Il y a des phrases comme celle-là qui, quand
vous les entendez, vous font l’effet d’un coup de foudre. Ça vous laisse un peu
sonné, et puis vous réalisez qu’il vient de se passer quelque chose, comme une
rencontre dont vous ne sortirez pas indemne, après laquelle vous ne verrez plus
la vie de la même façon. C’est Richard Moss[1],
à qui je rends grâce pour m’avoir ouvert la voie de l’approche méditative du
rêve, qui a prononcé un jour devant moi ces mots qui m’ont tellement ébranlé. Notre
groupe suivait un atelier avec lui et nous nous apprêtions à pratiquer une
méditation sur les chakras, ce qui est toujours un peu bizarre pour des
occidentaux : notre rationalité discute volontiers l’existence du corps
énergétique, cherche des preuves. Richard nous a libérés soudain de ces doutes
qui auraient pu engager notre méditation dans une impasse en nous invitant à
simplement imaginer, et surtout à observer ce que nous sentions en réponse à
cette imagination, sans mettre la moindre étiquette mentale sur ces sensations.
J’ai compris ce jour-là ce que
signifiait la métaphore orientale qui veut que le maître coupe proprement
la tête du disciple, lequel éclate alors de rire en se rendant compte qu’il n’y
a ni maître, ni disciple. « Tant que le vrai et le faux se livrent
bataille, l’esprit est malade » dit un proverbe Zen. On ne peut pas croire
sans douter, disait Jung, et ceux qui affirment le plus fort leurs croyances
sont aussi ceux qui doutent le plus, jusqu’au fanatisme qui fait taire les
doutes… des autres. Or, croire relève d’une incroyable prétention à pouvoir
connaître la vérité, à la détenir. Et « détenir la vérité », si vous
entendez bien ce que les mots veulent dire, signifie la mettre en prison, d’où
elle n’aura de cesse de s’évader. Ce qui est vrai, c’est ce qui est présent,
hors de toute définition, de toute croyance, de tout mental. Mais nous pouvons
apprendre à jouer avec cette vérité grâce à notre capacité créatrice à
imaginer.
Les anciens alchimistes faisaient la
distinction entre deux sortes d’imagination : l’imagination fantastique (imaginatio fantastica) et l’imagination
vraie (imaginatio vera). La première
est imagination asservie par le mental. Par exemple, vous avez été houspillé par
votre patron et vous n’avez pas osé lui dire ce que vous pensiez de sa façon de
vous engueuler. Mais voilà que maintenant que vous marchez dans la rue ou que
vous êtes seul chez vous, vous vous refaites la scène et vous lui dites ses
quatre vérités. Grand bien vous en fasse. Mais vous remarquerez que cela
n’apporte aucun soulagement ; au contraire, plus vous tournez dans cette
roue, plus cela devient douloureux et obsessionnel. Une autre forme
d’imagination fantastique se déploie quand vous croyez savoir ce que vit autrui
mieux que la personne concernée, que vous posez sur elle un jugement bien sûr
projectif, ou encore quand vous vous échappez du réel dans des rêveries sur les
thèmes typiques « et si seulement… » et « je serai heureux(se)
quand… ».
Dans l’imagination fantastique, il y a un
refus du réel immédiat, ce qui est l’origine même du mental. Soit vous êtes
heureux maintenant, soit vous ne le serez jamais, et ce n’est pas l’acquisition
d’une nouvelle voiture ou une promotion professionnelle qui y changera quelque
chose. La réalité, c’est que vous ne pouvez pas vraiment savoir ce que vit une
autre personne, et encore moins la juger à partir de votre expérience,
c’est-à-dire de vos mémoires. La vérité, c’est que vous n’avez pas osé tenir
tête à votre patron et que cela fait mal, mais vous évitez cette douleur en
vous faisant un film. L’imagination vraie, à l’inverse, est un scalpel pour entrer
dans les profondeurs de la réalité. Vous partez, par exemple, de la douleur
d’avoir été humilié par votre patron, vous faites un peu silence en dedans –
vous ouvrez un espace et vous demandez : donne-moi une image pour cette
douleur. Que me dit-elle ?
