Quelques années avant de mourir, Jung, après avoir répondu avec une certaine mauvaise grâce à des questions d’école, écrivait dans une lettre adressée à la Baronne von der Heydt :
« De telles discussions nous font voir ce qu’il adviendra de nous quand je serai
devenu posthume. Tout ce qui avait été feu et vent sera mis dans l’alcool et
changé en préparations mortes. Ainsi les dieux sont enterrés dans l’or et
le marbre, et les simples mortels comme moi, dans le papier. »
Un peu plus de cinquante ans après son décès, nous pouvons apparemment donner raison à l’amertume qui semble poindre dans ces
mots de Jung. Le potentiel pour ainsi dire « révolutionnaire » de ce
qu’il nous a légué a presque été neutralisé. C’est ainsi, alors que son œuvre est
largement ignorée ou dévalorisée, que certains de ses héritiers se laissent
regrouper sous la bannière d’une « psychanalyse jungienne ». Ce
serait risible – du bon rire de Jung, qui s’entendait de loin – si ce n’était
aussi triste, car ces termes sonnent comme l’aveu d’une reddition à une forme
de normalisation par le bas ; c’est alors source d’une grande confusion,
car il devient difficile de distinguer la voie ouverte par Jung de la
psychologie de l’inconscient et de la méthode élaborées par Freud. La psychologie
analytique de Jung devient, du moins en apparence, une « psychanalyse avec
des archétypes », et ce qu’elle a de spécifique est gommé. Ainsi Jung dénonçait-il
le fait que Freud avait fixé en une doctrine sa théorie de la sexualité et du
refoulement et, dans le fond, se dissociait clairement de la conception essentiellement rationaliste de l’être
humain qui sous-tend la psychanalyse. À moins donc que les mots qui composent cette expression aient perdu
leur signification, une « psychanalyse jungienne », c’est, de mon
point de vue, un joli oxymore, comme un soleil noir.
C’est aussi à tout le moins un étrange animal, comme un mammifère doté de pieds palmés et d’un bec de canard. Je propose cette
image pour être clair sur le fait qu’il ne s’agit pas de discuter son droit à
l’existence : un tel animal existe dans la nature, c’est un
ornithorynque ! Par contre, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une
impasse évolutive, de la même façon que l’ornithorynque est une espèce fossile.
Dans un article datant de 2007, l’analyste jungien Marvin Spiegelman
s’interroge sur ce qu’il ressent comme la mortification, au sens alchimique, de
la psychologie jungienne maintenant qu’ont disparu les dernières personnes qui
ont travaillé directement avec Jung, en particulier la regrettée Marie-Louise
Von Franz, décédée en 1998. Comme un symptôme de cette décomposition, nous
pouvons noter la multiplication des courants dits post-jungiens et l’apparente
schizophrénie qui fait qu’il existe désormais deux écoles se réclamant de
Jung à Zurich.
Lui-même ne voulait pas créer d’école et semble n’avoir accepté d’établir un institut que lorsqu’il s’est rendu compte qu’il valait mieux qu’il le fasse lui-même ; il prévoyait cette inévitable dégénérescence. Il récusait aussi le terme « jungien » en disant : « Je ne suis pas jungien, je suis Jung ». Au-delà de la plaisanterie, dont il était friand, on peut voir là une ligne directrice nous invitant à ne pas référer à une quelconque bannière collective et à assumer notre individuation dans ce qu’elle a d’original, c’est-à-dire de proximité avec l’Origine. Dans sa perspective, il est bien évident qu’aucune forme collective ne saurait encapsuler longtemps le mystère auquel il avait touché. C’est pourquoi, bien que je réfère pour ma part à Jung comme à mon grand-père spirituel, je refuse de me considérer « jungien » ; c’est trahir son esprit en lui rendant un culte de la personnalité qui n’a aucun sens. La seule chose qui importe est de boire à la même Source que lui (non point « sa » source d’eau vive puisqu’elle est éternelle et qu’elle était bien connue des anciens), et de continuer l’exploration du continent obscur auquel il a abordé.
Lui-même ne voulait pas créer d’école et semble n’avoir accepté d’établir un institut que lorsqu’il s’est rendu compte qu’il valait mieux qu’il le fasse lui-même ; il prévoyait cette inévitable dégénérescence. Il récusait aussi le terme « jungien » en disant : « Je ne suis pas jungien, je suis Jung ». Au-delà de la plaisanterie, dont il était friand, on peut voir là une ligne directrice nous invitant à ne pas référer à une quelconque bannière collective et à assumer notre individuation dans ce qu’elle a d’original, c’est-à-dire de proximité avec l’Origine. Dans sa perspective, il est bien évident qu’aucune forme collective ne saurait encapsuler longtemps le mystère auquel il avait touché. C’est pourquoi, bien que je réfère pour ma part à Jung comme à mon grand-père spirituel, je refuse de me considérer « jungien » ; c’est trahir son esprit en lui rendant un culte de la personnalité qui n’a aucun sens. La seule chose qui importe est de boire à la même Source que lui (non point « sa » source d’eau vive puisqu’elle est éternelle et qu’elle était bien connue des anciens), et de continuer l’exploration du continent obscur auquel il a abordé.
