Cela fait trois ans que la disparition tragique de
Serge[*] a plongé ses proches et ses amis dans un profond deuil. Pour Stéphanie et
sa sœur, c’est comme un oncle ou un second père qui a disparu brutalement; dès lors, j’ai entendu des
cauchemars et différents rêves dans lesquels Serge revenait, ou semblait ne pas
vouloir partir, demander de l’aide. C’est toute la famille qui en a été
bouleversée, remuée au plus profond dans son appréhension de la vie et de la
mort. Après trois années donc, voilà le rêve que je reçois de Stéphanie :
Nous visitons en famille un château quelque part en
France. Avec nous, quelques amis dont Josiane, la compagne de Serge, et sa
fille. Aujourd’hui exceptionnellement, l’accès aux égouts et aux greniers est
autorisé. Le guide distribue à chacun de nous une grande bougie allumée dans un
pot de verre, comme un petit vase. Nous visitons le château et, lorsque nous
sommes arrivés au point le plus bas où nous puissions aller, le guide
déclare : « Nous sommes ici pour vous annoncer le décès de
Serge. » Nous nous regardons : de quel Serge parle-t-il ? Le nôtre
est mort il y a 3 ans. Devant nos regards interrogatifs, le guide
continue :
- Si, si, je dois vous dire que Serge L. vient de mourir
! »
À cet instant se fait entendre une musique d’église qui semble
matérialiser un enterrement…
Poursuivant notre chemin dans les égouts, nous
parvenons à une rivière. Le guide nous invite à y laisser partir les bougies
dans les pots de verre qui nous ont été remis, dans cette intention, à
l’entrée : ce geste facilitera l’envol de l’âme de Serge. Surpris, nous
nous exécutons et nous regardons ces flammes dansantes s’éloigner doucement. La
rivière fait un coude au-delà duquel nous apercevrons encore les lumières de
notre chemin de retour vers le château, ce qui nous communique le sentiment
qu’elles sauront affronter les tumultes de la rivière.
Nous ne nous sommes pas aperçus jusque-là que nous
sommes suivis par deux gendarmes qui sont prêts à réagir à une attitude
anormale de notre part à l’annonce du décès : notre chagrin peut-être
excessif, mêlé d’incompréhension et d’étonnement, semble nous valoir d’être
ainsi sous surveillance. Par une porte secrète, nous revenons dans l’enceinte
du château, maintenant plein de gens, chacun avec une bougie allumée. Personne
ne remarque notre chagrin et nos larmes, tout le monde étant absorbé par la
visite.
C’est un privilège d’entendre un tel rêve. Je suppose
une émotion similaire chez la sage-femme quand elle accueille un nouveau-né et
qu’à travers lui, le contemplant un moment et envisageant les longues années
qu’il aura à vivre, c’est la flamme de la vie qu’elle honore. Il y a des rêves,
comme celui-ci, dans lequel miroite un mystère plus profond que ne peuvent
saisir toutes les psychologies, qui appelle simplement à révérence.
La mort d’un proche est toujours une épreuve
difficile, particulièrement choquante dans la période sensible et vulnérable de
l’adolescence. L’absence désormais acquise de toute référence religieuse ou
même spirituelle dans l’éducation, et plus largement dans la société, nous rend
dépourvus de toute protection psychique devant des événements comme la mort.
C’est la vertu de toutes les mythologies, des professions de foi religieuse et
de la communauté des croyants que d’offrir une telle protection psychique.
