Accompagnement psycho-spirituel
Dans une perspective jungienne
1ère partie
Je propose ici une réflexion en deux parties sur le paradigme de l'accompagnement psycho-spirituel qui sous-tend le travail en Écoute Intérieure des Rêves et le dépasse largement. Ces vues n'engagent que moi et ne prétendent pas faire un tour définitif et exhaustif des questions qu'elles soulèvent, non plus qu'elles ne se posent comme un enseignement. Ce texte se veut plutôt un énoncé de recherche et une invitation à la discussion ouverte : toutes les contributions et critiques constructives qui permettront d'approfondir et de clarifier le sujet sont bienvenues. Les partages d'expériences pertinentes seront particulièrement appréciés.
Merci d'avance !
(Pour les fins d'allègement du texte, la forme masculine, en particulier pour les termes "accompagné" et "accompagnant", est privilégiée ici, sans préjuger cependant du genre et du sexe des personnes concernées, qui s'avèrent d'ailleurs plus souvent être des femmes, ou du moins avoir développé leur féminité intérieure.)
Un des objectifs pédagogiques de la formation que ma compagne et moi-même proposons en Écoute Intérieure des Rêves est de communiquer les éléments clés de l’accompagnement psycho-spirituel par le travail avec les rêves dans leur connexion avec l’imagination créatrice et le ressenti. Récemment, j’ai proposé une synthèse sur cette question au travers d’une mini-conférence aux étudiantes engagées dans la formation en présentiel. En voici, à l’usage des étudiant(e)s en distanciel et de toutes les personnes intéressées, un exposé qui reprend les éléments essentiels de cette conférence tout en l’enrichissant encore d’idées qui n’avaient pu, faute de temps, y trouver place. Si vous avez quelque intérêt pour la formation EIR, vous y verrez se dessiner le cadre dans lequel nous envisageons le travail avec les rêves, et plus largement l’accompagnement. Bien sûr, c’est un article un peu long et touffu, où je présente les conclusions provisoires de ma recherche en invitant à la discussion de chacun des points proposés. Cette longueur, bien qu’elle soit rédhibitoire pour certain.e.s qui préféreront à bon droit des exposés plus concis, me semble nécessaire pour tenter de dégager l’approche psycho-spirituelle de la confusion qui l’entoure souvent sur Internet, où l’on se contente volontiers de formules creuses et de raccourcis douteux quand on parle de spiritualité…
Qu’est-ce que l’accompagnement psycho-spirituel ?
Il faut dire d’emblée aussi clairement que possible ce que ce n’est pas. L’accompagnement psycho-spirituel n’est ni de la psychothérapie, ni de la direction de conscience, ou une forme d’enseignement spirituel, par exemple d’une forme de méditation. Cela ne veut pas dire que le travail n’aura pas, parfois, des incidences psychothérapeutiques, mais l’accent n’est pas mis sur la thérapie. Ce n’est pas une forme de psychanalyse, même si son cadre est proche de celui de l’analyse au sens où l’entendait Jung : un dialogue dans lequel intervient un Tiers transcendant les positions respectives de l’analysant et de l’analyste, de l’accompagné et de l’accompagnant. Mais la métaphore sous-jacente à l’accompagnement est autre que celle du paradigme médical qui sous-tend la psychiatrie, mais aussi du mythe apollinien que James Hillman a mis en lumière dans son livre le mythe de la psychanalyse. Et pourtant, la materia prima inconsciente sera mise en travail dans l’athanor alchimique ! Cependant, l’image qui nous guidera dans l’accompagnement sera celle de compagnes et compagnons, c’est-à-dire de marcheurs de concert, sur le chemin existentiel de la quête spirituelle.
Mais c’est quoi, le « spirituel » ?
En préalable, nous rencontrons donc à l’abord de ce sujet le problème de la définition du « spirituel » : de quoi parle-t-on là ? Qu’est-ce que cela mange en hiver ? J’ai posé la question à notre groupe d’étudiantes et en première réaction, il en est ressorti que c’est un terme que plusieurs évitent d’utiliser car il est trop galvaudé. Je répugne moi aussi à employer ce mot car je suis dérangé par l’opposition implicite entre spirituel et matériel. On a trop souvent dévalué la terre, le corps – et en passant, le féminin – au nom du spirituel. Je préfère donc à ce terme la notion de travail existentiel qui renvoie d’ailleurs à une autre notion difficile à appréhender : l’essentiel – ce qui trait à l’essence, ou à ce que Kant désignait comme le noumène (l’être-en-soi), par contraste avec les phénomènes. Il reste que ce mot « spirituel » désigne quelque chose de précis, qui s’est perdu dans les brumes conceptuelles de notre époque, et sur lequel il est nécessaire de bien s’entendre pour définir la portée et la direction du travail intérieur. Voici quelques propositions de définition qui ont émergées de la discussion avec les étudiantes :
- ce qui nous dépasse, qui prend en compte la dimension totale de l’existence.