Par exemple, vous voyez une fleur qui perce
difficilement entre deux dalles de ciment. Elle se dresse, se tend vers la
lumière. Et voilà une botte insouciante qui l’écrase. Aïe ! Il se peut que
viennent des larmes, alors vous pleurez l’humiliation encore une fois ressentie.
Mais voilà que l’image change, parce que tout ce qui est vu, rendu conscient,
se transforme. Vous voyez un enfant tombé de vélo qui pleure, et vous êtes
sensible à son chagrin. Vous allez vers lui, vous le relevez, vous soufflez sur
son genou écorché en lui disant que cela va bientôt aller mieux. Et c’est
curieux, mais vous aussi vous allez mieux. Et finalement vous avez l’impression
d’une libération d’énergie tandis que l’enfant remonte sur son vélo et que vous
relevez la tête pour remarquer qu’il fait soleil dehors, que la nature est
vaste et belle, et qu’il serait dommage de perdre une si belle après-midi à
l’enfermer dans un chagrin d’enfant.
Bien sûr, un psychologue pourrait interpréter
cette fantaisie comme une façon de venir au secours de votre enfant intérieur
qui a tremblé, encore une fois, devant une figure paternelle. Mais qu’est-ce
que cela vous apporte sinon le sentiment d’être au-dessus de vos
affaires ? L’essentiel s’est joué dans l’espace imaginaire, et
l’interférence mentale n’y ajoute rien. Pire, si vous interprétez ce qui se
passe en cours d’imagination, vous tuez l’imagination. L’espace est imaginaire,
mais les effets sont bien réels. Cet espace imaginaire se révèle être un autre
ordre de réalité, que Jung appelait la « réalité psychique », aussi
effective que la réalité physique, et qu’Henri Corbin a plus précisément défini
comme le domaine imaginal. C’est dans l’imaginal qu’existent les Anges et les
démons, que vivent les archétypes, les dragons et les licornes. Et, comme dit
Richard Moss à propos de toutes nos pensées : leur vérité, c’est comment
nous nous sentons dans notre corps avec cette pensée, ou avec cette image.
Jung a redécouvert l’imagination active à un
moment critique de son propre cheminement, alors qu’il se rendait compte de
l’insuffisance du seul travail des rêves, car vous ne pouvez pas, sauf en cas
de lucidité onirique, dialoguer avec un rêve, l’interroger directement. À sa
grande surprise, il s’est aperçu que la pratique active de l’imagination vraie
était décrite dans un ancien traité d’alchimie chinoise que son ami Richard
Wilhem venait de traduire : le
Mystère de la Fleur d’Or. Il a alors étudié les textes anciens pour finalement
établir que les anciens alchimistes et les gnostiques de l’Antiquité
maitrisaient cette forme de méditation dans laquelle ils dialoguaient avec les
éléments, les Anges, les dieux et les déesses. Nous disposons, par exemple,
d’un texte égyptien fascinant datant de 2 000 ans avant J.-C. qui nous
livre le dialogue d’un homme fatigué de vivre avec son âme, le bâ. Ce dernier
le décourage de se suicider – ce qui était la solution de facilité dans une
civilisation où l’après-vie était plus importante que notre séjour sur terre –
en lui laissant entendre que, maintenant que l’homme et son bâ se sont
rencontrés, ils sont unis pour l’éternité et que c’est finalement bien plus
important que les misères dont l’homme se plaint.
La pratique de l’imagination active est le
moyen le plus direct d’accéder à la source de sagesse qui coule en nous en tout
temps, mais que nous entendons bien rarement. Elle s’exprime dans les rêves, se
manifeste dans les synchronicités, mais pour dialoguer directement avec elle,
il faut s’engager dans le travail de l’imagination vraie. C’est une pratique
méditative qui consiste toujours à commencer par se pousser du chemin et faire
le vide, à ouvrir un espace en conscience, pour ensuite poser éventuellement une
question ou simplement laisser venir ce qui a envie de se présenter. Jung a
établi la règle d’or de cette pratique et elle est très simple : il s’agit
de toujours se comporter dans l’espace imaginal avec les mêmes standards éthiques
et de responsabilité que dans la « vraie vie ». Autrement, vous
envoyez à l’inconscient un message comme quoi vous ne croyez pas
vraiment à la réalité de ce qui se déroule dans l’imagination, et par le
fait même, vous fermez la porte.
