vendredi 18 septembre 2015

Rêves de mort

Pieter Claesz - nature morte

J’ai déjà parlé dans un précédent article (Une couleur jamais vue) du livre remarquable de Marie-Louise Von Franz intitulé en français : Les rêves et la mort. C’est une lecture indispensable pour qui s’intéresse sérieusement au travail des rêves. Quand je dis « sérieusement », je ne veux dénigrer personne ni aucune forme du travail avec les rêves, qui sont toutes valables et utiles : je pointe simplement le fait qui veut que, lorsqu’on effleure la réalité de la mort dans notre vie et telle qu’elle ressort en particulier dans les rêves, on touche à la dimension sacrée de ce travail. On voit qu’il engage l’âme tout entière, et cela jusque dans les questions les plus difficiles comme celles que pose l’inéluctabilité de la mort…

J’ai relevé deux rêves dans la littérature spirituelle, qui méritent selon moi d’être ajoutés à la collection qu’a rassemblée Von Franz. L’un et l’autre parlent de l’imminence de la mort, lui amenant un éclairage différent.

Le premier de ces rêves est rapporté par Jeanne Guesné dans son livre Le grand passage dans lequel elle témoigne de ses expériences hors corps. Un de ses amis, un professeur de mathématiques engagé dans la recherche intérieure, plus jeune qu’elle d’une dizaine d’années, est venu la trouver un jour avec ce rêve étrange qui le hantait :

« Il se trouvait dans le compartiment d’un train, un contrôleur lui réclamait son billet et, le poinçonnant, lui disait :
« Pourquoi voyagez-vous en deuxième classe ? Vous avez un billet de première ! »
Il répondait :
« C’est vrai. Je n’ai pas remarqué. Je vais changer. »
Et l’autre de dire aussitôt :
« Il est trop tard, maintenant, nous arrivons. »
Un avion blanc atterrissait dans un grand silence tout près du train qui stoppait en pleine campagne. La lune ronde et pâle paraissait suspendue dans le ciel bleuté. La beauté du paysage entrevu en rêve résidait dans une mystérieuse étrangeté. À l’intérieur de l’avion, de nombreux enfants revêtus de l’aube des communiants chantaient un cantique. Il montait dans l’avion qui décollait sans bruit ni heurt, et derrière lui une voix murmurait : « On quitte la planète… » À cet instant il s’éveillait dans son lit. Il était 3 heures du matin. Toutes les images de ce rêve lui laissaient un souvenir très lumineux qui l’impressionnait profondément. Il désirait en comprendre le symbolisme qui me fut hélas rapidement très clair. »

En effet, six jours après lui avoir fait ce récit, l’ami décédait brutalement d’une crise cardiaque.

C’est selon moi un rêve exemplaire. Je crois que Jung ou Von Franz y auraient sans hésiter vu un rêve de mort, clairement annonciateur. Il y a un ensemble d’éléments caractéristiques, avec en particulier la belle et « mystérieuse étrangeté » dans laquelle baignait le paysage sous la lumière de la lune, significative de l’approche d’une dimension étrangère à notre monde. Mais aussi l’invitation au voyage, la célébration religieuse…

L’avion blanc symbolise une réalité spirituelle qui relie terre et ciel, un véhicule permettant donc ici d’aller au-delà de la vie ; sa blancheur, évoquant la pureté, pourrait être symbolique d’un idéalisme qui a peut-être été fatal au rêveur. À noter que l’avion, outre qu’il permet de se transporter rapidement d’un endroit à un autre, symbolise aussi volontiers en général une libération de la loi de la pesanteur, de la terre. Cela me laisse penser que le professeur était animé par une nostalgie secrète de l’Autre Côté. Il est frappant d’ailleurs que le rêveur n’oppose aucune résistance à monter dans cet avion – il est arrivé, lui dit le rêve, et il passe tout naturellement à la prochaine étape sans poser de questions.

La présence des enfants signale le renouveau qui vient avec la mort. Leur tenue et leur chant soulignent aussi la teneur sacrée de l’événement : le rêveur était convié à une communion dans le ciel. Enfin, les derniers mots sont sans équivoque. Je sais qu’en entendant la fin de ce rêve, j’aurais eu un frisson caractéristique dans la colonne vertébrale et j’aurais ensuite raisonné ainsi : quitter la terre, ce pourrait être quitter son corps… et le rêve ne laisse pas entrevoir de retour. Le ciel est la destination typique des défunts dans notre culture. Symboliquement, cela signifie que nous retournons à l’illimité. Mettre Dieu dans le ciel, c’est dire d’une certaine façon qu’Il a établi Sa demeure dans l’Infini, ce qui relève de la tautologie. Et bien sûr, c’est le Paradis car il n’y aucune limite, aucune contrainte : l’illimité en nous retrouve l’Illimité…

Si j’avais donc eu l’occasion de parler avec le rêveur, j’aurais été dans l’obligation de l’inviter à se préparer à partir. J’aurais souligné la nature lumineuse des images dans le souvenir qui lui restait pour insister sur le fait qu’il n’avait aucune raison d’avoir peur, tout en sachant très bien que la peur de mourir ne se raisonne pas. J’aurais interrogé son idéalisme et cette possible nostalgie secrète d’un « ailleurs » – parce qu’il est clair, j’espère, que ne connaissant pas la personne, je parle au travers de mon chapeau en donnant cette interprétation, mais ces projections assumées donnent au moins un angle pour engager la conversation autour du rêve. Pour questionner le rêveur et le rêve…