- ce qui relie au Divin, mais en même temps, le Divin est en tout…
- quelque chose qui a à voir avec là d’où on vient, la Source de vie – des qualités reliées à cette Source…
- une notion reliée à l’âme, au Divin, au sacré, à notre nature profonde, et qui renvoie au chemin intérieur que l’on peut faire pour être dans une conscience élargie.
- ce qui est relié à l’Esprit, au Souffle, à une Source inspirante, agissante.
Avant toute chose, il nous faut commencer à s’arrêter sur la confusion qui entoure ce terme « spirituel », qui est mis à toute les sauces, aussi bien dans des milieux qui s’en emplissent la bouche que d’autres, qui se veulent rationalistes sinon scientistes, et qui le rejettent, l’assimilent à une forme de folie douce. On peut penser que cette confusion participe de ce que Bernanos désignait comme « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », qui serait indissociable de notre civilisation moderne. Et cependant, nous sommes nombreux à sentir, le plus souvent confusément bien sûr, qu’il nous manque quelque chose. Pour éclairer ce point, il faut s’arrêter sur le fait que pour beaucoup d’entre nous, il importe de différentier « religion », assimilée à un système contraignant de dogmes et de croyances limitantes, et « spiritualité », entendue comme « vie de l’esprit », « connexion avec ce qui est plus grand que nous et qui donne sens à notre existence ». Mais il reste donc que nous n’avons donc plus de système symbolique collectif pour nous relier à la dimension sacrée de l’existence.
En nous débarrassant de la religion qui nous assommait avec ses anathèmes du genre « hors de l’Église, point de salut », nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain et cela engendre une profonde souffrance dans l’âme de nombre d’entre nous – et pourrait-on dire, dans l’âme de notre monde. C’est ce que Jung a mis en lumière, constatant en lui-même et autour de lui la faillite du mythe chrétien, et se mettant dès lors en quête d’un remède, une panacea alchimique, c’est-à-dire d’un nouveau mythe vivant. Il est à noter d’ailleurs, sans nous arrêter pour l’instant sur cette affirmation, que ce nouveau mythe pourrait bien être une reformulation de ce qui constituait le cœur du mythe chrétien dans de nouveaux termes – des termes parlant au cœur de notre modernité agnostique. Cependant, la quête spirituelle de ce nouveau mythe est donc devenue une aventure surtout individuelle, bien souvent solitaire, et c’est là que le rôle des rêves et de l’imagination créatrice, mais aussi des rituels et rites de passage, comme points de connexion avec la dimension de sens dans nos existences hors de tout système d’autorité, s’avère déterminant.
La confusion psychique / spirituel
Pour bien comprendre ce dont il est question, il faut encore observer que nous ne savons plus clairement distinguer ce qui est de l’ordre du psychique et ce qui relève du spirituel. Nous mélangeons tout. C’est ce que dénonçait par exemple le Cheikh Abdel Wahed Yahia (René Guénon), qui voyait dans cette confusion – dont Jung n’est pas exempt – la racine de nos maux. Et quand ces deux notions ne sont pas purement et simplement identifiées, gommant ainsi toute dimension de profondeur spirituelle, elles sont mises en opposition : nous avons ainsi des spiritualistes sans psychologie, qui vivent encore dans un passé révolu et n’ont souvent pas examiné les questions de relation de pouvoir et d’égo que véhiculent leur spiritualité « hors sol ». C’est ce qui alimente la peur des gourous et d’autres formes d’emprise spirituelle. Mais surtout – et c’est dramatique car c’est eux qui définissent la doxa dominante en cette matière – nous avons des psychologues sans esprit, qui vont jusqu’à considérer toute forme de spiritualité comme pathologique, ou du moins, comme une simple sublimation des pulsions libidinales.
