samedi 13 juin 2015

Royal mariage

Les quatre cavaliers de l'Apocalypse - Albrecht Dürer (1498)

Je poursuis ma (re)lecture de La création de conscience, d’Edward Edinger. Je ne saurais que recommander de lire ce livre, ou au moins d’en méditer le premier chapitre, « le nouveau mythe ». Il y a en particulier ce rêve énorme – dans la catégorie grand rêve au carré – qui devrait être proclamé en place publique, comme le faisaient les anciens dans l’Antiquité quand un rêve passait un message collectif. Edinger l’introduit en le situant dans le contexte de la mort et renaissance de notre mythe central qui ressort en imagerie apocalyptique dans les rêves de nombreuses personnes, celui-ci en étant donc un exemple remarquable :

Je marche le long de ce qui semble être les Palissades dominant tout New York. Je marche avec une femme que je ne connais pas. Nous sommes conduits par une femme qui est notre guide. En fait, le monde tel que nous le connaissons a été détruit. New York n’est plus qu’un tas de décombres ; il y a des incendies partout, des milliers de gens courent partout, frénétiquement ; l’Hudson a envahi de nombreux quartiers de la ville ; des tourbillons de fumée envahissent l’atmosphère. Autant que je peux en juger, le sol a été nivelé. C’est le crépuscule. On voit dans le ciel des boules de feu se diriger vers la terre. C’est la fin du monde, la destruction totale de tout ce que l’homme et sa civilisation avaient construit.

Cette terrible destruction est causée par des géants d’une taille exceptionnelle – des géants venus de l’espace, des lointaines étendues de l’univers. Je pouvais voir, au milieu des décombres, deux des géants assis : ils ramassaient les gens au hasard, par poignées, et les mangeaient, aussi nonchalamment que lorsque nous mangeons du raisin. Le spectacle était terrifiant. Les géants n’avaient pas tous la même taille ni tout à fait la même forme. Notre guide nous expliqua qu’ils venaient de différentes planètes mais vivaient harmonieusement et paisiblement ensemble. Il nous expliqua aussi que les géants atterrissaient dans des soucoupes volantes (les boules de feu étaient d’autres débarcadères). En fait, la terre telle que nous la connaissons fut conçue par cette race de géants au commencement des temps. Ils cultivaient notre civilisation comme nous cultivons des légumes. La terre était leur serre, si l’on peut dire, et ils étaient venus récolter ce qu’ils avaient semé. Tout cela se déroulait à l’occasion d’un événement dont je ne devais être instruite que plus tard.

J’ai été sauvée parce que j’avais une tension légèrement trop élevée. Si j’avais eu une tension normale ou si ma tension avait été franchement trop haute, j’aurais été mangée comme presque tous les autres. Parce que j’avais une tension légèrement trop élevée, on m’a choisie pour subir cette épreuve et, si j’en sors victorieuse, je deviendrai comme mon guide un « sauveur d’âmes ». Nous avons marché extrêmement longtemps, témoins de ce cataclysme destructeur. Je vis alors devant moi un trône d’or monumental, aussi brillant que le soleil : on ne pouvait pas le regarder en face. Sur le trône, un roi et une reine étaient assis, de la race des géants. Ils étaient le cerveau derrière la destruction de notre planète. Quelque chose de spécial et d’extraordinaire émanait d’eux dont je n’ai compris le sens que plus tard.

Je devais non seulement assister à la destruction du monde mais aussi gravir un escalier me conduisant au niveau occupé par le roi et la reine, de telle sorte que je me trouve « face à face » avec eux : telle était la tâche, l’épreuve qu’on m’imposait. Cela devait probablement se faire par étapes. Je commençais à grimper. C’était long et difficile, mon cœur battait à tout rompre. J’avais peur mais je savais qu’il me fallait accomplir cette mission. Il en allait du salut du monde et de l’humanité. Je me réveillai, transpirant abondamment.

Plus tard, je réalisais que la destruction de la terre par la race des géants était la fête donnée à l’occasion du mariage du roi et de la reine nouvellement unis. Voilà qui peut expliquer l’impression extraordinaire que les souverains m’avaient faite.

Edinger commente ce rêve en rappelant d’abord les mots de Jung à propos du « vent de destruction universelle et de renaissance qui souffle sur notre époque ; cet esprit se fait sentir partout, aussi bien sur le plan politique et social que philosophique. Nous vivons ce que les Grecs appellent le kairos – le moment juste – pour une "métamorphose des dieux", c’est-à-dire des principes fondamentaux et des symboles. »

Ce thème de la moisson de la Terre se retrouve dans l’Apocalypse, où un Ange dit à un autre Ange : « Jette ta faucille et moissonne, car c’est l’heure de moissonner, la moisson de la terre est mûre. » Edinger explique qu’être moissonné par les Anges ou dévoré par les géants, « cela veut dire qu’on a été avalé par des dynamismes archétypiques, non humains ». Jung faisait remarquer qu’avec la perte de vitalité du mythe religieux, les archétypes de l’inconscient collectif apparaissent volontiers désormais comme extra-terrestres – une façon de symboliser à quel point ils nous sont étrangers. Et ils peuvent donc nous dévorer. « Pour l’individu, cela signifie la psychose ou la psychopathie criminelle ; pour une société, une désintégration structurelle et une démoralisation collective générale provoquée par la perte du mythe central qui avait jusque-là soutenu et justifié l’homme dans sa tâche incommode d’être… humain. »