Une vertu majeure de cette situation de
mortification, c’est-à-dire d’œuvre au noir, que traversent les héritiers de
Jung, est de forcer une décantation et une différentiation. En premier lieu,
elle montre que nous avons atteint les limites de la métaphore médicale ou
psychothérapeutique dans laquelle s’inscrit précisément la psychanalyse. C’est
dans ce cadre que l’œuvre de Jung s’est déployée, au moins dans un premier
temps, mais cette métaphore est limitée, et lui-même l’avait dépassée à partir
du moment où il a rejoint le grand courant de l’alchimie qui traverse les
siècles. Le modèle médical voudrait que l’on ne s’intéresse par exemple à nos
rêves que parce que nous serions malades et que nous voulons remédier à quelque
souffrance, mais ce n’est là qu’un point de départ. De même, nous touchons aux
limites de l’ambition scientifique de la psychologie ; Jung a veillé à
toujours garder une rigueur et une ouverture toutes scientifiques, et celles-ci
sont parmi les acquis les plus importants de notre modernité, qui doivent bien
sûr être préservés, mais avec une conscience claire des limites asphyxiantes du
rationalisme. Pour la véritable science, la raison est un tremplin vers
l’émerveillement. Il ne s’agit donc surtout pas de jeter la psychologie
jungienne, ses concepts et ses méthodes ainsi que tous ses apports. Il s’agit
de se poser la question qui a saisi Jung quand il a réalisé qu’il avait en main
la clé qui ouvrait tous les mythes : pour quoi faire ? Or,
disons-le, nous crevons d’être médicalisés et rationnalisés de partout ;
l’âme étouffe et qui a des oreilles peut entendre son cri, qui est le cri
de Merlin, enfermé dans une prison de verre, hurlement dont Jung s’est fait
l’écho…
Mon parti pris à moi, tout subjectif et
revendiqué comme tel, c’est que si la géographie sert à faire la guerre, comme
l’a mis en lumière Yves Lacoste, alors la psychologie sert à faire la
révolution ! C’est-à-dire à faire de nous-mêmes de meilleurs humains, ce
qui est la définition de la spiritualité que propose le Dalaï-Lama et, par là,
à transformer le monde à notre petite mesure, sans y ajouter de violence. Il
s’agit, pour reprendre les mots de Gandhi, de devenir le changement que nous
voulons voir advenir. L’immense apport de Jung, ce en quoi son œuvre est
fondatrice, c’est d’avoir reconnecté notre modernité, qui sans cela serait
orpheline, comme née de la cuisse de Jupiter, à la sagesse des anciens et en
particulier de l’alchimie, mais aussi de l’orient spirituel. Il a montré que,
malgré notre prétention collective à mieux comprendre que nos
ancêtres l’univers et la vie, nous sommes faits de la même nature, qui cherche toujours à
s’exprimer en nous et à créer de nouvelles formes de vie. Il nous a fourni un
appareil conceptuel et méthodologique qui nous permettent d’intégrer la
connaissance de toutes les cultures spirituelles sans y perdre notre âme
occidentale ni la gaver seulement de mets exotiques. Au fond, nous pouvons dire
que l’envergure de Jung est, bien plus largement que celle d’un psychologue,
celle d’un alchimiste qui traverse les siècles et a écrit surtout pour
l’avenir. Il a été d’une certaine façon le premier homme du Verseau, âge dont un
mythe majeur semble devoir être l’alchimie, l’art de la transformation du poison
qu’est le plomb en or – image de la lumière de la conscience incarnée.
Mais, pour l’instant, Jung est donc, comme il le prévoyait, enterré dans les concepts et sous des tonnes de papier. C’est la
principale erreur en ce qui le concerne ainsi que l’inconscient que de tenter
de les cerner avec des concepts et des mots, des « préparations
mortes » : sa plus importante, sinon seule, recommandation était de
nous exposer aux images vivantes qui constituent la psyché, moyennant quoi ce
qui vit dans les images saurait nous guider. Mon ambition avouée, que ce soit
dans ce blogue ou dans toutes mes activités autour du rêve, est de contribuer à
libérer le feu et le vent dont parle Jung. De quoi s’agit-il ? Le feu,
c’est l’image de la passion à son meilleur, de l’amour qui éclaire le cœur, et
c’est l’agent de transformation par excellence. Le vent, c’est le souffle de
l’Esprit, dont il est dit qu’il souffle où il veut, que rien ne saurait
l’arrêter ni le domestiquer. Une alternative à la métaphore médicale tient dans
la proposition ancestrale du yoga qui consiste à consacrer nos efforts à un art
de vivre qui vise à la réalisation de notre pleine conscience, c’est-à-dire à
notre libération intégrale de toute forme d’inconscience. J’en reparlerai dans
un prochain billet puisque je suis un tenant du « yoga psychologique »
élaboré par mon mentor et ami Nicolas Bornemisza, et qui poursuit l’ambition de
Jung de voir émerger un yoga proprement occidental dans notre civilisation.
Mais, dans l’immédiat, observons donc simplement que le vent attise le feu… et que
la seule façon de propager l’incendie du cœur, c’est de commencer par allumer
le feu sacré dans notre propre vie et de lui faire confiance, moyennant quoi il
trouvera ses propres voies.
Rappelons en conclusion les mots de Jung, dont vous mesurerez toute l’actualité :
« Ce que l’on appelle exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité
l’antique et intemporelle voie initiatique. La doctrine de Freud est une
tentative d’ensevelissement pour se protéger des dangers de la ‘longue route,’
seul un chevalier risquera la ‘queste et l’aventure’. »
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