Or cela engendre, encore une fois, une énorme souffrance. J’y suis particulièrement sensible car je travaille avec beaucoup de personnes que l’on peut dire « en émergence spirituelle » – pour reprendre là les mots du grand psychologue Stanislas Grof, qui faisait ainsi un jeu de mots intelligible seulement en anglais. Il parlait en effet (dans son livre A la recherche de Soi) de ces gens en spiritual emergency, ce qui s’entend non seulement comme « émergence spirituelle » mais aussi comme « urgence spirituelle », en soulignant que nombre d’entre eux se retrouvent à l’hôpital psychiatrique car ce qu’ils vivent n’est pas compris. Malidoma Somé, un enseignant issu de la tradition africaine, soulignait que cette façon de traiter les difficultés initiatiques de la naissance spirituelle s’apparente à un avortement de l’âme, et que nous nous privons ainsi de guérisseurs et de guérisseuses dont notre monde aurait besoin. Et en effet, je reçois beaucoup de personnes qui n’oseraient pas se tourner vers des psychologues de peur d’être immédiatement mises dans une case pathologique parce qu’elles vivent des choses qui sortent de l’ordinaire et marchent hors des sentiers battus.
Pour ma part, j’honore le courage de ces individus qui sortent des abris offerts par la mentalité collective et qui bien souvent risquent tout pour vivre la singularité de leur destinée, à la recherche du sens qui éclairera leur existence. Cela inclut des personnes dont la souffrance est tellement aiguë que l’on les qualifiera volontiers de « borderline » – mais il faut lire living in the borderland de Jerome Bernstein pour comprendre toute la richesse que ces états frontières peuvent receler, et comment les civilisations traditionnelles, par exemple les Navajos, savaient accompagner ces traversée et leur donner du sens. Disons rapidement que dans notre perspective, il est inévitable qu’il y ait une fêlure pour que la lumière entre. Krishnamurti soulignait que ce n’est pas en fait un signe de bonne santé que d’être adapté à une société malade, et du point de vue spirituel, il est clair que notre monde est malade. Nous valorisons donc la fêlure dans ce qu’elle est une occasion de conscience – c’est le travail de conscience sur la ligne de faille qui importe, et non une prétendue perfection qui s’avère bien souvent recouvrir une béance inconsciente. Il s’agit, comme nous y invitait Jung, non d’invoquer des êtres de lumière mais d’aller, avec l’aide de celle-ci, éclairer l’obscurité. Voilà donc qui, hors même d’une définition précise de cette notion polysémique de « spirituel », place l’enjeu de l’accompagnement psycho-spirituel.
Un processus de verticalisation intérieure
Il s’agit d’accompagner un processus de transformation intérieure qui bien souvent s’impose à la personne sans qu’elle l’ait consciemment demandée, et dans lequel elle est conduite à sortir des cadres sociaux pour se lancer dans une quête irréductiblement individuelle du sens de son existence, ou du moins de l’aventure qu’elle vit. Dans cette perspective, il s’agit tout à la fois de bien distinguer ce qui est de l’ordre du psychique et de celui du spirituel – et par exemple du personnel et du transpersonnel, de l’histoire de la personne et de la verticalité qui transcende cette dernière – et cependant de bien les articuler. Car si l’Esprit ne descend pas, s’il n’est pas incarné dans la chair, s’il ne dénoue pas tous les nœuds et ne pacifie pas les souffrances, alors l’Œuvre échoue. On peut dire que le psychique constitue une marche pour accéder au spirituel, à condition de ne pas les hiérarchiser dans une linéarité illusoire : le processus est circulaire et il n’est pas rare que nous devions revenir sur une difficulté que nous croyions avoir laissé derrière nous, pour en découvrir une nouvelle dimension de sens. Le chemin intérieur est ainsi fait de ups and downs, de sommets illuminés et de vallées obscures, et ce sont les allers et retours des uns aux autres qui contribuent au tissage de l’âme, que certains appellent joliment le soul making. Nous ne cessons donc de monter cette marche qui conduit du psychologique à l'existentiel et d’en redescendre. Dès lors, le travail spirituel bien compris reconduit dans les profondeurs psychiques avec de plus en plus d’amour pour les éclairer, tandis que cet amour met le feu à l’âme qui s’embrase sous la caresse de l’Esprit.
