans des positions absurdes qui ne leur ressemblent pas, comme si l’on avait pénétré dans un univers parallèle. Des histoires improbables y prennent forme et force soudain de réalité. C’est un bardö[2], c’est-à-dire un espace intermédiaire où il s’agit surtout de traverser la peur, ce qui n’est possible qu’en reconnaissant que ces ombres font partie de nous, qu’elles ont elles aussi le droit de participer à la vie.

Tôt ou tard, comme on s’est enfoncé dans les domaines de l’ombre sans recours, le paysage commence à changer. Il n’y a pas, encore une fois, de frontière clairement définie dans cette dimension, et voilà donc qu’on arrive dans un espace où l’obscurité cède la place à une magie enchanteresse. Un homme y trouvera un univers féminin insoupçonné en lui-même, le royaume de l’Anima, et une femme un monde masculin, où règne l’Animus, l’image d’homme qui vit en elle. C’est, pour l’aventurier qui tente cette traversée, le domaine des plus effrayantes sorcières et des plus séduisantes magiciennes, et il lui faut trouver celle qui connait le chemin qui passe entre les gouffres, qui le guidera. Les dangers ne sont pas moindres que précédemment car c’est maintenant l’illusion qui guette et peut à tout moment pousser à un faux pas. Aux défis de la peur ont succédé ceux de l’amour, et il faut être un maître, disait Jung, pour les relever. Cette fois, il y a là quelque chose qui, tout en faisant partie de nous, ne peut être entièrement assimilé et demeurera autre tant que nous serons des êtres différentiés. Il s’agit d’engager un dialogue avec cet Autre, de trouver un partenariat satisfaisant avec lui/elle, de nous laisser prendre par la main et inviter à danser.

On peut mentionner que l’ombre apparait dans les rêves sous forme de personnages du même sexe que la personne qui rêve, tandis que l’anima et l’animus apparaissent sous la forme de personnages de sexe opposé. Bien sûr, il faut insérer dans la carte que je décris d’innombrables principautés annexes où règnent toutes les figures collectives qui ont pu marquer consciemment ou non notre histoire. Et on ne peut éviter une mention spéciale pour les domaines réservés à nos pères et mères, dont il apparait bien souvent qu’ils sont multiples, qu’ils ont d’innombrables facettes dont certaines ne sont plus du tout personnelles, semblent remonter du fond des âges. Je ne peux que vous renvoyer à la littérature produite sur ces sujets en signalant que les analyses de contes par cette merveilleuse pédagogue qu’était Marie-Louise Von Franz comptent certainement parmi les meilleures introductions[3] à la complexité foisonnante de la psyché. On y voit clairement exposée « l’anatomie comparée » de l’inconscient.

Finalement, tôt ou tard le paysage se transforme encore et l’on entre dans un espace où règne une dimension sacrée. On y croise des animaux légendaires – des dragons, des licornes et des hippogriffes – ainsi que des rois et des reines, des incarnations divines et des prophètes, des chamans millénaires et des extra-terrestres, des génies échappés depuis longtemps de leurs bouteilles. Les lois de la physique y sont complètement bouleversées : certains marchent sur l’eau, d’autres ramassent l’Infini dans un symbole, le temps et l’espace y sont subordonnés à l’esprit. Tout y est possible. Il y a là des sources merveilleuses où l’on retrouve la jeunesse, et des puits de profonde sagesse. On s’aperçoit tôt ou tard qu’on est entré dans un immense mandala et que tous les chemins convergent vers le centre, un centre qui n’est cependant nulle part. Ici règne le tout Autre qu’on ne saurait appréhender, et qui est cependant plus proche de nous que notre propre carotide, envers qui la seule attitude juste est la révérence. C’est le domaine du Soi, qui peut tenir aussi bien du Paradis que de l’Enfer, où dieux et diables cohabitent. Insensiblement, on y glisse dans l’éternité.

Pour rendre compte de quoi il retourne sous un autre angle, Marie-Louise Von Franz a proposé un schéma éclairant dans un de ses articles. Une image, encore une fois, vaut mieux que mille mots. Voilà donc un diagramme de la structure de l’inconscient :
On remarquera la nature fractale de la structure, qui évoque par analogie l’ordre sous-jacent au chaos des équations non-linéaires. On voit donc ici comment la conscience de l’ego (A) est représentée à l’extérieur, à la périphérie de la psyché. À l’intérieur de la structure, on progresse de l’inconscient personnel (B) à l’inconscient de groupe (C), par exemple familial, jusqu’à l’inconscient ethnique et national (D) et finalement, au centre, une dimension universelle (E). Von Franz, pour expliquer ce qu’on trouve là, rappelle que de nombreux mythes disent que le monde est le corps d’un géant, qui a souvent été dépecé pour créer ce monde. Il y a ainsi le géant Ymir dans la tradition nordique, Gayomart en Perse, le Purusha hindou et même Adam. Ce géant, que la psychologie appelle l’Anthropos, représente l’unité entre tous les êtres humains ; c’est le Grand Homme, l’organisme psychique dont toutes les âmes humaines font partie et qui recueille l’expérience de toute l’humanité. Le Soi est ce niveau de la psyché où règne l’unité au-delà des opposés, et où symboliquement il y a tout l’univers.