Cependant, nous vérifions dans ce rêve ce que Jung et Campbell avaient
remarqué : la psyché réinvente en rêve les symboles salvateurs même s’ils
n’ont pas été fournis par l’extérieur. Ici, l’image centrale est celle de la
flamme de la vie, ou de la conscience, que symbolise volontiers la bougie,
s’éloignant doucement sur la rivière…
Le rêve souligne l’importance de dire adieu à Serge au
travers d’un rituel, d’un geste symbolique joignant une intention à l’acte. Il évoque
directement le mystère de l’âme, de ce qui perdure après la mort, qu’il faut
aider à s’envoler. Ce que la rêveuse ne sait pas, c’est que la cérémonie fait
écho à la fête hindoue de Divālī où la Déesse du Gange est remerciée
pour la vie qu’elle dispense par un lâcher de lanternes flottantes sur le
fleuve. La Thaïlande en a développé sa propre version dédiée au Bouddha :
le Loy Kratong invite à l’abandon des rancunes, des regrets et colères,
pour repartir d’un bon pied. La rivière, le fleuve, symbolisent volontiers le
flux de l’existence, dans une perspective qui est donc ici non limitée à la vie
terrestre. Le rêve se conclut sur l’assurance de la capacité de la conscience à
surmonter le passage de la mort, les tumultes de la rivière, quand la rêveuse
aperçoit les lumières dansantes encore au loin.
Le château représente une structure psychique
collective référant à une époque révolue, celle de la royauté et des seigneurs
qui ont pu habiter cet espace, évocation d’un Moyen-Âge où les hommes vivaient
dans une foi simple, dans la proximité de Dieu. Les vieilles pierres sentent la
mort, les fantômes, la mémoire des passions de ces vivants qui nous ont
précédés. Aujourd’hui, c’est-à-dire dans le temps du rêve, maintenant, à tout
moment, dans l’instant présent : voilà que tout est ouvert, les égouts et
les greniers sont accessibles ! C’est une sorte de Toussaint intérieure, une
fête des morts comme l’Halloween, quand les deux mondes sont tellement proches
qu’ils peuvent communiquer ; les profondeurs et les hauteurs de la
situation sont rendues accessibles par le rêve qui les met en lumière. Bien sûr,
il dit que le deuil est fini, que Serge peut enfin partir. En cela, ce n’est
pas simplement un rêve personnel, il a une dimension collective qui concerne
toute la famille et les proches de Serge, à qui je recommanderais qu’il soit
donc communiqué. Mais plus largement encore, il amène à qui l’entend un point
de vue de l’inconscient collectif sur la mort et sur notre situation
spirituelle face à celle-ci.
Les gendarmes sont les forces de l’ordre, les
« gardiens de la paix ». À l’annonce de la mort de Serge dans le
rêve, il y a un risque de réaction émotive excessive, et les gendarmes sont là
pour y veiller. Le chagrin n’est pas approprié, du moins au-delà d’une certaine
mesure, car il fait fi du mystère révélé dans le rituel des lumières dansantes
sur la rivière. Notre façon de pleurer les morts en Occident traduit souvent,
du point de vue de l’inconscient collectif, notre ignorance et notre incapacité
à envisager la dimension sacrée de la mort. Le rêve affirme que nous sommes des
êtres spirituels dont quelque chose perdure au-delà de la mort, comme une
lumière dansante sur les flots de l’existence. Il pointe comment, ayant
collectivement oublié cela en tant que société, nous ne savons plus faire le
deuil de nos chers disparus, ni l’enseigner à nos jeunes qui s’en trouvent
désemparés, en danger. Nous avons besoin de la protection des gardiens de la
paix intérieure. Et finalement, quand Stéphanie et les siens reviennent dans
l’enceinte du château, c’est pour constater que tout le monde porte une bougie,
et que personne ne fait attention à eux : la mort est une épreuve qui nous
concerne tous, et beaucoup moins personnelle qu’il n’y paraît quand elle
frappe. À chacun sa bougie, sa flamme, et cependant c’est une même lumière qui
relie et éclaire…
[*] Tous les noms ont été changés.
superbe commentaire, d'autant que je connais les personnages. Depuis ce rêve, ma fille parle beaucoup librement, de Serge. Plus librement car elle rit allègrement des blagues de Serge.
RépondreEffacerMerci à l'inconscient de nous rappeler le caractère sacré de la mort, merci à toi de le mettre avec des mots si clairs.