Pour poser une première définition, nous dirons donc que ce qui tient du psychologique concerne tout ce qui tient à l’édification de notre personnalité. Le psychique est lié à l’histoire, non seulement l’histoire personnelle mais aussi collective (l’histoire de sa famille, de ses lignées, de la culture dans laquelle vit la personne) et plus largement, donc, à la dimension horizontale, dans le temps, de l’existence. On peut dire aussi du psychique ou du psychologique est relatif à la forme et aux représentations, aux images et aux concepts dans lesquelles nous prétendons enfermer le Réel, et qui nous permettent cependant d’être en relation avec ce Réel, Cela-qui-est. Tandis que ce qui relève du spirituel nous renvoie à une dimension de sens de l’existence que nous pouvons qualifier de verticale à plusieurs titres, et du fond de l’être par contraste avec la forme. Cette dimension est verticale dans ce qu’elle relie notre terre au « plus grand », que l’on appelle volontiers le Ciel – l’immensité qui nous entoure. Elle est verticale aussi dans ce qu’elle est hors du temps, dans l’éternité du moment présent – qui est la seule Éternité à laquelle nous ayons part. Or nous avons toujours accès « Maintenant » à cette Vie éternelle, immédiatement (sans intermédiaire) : elle est le sol existentiel dans lequel nous pouvons être ancrés en permanence, en Présence. A noter comment le langage même souligne la distinction entre nos représentations (qui re-présentent, présentent à nouveau le réel...) et le présent immédiat. Étant donc ainsi ancrés dans la présence à ce qui est – encore une fois, maintenant, dans l’instant cadeau (présent) immédiatement sous notre main (main tenant) – nous pouvons enfin nous redresser. Et c’est là donc encore un sens – sans prétendre d’ailleurs les épuiser tous – que nous pouvons donner à cette verticalité du spirituel : nous redressant intérieurement, nous nous libérons des chaînes des conditionnements et des mémoires, du temps, pour toucher au Ciel.
Nous accomplissons psychiquement et spirituellement ainsi le mouvement de l’hominisation qui a conduit nos ancêtres primates à se redresser sur leurs pattes arrières, qui sont devenus nos jambes. Nous complétons une étape de l’humanisation. Nous ne devenons pas des dieux, des sur-hommes, mais nous accomplissons consciemment notre humanité. Nous devenons pleinement humains.
Une anthropologie qui redonne leur place à l’âme et à l’esprit
Je n’énonce ici rien de nouveau. Les anciens connaissaient bien cette distinction entre le psychique et le spirituel – la psyché et le pneuma – et en tiraient des conclusions vitales. Nous sommes reconduits à la nécessité d’une anthropologie ternaire, qui distingue trois étages en l’être humain : il y a la vie du corps et celle de la psyché, mais aussi la vie de l’esprit – à ne pas confondre ici avec le mental, la pensée, que l’on désigne souvent abusivement comme « esprit ». Les écrits d’un anthropologue contemporain, Michel Fromaget, aident tout particulièrement à sortir de la vision dualiste dominante qui résume l’être humain à corps-psyché en en faisant par ailleurs un simple mécanisme producteur / consommateur dans la grande mécanique économique. Je recommande donc au plus haut point ses livres, en particulier la drachme perdue et, pour celles et ceux qui veulent approfondir sa pensée, Corps-Âme-Esprit, introduction à l’anthropologie ternaire même s’il me semble confondre psyché et âme, ce qui participe de la confusion ambiante autour de la notion d’esprit. Je ne saurais lui en vouloir car non seulement l’étymologie de ce beau mot « âme » (du latin anima, qui a donné animal) lui donne apparemment raison, mais Jung semble bien souvent entretenir cette confusion. Ce dernier utilise en effet souvent de façon interchangeable les termes Das Seele (l’âme) et Psyche, et cela est sans doute un indice de la confusion dans laquelle il était entre psychique et spirituel.
Il reste que, dans la perspective qui nous intéresse ici, la notion d’âme ne doit surtout pas être confondue avec celle de psyché, pas plus que celle d’esprit avec le mental (du latin mens, d’où vient entre autre le mensonge), au risque sinon de perdre de vue le fait que l’accompagnement psycho-spirituel s’inscrit justement à la jonction vivante entre psyché et esprit. L’étymologie permet cependant de comprendre comment s’articulent ces concepts si l’on s’arrête à la relation implicite qu’elle dessine : l’anima est ce qui anime d’un souffle le corps vivant. Quand l’âme a quitté ce corps, il ne demeure qu’un cadavre. Mais ce souffle qui anime le corps, d’où vient-il ? L’esprit, au sens premier, est précisément ce souffle (pneuma), que l’âme transmet au corps / psyché. L’âme est donc ce point de rencontre entre psyché et esprit, et véhicule le souffle dans la psyché. Et c’est Jung encore qui amène une vision de l’âme qui permet de sortir de la réduction de l’âme à la seule psyché quand il écrit, dans Psychologie et Alchimie :
« L’âme est l’œil qui voit Dieu »
Nous n’entrerons pas dans un débat théologique sur ce qu’il entendait là par ce gros mot « Dieu », qui réclame selon la tradition zen que l’on se lave la bouche après l’avoir proféré. Il n’est pas utile d’en discuter car soit l’on voit ce dont il est question, et il n’est nul besoin de l’affadir en en parlant, soit l’œil justement est obstrué, et ce ne sont pas des concepts qui rendront la vue à l’aveugle. Il suffira donc ici de dire que pour Jung, l’âme était l’organe spirituel par excellence, la dimension de la psyché qui nous permet d’aborder au mystère vivant de l’Esprit. L’âme serait, dans cette approche de son mystère, le versant spirituel de la psyché. Nous touchons là à un point essentiel dans la recherche qui nous intéresse ici car le sujet de l’accompagnement psycho-spirituel est précisément l’âme, le lieu où s’opère la jonction entre psyché et Esprit, où ce dernier s’incarne, se manifeste tout en reliant à sa dimension transcendante.