Ayant dit tout cela, on n’a rien dit. Avec l’inconscient, les cartes sont faites pour être déchirées ou brûlées, car en dernier lieu il est protéiforme et il se joue de nous, de toutes les tentatives de le saisir, de le circonscrire. Von Franz raconte comment Jung brouillait les pistes : « Jung, qui détestait rencontrer chez ses élèves une tournure d’esprit les portant à s’attacher à ses concepts, à les prendre littéralement et à systématiser, citant ses paroles sans les avoir repensées et comprises, lança un jour, au cours d’une discussion sur ce sujet [l’ombre]: « Tout ce que nous venons de dire ne signifie rien ! L’ombre, c’est tout simplement l’inconscient dans son entier. »»

C’est une information très importante qu’a donnée là Jung : dans l’ombre, il y a tout l’inconscient. Dans l’anima et l’animus aussi. Le Soi est cette totalité paradoxale qui réunit le conscient et l’inconscient, mais quand il se manifeste à nous, c’est encore tout l’inconscient qui se présente. À chaque fois, que ce soit avec l’ombre, l’anima/animus ou le Soi, l’inconscient nous propose une modalité de relation différente. C’est cette relation qui importe plus que les concepts. L’Inconscient ne peut qu’être hors de notre champ de conscience, insaisissable, mais nous pouvons être conscients de son existence et dès lors en tenir compte dans notre vie. Il est important de garder à l’esprit que nos concepts ne sont que des objets transitionnels pour toucher à quelque chose qui nous échappe par définition, mais avec qui nous pouvons donc entretenir une relation. Le concept lui-même, bien compris, est relation.

Ainsi, il ressort que quand l’inconscient se manifeste en ombre, il nous invite à une intégration, car ce qu’il nous présente aurait aussi bien pu faire partie de notre ego – c’est la définition même de l’ombre. Quand il s’agit de l’anima ou de l’animus qui nous offre une danse, la proposition est de développer un partenariat avec l’inconscient et de rechercher l’union des contraires. Et quand c’est le Soi qui se manifeste, nous sommes appelés à la révérence devant ce qui nous dépasse. Jung semble avoir envisagé qu’il y ait quelque chose au-delà du Soi, et je suppose qu’il voulait parler là d’un au-delà de la forme humaine du Soi, de l’Anthropos. Dès lors, on peut penser, en effet, que tout l’Univers tendant vraisemblablement vers la conscience, la forme humaine de cette Conscience soit une simple goutte d’eau dans un océan. Mais quelle relation pouvons-nous avoir avec cette immensité ?



[1] C. G. Jung, Commentaire sur le mystère de la Fleur d’or.
[2] Terme tibétain pour désigner les états intermédiaires de l’esprit entre la mort et la renaissance, selon le Bardö-Thödol, le Livre des Morts tibétain.
[3] Parmi lesquelles, pour rester dans notre sujet, je signale en particulier : L’ombre et le mal dans les contes de fées, La femme dans les contes de fées, La voie de l’individuation dans les contes de fées…, tous publiés à la Fontaine de Pierre (http://www.lafontainedepierre.net) .

6 commentaires:

  1. L'inconscient se présente en effet comme un lieu, un pays, un espace...à la géographie mystérieuse et changeante, qui nous invite à le visiter et aussi à rentrer en relation avec ses "habitants"...afin d'élargir notre"territoire" conscient...et retrouver la véritable "taille" de notre espace de vie...

    Très intéressant le "diagramme" de Marie-Louise Von Franz...
    On pourrait aussi dessiner cela comme un "arbre" dont le "tronc" est l'inconscient collectif, archétypale...les branches, l'inconscient de" groupe" et les feuilles , les inconscients personnels...

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    1. Merci pour cette suggestion très pertinente : je crois en effet que l'arbre est une des meilleurs représentations possibles de l'inconscient. Et quand on sait que l'arbre est un symbole habituel pour l'individuation, cela fait d'autant plus de sens...

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  2. Ah...j'ai oublié de dire que j'aimais beaucoup la description métaphorique du premier paragraphe et la poésie du deuxième...(jusqu'à "merveilleux")

    C'est tout à fait ça... :-)

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  3. Cela me fait penser à l'Univers que nous ne cessons de sonder via le télescope Hubble et bientôt James-Webb et même via les particules quantiques dans l'univers microscopique. Cet inconscient "Anthropos" cherche-t-il autant que nous-même à savoir si nous sommes seul dans l'Univers? Tout cela me donne le vertige. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de pensée aux paroles de Bouddha qui disait en substance "que l'Univers soit fini ou infini le problème de ta libération reste entier"...Comme quoi il faut vivre à son échelle...

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    1. Oui, cela donne le vertige. Je crois pour ma part que l'Anthropos n'a pas besoin de savoir si nous sommes seuls dans l'Univers car il se sait être aussi l'Univers prenant conscience de Lui-même. Ainsi, au-delà de l'Anthropos qui est le Grand Homme(/Femme) dont tous les humains sont une expression, il y aurait le Grand Être dont toute vie, toute conscience est une extériorisation. Mais en effet, le Bouddha écartait ces questions métaphysiques en disant que lorsqu'on a une flèche plantée dans le corps, il importe de la retirer et de soigner la plaie avant de discuter de qui l'a envoyé, où elle a été fabriquée, etc...

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  4. j'ai vu l'ombre une fois et ca n'est plus reapparu, je vois reguleierement l'anima et l'animus que j'identifie a dieu ou au soi mais il y a une chose qu'on oublie souvent c'est la conscience absolue dans laquelle le reve se deroule...et qui semble etre l'audela du soi personnifié

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