Et nous aurions discuté de ce train : comment se fait-il qu’il voyage en seconde avec un billet de première ? Qu’est-ce que cela signifie ? C’est le point délicat du rêve. Le train est un véhicule collectif, qui symbolise une façon d’aller « sur les rails » de la vie, en société. Le professeur était, selon Jeanne Guesné, un homme très droit moralement, le plus tendre des époux, qui attirait la sympathie et « échappait au lacis des réactions égocentriques ». « Je garde vivant dans mon souvenir son regard très bleu, inondé de transparence et de propreté morale ». Le rêve semble cependant dire au rêveur qu’il est passé à côté du potentiel de sa vie, qu’il ne l’a pas pleinement vécue et s’est contenté de peu, mais que c’est trop tard. Bien sûr, à l’écoute d’un rêve comme celui-ci, il s’agit simplement de voir si le rêveur éprouve un tel sentiment, et d’explorer avec lui ce qu’aurait été la première classe. L’objectif est de l’aider, le cas échéant et comme le suggère le rêve, à en prendre conscience. Mais c’est donc le genre de questions que la mort pose dans les rêves : as-tu pleinement vécu ?

L’intérêt pour nous qui ne prévoyons pas de mourir bientôt, c’est que ce genre de question, et le contact avec la réalité de la mort, cela réveille. On peut regarder sa vie dès maintenant à l’aune du fait de l’inéluctabilité de la mort – c’est prendre celle-ci comme conseiller, comme le suggérait Carlos Castaneda. Cette vie vaut-elle « la peine » d’être vécue ? La question, pour terrible et dangereuse qu’elle soit, mérite toujours d’être posée. En fait, il vaut mieux la regarder en face avant qu’elle ne nous coince dans une impasse pour nous dire qu’il est trop tard, car si la vie ne semble pas valoir d’être vécue, nous avons toujours le pouvoir d’interroger consciemment notre relation à notre vie. C’est cela qu’on appelle l’aventure intérieure, et l’enjeu en est de retrouver un acquiescement total de notre être à ce qui est là, notre vie et notre mort.

Au sujet de ce « oui » essentiel, j’aurais lu à notre professeur un autre rêve, tiré celui-ci de l’autobiographie de Jacques Lusseyran, Et la lumière fut. L’auteur avait huit ans quand il a perdu la vue, mais il a gardé intacte la lumière intérieure, et disait que sa cécité lui avait permis de prendre conscience de celle-ci. « Je baignais dans la lumière. Elle était un élément dont la cécité m’avait tout à coup rapproché. Je pouvais la sentir naître, se répandre, se poser sur les choses, leur donner forme et se retirer. » Par la suite, à 18 ans dans le Paris occupé par les Allemands, Jacques Lusseyran a pris la tête d’un réseau de résistance lycéen et étudiant. Il a été arrêté par la Gestapo en 1943 et a finalement été déporté à Buchenwald, dont il est ressorti vivant pour écrire quelques beaux livres. Il raconte à un moment un rêve qu’il dit lui-même être le plus beau qu’il ait jamais reçu :

« Il était 4 heures de l’après-midi par un dimanche pluvieux. J’étais dans ma chambre, et je me rappelais les paroles de ce personnage qui, tout à l’heure, était venu me prévenir que je mourrais à 5 heures. J’étais heureux. Tout était simple. « Que vais-je faire maintenant ? » me disais-je. Et j’appelais auprès de moi tous ceux que j’aimais : mes parents, mes amis, la jeune fille au violon de lumière. Je leur disais adieu avec une lenteur et une douceur extrêmes. J’éprouvais une joie incompréhensible. « Sais-tu, me disait-on, que tu pourrais ne pas mourir ? » Je le savais en effet, sans en connaître aucunement la raison. Mais je ne voulais pas, ou plutôt, je n’avais plus envers la vie cette démarche furieuse des vivants. L’heure de la mort approchait. Ma joie se faisait éclatante. Et soudain le personnage de tout à l’heure revenait : « Tu ne mourras pas, me dit-il, ceux qui acceptent la mort dans la joie n’ont plus besoin de mourir aussitôt. »

Je crois qu’il y a une information précieuse dans ce rêve, qui peut être la clé de la guérison spirituelle. J’écris cet article en pensant à plusieurs personnes de mon entourage qui confrontent ou ont confronté la maladie, certaines y ayant succombé. À celles et ceux qui sont encore avec nous, je souhaite simplement beaucoup de joie, dans la vie et face au risque inévitable de mourir, pour certains simplement plus conscient que pour d’autres. Si la joie est la façon de déjouer la mort, alors cela fait juste une raison de plus de se réjouir de vivre. Par extension, je souhaite bien sûr que ce rêve soit entendu par toutes celles et ceux qui peuvent en avoir besoin.

Je conclurai avec une petite histoire philosophique que rapporte Jeanne Guesné et qui me semble refléter assez bien ce que les rêves disent de la nature de la mort :

À un disciple demandant à son maître : « Qu’adviendra-t-il de moi après ma mort ? », le maître répondit : « C’est comme si tu demandais ce que devient mon poing lorsque ma main est ouverte. »

1 commentaire:

  1. Personne ne meurt si ce n'est en apparence, de même que personne ne naît si ce n'est en apparence. En effet, le passage de l'essence à la substance, voilà ce qu'on appelle "naître" et ce qu'on appelle "mourir", c'est au contraire le passage de la substance à l'essence.
    Lorsqu'une chose est imprégnée de matière, elle est visible à cause de la résistance de sa densité. Mais si elle est dépouillée de matière, elle est invisible à cause de sa subtilité.
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    Appolonios de Tyane
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    Merci, Jean, pour ce bel article, qui, tout en parlant de la mort, nous ramène à l'urgence de vivre...

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