Une approche existentialiste de l’âme
Je dis « sujet », et non objet, car si la psyché est l’objet de la science psychologique, l’accompagnement ne se veut pas science mais démarche, marche de concert avec l’âme avec qui le bon pain de vie est partagé, ce qui est le sens profond du compagnonnage (voir l’étymologie de « compagnon » : companionem, proprement, « celui qui partage le pain avec un autre », de cum, « avec », et panis, « pain »). Quant à moi, j’oserai dire que nous nous fourrons le doigt dans l’œil en discutant de l’existence de Dieu – mais de quoi parlons-nous donc sinon de ce pourquoi il est quelque chose plutôt que rien, qui échappe totalement à notre mental ? - et que la véritable question qui hante notre époque est :
L’âme existe-t-elle ? Avons-nous une âme, c’est-à-dire une possibilité, fut-elle infime, de sortir de notre agnosia (ignorance, inconscience) et de dé-couvrir le sens vivant de notre existence ?
C’est un point de vue existentialiste qui ne s’embarrasse d’aucune définition a-priori de « Dieu », et n’en nie aucune d’ailleurs dès lors où elle fait partie de l’expérience humaine. C’est encore un point clé de l’accompagnement psycho-spirituel : il nous faut être agnostiques, au sens d’être conscient de notre non-savoir – de notre agnosia, c’est-à-dire de notre ignorance, et de notre inconscience – ce qui n’empêche pas chacun d’avoir ses propres croyances. Il s’agit au fond de rester dans l’Ouvert et de respecter toutes les croyances comme étant des passerelles vers le Mystère vivant. La question n’est pas de notre point de vue le contenu des croyances, si elles sont vraies ou fausses, mais ce qu’on en fait, ce qu’elles permettent : une même croyance peut être destructrice si elle autorise à torturer autrui, ou salvatrice si elle invite à lui porter secours, à considérer l’autre avec compassion. Plus profondément, on peut envisager toutes les croyances sur le même plan que toutes les histoires que nous nous racontons, et interroger : à quoi nous servent-elles ? Que nous donnent-elles à ressentir ? Quelles postures nous amènent-elles à prendre ? Et quand je dis « posture » ici, j’implique le corps et l’énergie psychique...
Nous traitons donc les croyances et les histoires dans lesquelles notre pèlerin met sa vérité comme autant de projections, ce qui ne signifie pas que nous les dévaluons : quelque chose de très précieux s’exprime dans la projection – mais c’est la vérité qui s’exprime sous cette forme qui nous intéresse, et non les habits qu’elle revêt pour se faire entendre. Nous respectons le fait que notre pèlerin rêve les yeux ouverts, et nous pointons simplement vers la possibilité de traverser le rêve pour en extraire le sens vivant – il s’agit d’aller au-delà de la forme, du littéralisme, pour rendre le fond conscient. C’est la vertu du symbole que de permettre cette traversée de l’image, de la re-présentation, vers ce qu’elle révèle, et cependant voile en même temps. Dans cette perspective,on peut dire aussi que nos croyances comme nos projections s’avèrent être des véhicules qui nous permettent d’aller quelque part, et autant de façons d’entrer en relation avec ce qui nous est inconscient. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que l’on puisse se passer de toute croyance mais simplement qu’on peut éviter de s’enfermer dans une certitude close, et donc parfois descendre du véhicule et marcher à pied, allégé de toute certitude.