Il y a toujours un doute rationnel : mais
qu’est-ce qui me prouve que je ne suis pas simplement en train de fabriquer ces
images avec mon mental ? C’est une crispation consciente naturelle, et
même sans doute nécessaire au début, car elle dénote une certaine honnêteté
dans le désir d’accéder à l’inconscient. Ce qui vous le prouve, c’est qu’il
arrive tôt ou tard quelque chose qui vous surprend. Un personnage imaginaire
vous dit quelque chose que vous ne saviez pas et cela vous fait un choc, ou
vous visitez en imagination l’appartement de la voisine pour réaliser quelques
jours plus tard qu’en effet, elle a bien un canapé vert olive ! Il se
passe toujours quelque chose, tôt ou tard, qui signale le passage d’un seuil
au-delà duquel l’inconscient est clairement engagé dans l’imagination. Vous
pouvez alors commencer à vous détendre dans l’espace imaginal : ce n’est
plus vous qui êtes maitre du jeu…
Il faut éviter de convoquer des personnes
vivantes, par exemple de notre entourage, dans l’imagination active, et plus
encore de régler nos comptes avec elles dans cet espace. Von Franz raconte le
cas d’une jeune fille qu’elle suivait en analyse et qu’elle voyait glisser
doucement vers la psychose jusqu’à ce qu’elle réalise que la jeune fille se
servait de l’imagination active, qu’elle avait apprise auprès d’elle, pour se
venger de ses camarades de classe et de ses professeurs en les torturant. Ce
sont des pratiques dangereuses dont est issue la magie noire, et le prix
psychique à payer est à la mesure de la souffrance alors projetée sur autrui.
Encore une fois, il s’agit d’approcher l’espace imaginal avec le plus grand
respect en considérant qu’il est réel, et que tout acte qu’on y pose aura des
conséquences au moins aussi importantes que dans la réalité physique. C’est en
particulier l’espace où vérifier la vérité des valeurs et standards éthiques
que nous proclamons avoir : et maintenant que vous êtes seul avec votre
conscience sans que personne d’autre puisse (apparemment) vous voir, les
respecterez-vous ?
Le maître soufi Ibn Arabî disait que, pour
pouvoir cheminer vers l’Orient de l’âme en compagnie de notre Ange, il nous fallait
nous débarrasser de trois lascars qui, autrement, nous accompagnent tout le
temps : la concupiscence, la colère et la fausse imagination dont nous
avons déjà parlé. Par concupiscence, il désignait l’illusion qui consiste à
jalouser le voisin et à croire que nous serons heureux quand nous aurons obtenu
ceci ou cela. La colère est ici cette autre illusion qui veut que quelqu’un
nous ait fait du tort d’une façon ou d’une autre, ou qu’un tel est à blâmer pour
la façon dont tourne le monde. L’imagination est faussée par ces deux tendances
de l’esprit humain, et la première étape pour entrer dans le domaine de
l’imagination vraie, c’est de prendre conscience de la présence de ces lascars.
Avec la conscience vient la prise de responsabilité de notre vie, et c’est
cette lucidité responsable qui est requise pour voyager dans l’imaginal.
Au fond, il n’est pas deux sortes
d’imagination, il n’en est qu’une seule avec plus ou moins de conscience. L’imagination
est un miroir tendu à ce qui vit en nous en deçà du seuil de la conscience, qui
se reflète dans des images. Il s’agit d’imaginer lucidement, ce qui est un bon
prélude, si ce n’est au rêve lucide dont nous parlerons une autre fois, au
moins à une vie lucide. Et ce qui importe, ce ne sont pas les croyances ou
les doutes, les certitudes que nous affichons, mais ce sont les images vivantes
en nous et, surtout, la conscience que nous en avons, notre relation à ces
images et comment nous nous sentons avec elles – notre vérité.
[1] Richard est un merveilleux enseignant reconnu internationalement et
auteur de nombreux livres sur l’éveil de la conscience. http://richardmoss.com/fr
Wow, un autre fascinant et passionnant billet, mon cher Jean !
RépondreEffacerMerci, merci, merci.
Éric Taillefer
Quelle formidable suite au billet précédent! De quoi nous donner le goût de jouer au jeu de l'imagination vraie! Merci Jean de partager si généreusement.
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