Les sociétés aussi ont leurs psychoses et leurs dépressions. Edinger évoque la fin de l’Empire romain comme exemple de désintégration comparable à notre époque. Jung a cherché à attirer l’attention[1] sur la dimension psychotique de l’épisode nazi en Allemagne, soulignant que cette psychose non entièrement guérie avait alors touché toute l’Europe et laissé derrière elle un monde divisé en deux entre l’Est et l’Ouest ; désormais, il se pourrait bien que le risque de déflagration psychotique se soit mondialisé avec l’hyper rationalité économique qui met le vivant en coupe réglé, la généralisation technologique de notre coupure d’avec les instincts, la guerre que nous livrons à la nature. Jung concluait son étude du drame nazi en avertissant que « ce qui maintenant menace relèguerait dans l’ombre la catastrophe européenne, tel un fugace prélude. »

Déjà, nous assistons à une réédition de la légendaire et éternelle guerre des dieux quand des missiles humains téléguidés par une foi fanatique s’opposent à l’hyper rationalité occidentale toute bardée de technologie, qui sème la mort comme dans un jeu vidéo. Voilà les archétypes à l’œuvre ! Le match oppose le preux Saladin drogué au captagon[2] contre le Docteur Folamour[3], le savant fou… et nous avons de façon caractéristique des jeunes fascinés par l’appel de la « guerre sainte » tandis que nos populations occidentales sont à la fois convaincues d’être dans leur bon droit d’exploiter le reste du monde et complètement démoralisées. Quand on connaît la mythologie, il n’y a rien de bien neuf là sous le soleil : les fils du dieu Anu déjà se battaient avec le feu du ciel…

Mais que peut signifier le fait qu’une tension légèrement plus élevée que la moyenne, mais pas trop, vaille à la rêveuse d’être épargnée ? Il y a là une bonne nouvelle pour celles et ceux qui ont parfois du mal à trouver le sommeil : « Être inquiet, c’est-à-dire avoir une tension légèrement trop élevée, voilà l’attitude "juste" pour l’homme moderne. Cela montre que son signal d’alarme intérieur fonctionne toujours et qu’il a une chance de s’en sortir : son anxiété va le pousser à la réflexion et à l’effort, ce qui lui sauvera peut-être la vie. » Par contraste, « une tension normale serait le signe de l’indifférence face à des évènements exceptionnels », tandis qu’une trop grande tension prédisposerait à la passion, au fanatisme et donc à la dévoration par les archétypes.

Edinger indique ensuite que la montée de l’escalier est le symbole alchimique de la sublimation par laquelle la conscience prend de la hauteur. « Psychologiquement, elle se rapporte au processus par lequel des problèmes particuliers, personnels, des conflits et des événements sont appréhendés de haut, dans une perspective plus large, comme les aspects d’un mouvement plus vaste et comme s’ils étaient vus sous l’angle de l’éternité ». L’angle de l’éternité, c’est précisément le point de vue archétypal, mais au lieu d’être possédée et dévorée par les archétypes, la rêveuse fait l’effort de s’élever en conscience jusqu’à eux, pour se trouver « face à face » avec le roi et la reine. Il est dit auparavant qu’il est impossible de regarder en face le trône brillant comme le soleil, et cela rappelle qu’on ne saurait voir le divin et vivre. Quelle que soit l’issue de l’épreuve, il est question ici d’une mort, c’est-à-dire d’une transformation radicale, que celle-ci soit consciente ou non. Et mourir consciemment, c’est donc s’éveiller.

Le mariage du roi et de la reine symbolise l’union des contraires, c’est-à-dire l’irruption d’une réalité au-delà de la dualité et donc de l’humain ; c’est le Soi qui est alors entrevu comme étant une conjonction paradoxale. Edinger rappelle comment, dans ce qu’on pourrait appeler le mythe jungien, c’est en assumant la tension des contraires que l’homme permet à Dieu avec ses antinomies de s’incarner. Alors « l’homme est empli du conflit divin » et c’est le service que l’homme peut rendre au divin : il donne une prise de terre à l’énergie que ce conflit génère, ce qui crée de la conscience. On est loin d’une vision romantique du mariage intérieur car c’est dans le feu du conflit que l’or de la conscience est donc produit, que l’enfant divin est conçu.