L’accompagnant doit donc être capable d’accompagner aussi bien les croyants que les athées, qui dans leur négation du theos entretiennent une autre croyance, une idée qu’ils se font du Mystère d’être et de ce que l’on désigne du nom de Dieu, qui peut beaucoup varier selon l’histoire de chacun. Si l’accompagnant n’est pas allé lui-même au-delà de sa propre croyance, il ne pourra accompagner que jusque là où il est allé, et s’il prétend limiter son accompagné à ce qu’il croit savoir, cela risque fort de s’avérer une impasse si l’accompagné veut aller au-delà. Je ne discute donc pas pour ma part de l’existence de Dieu – je laisse cela aux théologiens, dont bien souvent les énoncés me semblent être le reflet d’une anthropologie qui ne dit pas son nom. Richard Moss pose de façon particulièrement claire de quoi il est question là en déclarant que « Dieu est un concept transitionnel vers l’Infini » – je ne crois pas utile de débattre des objets transitionnels dont nous avons besoin pour appréhender ce qui nous dépasse infiniment. Ce qui est intéressant, c’est comment et au travers de quoi nous entrons en relation avec cet Infini vivant. Dans cette perspective, je peux pour ma part affirmer, en m’appuyant sur ma propre expérience de vie, l’existence de l’âme. Quant à proposer une définition de cette dernière, dont j’ai déjà dit qu’elle est à la jonction entre la psyché et l’Esprit, qu’elle permet leur relation vivante, je risquerai simplement cette idée :
L’âme est ce qui aime.
On l’entend dans le mot même, qui fait participer l’âme au mystère de l’Amour, autour duquel la langue des oiseaux joue en parlant de l’Aimant des sages, qui nous ramène toujours au Bien-Aimé de l’âme. C’est dans l’amour qu’un être porte au cœur que se trouve toujours la voie qui le reconduit à la plus grande dimension de sens qui puisse éclairer, sinon illuminer, son existence. Cet amour est comme une boussole qui ne perd jamais son Nord magnétique, même si nous-mêmes avons perdu le sens, la direction – l’esprit directeur de notre vie. Denis Marquet, parmi d’autres, souligne comment dans tout ce que nous aimons se reflète un amour infini pour l’Infini. Dès lors, nous pouvons saisir hors de toute théologie conceptuelle que la Cause première de tout est un mouvement d’Amour, et que le péché originel – le premier manquement de la cible, à l’origine de tous les autres manquements – est dans le fait de perdre la relation consciente à cet Amour infini dont nous sommes issus et auquel nous retournons inévitablement. C’est à ce Mystère du déploiement du Sens à partir de l’Amour, c’est-à-dire de la vie de l’âme, que préside l’accompagnement psycho-spirituel. Il faut bien dire que c’est un privilège que nous font alors les pèlerins de l’âme en route vers l’Esprit que de nous permettre simplement d’être les témoins émerveillés de cette aventure…
Une nouvelle naissance
Tout l’énoncé du processus au cœur de l’accompagnement psycho-spirituel tient dans le logion 2 de l’évangile selon Thomas, que je féminise ici dans ma traduction pour compenser des siècles de masculinisation de la quête spirituelle qui ont asséché celle-ci :
« Que celle qui cherche ne cesse de chercher
Jusqu’à ce qu’elle ait trouvé.
Quand elle aura trouvé, elle sera bouleversée.
Étant bouleversée, elle sera émerveillée
Et régnera sur le Tout. »
Je commenterai ce logion un autre jour. Je soulignerai simplement ici que le signe de l’accomplissement n’est autre que le bouleversement qui signe le passage, c’est-à-dire la transformation radicale, et l’émerveillement qui conduit au Royaume. Dans ce dernier, la Totalité est vécue et prend sens. On peut songer en écho aux mots d’Etty Hillesum, qui, sous la botte même des nazis, écrivait :
« La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité pour peu que l'on sache y ménager sa place pour tout et la porter toute entière en soi dans son unité; alors la vie, d'une façon ou d'une autre, forme un ensemble parfait. Dès que l'on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l'on veut suivre son bon plaisir pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde: dès lors que l'ensemble est perdu, tout devient arbitraire. »
Mais alors, de quoi est-il question quand nous parlons d’esprit, dans la perspective spirituelle ? C’est en fait impossible à dire, ce qui agace beaucoup nos amis rationalistes qui voudraient que leur raison puisse tout mâcher et le rendre digestible à la mesure de leur indigence, mais justement, l’esprit est la dimension de sens qui est inconcevable pour le mental, et que la psyché ne peut envisager qu’indirectement, au travers des images qui la re-présentent. L’esprit, avec une minuscule, peut dès lors être envisagé comme cette dimension qui relie notre âme à l’Esprit, avec une majuscule, le Souffle qui anime l’Univers. Nous touchons là donc au transcendant, au sens kantien du terme de quelque chose qui échappe à nos catégories mentales, et qui est cependant bien réel, bien vivant – mieux, il semble bien que ce soit la Source même de notre réalité, de notre vie. On peut l’appeler le Réel, le Vivant, la Vie éternelle, mais peu importe le nom qu’on lui donne. Ce qui est d'une importance vitale, c’est la relation vivante que nous entretenons avec cette dimension qui donne sens à notre existence. Jung le disait bien :
« Pour l'homme la question décisive est celle-ci : te réfères-tu ou non à l'infini? Tel est le critère de sa vie. C'est uniquement si je sais que l'illimité est l'essentiel que je n'attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n'ont pas une importance décisive. (...) Si nous comprenons que, dans cette vie déjà, nous sommes rattachés à l’infini, désirs et attitudes se modifient. Finalement, nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée. Dans nos rapports avec autrui, il est, de même, décisif de savoir si l’infini s’y exprime ou pas. »
L’Esprit se révèle donc être le Transcendant, qui dépasse toutes nos tentatives d’appréhension mentale, et cependant c’est aussi l’Immanent, qui soutient tout, qui est toujours présent. C’est le Souffle dont s’origine tous les souffles, toutes les respirations ; le mouvement qui alimente sans trêve le processus vie-mort-vie. Et justement, l’accompagnement psycho-spirituel est toujours accompagnement d’un mouvement de vie-mort-vie. Celui-ci est aussi un mouvement créateur, au sens où il va libérer le cheminant de tout ce qui est connu, conditionné, pour permettre à du nouveau d’émerger, d’apparaître. La signature de l’Esprit est précisément le surgissement du Nouveau d’une dimension virginale, au sens où elle est vierge de tout passé. Le travail psychique s’inscrit dans une continuité horizontale des événements qui reconduit des causes et des effets dans un certain déterminisme – c’est parce qu’il est arrivé ceci que je vis cela – et le thérapeute applique des outils pour remédier aux problèmes, comme un garagiste changeant une durite. Mais voilà que survient l’inattendu, l’imprévisible, un mouvement créateur, une grâce qui provoque un renversement de perspective, un retournement, une métanoïa qui fait tout paraître neuf, nouveau : l’Esprit vient de se manifester, hors de tout déterminisme...
On peut dire dès lors que nous accompagnons une nouvelle naissance, ce qui implique l’apparition d’une nouvelle vie, d’un nouvel être. Ce processus a été décrit aussi comme tenant de l’Éveil, c’est-à-dire de la sortie du sommeil et du rêve compris comme une illusion, et aussi de la Résurrection, du fait de se relever d’entre les morts. Mais l’image de la nouvelle naissance nous est particulièrement utile car elle permet d’envisager notre démarche d’accompagnement comme tenant d’une maïeutique, de l’art d’accoucher le bébé spirituel enfin différentié de l’eau du bain amniotique, ou pourrait-on dire encore, psychique. Dans cette image, on retrouve aussi implicitement l’union des opposés, que ce soit celle du féminin et du masculin dont est issu l’enfant, ou du Haut et du Bas, de l’humain et du Divin, de la lumière de la conscience et de l’ombre – accomplissement du Soi dans l’union des contraires, alchimie qui produit l’Or, symbole de la lumière incarnée.
Cher Jean, merci pour cet article dense, qui résonne beaucoup avec mon cheminement récent. Quel sujet passionnant, on dont votre article ne fait que gratter la surface!
RépondreEffacerLa difficulté d'un tel accompagnement est, à mon sens, le fait qu'un des outils principaux de l'accompagnant est de donner une "carte du territoire" sous la forme de concepts et de méthodes d'interprétation de l'expérience. Quel art il faut pour pouvoir faire cela en dehors du cadre du dogme d'une religion (dans le beau sens du mot)! J'aime à cet égard particulièrement les enseignements de Rob Burbea, en particulier son "Soulmaking Dharma", qui permettent d'explorer "en parallèle" différents enseignements religieux sans pour autant avoir besoin de "signer" pour une foi rigide et dogmatique... L'idée est, essentiellement, de reconnaître le caractère fabriqué de toute perception, et le rôle des Logoi (modèles conceptuels) dans ce processus. Cela donne une grande liberté à expérimenter différents modes de relations avec le monde et le divin.
Un autre aspect que je trouve particulièrement difficile sur le "chemin spirituel" est la nécessité de va et vient entre les explorations du sacré et du mystère, d'une part, et la "vie quotidienne", d'autre part. L'interaction avec nos proches requiert une forme de modèle du monde commun, et il est parfois très difficile et douloureux de communiquer au milieu d'un processus de déconstruction ou reconfiguration du modèle du monde. En particulier, l'image de soi que les autres nous renvoient peut être douloureusement en conflit avec les images encores floues resultant de nos explorations, et les interactions et conflits qui résultent de ces différences sont très difficiles à naviguer et à expliquer à l'autre parti... Si vous avez de l'expérience avec ces aspects, je serais très intéressé de lire votre avis.