Cette idée de la création de quelque chose d’infiniment précieux, au point que des milliards d’existences sont sacrifiées pour un être éveillé, ressort en filigrane de tout le rêve, comme en témoigne l’amplification du thème de la moisson. L’individuation – c’est-à-dire la réalisation de soi – a quelque chose de végétal, que rappelle le fait qu’elle soit souvent symbolisée dans les rêves par un arbre. Dans cette métaphore, on peut dire que nous êtres humains sommes appelés à fleurir et à porter fruit, ce fruit lui-même portant de nouveaux germes spirituels dans le meilleur des cas. Quand les rêves parlent de la mort, c’est souvent en inscrivant l’existence humaine dans une métaphore végétale avec des cycles au cours desquels le rhizome des racines est préservé pour permette une nouvelle génération. Qui dit végétation dit aussi semailles, croissance, saison, récolte, moisson, renouvellement…

La mort elle-même est représentée avec une faux, associée aussi à la notion de moisson. Le fruit de l’existence humaine est donc cueilli quand il est mûr. Le but de l’individuation, laissent entendre les rêves, est de créer un corps subtil échappant au temps et à la mort, c’est-à-dire de prendre conscience semble-t-il d’une dimension éternelle au-delà du changement apparent. Mais qu’est-ce qui survit ? D’une expérience passagère, nous pouvons tirer quelque chose qui a valeur d’éternité et c’est l’enseignement que nous en retirons, la compréhension et la conscience qui ressortent de l’expérience. C’est pourquoi on parle de la « sagesse éternelle » que l’on acquiert paradoxalement avec le temps. Dans le mythe jungien, se fondant sur la connaissance que nous avons de l’inconscience collectif, c’est cette conscience qui est la suprême valeur et elle va, au-delà de l’expérience individuelle, alimenter une âme collective qui nous dépasse. Edinger conclut ce chapitre sur le nouveau mythe en indiquant que :

« Chaque expérience humaine, dans la mesure où elle est vécue en pleine connaissance, ajoute à la somme totale de conscience contenue dans l’univers. Cela lui donne un sens et assigne à chaque individu sa place dans le drame perpétuel du monde en création ».

Edinger cite un autre rêve qui est le pendant lumineux de notre rêve apocalyptique, mais je n’en parlerai pas ici car je veux vous inciter à lire ce livre, où vous trouverez beaucoup d’autres éléments[4] soutenant cette réflexion. Cependant je ne résiste pas au plaisir de vous recopier pour conclure les mots suivants d’Edinger, qui font de lui un prophète de l’Arc-en-Ciel, au sens dont je parlais dans mon article précédent :

« Un des traits saillants du nouveau mythe est sa capacité à unifier les différentes religions du monde. En considérant toutes les religions actuellement pratiquées comme des expressions vivantes du symbolisme de l’individuation, c’est-à-dire du processus de création de conscience, les bases sont posées pour une attitude vraiment œcuménique. Loin de se proposer comme un mythe religieux de plus proposé à l’allégeance de l’homme, le nouveau mythe élucidera et vérifiera chaque religion vivante en lui donnant une expression plus large et plus consciente à son sens le plus profond. Il peut être vécu et compris à l’intérieur d’une des grandes communautés religieuses : catholicisme, protestantisme, judaïsme, bouddhisme… ou de n’importe quelle communauté encore à créer, ou par des individus sans appartenance spécifique à une communauté. »

Il apparaît donc que l’union qui est célébrée dans ce rêve apocalyptique est symbolique de l’unité que nous avons à réaliser. Elle sera accomplie dans la mort ou dans l’amour...

Ce dont Edinger parle ici est très différent du syncrétisme qui fait du bric et du broc avec des éléments empruntés un peu partout et invente un nouveau dogme. À l’inverse, on peut même envisager aujourd’hui une spiritualité agnostique, fondée sur le « je-ne-sais-pas » métaphysique qui lui permet de rester entièrement ouverte. Dès lors qu’on a une relation vivante avec l’inconscient au travers des rêves, de la méditation ou de quelque façon qui nous est propre, on reconnaît  la même intelligence symbolique partout. Alors il ressort que nous formons en chaque instant une globalité psychique vivante. Vous pouvez toucher à cette « conscience de la totalité » en méditant sur le fait qu’à ce moment précis où vous me lisez, toutes les activités humaines sont expérimentées tout autour de notre planète. Il y a des gens qui commencent leur journée et d’autres qui se couchent, des personnes qui font l’amour, qui se battent, qui commercent, qui dorment, qui rêvent, etc. Il y a aussi toutes sortes d’individus, des fous meurtriers aux saints en passant par toute la gamme de l’humanité, et il y a semble-t-il une harmonie dans cette totalité, un équilibre dynamique, toujours en mouvement, en transformation.

Je laisserai le dernier mot à Monsieur Edinger sur une note optimiste : « Quand un nombre suffisant d’individus seront porteurs de la "conscience de la totalité", le monde lui-même deviendra "entier". »


[1] Carl Jung, Aspect du drame contemporain,
[3] Un commentaire de Marie-Laure à mon article la jeunesse du monde souligne qu’il s’agit là d’un aspect du Verseau complémentaire de l’élan de solidarité allant vers l’unification.
[4] Dont un commentaire par Edinger de ce poème prophétique de Yeats : http://jubilarium.blogspot.ca/2014/08/second-avenement.html

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