D'abord, en réponse donc à ce que vous amenez là, je dois dire que je suis entièrement d’accord avec la difficulté pour l'accompagnant de fournir une carte du territoire hors des dogmes, et la nécessité pour cela de « reconnaître le caractère fabriqué de toute perception, et le rôle des Logoi (modèles conceptuels) dans ce processus. » C'est un point crucial et peut-être même le fondement de la liberté à laquelle nous invite l’Esprit. Je soulignerai simplement qu’il s’agit par là d’entrer dans la conscience de la nature de la conscience – une conscience de la conscience, ou supra-conscience – créatrice en permanence de représentations qui sont à la fois médiatrice du réel, et un voile. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de s’empêcher de penser, mais de ne plus identifier nos pensées à la vérité – ce sont simplement des vecteurs relationnels avec ce qui est. Il me semble qu’Eckart Tollé en particulier amène des éléments très utile dans ce sens, en nous invitant à ne pas croire nos pensées – c’est aussi ce que disent Richard Moss, Byron Katie… et il semble que l’expérience de la méditation soit indispensable pour comprendre ce dont nous parlons là. Peut-être même est-ce sa finalité !
EffacerEnsuite, il y a cette question que vous soulevez, particulièrement épineuse, de la difficulté bien souvent qui découle de la nécessité de va et vient entre les explorations du sacré et du mystère, d'une part, et la "vie quotidienne", d'autre part.» En particulier dans nos relations avec nos proches (ou celle de nos accompagnés avec leurs proches) quand ils ne sont pas dans la Voie. En effet. Et cependant, ce va et vient est strictement nécessaire pour une bonne intégration de ces explorations, à moins de choisir une voie monacale mais je crois qu’on y perd alors l’essentiel, qui est dans la relation. On pourrait dire, comme le faisait ressortir Richard Moss parlant d’un de ses rêves, que l’homme ordinaire, notre prochain qui n’entend rien à ces mystères, est notre guide spirituel pour reprendre pied dans la réalité. Il nous aide à éviter toute forme de grandiosité et d’inflation, un des plus grands dangers qui menace le pèlerin.
EffacerDès lors, dans les difficultés de communication que nos accompagnés ou nous-mêmes pouvons rencontrer avec les proches qui ne sont pas ouverts à ces explorations, je crois qu’il faut se rappeler qu’il y a là une opportunité de croissance encore. Un des plus grands dangers est ce qu’on appelle la « puanteur zen » qui consiste en vouloir à tous prix partager les expériences sans tenir compte des demandes d’autrui et expliquer combien elles sont extraordinaires. Ce n’est pas à nos proches de devoir s’ajuster à nos découvertes, mais à nous de tenir compte de là où ils sont dans leur propre chemin de conscience, fut-il entièrement inconscient à ce point. Devant ce défi, il est bon de se rappeler ce que suggérait Rilke quand il disait : « ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. » Au fond, la question brûlante qui ressort de ces difficultés est : que valent donc nos explorations si elles ne nous amènent pas à suffisamment d’amour pour marcher le chemin avec nos proches, tels qu’ils sont ?
Vous soulignez avec justesse que « l'image de soi que les autres nous renvoient peut être douloureusement en conflit avec les images encore floues résultant de nos explorations ». C’est certain, mais j’oserai dire qu’il y alors l’opportunité de chercher à se libérer du piège de l’image de soi, ne serait-ce qu’en acceptant les projections d’autrui. Un des quatre accords toltèques peut dans ce sens être très utile, nous invitant à « ne rien prendre personnel ». En bref, nous sommes mis au défi de l’exploration des conflits qui surviennent, qu’ils soient intrapersonnels ou interpersonnels, en pleine conscience, en présence. Il n’est pas rare, si j’en juge par mon expérience et celles des personnes que j’accompagne, que ces conflits nous amènent à des points de rupture dans la relation, mais alors, si le travail de conscience est bien fait, on peut penser que c’est le Soi qui décide et non le moi : à moins qu’il n’y ait violence, contrainte, ce n’est jamais une bonne idée de quitter une relation pour cause d’incompatibilité spirituelle. On est alors, je crois, je jouet de projections d’ombre qu’il nous faut rapatrier. Mais au fond, je crois pour ma part avec Richard Moss que la relation est vivante, et c’est donc elle qu’il faut interroger : que veux-tu faire avec tout cela ? Où veux-tu nous amener ?
En espérant que cela réponde au moins minimalement à vos interrogations. Merci encore d’alimenter ainsi la réflexion !
Merci beaucoup pour ces réponses très élaborées, qui soulignent la richesse des territoires à explorer et le caractère permanent de cette quête, ou la réponse à chaque question ouvre une dixaines de nouvelles questions!
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